Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE IV
Qui est des moyens extérieurs, ou aides dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ son Fils, et nous retenir en luy.

Chapitre VII
De la source et accroissement de la Papauté jusques à ce qu’elle se soit eslevée en la grandeur qu’on la voit : dont toute liberté a esté opprimée, et toute équité confuse.

4.7.1

Quant est du commencement premier de la primauté du siège romain, il n’y a rien plus ancien pour luy donner couleur, que le Décret qui fut fait au Concile de Nice, là où l’Evesque de Rome est nommé le premier entre les Patriarches, et luy est commise la superintendance sur les Eglises voisines. Ce décret partit tellement les Provinces entre luy et les autres Patriarches, qu’il assigne à tous leurs propres limites. Certes il ne le fait point chef de tous, mais seulement il le constitue un des principaux. Jule, qui estoit alors Evesque de Rome, avoit envoyé au Concile deux vicaires pour y estre en son nom : iceux furent assis au quatrième lieu. Je vous prie, si on eust recognu Jule pour chef de l’Eglise, ceux qui représentoyent sa personne eussent-ils esté recullez jusques au quatrième lieu ? Athanase eust-il présidé au Concile universel, où l’ordre de la Hiérarchie doit estre singulière-observé ? Au Concile d’Ephèse, il semble que Célestin, qui alors estoit Evesque romain, usa d’une prattique oblique, afin de prouvoir a la dignité de son siège. Car comme ainsi soit qu’il y envoyast gens pour y assister en son lieu, il requit Cyrille Evesque d’Alexandrie, lequel autrement devoit présider, de tenir sa place. De quoy servoit un tel vicariat, sinon afin que son nom peust tellement quellement entrer au premier siège ? Car ses Ambassadeurs estoyent en lieu inférieur : on leur demandoit leurs opinions comme aux autres : ils faisoyent subscription en leur ordre : cependant le Patriarche d’Alexandrie portoit double nom. Que diray-je du second Concile d’Ephèse ? au quel combien que Léon Evesque de Rome eust envoyé ses Ambassadeurs, toutesfois Dioscorus Patriarche d’Alexandrie y présidoit sans contradiction, comme de droict. Ils répliqueront que ce n’estoit point un Concile légitime, veu que Flavien Evesque de Constantinoble y fut condamné, et l’hérésie d’Eutyches approuvée ; mais je ne parle point de la fin. il est ainsi, que puis que le Concile estoit là assemblé, et que chacun Evesque estoit assis en son ordre, que les Ambassadeurs du Pape de Rome, y estoyent avec les autres, comme en un sainct Concile et bien ordonné. Or ils ne débatent point du premier lieu, mais le quittent à un autre : ce qu’ils n’eussent point fait, s’ils eussent pensé qu’il leur eust appartenu. Car jamais les Evesques de Rome n’ont eu honte d’esmouvoir grosses contentions pour leur dignité, et n’ont point fait de difficulté de troubler les Eglises, et les diviser pour ceste cause. Mais pource que Léon voyoit bien que ce seroit trop audacieusement fait à luy, s’il eust prétendu de mettre ses Ambassadeurs au premier siège, il s’en déporta.

4.7.2

Le Concile de Chalcédoine veint après, auquel par le congé ou ordonnance de l’Empereur, les Ambassadeurs de l’Eglise romaine présidèrent. Mais Léon mesmes confesse bien que cela se faisoit par un privilége extraordinaire. Car quand il le demande à Martian Empereur et à l’Impératrice, il ne prétend pas qu’il luy soit deu : mais il allègue pour couverture, que les Evesques d’Orient, qui avoyent présidé au Concile d’Ephèse, s’estoyent là mal portez, et y avoyent abusé de leur puissance. Ainsi, pourtant qu’il estoit mestier d’avoir un président homme grave, et n’estoit pas vray-semblable que ceux qui avoyent une fois procédé par tumulte, fussent idoines : Léon prie, qu’à cause que les autres sont incompétens, la charge soit transférée à luy. Certes ce qui se demande par un privilège spécial, n’est point de l’ordre commun et perpétuel. Quand on allègue seulement ceste couleur, qu’il est mestier d’avoir un nouveau président, pource que les précédens s’y sont mal portez, il appert qu’il n’a point esté fait au paravant, et qu’il ne doit point estre tiré en conséquence : mais qu’il est fait seulement pour le danger et nécessité présente. Pourtant l’Evesque de Rome a tenu le premier lieu au Concile de Chalcédoine : non pas que cela fust deu à son Eglise, mais d’autant que le Concile estoit despourveu de président bon et propre : d’autant que ceux ausquels l’honneur appartenoit s’en estoyent exclus par leur folie et mauvais portement. Et ce que je di a esté prouvé par effect du successeur de Léon ; car estant appelé long temps après au cinquième Concile de Constantinoble, il ne débatit point pour avoir le premier lieu, mais souffrit sans difficulté que Menas Patriarche du lieu présidast. Semblablement au Concile de Carthage, auquel estoit sainct Augustin : Aurélius archevesque du lieu fut président, et non pas les ambassadeurs du siège romain, combien qu’ils fussent là expressément venus pour maintenir l’authorité de leur Evesque. Qui plus est, il s’est tenu un Concile universel en Italie, auquel ne se trouva point l’Evesque de Rome : c’est le Concile d’Aquilée, auquel sainct Ambroise présidoit pour le crédit qu’il avoit envers l’Empereur. Il ne se fait là nulle mention de l’Evesque de Rome. Ainsi nous voyons que la dignité de sainct Ambroise fut cause alors que Milan fut préférée an siège romain.

4.7.3

Quant est du tiltre de primauté, et des autres tiltres d’orgueil desquels le Pape se vante sans fin et sans mesure, il est facile de juger quand et par quel moyen ils sont venus en avant. Sainct Cyprien Evesque de Carthage fait souvent mention de Corneille Evesque de Rome, il ne l’appelle point autrement que frère, compagnon, ou Evesque semblable à luy. Et escrivant à Estiene successeur de Corneille, non-seulement il le fait égual à soy et aux autres : mais il le traitte fort asprement, l’appelant maintenant arrogant, maintenant ignorant[g]. Après la mort de sainct Cyprien, on sçait ce que toute l’Eglise aphricaine en a décrété. Car il fut défendu au Concile de Carthage, que nul ne fust nommé Prince des Prestres, ou premier Evesque : mais seulement Evesque du premier siège[h]. Que si quelqu’un espluche les histoires plus anciennes, il trouvera que l’Evesque de Rome se contentoit bien adoncques du nom commun de Frère. Certes ce pendant que l’Eglise a duré en son vray et pur estat, ces noms d’orgueil, lesquels depuis a usurpé le siège romain pour se magnifier, ont esté du tout incognus ; on ne sçavoit que c’estoit de souverain Prestre, ne d’un chef unique en terre ; et si l’Evesque de Rome eust esté si hardi que de s’eslever jusques-là, il y avoit gens de sorte qui eussent incontinent réprouvé sa folie et présomption. Sainct Hiérosme, d’autant qu’il estoi Prestre romain, n’a point esté chiche à priser la dignité de son Eglise, quand la vérité et condition des temps le souffroit : toutesfois nous voyons comme il la range au nombre des autres, S’il est question d’authorité, dit-il, le monde est plus grand qu’une ville. Qu’est-ce que tu m’allègues la coustume d’une ville seule ? Qu’est-ce que tu assujetis l’ordre de l’Eglise à peu de gens, de quoy vient la présomption ? Partout où il y a Evesque, soit à Rome, soit à Eugubio, soit à Constantinoble ou à Regio, il est d’une mesme dignité et d’une mesme Prestrise. La puissance des richesses, et le mespris de la povreté ne fait un Evesque supérieur ou inférieur[i].

[g] Epist., lib. II, epist. II, et lib. IV, epist. VI.
[h] Chap. XLVII.
[i] Epist. ad Evagrium.

