Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE III
Qui est de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent et des effects qui s’en ensuyvent.

Chapitre XXII
Confirmation de ceste doctrine par tesmoignages de l’Escriture.

3.22.1

Ce que nous avons dit n’est pas sans contredit envers beaucoup de gens, et sur tout l’élection gratuite des fidèles. Car ils estiment que Dieu choisit d’entre les hommes cestuy-ci et cestuy-là, selon qu’il prévoit que les mérites d’un chacun seront. Ainsi, qu’il adopte ceux lesquels il prévoit n’estre pas indignes de sa grâce. Quant à ceux qu’il cognoist devoir estre enclins à malice et impiété, qu’il les laisse en leur condamnation. Or telles gens font de la prescience de Dieu comme un voile, pour non-seulement obscurcir son élection, mais pour faire à croire qu’elle prend son origine d’ailleurs. Ceste opinion est communément receue, et non pas seulement du commun populaire, mais de ceux qui se cuident estre bien sçavans : comme de faict il y a eu de tout temps gens renommez qui l’ont suyvie. Ce que je confesse franchement, afin qu’on ne pense pas en alléguant leur nom avoir beaucoup proufité contre la vérité : laquelle est si certaine en cest endroict, qu’elle ne se peut esbranler, et si patente qu’elle ne se peut obscurcir par l’authorité des hommes. Il y en a d’aucuns, lesquels n’estans exercez en l’Escriture, ne sont dignes d’aucun crédit ne réputation : et toutesfois sont tant plus hardis et téméraires à diffamer la doctrine qui leur est incognue : et ainsi ce n’est pas raison que leur arrogance soit supportée. Ils intentent procès à Dieu, de ce qu’en eslisant les uns selon sa volonté, il laisse là les autres. Mais puis qu’il est notoire que la chose est telle, que gaigneront-ils à tancer ne gergonner contre Dieu ? Nous ne disons rien qui ne soit approuvé par expérience : c’est qu’il a esté tousjours libre à Dieu de faire grâce à qui bon luy a semblé. Je ne leur demanderay point comment et pourquoy la lignée d’Abraham a esté préférée à toutes nations : combien qu’il soit tout patent que c’a esté par privilège, duquel la cause ne se peut trouver hors Dieu. Mais encores que je leur quitte cela, qu’ils me respondent pourquoy ils sont hommes plustost que bœufs ou asnes : comme ainsi soit qu’il fust en la main et au pouvoir de Dieu de les faire chiens, il les a formez à son image. Permettront-ils aux bestes brutes de se plaindre de leur condition, accusans Dieu comme s’il s’estoit porté cruellement envers elles ? Certes il n’y a pas plus grande raison, qu’ils jouissent de la prérogative qu’ils ont obtenue sans aucun mérite, d’estre hommes : qu’il n’y a qu’il soit permis à Dieu de distribuer diversement ses bénéfices à la mesure de son jugement. S’ils vienent aux personnes : ausquelles l’inéqualité leur est plus odieuse : pour le moins ils devront trembler quand l’exemple de Jésus-Christ leur sera mis en avant : et par ce moyen estre un peu réprimez, pour ne point gazouiller si hardiment de ce haut mystère. Voylà un homme mortel conceu de la semence de David : par quelles vertus diront-ils qu’il ait mérité que desjà au ventre de la Vierge sa mère il fust chef des Anges, Fils unique de Dieu, l’image et gloire du Père, la clairté, justice et salut du monde ? Sainct Augustin a prudemment considéré cela : c’est qu’au chef de l’Eglise nous avons un miroir très-clair de l’élection gratuite : afin que nous ne trouvions pas le semblable estrange aux membres : c’est que le Seigneur Jésus n’a point esté fait Fils de Dieu en bien vivant, mais qu’un tel honneur luy a esté donné afin qu’il feist les autres participans de ses dons[g]. Si quelqu’un demandoit pourquoy les autres ne sont ce qu’il est, pourquoy nous sommes séparez d’avec luy par si longue distance, pourquoy nous sommes corrompus, et luy est la pureté : en parlant ainsi, non-seulement il descouvrira sa bestise, mais son impudence. Que si ces canailles poursuyvent à vouloir oster à Dieu la liberté d’eslire ou réprouver ceux qu’il luy plaist : que premièrement ils despouillent Jésus-Christ de ce qui luy a esté donné. Maintenant il est besoin de bien escouter ce que l’Escriture prononce d’un chacun. Certes sainct Paul enseignant que nous avons esté esleus en Christ devant la création du monde Eph. 1.4, oste tout esgard de nostre dignité : car c’est autant comme s’il disoit, Pource qu’en la semence universelle d’Adam, le Père céleste ne trouvoit rien digne de son élection : il a tourné ses yeux vers son Christ, afin d’eslire comme membres du corps d’iceluy ceux qu’il vouloit recevoir à vie. Pourtant que ceste raison soit résolue entre les fidèles, que Dieu nous a adoptez en Christ pour estre ses héritiers : à cause qu’en nous-mesmes nous n’estions pas capables d’une telle excellence. Ce qu’il note aussi bien en un autre lieu, quand il exhorte les Colossiens à rendre grâces à Dieu, de ce qu’il les avoit rendus idoines de participer à l’héritage des Saincts Col. 1.12. Si l’élection de Dieu précède ceste grâce, par laquelle il nous rend idoines d’obtenir la gloire de la vie future, que trouvera-il en nous dont il soit esmeu à nous eslire ? Ce que je préten sera encores mieux exprimé par une autre sentence. Dieu nous a esleus, dit-il devant que jetter les fondemens du monde, selon le bon plaisir de sa volonté Eph. 1.4, afin que nous fussions saincts, immaculez et irrépréhensibles devant sa face. Il oppose le bon plaisir de Dieu à tous mérites qu’on sçauroit dire.

[g] August. De corrupt et gratia, ad Valent., cap. XV ; Item, De bono perseverentia, cap. ult. ; August., De verbis Apostoli, serm. VIII.

3.22.

A ce que la preuve soit plus certaine, il est besoin de discuter ce passage mieux par le menu, duquel les parties estans bien rassemblées ne laissent nulle doute. En parlant des esleus, c’est chose certaine qu’il addresse son propos aux fidèles, comme incontinent après il le déclaire. Parquoy ceux qui destournent ceste sentence, comme si sainct Paul magnifioit la grâce qui a esté faite en général au siècle auquel l’Evangile a esté presché, se forgent une glose trop lourde. Outreplus, sainct Paul en disant que les fidèles ont esté esleus devant que le monde fust créé, abat tout regard de dignité. Car quelle raison de diversité y auroit-il entre ceux qui n’estoyent pas encore nais, et qui en leur naissance devoyent estre pareils en Adam ? De ce qu’il adjouste qu’ils ont esté esleus en Christ, il s’ensuyt que non-seulement un chacun est esleu hors de soy-mesme, mais que les uns sont séparez d’avec les autres, d’autant qu’il appert que tous ne sont pas membres de Jésus-Christ. Ce qui s’ensuyt, asçavoir qu’ils ont esté esleus pour estre saincts, abat l’erreur que nous avons touché : c’est que l’élection viene de la prescience. Car ces mots y contredisent fort et ferme, que tout ce qu’il y a de bien et de vertu aux hommes, est comme fruit et effect de l’élection. Si on demande quelque cause plus haute, pourquoy les uns sont esleus plustost que les autres, sainct Paul respond que Dieu les a ainsi prédestinez selon son bon plaisir. Par lesquels mots il anéantit tous les moyens que les hommes imaginent avoir eus en eux-mesmes pour estre esleus : car il déclaire que tous les bienfaits que Dieu nous eslargit pour la vie spirituelle sourdent de ceste fontaine : c’est qu’il a esleu ceux qu’il a voulu, et devant qu’ils fussent nais, qu’il leur a appresté et réservé la grâce laquelle il leur vouloit faire Col. 1.12.

3.22.3

Par tout où règne ce bon plaisir de Dieu, nulles œuvres ne vienent en considération. Il est vray qu’il ne poursuyt pas cela en ce passage : mais il faut entendre la comparaison telle qu’il l’explique ailleurs. Il nous a appelez, dit-il, en sa vocation saincte : non pas selon nos œuvres, mais selon son plaisir et sa grâce, laquelle nous a esté donnée en Christ de toute éternité 2Tim. 1.9. Et j’ai desjà monstré que les paroles qu’il adjouste conséquemment, c’est, Afin que nous fussions saincts et immaculez : nous délivrent de tout scrupule. Car si nous disons qu’il nous a esleus à cause qu’il prévoyoit que nous serions saincts, nous renverserons l’ordre de sainct Paul. Nous pouvons doncques ainsi arguer seurement : Puis qu’il nous a esleus à ce que nous fussions saincts, ce n’a pas esté d’autant qu’il nous prévoyoit devoir estre tels : car ces deux choses sont contraires, que les fidèles ayent leur saincteté de l’élection : et que par icelle saincteté ils ayent esté esleus. La Sophisterie à laquelle ils ont tousjours recours, ne vaut yci rien : c’est combien que Dieu ne rétribue pas aux mérites précédens la grâce d’élection, toutesfois qu’il la confère pour les mérites futurs. Car quand il est dit que les fidèles ont esté esleus afin qu’ils fussent saincts, il est en cela signifié que toute la saincteté qu’ils devoyent avoir, prend son origine et commencement de l’élection. Et comment cela conviendra-il, que ce qui est produit de l’élection soit cause d’icelle ? D’avantage l’Apostre conferme encores plus ce qu’il avoit dit, adjoustant que Dieu nous a esleus selon le décret de sa volonté, qu’il avoit déterminé en soy-mesme. Car cela vaut autant comme s’il disoit qu’il n’a rien considéré hors de soy-mesme, à quoy il ait en esgard en faisant ceste y délibération. Pourtant il adjouste incontinent après, que toute la somme de nostre élection se doit référer à ce but : c’est que nous soyons en louange à la grâce de Dieu. Certes la grâce de Dieu ne mérite pas d’estre seule exaltée en nostre élection, sinon que ceste élection soit gratuite. Or elle ne sera pas gratuite, si Dieu en eslisant les siens répute quelles seront les œuvres d’un chacun. Pourtant ce que disoit Christ à ses disciples, nous le trouverons estre véritable entre tous les fidèles. Vous ne m’avez pas esleu, dit-il, mais je vous ay esleus Jean 15.16. En quoy non-seulement il exclud tous mérites précédens, mais il signifie qu’ils n’avoyent rien en eux-mesmes pourquoy ils deussent estre esleus, sinon qu’il les eust prévenus de sa miséricorde. Selon lequel sens il faut aussi prendre ce dire de sainct Paul, Qui luy a donné le premier, et il luy rendra Rom. 11.35 ? Car il veut monstrer que la bonté de Dieu prévient tellement les hommes, qu’elle ne trouve rien en eux, ne pour le passé ne pour l’advenir, dont elle leur appartiene.