4.7.4

Touchant du tiltre d’Evesque universel, la première contention en fut esmeue du temps de sainct Grégoire, par l’ambition de l’Archevesque de Constantinoble nommé Jehan. Car iceluy se vouloit faire Evesque universel, ce que nul n’avoit au paravant attenté. Or sainct Grégoire en débatant ceste question, n’allègue point que l’autre luy oste le tiltre qui luy appartient : mais au contraire, il proteste que c’est un tiltre profane, voire mesmes plein de sacrilège, et un préambule de la venue de l’Antéchrist. Si celuy qui est nommé universel tombe, dit-il, toute l’Eglise trébusche. En un autre passage : C’est une chose fâcheuse de porter que nostre frère et compagnon, avec le mespris des autres soit nommé seul Evesque. Mais par ce sien orgueil que pouvons-nous conjecturer, sinon que le temps d’Antéchrist est jà prochain ? Car il ensuyt celuy qui en mesprisant la compagnie des Anges a voulu monter plus haut, pour estre seul en degré souverain[j]. Item, en un autre lieu escrivant à Eulolius Evesque d’Alexandrie, et à Anastase Evesque d’Antioche, Nul de mes prédécesseurs, dit-il, n’a jamais voulu user de ce mot profane. Car s’il y a un Patriarche qui soit dit universel : le nom de Patriarche sera osté à tous les autres. Mais jà n’adviene que quelque Chrestien présume de s’eslever jusques-là, qu’il diminue l’honneur de ses frères, tant peu que ce soit. De consentir à ce nom exécrable, ce seroit destruire la Chrestienté, C’est autre chose que de conserver unité de foy, et autre chose que de réprimer la hautesse des orgueilleux. Je di hardiment, que quiconque s’appelle Evesque universel, ou appelé d’estre ainsi nommé, est précurseur de l’Antéchrist : d’autant qu’il se préfère par orgueil à tous[k]. Item, derechef à Anastase, J’ay dit que l’Evescque de Constantinoble ne peut avoir paix avec nous, qu’il ne corrige la hautesse de ce mot superstitieux et orgueilleux, lequel a esté trouvé par le premier apostat ; encores que je me taise de l’injure qu’il vous fait. Si quelqu’un est nommé Evesque universel, toute l’Eglise trébusche si cestuy-là chet[l]. Voylà les paroles de sainct Grégoire. Touchant ce qu’il raconte qu’on avoit offert cest honneur à Léon au Concile de Chalcédoine, cela n’a nulle apparence de vérité ; car il n’en est point de nouvelles aux actes qui en sont escrits ; et Léon mesmes, quand il réprouve en plusieurs Epistres le Décret qui avoit là esté fait en faveur de l’Evesque de Constantinoble, n’eust point laissé cest argument derrière, duquel il se fust mieux aidé que de tous les autres, si on luy eust offert un tel honneur, et qu’il l’eust refusé. Mesmes d’autant qu’il estoit homme fort ambitieux, il n’eust point volontiers obmis ce qui eust fait à sa louange. Sainct Grégoire doncques s’est abusé en cela, qu’il a pensé que le Concile eust voulu tant magnifier le siège romain. Et de faict, c’est une mocquerie, qu’un Concile universel ait voulu estre autheur d’un nom lequel fust meschant, profane, exécrable, plein d’orgueil et de sacrilège : voire mesmes procédé du diable, et publié par le précurseur d’Antéchrist : comme il le dit. Et toutesfois il adjouste que son prédécesseur l’a refusé, de peur que les autres Evesques ne fussent privez de leur honneur légitime. En un autre passage, Nul n’a voulu estre ainsi nommé, nul ne s’est ravi ce nom téméraire, de peur qu’il ne semblast advis qu’il despouillast ses frères de leur honneur, en se colloquant en degré souverain.[m]

[j] Lib. IV, epist. LXXVI, Mauricio, Aug. Constantiae ; Aug., epist. LXXVIII ejusdem lib.
[k] Ejusdem lib. epist. LXXX ; Aviano Diacon., epist. LXXXIII ejusdem lib. ; Mauricio Aug., Epist. CXCIV, lib. VII.
[l] Lib. VI, epist. CLXXXVIII.
[m] Lib. IV, epist. LXXVI, ad Mauricium ; Eulolio. supra, et epist. LXIX, lib. VII, Euseb. Episcop. Thessalonic.

4.7.5

Je vien maintenant à la jurisdiction laquelle le Pape s’attribue sur toutes les Eglises, sans aucune difficulté. Je sçay combien il y en a eu de combats anciennement. Car jamais ne fut que le siège romain n’appétast quelque supériorité sur les autres Eglises : et ne sera point hors de propos si je démonstre par quel moyen il est parvenu dés le temps ancien à quelque prééminence. Je ne parle point de ceste tyrannie désordonnée que le Pape a usurpée à soy depuis peu de temps : car je différeray ce point a un autre lieu. Mais il est besoin de monstrer yci briefvement, comment et par quels moyens il s’est exalté desjà dés long temps pour entreprendre quelque jurisdiction sur les autres Eglises. Du temps que les Eglises d’Orient estoyent troublées et divisées par les Arriens, sous l’empire de Constance et Constant fils de Constantin le Grand, Athanase principal défenseur de la foy catholique fut déchassé de son Eglise. Ceste calamité le contraignit de venir à Rome afin que par l’authorité de l’Eglise romaine il peust résister à la rage de ses ennemis, et confermer les bons fidèles qui estoyent en grande extrémité. Estant là venu, il fut honorablement receu de Jule Evesque de Rome pour lors, et obteint par son moyen que les Evesques d’Occident prinssent sa cause en main. Ainsi d’autant que les fidèles d’Orient avoyent mestier de quelque aide, et qu’on les secourust d’ailleurs, et qu’ils voyoyent que leur principal secours estoit de l’Eglise romaine, ils luy déféroyent volontiers autant d’honneur qu’ils pouvoyent. Mais le tout revenoit là, qu’on estimast beaucoup d’estre en la communion d’icelle, et qu’on réputast pour une grande ignominie d’en estre excommunié. Après cela les meschans garnemens et de mauvaise vie luy ont beaucoup augmenté sa dignité. Car c’estoit un subterfuge commun à ceux qui méritoyent d’estre punis en leurs Eglises, que de s’encourir à Rome comme en franchise. Pourtant si quelque Prestre avoit esté condamné par son Evesque, ou quelque Evesque par le Synode de sa province, incontinent il en appeloit à Rome. Et les Evesques romains estoyent plus convoiteux de recevoir telles appellations qu’il n’eust esté de besoin : d’autant qu’il leur sembloit bien advis que cela estoit une espèce de prééminence, de s’entremettre des affaires des Eglises lointaines. En ceste manière, quand Eutyches meschant hérétique fut condamné par Flavien Archevesque de Constantinoble, il s’en veint plaindre à Léon qu’il avoit esté traitté injustement. Incontinent Léon s’ingéra de défendre une meschante cause et ruineuse, pour advancer son authorité : et feit de grandes quérimonies contre Flavien, comme s’il eust condamné un homme innocent devant que l’avoir ouy. Et feit tant par son ambition, que l’impiété d’Eutyches ce pendant se conferma, là où elle eust esté esteinte s’il ne s’en fust meslé. Cela aussi bien est souvent advenu en Aphrique. Car incontinent que quelque meschant avoit esté convaincu par-devant son juge ordinaire, il trottoit à Rome, et par calomnie chargeoit son Evesque d’avoir mal procédé contre luy. Le siège romain estoit tousjours prest de s’interposer. Et de faict, ce fut ceste convoitise des Evesques de Rome, qui esmeut les Evesques d’Aphrique d’ordonner que nul n’appelast d’outre mer, sur peine d’excommunication.

4.7.6

Quoy qu’il en soit, regardons quelle jurisdiction ou puissance avoit alors le siège romain. Pour vuider ceste matière, il est à noter que la puissance ecclésiastique gist en ces quatre points : asçavoir d’ordonner les Evesques, d’assembler les Conciles, en la jurisdiction ou inférieure ou supérieure, et en corrections ou censures. Quant au premier, tous les anciens Conciles commandent que chacun Evesque soit ordonné par son Métropolitain, et ne commandent point que l’Evesque de Rome y soit appelé, sinon en sa province. Or petit à petit ceste coustume a esté introduite, que tous les Evesques d’Italie allassent à Rome pour estre là consacrez : exceptez les Métropolitains, qui ne voulurent point estre astreints à telle servitude. Mais quand il faloit ordonner quelque Métropolitain, l’Evesque de Rome envoyoit là un de ses Prestres pour assister à l’acte seulement, et non pas y présider. De cela on en peut veoir l’exemple en une épistre de sainct Grégoire, touchant la consécration de Constance Archevesque de Milan, après le trespas de Laurent[n] : combien que je ne pense pas que c’ait esté une ordonnance de long temps. Mais il est vray-semblable qu’en signe de communion mutuelle ils envoyoyent du commencement l’un à l’autre par honneur et par amitié, des ambassadeurs, pour estre tesmoins de la consécration. Depuis on a fait une loy de ce qui se faisoit au paravant à volonté. Quoy qu’il en soit, c’est chose notoire que l’Evesque de Rome n’avoit anciennement la puissance de consacrer Evesques ; sinon en sa province, c’est-à-dire, aux Eglises dépendantes de la ville : comme porte le Canon du Concile de Nice. A la consécration des Evesques estoit adjoincte la coustume d’envoyer Epistres synodales : en quoy l’Evesque de Rome n’estoit de rien supérieur aux autres. Afin d’entendre que cela veut dire, les Patriarches incontinent après leur consécration avoyent ceste façon d’envoyer les uns aux autres une Epistre, en laquelle ils rendoyent tesmoignage de leur foy, en laquelle ils faisoyent profession d’adhérer à la doctrine des saincts Conciles. Ainsi en faisant confession de leur foy, ils approuvoyent leur élection les uns aux autres. Si l’Evesque de Rome eust receu une telle confession des autres, et n’en eust point donné de son costé, en cela il eust esté recognu comme supérieur : mais comme ainsi soit qu’il fust tenu d’en faire autant que les autres, et qu’il fust sujet à la loy commune, cela certes estoit signe de société, et non pas de maistrise. De cela nous avons plusieurs exemples aux epistres de sainct Grégoire, comme à Cyriaque, et Anastase, et à tous les Patriarches ensemble[o].

[n] Lib. II, epist. LXVIII et CLXX.
[o] Anast., lib. I, epist. XXIV, XXV, Cyriaco, epist. CLXIX, lib. VI.

4.7.7

S’ensuyvent les corrections ou censures, desquelles comme les Evesques romains ont usé envers les autres, aussi ils ont souffert que les autres en usassent envers eux. Irénée Evesque de Lion reprint asprement Victor Evesque de Rome, de ce que pour une petite chose il avoit esmeu une grosse contention et pernicieuse en l’Eglise : et iceluy obéit à l’admonition sans contredit[p]. Ceste liberté a duré long temps entre les saincts Evesques, d’admonester fraternellement les Evesques romains et les reprendre quand ils failloyent. Iceux semblablement, quand la chose le requéroit, admonestoyent les autres. Car sainct Cyprien exhortant Estiene Evesque romain d’admonester les Evesques de Gaule, ne prend point argument qu’il ait puissance par-dessus eux, mais d’un droict commun et réciproque que les Evesques ont entre eux[q]. Je vous prie, si Estienne eust eu jurisdiction en la Gaule, sainct Cyprien ne luy eust-il pas dit, Chastie-les : car ils sont en ta sujétion ? Mais il parle bien autrement : La société fraternelle, dit-il, en laquelle nous sommes unis ensemble, requiert cela, que nous nous admonestions mutuellement[r]. Et de faict, nous voyons de quelle véhémence de paroles il use en un autre lieu, en reprenant iceluy mesme, d’autant qu’il vouloit trop user de licence. Il n’appert point doncques encores en cest endroit que l’Evesque romain ait eu quelque jurisdiction sur ceux qui n’estoyent point de sa province.

[p] Ad Patriarc., lib. I, epist. XXIV.
[q] Epist. XIII, lib. III.
[r] Ad Pompeium, contra epist. Steph.

4.7.8

Quant est d’assembler des Conciles, c’estoit l’office de chacun Métropolitain de faire tenir les Synodes en leurs provinces une fois ou deux l’an, selon qu’il estoit ordonné : en cela l’Evesque de Rome n’avoit que veoir. Le Concile universel ne se dénonçoit que par l’Empereur : et les Evesques y estoyent appelez par son authorité seulement. Car si quelqu’un des Evesques eust attenté cela, non-seulement il n’eust pas esté obéy des autres qui estoyent hors sa province, mais il s’en fust incontinent ensuyvy quelque esclandre. L’empereur doncques dénonçoit à tous qu’ils conveinssent. Socrates historien raconte bien que Jule Evesque romain se plaignoit de ceux d’Orient, de ce qu’ils ne l’avoyent point appelé au Concile d’Antioche, alléguant qu’il estoit défendu par les Canons, de rien ordonner sans en avoir communiqué à l’Evesque de Rome[s]. Mais qui est-ce qui ne voit que cela se doit prendre des Décrets qui appartienent à l’Eglise universelle ? Or ce n’est point de merveilles si on faisoit cest honneur tant à l’ancienneté et noblesse de la ville, qu’à la dignité de l’Eglise, de constituer qu’il ne se feist aucun Décret universel touchant la doctrine chrestienne, en l’absence de l’Evesque de Rome, moyennant qu’il ne refusast point d’y assister. Mais de quoy sert cela pour fonder une domination sur toute l’Eglise ? Car nous ne nions pas que l’Evesque romain n’ait esté un des principaux : mais nous ne voulons nullement admettre ce que les Romanisques de présent afferment, asçavoir qu’il ait eu supériorité sur tous.

[s] Tripart, Hist., lib. IV.

4.7.9

Reste le quatrième point de la puissance ecclésiastique, qui gist es appellations. C’est chose notoire que celuy par devant lequel on appelle, a jurisdiction supérieure. Plusieurs ont souvent appelé anciennement à l’Evesque de Rome : luy aussi s’est efforcé d’attirer à soy la cognoissance des causes : mais il a esté tousjours mocqué quand il a excédé ses limites. Je ne diray rien d’Orient ne de Grèce : mais nous lisons que les Evesques de Gaule luy ont résisté fort et ferme, quand il a fait semblant de vouloir rien usurper sur eux. En Aphrique ceste matière fut débatue par longue espace de temps. Car d’autant que le Concile Milevitain, auquel assistoit sainct Augustin, avoit excommunié tous ceux qui appelleroyent outre mer, l’Evesque romain meit grand’peine pour faire corriger ce Décret, et envoya des Ambassadeurs, pour remonstrer que ce privilège luy avoit esté donné par le Concile de Nice. Iceux produisoyent certains actes, qu’ils disoyent estre du Concile de Nice, lesquels ils avoyent prins aux armoires de leur Eglise[t]. A quoy résistent les Aphricains, disans qu’il ne faloit adjouster foy à l’Evesque romain en sa cause propre. Ainsi la conclusion fut d’envoyer à Constantinoble et aux autres villes de Grèce, pour avoir de là des copies moins suspectes. Là on ne trouva rien de ce qu’avoyent prétendu les Ambassadeurs de Rome. Ainsi le Décret qui avoit cassé la jurisdiction souveraine de l’Evesque romain demeura en son entier. Et en cela fut descouverte une impudence vilene de l’Evesque romain. Car comme ainsi soit qu’il eust par fraude supposé le Concile de Sardice pour celuy de Nice, il fut surprins en fausseté manifeste. Mais encores il y a eu une plus grande meschanceté et plus effrontée en ceux qui ont adjousté aux actes du Concile une épistre forgée à plaisir ; là où le successeur d’Aurélius condamnant l’arrogance de son prédécesseur, de ce qu’il s’estoit trop audacieusement retiré de l’obéissance du siège apostolique, se rend humblement luy et les siens, et demande d’estre receu à merci. Voylà les beaux monumens antiques, sur lesquels est fondée la majesté du siège romain : c’est que sous couverture de l’ancienneté, ils font des badinages tant puériles, que les aveugles pourroyent toucher leur sottise à la main. Aurélius (dit ceste belle épistre) estant enflé d’une audace et contumace diabolique, a esté rebelle à Jésus-Christ et à sainct Pierre, pourtant est digne d’estre anathématisé. Et de sainct Augustin, quoy ? Item de tant de Pères qui ont assisté au Concile Milevitain ? Mais quel mestier est-il de réfuter de beaucoup de paroles cest escrit tant inepte, lequel doit faire rougir le front de honte mesmes aux Romanisques, s’ils ne sont d’une impudence du tout désespérée ? En ceste manière Gratien, qui a composé les Décrets (je ne sçay si par malice ou par ignorance) après avoir récité ce Canon, Que nul n’appelle outre mer, sur peine d’estre excommunié : adjousté ceste exception, Fors qu’au siège romain[u]. Que feroit-on à ces bestes, lesquelles sont tellement despourveues de sens commun, de faire une exception de l’article pour lequel la loy a esté expressément faite, comme chacun sçait ? Car le Concile en défendant d’appeler outre mer, n’entend autre chose sinon que nul n’appelast à Rome.

[t] Hæc habentur primo vol. Concil.
[u] I, quæst. IV, cap. Placuit.

4.7.10

Mais pour mettre fin une fois à ceste question, une seule histoire que raconte sainct Augustin, suffira pour monstrer quelle a esté anciennement la jurisdiction de l’Evesque romain. Donat qui se nommoit de Cases-noires, schismatique, avoit accusé Cécilien Archevesque de Carthage : et avoit tant fait qu’iceluy fut condamné sans estre ouy. Car sçachant que les Evesques avoyent conspiré contre luy, il ne voulut point comparoistre. La chose veint jusques à l’Empereur Constantin. Iceluy voulant que la cause fust traittée, par jugement ecclésiastique, commit ceste charge à Melciades pour lors Evesque de Rome, et à certains autres Evesques d’Italie, de Gaule et d’Espagne, lesquels il nomma. Si cela estoit de la jurisdiction ordinaire du siège romain, comment est-ce que Melciades souffre que l’Empereur luy donne des assesseurs à son plaisir ? Qui plus est, pourquoy est-ce que l’appellation vient par-devant luy, par le commandement de l’Empereur, et qu’il ne la reçoit de son authorité ? Mais escoutons ce qui adveint depuis. Cécilien fut là supérieur : Donat de Cases-noires fut débouté de sa calomnie : lequel en appela[v]. L’Empereur Constantin renvoya l’appellation par-devant l’Archevesque d’Arles. Voylà l’Archevesque d’Arles assis pour rétracter, si bon luy semble, la sentence de l’Evesque romain : au moins pour juger par-dessus luy. Si le siège romain eust eu la jurisdiction souveraine sans appel, comment Melciades enduroit-il qu’on luy feist une telle injure, de préférer à luy l’Evesque d’Arles ? Et quel Empereur est-ce qui fait cela ? c’est Constantin : duquel ils se glorifient tant que non-seulement il a appliqué toute son estude, mais aussi employé tout son Empire pour exalter la dignité de leur siège. Nous voyons doncques combien l’Evesque romain estoit encores loing adoncques de ceste domination, laquelle il prétend luy avoir esté donnée de Jésus Christ sur toutes les Eglises : et laquelle il se vante faussement avoir eue de tout temps du consentement commun de tout le monde.

[v] August., epist. CLXII in brevi collat. contra Donat., et alibi.