3.22.4

D’avantage, en l’Epistre aux Romains, où il commence cest argument de plus haut, et le poursuyt plus amplement, il afferme que tous ceux qui sont nais d’Israël ne sont pas Israélites Rom. 9.6. Car combien qu’ils fussent tous bénits par droict héréditaire, tous ne sont pas venus égualement à ceste succession. La source de la dispute qu’il démeine, venoit de l’orgueil et fausse vanterie du peuple des Juifs. Car en s’attribuant le nom de l’Eglise ils vouloyent qu’on s’arrestast à eux, et qu’on ne creust à l’Evangile qu’à leur adveu. Comme aujourd’huy les Papistes s’advanceroyent volontiers en la place de Dieu sous ceste ombre du nom de l’Eglise, dont ils se fardent. Sainct Paul, combien qu’il accorde que la lignée d’Abraham soit saincte à cause de l’alliance, il débat néantmoins qu’il y en a plusieurs estrangers, et non-seulement pource qu’ils se sont abbastardis en dégénérant de leurs pères, mais pource que l’élection spéciale de Dieu est par-dessus, laquelle seule ratifie l’adoption d’iceluy. Si les uns estoyent establis en l’espérance de salut par leur piété, les autres en estoyent déjettez par leur seule ingratitude et révolte, sainct Paul parleroit lourdement et sottement, en transportant les lecteurs à l’élection secrette, laquelle ne viendroit pas à propos. Or si la volonté de Dieu, de laquelle la cause n’apparoist point hors de luy, et n’est pas licite de la chercher ailleurs, discerne les enfans d’Israël les uns d’avec les autres, on imagine follement que la condition d’un chacun prene son origine de ce qu’ils ont en eux-mesmes. Sainct Paul passe plus outre, amenant l’exemple de Jacob et Esaü. Car comme ainsi soit que tous deux fussent enfans d’Abraham, et pour lors enclos au ventre de leur mère, que l’honneur de primogéniture fust transféré à Jacob, c’a esté un changement comme prodigieux par lequel toutesfois sainct Paul maintient que l’élection de l’un a esté testifiée, et la réprobation de l’autre. Quand on demande l’origine et la cause, les docteurs de la prescience la mettent tant aux vices qu’aux vertus : car ce leur est un bon expédient, comme ils cuident, de dire que Dieu a monstré en la personne de Jacob, qu’il eslit ceux qui sont dignes de sa grâce ; et en la personne d’Esaü, qu’il réprouve ceux qui en sont indignes. Voylà ce qu’ils en prononcent comme gens hardis et asseurez. Mais regardons qu’en dit sainct Paul à l’opposite. Devant qu’ils fussent nais, ne qu’ils eussent rien fait ne de bien ne de mal, afin que le propos de Dieu selon l’élection demeurast ferme, il a esté dit non point du costé des œuvres, mais de Dieu qui appeloit, Le plus grand servira au moindre, comme il est escrit, J’ay aimé Jacob, j’ay hay Esaü Rom. 9.11. Si la prescience valoit quelque chose pour discerner d’entre les deux à quel propos seroit-il fait mention du temps ? Posons le cas que Jacob ait esté esleu, d’autant que ceste dignité luy a esté acquise par ses vertus à venir : quelle raison sainct Paul eust-il eu, de dire qu’il n’estoit pas encores nay ? Il eust aussi adjousté inconsidérément, que l’un ne l’autre n’avoit fait ne bien ne mal : car la réplique seroit toute preste, que rien n’est caché à Dieu, et que la piété de Jacob luy a esté tousjours présente. Si les œuvres méritent faveur, il est certain que quant à Dieu, elles devoyent estre prisées devant qu’il fust nay, comme en sa vieillesse. Or l’Apostre en poursuyvant, soud très-bien ce nœud : c’est que l’adoption n’est point provenue du costé des œuvres, mais de la vocation de Dieu. Il n’entremesle ne temps passé ne temps futur au regard des œuvres : et puis en les opposant précisément à la vocation de Dieu, il n’y a doute qu’en establissant l’un il ne destruise l’autre : comme s’il disoit. Nous avons à considérer quel a esté le bon plaisir de Dieu, non pas ce que les hommes ont apporté d’eux-mesmes. Finalement, il est certain que par ces mots d’Election et de Propos, il a voulu rejetter en ceste matière toutes causes, lesquelles les hommes se forgent hors le conseil secret de Dieu.