4.7.11

Je sçay combien il y a de rescrits et épistres décrétales des Papes, ausquelles ils magnifient leur puissance jusques au bout : mais il n’y a quasi nul de si petit entendement ou sçavoir, qui ne sçache aussi d’autre part, que ces épistres sont communément si sottes et badines, qu’il est aisé de juger de première face de quelle bouticque elles sont parties. Car qui est l’homme de sain entendement et de cerveau rassis, qui pense qu’Anaclète soit autheur de ceste belle interprétation que Gratien allègue au nom d’iceluy, asçavoir que Céphas est à dire Chef[w] ? Il y en a beaucoup de telles frivoles, que Gratien a ramassées sans jugement ; desquelles les Romanisques abusent aujourd’huy contre nous pour la défense de leur siège. Et ne sont point honteux d’espandre en si grande clairté telles fumées, desquelles ils séduisoyent jadis en ténèbres le simple peuple. Mais je ne me veux point beaucoup travailler à rédarguer ces fatras, lesquels d’eux-mesmes se rédarguent, tant sont ineptes. Je confesse bien qu’il y a aussi quelques épistres qui ont vrayement esté faites par des Papes anciens, ausquelles ils s’efforcent d’exalter la grandeur de leur siège, en luy donnant des tiltres magnifiques : comme de Léon. Car combien que c’ait esté un homme sçavant et éloquent, il a esté convoiteux de gloire et de prééminence outre mesure. Mais asçavoir-mon si les Eglises ont adjousté foy à son tesmoignage, quand il s’exalte ainsi. Or il appert que plusieurs estans faschez de son ambition, ont mesmes résisté à sa convoitise[x]. En une épistre il ordonne l’Evesque de Thessalonique son vicaire par la Grèce et par les pays voisins[y]. Item celuy d’Arles, ou je ne sçay quel autre par les Gaules[z]. Item Hormidas Evesque d’Hispales, par les Espagnes : mais il adjouste par tout ceste exception, qu’il leur donne une telle charge avec condition, que par cela ne soyent aucunement enfreints les privilèges anciens des Métropolitains. Or luy-mesme déclaire que cestuy-ci en estoit un, que s’il survenoit quelque controversie ou difficulté, qu’on s’addressast à eux en premier lieu. Ce vicariat doncques se donnoit avec tel si, que nul Evesque n’estoit empesché en sa jurisdiction ordinaire, nul Archevesque n’estoit débouté du régime de sa province : et n’y avoit nul préjudice pour les Synodes. Or qu’estoit-ce là autre chose, sinon de s’abstenir de toute jurisdiction, mais seulement s’interposer pour appaiser, entant que la communion de l’Eglise porte que les membres s’empeschent les uns pour les autres ?

[w] Dist. XXII, cap. Sacrosancta.
[x] Vide epist. LXXXV.
[y] Epist. LXXXIII.
[z] Epist. LXXXIX.

4.7.12

Du temps de sainct Grégoire ceste façon ancienne estoit desjà fort changée. Car comme ainsi soit que l’Empire fust desjà fort dissipé, d’autant que les Gaules et Espagnes estoyent fort affligées par les guerres, l’Illyrie gasté, l’Italie fort vexée, l’Aphrique quasi du tout perdue et destruite : les Evesques chrestiens voulans prouvoir à ce qu’en une telle confusion de l’estat civil, pour le moins l’unité de la foy demeurast en son entier, s’adjoignoyent pour ceste cause avec l’Evesque romain, dont il adveint que non-seulement la dignité du siège, mais aussi la puissance fut grandement accreue. Combien qu’il ne me chaille point beaucoup comment cela s’est fait : tant y a qu’elle estoit beaucoup plus grande en ce temps-là, qu’elle n’avoit esté au paravant : et toutesfois il s’en faut beaucoup que ce fust une supériorité, à ce qu’un dominast sur les autres à sa poste. Seulement on portoit ceste révérence au siège romain, qu’il pouvoit réprimer et corriger les rebelles qui ne se vouloyent point laisser réduire par les autres. Car sainct Grégoire proteste tousjours cela diligemment, qu’il ne veut pas moins fidèlement garder aux autres leurs droicts, qu’il veut les siens luy estre gardez. Je ne veux point, dit-il, par ambition déroguer à personne : mais je désire d’honorer mes frères en tout et par tout[a]. Il n’y a sentence en tous ses escrits, là où il eslève plus haut sa primauté, que quand il dit, Je ne sçache Evesque lequel ne soit sujet au siège apostolique quand il se trouve en faute[b]. Mais il adjouste incontinent, Quand il n’y a point de faute, tous sont égaux par droict d’humilité[c]. En cela il s’attribue l’authorité de corriger ceux qui ont failly : se rendant égual à ceux qui font leur devoir. Or il faut noter que c’est luy qui se donne telle puissance : mais ceux ausquels il sembloit bon luy accordoyent. Si quelqu’un luy vouloit répugner, il estoit licite : comme il appert que plusieurs luy ont contredit. D’avantage, il est à noter qu’il parle là du Primat de Bisance, lequel ayant esté condamné par son Concile provincial, avoit mesprisé la sentence de tous les Evesques du pays, lesquels en avoyent fait leur plaintif à l’Empereur. Ainsi l’Empereur avoit commis la cause à sainct Grégoire pour en cognoistre. Nous voyons doncques qu’il n’attentoit rien pour violer la jurisdiction ordinaire, et que ce qu’il faisoit mesmes pour aider aux autres, n’estoit que par le commandement de l’Empereur.

[a] Ad Mediolan. clerum, epist. LXVIII, lib. II
[b] Ad Dominicum Carthag. episcop., epist. ult. lib. II.
[c] Epist. LXIV, lib. VII.

4.7.13

Voyci doncques la puissance qu’avoit pour lors l’Evesque romain : c’estoit de résister aux rebelles et aux dures testes, toutes fois et quantes qu’on avoit mestier de quelque remède extraordinaire : et ce pour aider les autres Evesques, non pas pour les empescher. Pourtant, il n’entreprend rien d’avantage sur les autres, qu’il leur permet sur soy en un autre passage : confessant qu’il est prest d’estre reprins de tous, et corrigé de tous[d]. Semblablement il commande bien en une autre épistre à l’Evesque d’Aquilée, de venir à Rome pour rendre raison de sa foy, touchant un article qui estoit pour lors en débat entre luy et ses voisins ; mais il fait cela par le commandement de l’Empereur, comme il dit, non point de sa propre puissance. D’avantage, il déclaire qu’il ne sera pas juge luy seul, mais promet d’assembler le Concile de sa province pour en juger[e]. Or combien qu’il y eust encores une telle modération, que la puissance du siège romain estoit enclose en ses limites, lesquels il n’estoit point loisible d’outrepasser, et que l’Evesque romain ne présidoit pas plus sur les autres, qu’il leur estoit sujet : toutesfois on voit combien cest estat a despleu à sainct Grégoire. Car il se plaind çà et là, que sous couleur d’estre créé Evesque, il est rentré au monde : et qu’il est plus enveloppé en négoces terriens, que jamais il n’avoit esté vivant entre les laïcs : tellement qu’il se dit estre quasi suffoqué d’affaires séculiers[f]. En un autre passage : Je suis, dit-il, chargé de tant de fardeaux d’occupations, que mon âme ne se peut eslever en haut. Je suis batu de plaidoyers et de querelles : comme de vagues : après la vie paisible que j’ay menée, je suis agité de diverses tempestes d’une vie confuse : tellement que je puis bien dire, Je suis entré en la profondeur de la mer, et la tempeste m’a noyé[g]. Pensez maintenant ce qu’il eust dit, s’il eust esté en tel temps auquel nous sommes. Combien qu’il n’accomplist pas l’office de Pasteur, toutesfois il l’exerçoit, il ne se mesloit point du gouvernement civil et terrien : mais il se confessoit estre sujet de l’Empereur comme les autres. Il ne s’ingéroit point aux affaires des autres Eglises, sinon entant que la nécessité l’y contraignoit. Toutesfois il pense estre en un labyrinthe, d’autant qu’il ne peut simplement vacquer du tout à l’office d’Evesque.

[d] Lib. II, epist. XXXVII.
[e] Epist. XVI.
[f] Theotistae, epist. V, lib. I.
[g] Anastas. Antioch., epist. VII et XXV, lib. I.

4.7.14

Or comme nous avons desjà dit, l’Archevesque de Constantinoble estoit alors en débat avec celuy de Rome, touchant la Primauté. Car depuis que le siège de l’Empire fut establi à Constantinoble, il sembloit bien advis que ce fust bien raison que ceste Eglise-là eust le second lieu. Et de faict, ç’avoit esté la principale raison pourquoy on avoit du commencement donné le premier lieu à Rome, d’autant qu’elle estoit adoncques chef de l’Empire. Gratien allègue un rescrit de Lucinus Pape, où il dit qu’on, a premièrement constitué les Primautez et Archeveschez, conformant l’ordre de l’Eglise à la police temporelle : c’est-à-dire, qu’on a tellement distribué les sièges, que comme une ville estoit supérieure à l’autre, ou inférieure quant au temporel, aussi on luy assignoit son degré de prééminence quant au régime spirituel[h]. Il y a aussi bien un autre rescrit sous le nom de Clément, où il est dit que les Patriarches ont esté ordonnez aux villes lesquelles avoyent eu devant la Chrestienté les principaux Prestres. Or il est vray qu’en cela il y a erreur : mais il approche aucunement de la vérité. Car c’est chose notoire, que du commencement, comme dit a esté, afin que le changement ne fust pas si grand, les sièges des Evesques et Primats ont esté distribuez selon l’ordre qui estoit desjà quant au temporel : et que les Primats et Métropolitains ont esté colloquez aux sièges des bailliages ou gouvernemens. Pourtant il fut ordonné au Concile premier de Turin, que les villes qui auroyent précédé les autres en degré, quant au régime séculier, fussent aussi les premiers sièges d’Evesques[i]. Que si la supériorité terrienne estoit transportée d’une ville à l’autre, que le droict d’archevesque fust transporté quant et quant. Mais Innocence Pape de Rome, voyant la dignité de sa ville décliner depuis que le siège de l’Empire avoit esté transporté à Constantinoble et craignant que par ce moyen son siège n’allast en décadence, feit une loy contraire, où il dit qu’il n’est pas nécessaire que la prééminence ecclésiastique soit changée, selon qu’il se fera mutation en l’ordre civil. Mais selon la raison, on devroit bien préférer l’authorité d’un Concile à la sentence d’un seul homme. D’avantage, Innocence nous doit estre suspect en sa cause propre. Quoy qu’il en soit, il dénote bien par son Décret, que du commencement on usoit de ceste façon, asçavoir de disposer les Archevesques selon la prééminence temporelle de chacune ville.

[h] Distinct. LXXX.
[i] Chap. I.

4.7.15

Suyvant ceste ordonnance ancienne il fut décrété au Concile de Constantinoble le premier, que l’Evesque de là fust second en honneur et en degré, d’autant que c’estoit la nouvelle Rome[j]. Long temps après, d’autant que le Concile de Chalcédoine avoit fait un semblable Décret, Léon Romain y contredit fort et ferme : et non-seulement il se permit de mespriser ce que six cens Evesques avoyent arresté et conclu, mais (comme on voit par ses épistres) il les injuria aigrement, de ce qu’ils avoyent osté aux autres Eglises cest honneur qu’ils avoyent donné à celle de Constantinoble[k]. Je vous prie, qui est-ce qui le pouvoit inciter à troubler tout le monde, pour une cause tant légère et frivole que pure ambition ? Il dit que ce qui a esté une fois passé au Concile de Nice, doit demeurer inviolable. Comme si toute la Chrestienté estoit en danger de périr, pour avoir préféré une Eglise à l’autre : ou comme si les Patriarchies avoyent esté distribuées au Concile de Nice pour une autre fin ou intention, que pour la conservation de la police. Or nous sçavons que la police, selon la diversité des temps permet, et mesmes requiert qu’on face des mutations diverses. C’est doncques une vaine couleur que prend Léon, de dire qu’on ne doit nullement donner au siège de Constantinoble l’honneur qui avoit esté au paravant donné par le Concile de Nice à la ville d’Alexandrie. Car cela est trop évident, que c’estoit un Décret qui se pouvoit changer selon la condition des temps. Et qu’est-ce, que nul des Evesques d’Orient, ausquels l’affaire attouchoit beaucoup plus, n’y répugnoit ? Certes Protère, qui avoit esté esleu Evesque d’Alexandrie au lieu de Dioscore, estoit là présent : semblablement les autres Patriarches, desquels l’honneur estoit amoindri. C’estoit à eux à faire de s’y opposer, non pas à Léon qui demeuroit en son entier. Quand doncques iceux se taisent tous : qui plus est, quand ils y consentent, et que le seul Evesque de Rome y contredit, il est aisé de juger quelle raison l’induit à cela : c’est qu’il prévoyoit de loing ce qui adveint tantost après : que selon que la gloire de la vieille Rome décroistroit, Constantinoble ne se contentant point du second lieu, voudroit aspirer au premier. Toutesfois il ne peut tant faire par ses crieries, que le Décret du Concile n’eust sa vigueur. Parquoy ses successeurs voyans qu’ils n’y gaignoyent rien, se déportèrent bien et beau de ceste obstination. Car ils ordonnèrent qu’il deust estre le second Patriarche.

[j] Socrat., Hist. trip., lib. IX, cap. XIII.
[k] Item, in Decret., dist. XXII, cap, Constantinopolis.

4.7.16

Mais peu de temps, après asçavoir du temps de sainct Grégoire, l’Evesque de Constantinoble nommé Jehan se desborda jusques-là, qu’il se dit Patriarche universel. Grégoire ne voulant quitter l’honneur de son siège en bonne cause, s’oppose à une telle folie. Et certes c’estoit un orgueil intolérable, voire mesmes une folie enragée à l’Evesque de Constantinoble, de vouloir estendre son évesché par tout l’Empire. Or Grégoire ne maintient point que l’honneur qu’il dénie à l’autre, appartiene à soy : mais il a en exécration ce tiltre, de quiconques il soit usurpé, comme meschant et contrevenant à l’honneur de Dieu : mesmes il se courrouce en une épistre à Eulogius, Evesque d’Alexandrie, lequel le luy avoit attribué : Voyci, dit-il, au proëme de l’épistre que vous m’avez addressée, vous avez mis ce mot d’orgueil, en m’appelant Pape universel : ce que je prie à vostre saincteté de ne plus faire ci-après. Car tout ce qui est donné à un autre outre la raison, vous est osté. De moy, je ne répute point pour honneur ce en quoy je voy l’honneur de mes frères amoindry. Car mon honneur est, que l’estat de l’Eglise universelle et de mes frères se maintiene en sa vigueur. Si vostre saincteté m’appelle Pape universel, c’est confesser que vous n’estes point en partie ce que vous m’attribuez pour le tout[l]. La cause que soustenoit sainct Grégoire estoit bonne et honneste : mais pource que Jehan estoit supporté par l’Empereur Maurice, on ne le peut destourner de son propos. Pareillement Cyriaque son successeur demoura ferme en une mesme ambition, tellement que jamais on ne peut obtenir de luy qu’il s’en déportast.

[l] Lib. VII, epist. XXX.

4.7.17

Finalement Phocas, lequel fut créé Empereur après la mort de Maurice (favorisant plus aux Romains, je ne sçay pourquoy, ou bien pource qu’il y fut couronné sans difficulté) ottroya à Boniface III ce que jamais sainct Grégoire n’avoit demandé : asçavoir que Rome fust chef sur toutes les autres Eglises. Voylà comment le procès fut décidé. Néantmoins encores ce bénéfice de l’Empereur n’eust guères proufité au siège romain, s’il n’y fust advenu des autres inconvéniens. Car tantost après toute la Grèce et l’Asie furent divisées de sa communion. La Gaule l’avoit tellement en révérence, qu’elle luy estoit sujette autant que bon luy sembloit : et ne fut jamais plenement réduite en servitude, jusques à tant que Pépin occupa le royaume. Car d’autant que Zacharie Pape de ce temps-là luy aida à chasser son Roy et seigneur légitime, pour ravir le royaume comme une proye : il eut cela pour récompense, que toutes les Eglises gallicanes furent assujeties à la jurisdiction du siège romain. Comme les brigans ont accoustumé de partir ensemble le butin : aussi ces gens de bien, après avoir fait une telle volerie, feirent leur partage en ceste manière, que Pépin eust la seigneurie temporelle, et Zacharie eust la prééminence spirituelle. Or d’autant qu’il n’en jouissoit pas du tout paisiblement, comme choses nouvelles ne sont pas aisées à introduire du premier coup, il fut confermé en sa possession par Charlemaigne, quasi pour semblable cause. Car Charlemaigne estoit attenu à l’Evesque de Rome, d’autant qu’il estoit parvenu à l’Empire en partie par son moyen. Or combien qu’il soit croyable que les Eglises estoyent desjà au paravant fort desfigurées par tout, néantmoins il est certain qu’adoncques la forme ancienne fut du tout effacée en France et en Alemagne. Il y a encores en la court de Parlement à Paris, des registres faits par forme de Chroniques, lesquels faisans mention des choses ecclésiastiques, renvoyent aux pactions faites entre Pépin ou Charlemaigne, et l’Evesque de Rome : dont on peut bien veoir que lors l’estat ancien de l’Eglise fut changé.