3.22.5

Qu’est-ce que prétendront pour obscurcir ces paroles, ceux qui assignent quelque lieu aux œuvres en nostre élection, soyent précédentes ou futures ? Cela est plenement renverser ce que dit l’Apostre, que la différence qui a esté entre les deux frères, ne dépend pas d’aucune raison de leurs œuvres, mais de la pure vocation de Dieu : pource que Dieu a déterminé ce qu’il en devoit faire devant qu’ils fussent nais. Ceste subtilité dont usent les Sophistes n’eust pas esté cachée à sainct Paul, si elle eust eu quelque fondement. Mais pource qu’il cognoissoit que Dieu ne peut rien prévoir de bien en l’homme, sinon ce qu’il a délibéré de luy donner par la grâce de son élection, il laisse là ceste perverse opinion de préférer les bonnes œuvres à leur cause et origine. Nous avons des paroles de l’Apostre, que le salut des fidèles est fondé sur le bon plaisir de l’élection de Dieu : et que ceste faveur ne leur est point acquise par aucunes œuvres, mais leur vient de sa bonté gratuite. Nous avons aussi comme un miroir ou une peinture pour nous représenter cela. Esaü et Jacob sont frères engendrez de mesmes parens, d’une mesme ventrée. Estans encores au ventre de leur mère devant leur nativité, toutes choses sont pareilles en l’un et en l’autre : toutesfois le jugement de Dieu les discerne : car il en choisit un, et rejette l’autre. Il n’y avoit que la seule primogéniture, laquelle peust faire que l’un fust préféré à l’autre : mais encores icelle mesme est laissée derrière : et est donné au dernier ce qui est desnié à l’aisné. Mesmes en beaucoup d’autres, il semble advis que Dieu ait de propos délibéré vilipendé la primogéniture, afin d’oster à la chair toute matière de gloire. Rejettant Ismaël, il met son cœur à Isaac : abbaissant Manassé, il préfère Ephraïm Gen. 48.19.

3.22.6

Si quelqu’un réplique qu’il ne faut point par ces choses inférieures et légères prononcer de la vie éternelle : et que c’est une mocquerie d’inférer que celuy qui a esté exalté en honneur de primogéniture, ait esté adopté en l’héritage céleste : comme plusieurs y en a, qui n’espargnent pas mesmes sainct Paul, disans qu’il a abusé de tesmoignages de l’Escriture, les appliquant à ceste matière : je respon comme ci-dessus, que l’Apostre n’a point ainsi parlé inconsidérément, et n’a point voulu destourner en autre sens les tesmoignages de l’Escriture, mais il voyoit ce que telle manière de gens ne peuvent considérer, c’est que Dieu a voulu par un signe corporel figurer l’élection spirituelle de Jacob, laquelle autrement estoit cachée en son conseil secret. Car si nous ne réduisons à la vie future la primogéniture qui a esté donnée à Jacob, la bénédiction qu’il réceut seroit plenement ridicule, veu qu’il n’en auroit eu autre chose que toute misère et calamité, et bannissement du pays de sa naissance avec beaucoup d’angoisses. Sainct Paul doncques voyant que Dieu par ceste bénédiction extérieure en avoit testifié une permanente et non caduque, qu’il avoit préparée au Royaume céleste à son serviteur, n’a fait nulle doute de prendre argument de ce que Jacob avoit receu la primogéniture, pour prouver qu’il a esté esleu de Dieu, il nous faut aussi avoir mémoire que la terre de Canaan a esté un gage de l’héritage des cieux. Parquoy il ne faut douter que Jacob n’ait esté incorporé en Jésus-Christ, pour estre compagnon des Anges en une mesme vie. Jacob doncques est esleu, Esaü estant répudié : et sont discernez par l’élection de Dieu, combien qu’ils ne différassent point en mérites. Si on demande la cause, sainct Paul la rend telle : c’est qu’il a esté dit en Moyse, J’auray pitié de celuy dont j’auray pitié, et feray miséricorde à celuy auquel je feray miséricorde Rom. 9.15 ; Exo. 33.19. Et qu’est-ce que veut dire cela ? Certes le Seigneur prononce clairement qu’il ne trouve en nous nulle raison pour laquelle il nous doyve bien faire : mais qu’il prend tout de sa miséricorde, pourtant que c’est son œuvre propre que le salut des siens. Puis que Dieu establit son salut en soy tant seulement, pourquoy descendras-tu à toy ? Et puis qu’il t’assigne sa seule miséricorde pour toute cause, pourquoy te destourneras-tu à tes mérites ? Puis qu’il veut retenir toute la cogitation en sa seule bonté, pourquoy la convertiras-tu en partie à considérer tes œuvres ? Parquoy il faut venir à ceste petite portion du peuple, laquelle sainct Paul dit en un autre passage avoir esté au paravant cognue de Dieu Rom. 11.2 : non pas comme ces brouillons imaginent, qu’il prévoit tout estant oisif, et ne se meslant de rien : mais au sens que ce mot est souvent prins en l’Escriture. Car quand sainct Pierre dit aux Actes, que Jésus-Christ a esté livré à mort par le conseil déterminé et par la prescience de Dieu Actes 2.23, il n’introduit pas Dieu comme spéculant en oisiveté, mais comme autheur de nostre salut. Dont il s’ensuyt que sa prescience emporte de mettre la main à l’œuvre. Le mesme Apostre disant que les fidèles ausquels il escrit sont esleus de Dieu selon sa prescience 1Pi. 1.2, exprime par ce mot la prédestination, par laquelle Dieu s’est assigné tels enfans qu’il a voulu. Adjoustant le nom de Propos comme synonyme, il n’y a doute qu’il n’advertisse que Dieu ne sort point de soy-mesme pour chercher la cause de nostre salut, veu que ce mot exprime une détermination arrestée. Selon lequel sens il dit au mesme chapitre, que Jésus-Christ est l’Agneau qui a esté précognu devant la création du monde 1Pi. 1.20 ; Gal. 1.15-16. Car il n’y auroit rien plus fade ne plus froid, que de dire que Dieu a seulement regardé d’en haut dont le salut devoit advenir au genre humain. Ainsi le peuple précognu, vaut autant comme une petite portion meslée parmi une grande troupe qui prétend faussement le nom de Dieu. Sainct Paul aussi en un autre lieu, pour rabatre la vanterie de ceux qui se couvrent du tiltre extérieur comme d’une masque pour usurper lieu honorable en l’Eglise, dit que Dieu cognoist lesquels sont siens 2Tim. 2.19. Parquoy il nous marque double peuple ; l’un est tout le lignage d’Abraham : l’autre, une partie qui en est extraite, laquelle Dieu se réserve comme un thrésor caché, tellement qu’elle n’est point exposée à la veue des hommes. Et n’y a doute qu’il n’ait prins cela de Moyse, lequel dit que Dieu fera miséricorde à qui il voudra, voire d’entre ce peuple esleu, combien que leur condition fust éguale en apparence. Tout ainsi comme s’il disoit, que nonobstant que l’adoption fust commune en ce peuple-là, toutesfois qu’il s’estoit retenu une grâce à part comme un thrésor singulier envers ceux que bon luy sembleroit : et que l’alliance commune n’empesche pas qu’il ne sépare du rang commun un petit nombre d’esleus. Et se voulant déclairer maistre et dispensateur en toute liberté, il dit précisément qu’il ne fera miséricorde à cestuy-ci plustost qu’à cestuy-là, sinon entant qu’il luy plaira d’ainsi faire. Car si la miséricorde ne se présente sinon à ceux qui le cherchent, vray est qu’ils n’en sont point reboutez, mais ils prévienent ou acquièrent en partie ceste faveur de laquelle Dieu se réserve la louange.