4.7.18

Depuis ce temps-là, selon que les choses déchéoyent journellement de mal en pis, la tyrannie du siège romain s’est augmentée par succession de temps : et ce en partie par la bestise des Evesques, en partie par leur nonchalance. Car comme ainsi soit que l’Evesque romain s’eslevast de jour en jour, s’usurpant tout à luy seul, les Evesques ne furent point esmeus d’un zèle tel qu’ils devoyent, pour réprimer sa cupidité : et quand ils en eussent eu le vouloir, d’autant qu’ils estoyent povres ignorans et de petite prudence, ils n’estoyent point suffisans pour en venir à but. Et pourtant nous voyons quelle dissipation il y avoit à Rome du temps de sainct Bernard : ou plustost quelle estoit l’horrible profanation de la Chrestienté. Il se complaind que de tout le monde, les ambitieux, les avaricieux, les simoniaques, les paillars, les incestes et tous meschans accouroyent à Rome, pour obtenir les honneurs de l’Eglise par l’authorité apostolique, ou bien pour se maintenir en possession : disant que fraude et circonvention et violence y régnoyent : disant aussi que la façon de juger qui estoit adoncques en usage, estoit exécrable : et non-seulement indécente à l’Eglise, mais à une justice laye. Il crie que l’Eglise est plene d’ambitieux, et qu’il n’y a nul qui craigne de commettre toute meschanceté, non plus que brigans en une caverne, quand ils butinent entre eux ce qu’ils ont robé aux passans. Il y en a peu, dit-il, qui regardent à la bouche du Législateur, mais tous regardent à ses mains, et non sans cause : car ce sont celles qui despeschent tout ce que le Pape fait. Puis après parlant au Pape, il dit, Qu’est-ce que tes flatteurs, qui te disent : Or sus, hardiment ? Tu les achètes de la despouille des Eglises : la vie des povres est semée aux places des riches : l’argent reluit en la boue, on y accourt de toutes pars : le plus povre ne l’emporte point, mais le plus fort, ou celuy qui court le plus viste. Ceste coustume, ou plustost ceste corruption mortelle, n’a point commencé de ton temps : Dieu vueille qu’elle y prene fin. Ce pendant tu es paré et attiffé précieusement. Si je l’osoye dire, ton siège est plustost un parc de diables que de brebis. Sainct Pierre faisoit-il ainsi ? Sainct Paul se mocquoit-il ainsi ? Ta cour a accoustumé de recevoir plustost les bons, que de les faire tels. Car les mauvais n’y proufitent point : mais les bons y empirent bien[m]. Puis après il raconte des abus qui se commettoyent aux appellations, que nul fidèle ne sçauroit lire sans horreur. Et finalement il conclud touchant la cupidité du siège romain à usurper plus qu’il ne luy estoit deu de jurisdiction, comme il s’ensuyt : Voyci le murmure et la quérimonie commune de toutes les Eglises, elles crient qu’elles sont coupées et desmembrées : il y en a bien peu, ou du tout nulles, lesquelles ne sentent ou ne craignent ceste playe. Demandes-tu quelles ? Les Abbez sont soustraits à leurs Evesques, les Evesques à leurs Archevesques : c’est merveilles si on peut excuser cela. En faisant ainsi, vous monstrerez bien que vous avez plénitude de puissance, mais non pas de justice. Vous faites cela, pource que vous le pouvez faire : mais la question est, si vous le devez faire. Vous estes là constituez pour conserver à chacun son honneur et son degré, non pas pour luy en porter envie[n]. Il en dit beaucoup d’avantage : mais j’ay voulu alléguer cela en passant, partie afin que les lecteurs regardent combien l’Eglise estoit lors décheute : partie aussi afin qu’ils voyent combien ceste calamité estoit fascheuse et amère à porter à tous bons fidèles.

[m] Lib. I, De consid., ad Eugen., circa finem, lib. IV.
[n] De consid., ad Eugen., lib. III.

4.7.19

Mais encores que nous accordions au Pape une telle prééminence et jurisdiction qu’a eue le siège romain au temps de Léon et Grégoire, que fait cela à la Papauté, selon qu’elle est à présent ? Je ne parle point encores de la seigneurie terrienne et puissance séculière, desquelles nous verrons ci-après à leur tour : mais du régime spirituel qu’ils ont, et duquel ils se glorifient. Qu’a-il de semblable avec l’estat de ce temps-là ? Car les Romanisques ne parlent point autrement du Pape, qu’en disant que c’est le souverain chef de l’Eglise en terre, et Evesque universel de tout le monde. Et les Papes en traittant de leur authorité, prononcent qu’ils ont la puissance de commander, et que tous sont sujets à leur obéir : que toutes leurs ordonnances doyvent estre tenues, comme si elles estoyent confermées du ciel par la voix de sainct Pierre : que les Conciles provinciaux où un Pape n’est point présent, n’ont point de vigueur : qu’ils peuvent ordonner Prestres et Diacres pour toutes les autres Eglises : que ceux qui seront ordonnez ailleurs, ils les peuvent appeler à eux, et les retirer de leurs Eglises. Il y a une infinité de telles vanteries au grand Décret de Gratien, que je ne récite point afin de n’importuner les lecteurs. Toutesfois la somme revient là, que l’Evesque de Rome a la cognoissance souveraine sur toutes causes ecclésiastiques, soit à juger et déterminer de la doctrine, soit à faire loix et statuts, soit à ordonner la discipline, soit à exercer jurisdiction. Ce seroit une chose trop longue et superflue, de réciter les privilèges qu’ils s’attribuent quant aux réservations. Mais ceste outrecuidance est intolérable sur toutes les autres, qu’ils ne laissent nul jugement en terre pour refréner ou restreindre leur cupidité désordonnée, s’ils abusent de leur puissance, laquelle de soy n’a point de fin ne de reigle, Qu’il ne soit loisible à aucun, disent-ils, de détracter le jugement de nostre siège, à cause de la Primauté que nous avons. Item, Celuy qui est juge de tous, ne sera point jugé, ne par l’Empereur, ne par les Rois, ne par tout le Clergé, ne par le peuple[o]. Cela desjà passe marque, qu’un seul homme se constitue juge de tous, et ne veut estre sujet à nulli. Mais que sera-ce s’il exerce tyrannie sur le peuple de Dieu ? s’il dégaste et destruit le règne de Christ ? s’il trouble et renverse toute l’Eglise ? s’il convertit l’office de Pasteur en brigandage ? Il n’y a remède : mesmes quand il seroit le plus meschant du monde, il nie qu’il soit tenu de rendre conte. Car voyci les édits des Papes : Dieu a voulu que les causes des autres fussent décidées par jugemens humains, mais il a réservé à son jugement seul le Prélat de nostre siège[p]. Item, Les œuvres de nos sujets sont jugées de nous : mais les nostres né sont jugées que d’un seul Dieu[q].

[o] Nicolaus, cujus extat sententia hæc in Decretis, XVII, quæst. III, cap. Nemini ; Innocent., IX, quæst. III, i cap. Nemo.
[p] Symmach., IX, quæst. III, cap. Aliorum.
[q] Antherius, ibidem, cap. Facta.

4.7.20

Et afin que ces sentences eussent plus d’authorité, ils les ont faussement intitulées des noms d’aucuns Papes anciens : comme si les choses eussent ainsi esté du commencement. Or il est plus que certain, que tout ce qui est attribué au Pape, outre ce que nous avons récité luy avoir esté donné par les anciens Conciles, est nouveau, et forgé depuis n’aguères. Qui plus est, ils sont venus à une telle impudence, qu’ils ont publié un rescrit sous le nom d’Anastase Patriarche de Constantinoble : auquel il confesse avoir esté ordonné par les Canons anciens, qu’il ne se feist rien, mesmes aux pays les plus lointains, qui n’eust esté premièrement rapporté au siège romain[r]. C’est chose trop notoire que cela est très-faux : mais outre cela, à qui feront-ils à croire qu’un ennemy du siège romain, et compétiteur de la dignité du Pape ait jamais ainsi parlé ? Mais voyci que c’est, il faloit que ces Antechrists fussent transportez d’une telle rage et aveuglement, que tous hommes de sain entendement veissent à l’œil leur meschanceté : je di ceux qui y veulent prendre garde. Les épistres décrétales compilées par Grégoire neufième : item les Clémentines, et les Extravagantes de Martin, démonstrent encores plus ouvertement et comme à plene bouche, une arrogance inhumaine, et une tyrannie du tout barbare. Voylà les beaux oracles dont les Romanisques veulent qu’on estime leur Papauté, et de là sont sortis leurs articles de foy, qu’ils tienent par tout entre eux comme estans venus du ciel, Que le Pape ne peut errer. Item, qu’il est supérieur de tous les Conciles : Item, qu’il est Evesque universel de tout le monde, et souverain chef de l’Eglise en terre. Je laisse là beaucoup de fatras que les Canonistes desgazouillent en leurs escholes : combien que les théologiens sorboniques non-seulement y consentent, mais aussi y applaudissent pour flatter leur idole.

[r] bidem, cap. Antiquis.