3.22.7

Oyons maintenant ce que prononce de toute ceste question le souverain Maistre et Juge. Voyant une si grande dureté en ses auditeurs qu’il ne proufitoit quasi rien, et que sa doctrine estoit presque inutile, pour remédier au scandale qui en pouvoit estre conceu par les infirmes, il s’escrie, Tout ce que le Père me donne, viendra à moy. Car la volonté du Père est telle, que de tout ce qu’il m’aura donné, je n’en perde rien Jean 6.37, 39. Notons bien que quand nous sommes commis en la protection de nostre Seigneur Jésus, cela procède de la donation du Père : ainsi c’en est le vray principe. Quelqu’un possible renversera yci le cercle, en répliquant que Dieu recognoist du nombre des siens ceux qui se donnent à luy de leur bon gré par foy. Or Jésus-Christ insiste seulement sur ce point : asçavoir quand tout le monde seroit esbranlé de révoltes infinies, toutesfois le conseil de Dieu demeure ferme, voire mieux que les cieux, je di quant à l’élection. Il est dit que les esleus appartenoyent au Père céleste, devant qu’il les eust donnez à son Fils unique. Il est question de sçavoir si c’est de nature. Mais au contraire il fait sujets ceux qui estoyent estranges de luy, en les attirant. Il y a trop grande clairté en ces paroles, pour les vouloir desguiser par quelque tergiversation que ce soit : Nul dit-il, ne peut venir à moy si le Père ne l’y attire Jean 6.65 ; mais celuy qui a ouy et apprins du Père, vient à moy Jean 6.44. Si tous indifféremment plioyent le genouil devant Jésus-Christ, l’élection seroit commune ; maintenant il appert une grande diversité au petit nombre des croyans. Parquoy le mesme Seigneur Jésus, après avoir dit que les disciples qui luy avoyent esté donnez estoyent la possession de son Père, adjouste peu après, Je ne prie point pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnez : car ils sont tiens Jean 17.9. De là advient que tout le monde n’appartient point à son Créateur, sinon d’autant que la grâce retire de la malédiction et ire de Dieu quelque petite poignée de gens, qui autrement fussent péris, et laisse le monde en la perdition à laquelle il a esté destiné. Au reste, combien que Christ se mette comme au milieu entre le Père et nous, si ne laisse-il pas de s’attribuer aussi le droict d’eslire en commun avec le Père : Je ne parle point de tous, dit-il, je sçay ceux que j’ay esleus Jean 13.18 ; 15.19 ; 17.9. Si on demande dont c’est qu’il les a esleus : il respond, Du monde : lequel il exclud de ses prières, quand il recommande au Père ses disciples. Cependant notons bien qu’en disant qu’il sçait ceux qu’il a esleus, il marque quelque partie du genre humain : et ne la distingue pas d’avec le commun, pour regard des vertus qui y soyent, mais à cause qu’elle est séparée par décret céleste : dont il s’ensuyt que tous ceux de l’élection, desquels Jésus-Christ se fait autheur, ne sont point excellens par-dessus les autres de leur propre industrie. Quand en un autre passage il met Judas au nombre des esleus, combien qu’il fust diable, cela se rapporte à l’office d’Apostre, lequel combien qu’il soit comme un miroir de la faveur de Dieu, (selon que sainct Paul le recognoist souvent en sa personne) toutesfois si n’emporte-il pas avec soy l’espérance du salut éternel. Judas doncques se portant desloyaument en sa charge, a peu estre pire qu’un diable : mais de ceux que Jésus-Christ a unis à son corps, il ne souffrira point que nul périsse Jean 10.28 : veu que pour maintenir leur salut il desployera la puissance de Dieu, laquelle est plus forte que toutes choses : selon qu’il a promis. Quant à ce qu’il dit ailleurs, Père, rien de tout ce que tu m’as donné n’est péri, sinon le fils de perdition Jean 17.12 : combien que ce soit une locution impropre, toutesfois elle n’a nulle ambiguïté. La somme est, que Dieu crée par adoption gratuite ceux qu’il veut avoir pour enfans : et que la cause intrinsèque (comme on dit) de l’élection gist en luy, veu qu’il n’a regard qu’à son bon plaisir.