4.7.21

Je ne les poursuyvray point à la rigueur. Quelqu’un pour leur rabatre leur tant haut caquet, pourroit objecter la sentence que prononça sainct Cyprien au Concile de Carthage, où il présidoit, Nul de nous ne se dit Evesque des Evesques, nul ne contraint ses compagnons par une crainte tyrannique d’obéir à soy. On pourroit aussi alléguer ce qui fut quelque temps après décrété à Carthage, asçavoir que nul ne se deust nommer Prince des Evesques, ou premier Evesque. On pourroit amasser beaucoup de tesmoignages des histoires, beaucoup de Canons des Conciles, et beaucoup de sentences des Pères anciens, où l’Evesque de Rome est rangé en sorte, qu’on prouveroit bien qu’il n’avoit pas les ailes trop grandes. Mais je me déporte de toutes ces choses, afin qu’il ne semble que je les presse trop. Seulement que ceux qui voudront maintenir le siège romain me respondent, s’ils n’ont point de honte d’approuver ce tiltre d’Evesque universel, lequel ils voyent avoir esté anathématizé par tant de fois par sainct Grégoire. Si le tesmoignage de sainct Grégoire a quelque valeur : en ce qu’ils font leur Pape Evesque universel, ils déclairent plenement qu’il est Antéchrist. Le nom de Chef n’estoit non plus en usage de ce temps-là mesme, c’est-à-dire de sainct Grégoire. Car il parle ainsi en quelque passage : Pierre estoit un membre principal au corps : Jehan, Jaques et André estoyent chefs des peuples particuliers : toutesfois ils ont esté tous membres de l’Eglise sous un Chef : mesmes les Saincts devant la Loy, les Saincts sous la Loy, les Saincts en la grâce, tous sont constituez entre les membres, pour accomplir le corps du Seigneur : et nul n’a jamais voulu estre dit Universel[a]. Touchant ce que le Pape prétend avoir la puissance de commander, cela ne convient guères bien à ce que sainct Grégoire aussi dit en un autre passage. Car pource qu’Eulolius Evesque d’Alexandrie luy avoit escrit en ceste forme, En suyvant ce que vous m’avez commandé : il luy respond ainsi, Je vous prie ostez-moy ce mot de commandement. Je sçay qui je suis, et qui vous estes : en degré je vous répute frères : en saincteté, mes Pères : je ne vous ay doncques point commandé, mais je vous ay voulu advertir de ce qui me sembloit utile[b]. Touchant ce que le Pape estend ainsi sa jurisdiction sans fin, en cela il fait une grosse injure et outrageuse, non-seulement aux autres Evesques, mais aussi à toutes les autres Eglises, lesquelles il deschire par pièces, pour édifier son siège des ruines d’icelles. En ce qu’il s’exempte de tous jugemens, et par une façon tyrannique veut tellement régner, que son plaisir luy soit au lieu de loy : cela est tant contraire au régime ecclésiastique, qu’il ne se peut excuser en façon du monde. Car c’est une chose qui répugne non-seulement à la Chrestienté, mais à l’humanité.

[a] Epist. XCII, lib. IV, Ad Joan. Constantinopol.
[b] Lib. VII, epist. XXVIII.

4.7.22

Toutesfois, afin qu’il ne me soit mestier d’esplucher chacun point par le menu, je demande derechef à ces bons advocats du siège romain, s’ils n’ont point de honte de maintenir l’estat présent de la Papauté, lequel il appert estre cent fois plus corrompu qu’il n’estoit du temps de sainct Grégoire et de sainct Bernard. Et néantmoins ces saincts personnages ont esté fort faschez de veoir ce qu’ils voyoyent desjà lors. Sainct Grégoire se complaind par-ci par-là, qu’il est distrait d’occupations indécentes à son office, et que sous couleur d’estre fait Evesque, il est retourné au monde : et qu’il est plus enveloppé en solicitudes terriennes, qu’il n’avoit jamais esté du temps qu’il estoit lay[c] : qu’il est suffoqué d’affaires séculiers, tellement que son esprit ne se peut lever en haut : qu’il est agité de diverses vagues comme en une tempeste, et qu’il peut bien dire qu’il est venu au profond de la mer. Certes quelques occupations terriennes qu’il eust, si pouvoit-il prescher en l’Eglise son peuple, admonester en particulier ceux qui en avoyent mestier, mettre ordre à son Eglise, donner conseil aux Evesques voisins, et les exhorter à faire leur devoir : avec cela il luy restoit quelque temps pour escrire des livres, comme il a fait. Et toutesfois il se complaind de sa calamité, de ce qu’il est plongé au profond de la mer[d] Ps. 69.3. Si le gouvernement de ce temps-là a esté une mer, que sera-ce de la Papauté qui est à présent ? Car combien de distance y a-il ? Que le Pape maintenant presche, on le réputeroit pour un monstre : d’avoir soin de la discipline, de prendre la charge des Eglises, de faire quelque office spirituel, il n’en est nouvelles. Brief, ce n’est rien que monde : et toutesfois les Romanisques louent autant ce labyrinthe, comme si on ne pouvoit rien imaginer de mieux ordonné. Et quelles quérimonies fait sainct Bernard, et quels souspirs jette-il, quand il considère les vices de son temps ? Que diroit-il doncques s’il voyoit ce qui se fait de ce temps auquel la meschanceté s’est desbordée du tout comme en un déluge ? Quelle impudence est-ce, je vous prie, non-seulement de maintenir avec obstination un estat estre sainct et divin, lequel a esté réprouvé d’un consentement de tous les anciens Pères : mais mesmes d’abuser du tesmoignage d’iceux, pour maintenir ce qui leur a esté du tout incognu ? Combien que quant au temps de sainct Bernard, je confesse que desjà tout estoit si dépravé, qu’il n’y a pas grande différence entre la corruption qui est à présent et celle qui estoit alors : mais ceux qui prenent couverture du temps de Léon et de sainct Grégoire pour excuser la Papauté présente, n’ont nulle honte ne vergongne. Car ils font tout ainsi comme si quelqu’un pour approuver la Monarchie des Empereurs, louoit l’estat ancien de la police romaine : c’est-à-dire, qu’il empruntast les louanges de la liberté, pour orner la tyrannie Psa.69.3.

[c] Epist. V, lib. I, Ad Theotist.
[d] Epist. VII, Ad Anastasium ; item, XXV, et alibi.

4.7.23

Finalement, encores qu’on leur concédast tout ce que nous avons dit jusques à ceste heure, si n’ont-ils encores rien gaigné. Car nous leur faisons un nouveau procès, quand nous nions qu’il y ait Eglise à Rome, laquelle soit capable de ce que Dieu a donné à sainct Pierre : quand nous nions qu’il y ait un Evesque qui soit capable d’user d’aucun privilège. Pourtant encores que tout ce que nous avons ci-dessus réfuté fust vray, asçavoir que Pierre a esté constitué par la bouche de Christ, chef de l’Eglise universelle, et qu’il a résigné au siège romain ceste dignité : item, que cela a esté confermé par l’authorité de l’Eglise ancienne et par long usage : item, que tous d’un consentement ont permis tousjours la jurisdiction souveraine au Pape de Rome : item, qu’il a esté juge de toutes les causes et de tous les hommes de la terre, n’estant sujet au jugement d’aucun : quand, di-je, je leur auray donné tout cela, et beaucoup plus s’ils veulent, néantmoins je leur respon en un mot que rien n’a lieu, sinon qu’il y ait à Rome une Eglise et un Evesque. Vueillent-ils ou non, il faut qu’ils me confessent que Rome ne peut autrement estre mère des Eglises, sinon qu’elle soit aussi Eglise : et que nul ne peut estre prince des Evesques, qu’il ne soit Evesque. Veulent- ils doncques avoir à Rome le siège apostolique ? qu’ils me monstrent qu’il y ait vray Apostolat et légitime. Veulent-ils là avoir le Prélat souverain de tout le monde ? qu’ils me monstrent qu’il y ait un vray Evesque. Or comment me monstreront-ils aucune face ny apparence d’Eglise ? Ils le disent bien, et ont tousjours ceste vanterie en la bouche : mais je di pour réplique, qu’une Eglise a ses marques pour estre cognue, et qu’Evesché est un nom d’office. Il n’est point yci question du peuple, mais du régime qui doit tousjours apparoistre en l’Eglise. Où est-ce qu’est le ministère tel qu’il a esté ordonné de Christ ? Qu’il nous souviene de ce qui a esté dit au paravant touchant l’office des Prestres et d’un Evesque. Si nous réduisons l’office des Cardinaux à ceste reigle-là, c’est-à-dire à l’institution de nostre Seigneur, nous dirons qu’ils ne sont rien moins que Prestres. Touchant du Pape, je voudroye bien sçavoir que c’est qu’il a de semblable à un Evesque. Le principal point de l’office épiscopal, est de prescher la Parole de Dieu au peuple. Le second, prochain à iceluy, d’administrer les Sacremens. Le troisième, d’admonester et de reprendre, et mesmes corriger par excommunication ceux qui faillent. Qu’est-ce qu’il fait de tout cela ? Qui plus est, fait-il semblant d’y attoucher ? Que ses flatteurs doncques me disent comment ils veulent qu’on le tiene pour Evescque : veu qu’il ne donne nulle apparence d’attoucher, mesmes du petit doigt, la moindre portion qui soit de son office.