3.22.8

Mais quelqu’un me dira que sainct Ambroise, Hiérosme, Origène ont escrit que Dieu distribue sa grâce entre les hommes, selon qu’il cognoist qu’un chacun en usera bien. Je concède encores d’avantage : que sainct Augustin a esté en la mesme opinion : mais après avoir mieux proufité en la cognoissance de l’Escriture, non-seulement il la rétracte comme fausse, mais la réfute fort et ferme. Et mesmes en taxant les Pélagiens de ce qu’ils persistoyent en cest erreur, use de ces paroles : Qui est-ce qui ne s’esmerveilleroit, que ceste si grande subtilité a défailli à l’Apostre ? Car ayant mis en avant le cas qui estoit fort estrange, touchant Esaü et Jacob, et ayant formé ceste question, Quoy doncques ? Y a- il iniquité en Dieu ? il avoit à respondre, que Dieu avoit préveu les mérites de l’un et de l’autre, s’il se fust voulu briefvement despescher. Or il ne dit pas cela : mais il réduit tout au jugement et à la miséricorde de Dieu Rom. 9.14. Et en un autre passage, après avoir monstré que l’homme n’a nul mérite devant l’élection, L’argument, dit-il, que font aucuns, de la prescience de Dieu contre sa grâce, est yci abatu comme frivole. Ils disent que nous sommes esleus devant la création du monde, pource que Dieu a préveu que nous serions bons, et non pas qu’il nous feroit tels. Mais luy ne dit pas ainsi, en disant, Vous ne m’avez pas esleu, mais je vous ay esleus ; car s’il nous eust esleus pource qu’il prévoyoit que nous serions bons, il eust aussi préveu que nous l’eussions esleu[b] Jean 15.16. Que le tesmoignage de sainct Augustin vaille quelque chose envers ceux qui s’arrestent volontiers à l’authorité des Pères ; combien que sainct Augustin ne souffre pas d’estre desjoinct d’avec les autres Docteurs anciens, mais remonstre que les Pélagiens luy faisoyent tort en le chargeant d’estre seul de son opinion. Il allègue doncques au livre De la prédestination des Saincts, chap. XIX, le dire de sainct Ambroise, que Jésus-Christ appelle ceux ausquels il veut faire merci. Item, un autre, Si Dieu eust voulu, il eust rendu dévots ceux qui ne l’estoyent pas : mais il appelle ceux que bon luy semble, et convertit ceux qu’il veut. Si je vouloye composer un volume entier des sentences de sainct Augustin, elles me suffiroyent pour traitter cest argument : mais je ne veux point charger les lecteurs de si grande prolixité. Mais posons le cas que sainct Augustin ne sainct Ambroise ne parlent point, et considérons la chose en soy. Sainct Paul avoit meu une question fort difficile : asçavoir si Dieu fait justement en ne faisant grâce sinon à qui bon luy semble. Il la pouvoit soudre en un mot en prétendant que Dieu considère les œuvres. Pourquoy doncques ne faisoit-il cela ? pourquoy continue-il tellement son propos, qu’il nous laisse en une mesme difficulté ? Il n’y a autre raison, sinon qu’il ne le devoit pas faire. Car le sainct Esprit, qui parloit par sa bouche, n’eust rien laissé par oubli. Il respond doncques sans tergiversation, que Dieu accepte en grâce ses esleus, pource qu’il luy plaist, qu’il leur fait miséricorde, pource qu’il luy plaist. Car ce tesmoignage de Moyse qu’il allègue, J’auray pitié de celuy dont j’auray pitié, et feray miséricorde à celuy auquel je feray miséricorde Exo. 33.19, vaut autant comme s’il disoit, que Dieu n’est esmeu d’autre cause à pitié et bonté, sinon pource qu’il le veut. Pourtant ce que dit sainct Augustin en un autre lieu, demeure vray : que la grâce de Dieu ne trouve nul qu’elle doyve eslire, mais qu’elle fait les hommes propres à estre esleus[c].

[a] Retract., lib. I. cap. XI ; Epist. ad Sixtum, CVI.
[b] Homil. in Joan., VIII.
[c] Homil. in Joan., VIII ; Epist CVI.

3.22.9

Car je ne me soucie pas de ceste subtilité de Thomas d’Aquin : c’est que combien que la prescience des mérites ne puisse estre nommée Cause de la prédestination, du costé de Dieu, toutesfois qu’on la peut ainsi appeler de nostre part. Comme quand il est dit que Dieu a prédestiné ses esleus à recevoir gloire par leurs mérites, pource qu’il a voulu leur donner la grâce par laquelle ils méritent ceste gloire[d]. Au contraire puis que Dieu ne veut point que nous considérions rien en nostre élection, que sa pure bonté, c’est une affectation perverse de vouloir regarder quelque chose d’avantage. Que si je vouloye contendre par subtilité, j’auroye bien de quoy rabatre ceste sophisterie de Thomas. Il argue que la gloire est aucunement préordonnée aux esleus pour leurs mérites, pource que Dieu leur donne premièrement la grâce pour la mériter. Mais que sera-ce si je réplique au contraire, que la grâce du sainct Esprit que donne nostre Seigneur aux siens, sert à leur élection, et la suyt plustost qu’elle ne précède, veu qu’elle est conférée à ceux ausquels l’héritage de vie estoit assigné au paravant ? Car c’est l’ordre que tient Dieu, de justifier après avoir esleu. De cela il s’ensuyvra que la prédestination de Dieu, par laquelle il délibère d’appeler les siens à salut, est plustost cause de la délibération qu’il a de les justifier, qu’autrement. Mais laissons là tous ces débats, comme ils sont superflus entre ceux qui pensent avoir assez de sagesse en la Parole de Dieu ; car cela a esté très-bien dit d’un docteur ancien, Que ceux qui assignent aux mérites la cause de l’élection, veulent plus sçavoir qu’il n’est expédient[e].

[d] In primo Sent. Tractatu, XXV, quæst. XXIII.
[e] Ambr., De vocat. gent., lib. I, cap. II.

3.22.10

Aucuns objectent que Dieu seroit contraire à soy-mesme si en appelant généralement tous hommes à soy, il ne recevoit que peu d’esleus. Parquoy, si on les veut croire, la généralité des promesses anéantit la grâce spéciale, à ce que tout le monde soit en degré pareil. Je confesse bien que quelques-uns doctes et d’esprit modéré parlent ainsi : non pas tant pour opprimer la vérité, que pour rebouter beaucoup de questions entortillées, et refréner la curiosité de plusieurs ; en quoy leur volonté est louable : mais leur conseil n’est guères bon, pource que jamais la tergiversation n’est excusable. Quant à ceux qui se desbordent en abbayant comme chiens maslins, leur cavillation que j’ay récitée est trop frivole, ou ils errent trop vilenement. Comment ces deux choses s’accordent que tous soyent appelez à repentance et à foy par la prédication extérieure, et que toutesfois l’Esprit de repentance et de foy n’est pas donné à tous, je l’ay desjà expliqué ailleurs, et encores m’en faudrait tantost réitérer quelque chose. Je leur nie ce qu’ils prétendent, comme de faict il est faux en double manière. Car Dieu en menaçant de plouvoir sur une ville, et envoyer seicheresse à l’autre, et dénotant qu’il y aura ailleurs famine de sa Parole Amos 4.7 ; 8.8, ne s’astreint pas à certaine loy d’appeler tous égualement. Et en défendant à sainct Paul de prescher en Asie, et le destournant de Bithynie pour le tirer en Macédoine, il démonstre qu’il luy est libre de distribuer le thrésor de salut à qui bon luy semble. Toutesfois il déclaire encores plus ouvertement par Isaïe, comment il assigne particulièrement les promesses de salut à ses esleus. Car c’est d’eux qu’il prononce qu’ils luy seront disciples, et non pas tout le genre humain Esaïe 8.16. Dont il appert que ceux qui veulent que la doctrine de salut proufite à tous sans exception, s’abusent lourdement : veu que le fruit en est réservé à part aux enfans de l’Eglise. Que ceci nous suffise pour le présent : c’est quand Dieu convie tout le monde à luy obéir, que ceste généralité n’empesche pas que le don de foy ne soit bien rare. La cause pourquoy est assignée par Isaïe, asçavoir que le bras de Dieu n’est point révélé à tous Esaïe 53.1. S’il disoit que l’Evangile est meschamment vilipendé, d’autant que plusieurs y résistent avec rébellion obstinée, ceux qui prétendent que le salut est commun à tous, auroyent quelque couleur : mais ils sont forclos de cela. Vray est que l’intention du Prophète n’est pas d’amoindrir la faute des hommes, en disant que la source de leur aveuglement est que Dieu ne leur a point manifesté sa vertu : seulement il advertit, d’autant que la foy est un don singulier de Dieu, que les aureilles sont batues en vain de la seule prédication externe. Mais je voudroye bien sçavoir de ces bons docteurs si la seule parole preschée nous fait enfans de Dieu, ou bien la foy. Certes quand il est dit au premier de sainct Jehan, que tous ceux qui croyent en Jesus-Christ sont faits aussi enfans de Dieu Jean 1.12 : il n’est pas fait là un amas confus de tous auditeurs, mais il y a un rang spécial assigné aux fidèles, asçavoir qu’ils ne sont point nais de sang, ny de volonté de chair, ny de volonté d’homme, mais de Dieu. S’ils répliquent qu’il y a un consentement mutuel entre la Parole et la foy, je respon que voire bien quand il y a foy ; mais ce n’est pas chose nouvelle, que la semence tombe entre des espines ou sur des pierres, non-seulement pource que la pluspart des hommes est rebelle à Dieu, et se monstre telle par effect, mais d’autant que tous n’ont pas les yeux pour veoir, ny les aureilles pour ouyr. S’ils demandent. Quel propos y a-il que Dieu appelle à soy ceux lesquels il sçait qui n’y viendront point ? Que sainct Augustin leur responde pour moy : Veux-tu, dit-il, disputer avec moy de ceste matière ? plustost esmerveille-toy avec moy, et t’escrie, O hautesse ? Accordons-nous tous deux en esbahissement, afin de ne point périr en erreur[f]. Outreplus, si l’élection est mère de la foy, comme sainct Paul le tesmoigne, l’argument qu’ils font retourne contre eux, c’est que la foy n’est point générale, d’autant que l’élection dont elle vient est particulière. Car quand sainct Paul dit que les fidèles sont remplis de toutes bénédictions spirituelles, selon que Dieu les avoit esleus devant la création du monde Eph. 1.3-4, il est facile de conclurre selon l’ordre de la cause et de son effect, que ces richesses ne sont point communes à tous, pource que Dieu n’a esleu sinon ceux qu’il a voulu. Et voylà pourquoy en un autre lieu notamment il dit, La foy des esleus Tite 1.1 : afin qu’il ne semble que chacun s’acquiert la foy de son propre mouvement, mais que ceste gloire réside en Dieu, que ceux qu’il a esleus sont gratuitement illuminez par luy. Car sainct Bernard dit très-bien, que ceux qu’il tient pour ses amis l’oyent à part, comme aussi il s’addresse spécialement à eux, en disant, Ne craignez point, petit troupeau, puis qu’il vous est donné de cognoistre le mystère du royaume des cieux Luc 12.32. Puis il demande. Et qui sont ceux-là ? asçavoir ceux qu’il a cognus et prédestinés pour estre faits conformes à l’image de son Fils. Voyci un conseil haut et admirable, qui nous a esté publié. Dieu seul cognoist les siens : mais ce qui luy estoit cognu a esté manifesté aux hommes : et ne reçoit à la cognoissance de ce mystère, sinon ceux qu’il a prédestinez Matt. 13.11 ; Rom. 8.29 ; et là-dessus il conclud : La miséricorde de Dieu d’éternité en éternité sur ceux qui le craignent. D’éternité à cause de la prédestination : En éternité, à cause de la béatitude qu’ils espèrent. L’une n’a point de principe, l’autre n’a point de fin[g] Mais qu’est-ce que j’allègue sainct Bernard pour tesmoin, veu que nous oyons de la bouche du Maistre, qu’il n’y a que ceux qui sont de Dieu qui puissent veoir Jean 6.46 ? En quoy il signifie que tous ceux qui ne sont point régénérez d’en haut, sont esblouis et estourdis à son regard. Vray est que la foy peust bien estre conjoincte avec l’élection, moyennant qu’elle soit mise en degré inférieur : selon que cest ordre nous est exprimé en un autre passage, où Jésus-Christ dit, C’est la volonté de mon Père, que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, car sa volonté est, que quiconques croit au Fils ne périsse point Jean 6.39-40. Certes si Dieu vouloit que tous fussent sauvez, il ordonneroit Jésus-Christ à tous pour gardien, et les uniroit tous au corps d’iceluy par le lien de foy. Or il appert que la foy est un gage singulier de son amour paternelle, lequel il réserve comme caché à ses enfans qu’il a adoptez. Pourtant Jésus-Christ prononce ailleurs, que les brebis suyvent leur pasteur, pource qu’elles cognoissent sa voix : qu’elles ne suyvent point un estranger, pource qu’elles ne cognoissent point la voix des estrangers Jean 10.4-5. Et d’où vient ceste discrétion, sinon d’autant que les aureilles sont percées par le sainct Esprit Ps. 40.6 ; Jean 10.26 : car nul ne se fait brebis mais est formé et appresté de grâces célestes pour l’estre. Et c’est pourquoy nostre Seigneur Jésus dit, que nostre salut est bien asseuré et hors de danger pour tout jamais, d’autant qu’il est gardé par la vertu invincible de Dieu Jean 10.29. Dont il conclud que les incrédules ne sont point de ses brebis, pource qu’ils ne sont point du nombre de ceux ausquels Dieu a promis par Isaïe de les faire ses disciples Jean 10.26 ; Esaïe 8.18 ; 54.13. Au reste, puis qu’aux tesmoignages que j’ay alléguez il est fait notamment mention de persévérance, cela monstre que l’élection est constante et ferme sans varier aucunement.

[f] August., De verbis Apostoli, serm. XI.
[g] Ad Thomam praepositum Benerlae, epist. CVII.

3.22.11

Traittons maintenant des réprouvez, desquels sainct Paul parle aussi bien en ce passage-là. Car comme Jacob n’ayant rien mérité par ses bonnes œuvres, est receu en grâce : aussi Esaü n’ayant offensé, est rejetté de Dieu Rom. 9.13. Si nous dirigeons nostre cogitation aux œuvres, nous faisons injure à l’Apostre, comme s’il n’avoit point veu ce qui nous est évident. Or qu’il ne l’ait point veu il appert : veu que nommément il poursuyt cela, que comme ainsi soit qu’ils n’eussent fait ne bien ne mal, l’un a esté esleu, l’autre réprouvé : dont il conclud que le fondement de la prédestination ne gist point aux œuvres. D’avantage ayant meu ceste question, asçavoir si Dieu est injuste, il n’allègue point que Dieu a rendu à Esaü selon sa malice (en quoy estoit la plus claire et certaine défense de l’équité de Dieu :) mais il ameine une solution toute diverse, c’est que Dieu suscite les réprouvez, afin d’exalter en eux sa gloire. Finalement il adjouste pour conclusion, que Dieu fait miséricorde à qui bon luy semble, et endurcit qui bon luy semble Rom. 9.18. Nous voyons comme il remet l’un et l’autre sur le bon plaisir de Dieu. Si nous ne pouvons doncques assigner autre raison pourquoy c’est que Dieu accepte ses esleus, sinon pource qu’il luy plaist, nous n’aurons aussi nulle raison pourquoy il rejette les autres, sinon sa volonté ; car quand il est dit que Dieu endurcit ou fait miséricorde selon son plaisir, c’est pour nous admonester de ne chercher cause aucune hors de sa volonté.

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