4.7.24

Ce n’est point d’un Evesque comme d’un Roy. Car un Roy, encores qu’il ne s’acquitte point de son devoir, retient néantmoins le nom et le tiltre royal. Mais en estimant un Evesque, on regarde la commission que nostre Seigneur leur a baillée à tous, laquelle doit tousjours demeurer en sa vigueur. Pourtant, que les Romanisques me soudent ceste question : Je di que leur Pape n’est point souverain entre les Evesques, veu que luy-mesme n’est point Evesque. Il faut qu’ils me prouvent ce second membre, s’ils veulent gaigner quant au premier. Et qu’est-ce, qu’il a non-seulement rien propre à un Evesque, mais toutes choses contraires ? Combien que je me trouve yci fort empesché : car par où commenceray-je ? par la doctrine, ou par les mœurs ? Que diray-je ? ou que tairay-je ? et où feray-je fin ? Je diray cela : comme ainsi soit que le monde soit aujourd’huy rempli de fausses et meschantes doctrines, plein de tant d’espèces de superstitions, aveuglé en tant d’erreurs, plongé en si grande idolâtrie, qu’il n’y a nul de tous ces maux qui ne soit sorty du siège romain, ou pour le moins n’ait prins de là sa confirmation. Et n’y a nulle autre cause pourquoy les Papes soyent si enragez contre la doctrine de l’Evangile, quand elle se remet maintenant au-dessus ; pourquoy ils employent toute leur force à la destruire, et pourquoy ils incitent tous les Rois et Princes à la persécuter, sinon d’autant qu’ils voyent bien que tout leur règne s’en va en décadence, si une fois l’Evangile est remis en son entier. Léon a bien esté cruel de nature : Clément fort adonné à espandre le sang humain : Paul est encores aujourd’huy enclin à une rage inhumaine. Mais leur nature ne les a pas tant poussez à impugner la vérité, que d’autant que c’est le seul moyen pour maintenir leur tyrannie. Pourtant comme ainsi soit qu’ils ne puissent consister sinon en destruisant Jésus-Christ, ils s’efforcent de ruiner l’Evangile, comme s’il estoit question de la défense de leur propre vie. Quoy doncques ? penserons-nous qu’il y ait là siège apostolique, où nous ne voyons qu’une horrible apostasie ? Celuy qui en persécutant furieusement l’Evangile, se démonstre apertement estre Antéchrist, sera-il réputé de nous vicaire de Christ ? Celuy qui machine par feu et par flambe de démolir tout ce que Pierre a édifié, doit-il estre tenu pour successeur de Pierre ? Tiendrons-nous pour chef d’Eglise, celuy qui la deschire par pièces, l’ayant premièrement retranchée de Jésus-Christ son vray chef, pour en faire comme un tronc tout mutilé ? Encores que j’accorde que Rome ait esté jadis mère de toutes les Eglises, depuis qu’elle a commencé d’estre le siège d’Antéchrist, elle a laissé d’estre ce qu’elle estoit.

4.7.25

Il semble advis à d’aucuns que nous soyons mesdisans et trop aigres en paroles, quand nous appelons le Pape Antéchrist : mais ceux qui ont telle opinion ne pensent point qu’ils accusent du mesme vice sainct Paul, après lequel nous parlons, voire de la bouche duquel nous parlons ainsi. Et afin que nul ne réplique que nous destournons mal à la Papauté les paroles de sainct Paul, comme si elles tendoyent à autre fin, je monstreray en brief qu’on ne les peut autrement prendre ny exposer, que de la Papauté. Sainct Paul dit que l’Antéchrist sera assis au Temple de Dieu 2Thess. 2.4. Et en un autre lieu le sainct Esprit tesmoigne que le règne d’iceluy sera situé en haut parler, et en blasphèmes contre Dieu Dan. 7.25. De là j’infère que c’est plustost une tyrannie sur les âmes que sur les corps, laquelle est dressée contre le règne spirituel de Christ. Secondement, que ceste tyrannie est telle, qu’elle n’abolit point le nom de Christ de son Eglise, mais plustost qu’elle est cachée sous l’ombre de Jésus-Christ, et sous couleur de son Eglise comme sous une masque. Or comme ainsi soit que toutes les hérésies et sectes qui ont esté depuis le commencement du monde, appartienent au règne d’Antéchrist, toutesfois quand sainct Paul prédit qu’une apostasie adviendra, ou un révoltement, par ceste description il dénote que le siège d’abomination dont il parle, sera lors eslevé, quand il y aura comme un révoltement universel en l’Eglise : combien que ce pendant plusieurs membres particuliers estans dispersez çà et là, ne laisseront point de persévérer en l’unité de foy. Quand il adjouste que de son temps l’Antéchrist avoit commencé à bastir l’œuvre d’iniquité en secret, pour le consommer puis après ouvertement : par cela nous entendons que ceste calamité ne devoit point procéder d’un seul homme, ne prendre fin avec la vie d’un homme. D’avantage, puis qu’il nous donne ceste marque pour nous donner à cognoistre l’Antéchrist, asçavoir qu’il ravira à Dieu son honneur pour le tirer à luy, c’est ci le principal indice qu’il nous convient ensuyvre pour trouver l’Antéchrist : principalement si nous voyons que cest orgueil viene jusques-là, de faire une dissipation publique en l’Eglise. Or maintenant puis que c’est chose notoire que le Pape a transféré impudemment à sa personne ce qui estoit propre à un seul Dieu et à Jésus-Christ, il ne faut douter qu’il ne soit capitaine de ce règne d’iniquité et abomination.

4.7.26

Que les Romanisques nous objectent maintenant l’ancienneté, comme si en un tel renversement de toutes choses, l’honneur du siège demeuroit là où il n’y a plus mesmes nul siège. Eusèbe récite que Dieu par une juste vengence transporta jadis l’Eglise de Jérusalem en une autre ville de Syrie, nommée Pella[e]. Ce que nous lisons avoir esté fait un coup, s’est peu faire souvent. Pourquoy de tellement attacher l’honneur de primauté à un lieu, que celuy qui de faict est ennemy mortel de Jésus-Christ, adversaire de l’Evangile jusques au bout, extrême dissipateur et destructeur de l’Eglise, bourreau et meurtrier très-cruel de tous les saincts, soit néantmoins réputé vicaire de Jésus-Christ, successeur de sainct Pierre, premier Prélat de l’Eglise, seulement pource qu’il occupe le siège qui anciennement a esté le premier, c’est une chose trop sotte et trop ridicule. Je me déporte de dire combien il y a de différence entre la chancellerie du Pape et un ordre légitime d’Eglise : combien que ce seul point suffiroit pour décider toute la difficulté de ceste matière. Car nul de cerveau rassis n’enclorra l’office d’Evesque en du plomb et en des bulles, et tant moins en ceste boutique de toutes tromperies et cautèles, ausquelles gist, comme on pense, tout le régime spirituel du Pape. C’a doncques esté bien dit à quelqu’un, que ceste Eglise romaine dont on parle, et dont les Escritures anciennes font mention, a esté desjà passé long temps convertie en la Cour qu’on voit maintenant à Rome. Je ne touche point encores les vices des personnes, mais je monstre que la Papauté est du tout directement contraire et répugnante au gouvernement de l’Eglise.

[e] Euseb., lib. III, cap. V.

4.7.27

Que si nous venons aux personnes, Dieu sçait quels vicaires de Christ nous trouverons : et tout le monde le cognoist. Asçavoir si nous tiendrons Jules et Léon, et Clément et Paul pour pilliers de la foy chrestienne, et principaux Docteurs de la religion, quand nous sçavons qu’ils n’ont jamais rien tenu de Jésus-Christ, sinon ce qu’ils en avoyent apprins en l’eschole de Lucian ? Mais qu’est-ce que j’en nomme trois ou quatre, comme si on estoit en doute quelle est la Chrestienté dont les Papes avec tout le Collège des Cardinaux ont fait profession desjà par longues années, et font encores à présent ? Le premier article de leur théologie, laquelle ils ont entre eux, est qu’il n’y a point de Dieu. Le second, que tout ce qui est escrit et tout ce qu’on presche de Jésus-Christ n’est que mensonge et abus. Le troisième, que tout ce qui est contenu en l’Escriture, touchant la vie éternelle et la résurrection de la chair, ne sont que fables. Je sçay bien que tous n’ont pas telle opinion, et qu’il y en a aussi peu d’entre eux qui osent ainsi parler : toutesfois il y a jà longtemps que ceste a esté la Chrestienté ordinaire des Papes, comme ainsi soit que cela soit plus que cognu à tous ceux qui cognoissent Rome. Toutesfois les théologiens romanisques ne laissent point de tenir tousjours ceste conclusion en leurs escholes, et de la publier en leurs Eglises, que ce privilège est donné au Pape de ne pouvoir errer d’autant qu’il fut dit par nostre Seigneur à sainct Pierre, J’ay prié pour toy, afin que ta foy ne défaille point Luc 22.32. Je vous prie, qu’est-ce qu’ils proufitent en badinant si impudemment, sinon que tout le monde cognoisse qu’ils sont du tout venus à une audace désespérée, jusques à ne craindre Dieu, et n’avoir nulle honte des hommes ?

4.7.28

Mais posons le cas que l’impiété des Papes que j’ay nommez soit incognue, d’autant qu’ils ne l’ont point publiée ne par sermons ne par livres, mais seulement l’ont descouverte en leur chambre, ou en leur table : ou pour le moins qu’ils ne sont pas montez en chaire pour la faire sçavoir à tout le monde. Toutesfois s’ils veulent que le privilège lequel ils prétendent, ait sa vigueur, si faut-il qu’ils tracent du nombre des Papes, Jehan XXII, lequel publiquement a tenu que les âmes estoyent mortelles, et qu’elles périssoyent avec les corps, jusques au jour de la résurrection. Et pour monstrer encores plus clairement que tout le siège avec ses principales jambes estoit renversé et décheut, il n’y eut nul des Cardinaux qui contredist à son erreur : mais seulement la faculté des théologiens de Paris induit le Roy à ce qu’il le contraignist de se desdire : et le Roy à leur instance interdit à son de trompe que nul de ses sujets ne fust de sa communion, s’il ne se repentoit incontinent : par laquelle nécessité il fut contraint de se rétracter et desdire, comme le récite maistre Jehan Gerson. Cest exemple est suffisant, à ce qu’il ne me soit mestier de disputer plus outre contre nos adversaires, touchant ce qu’ils disent, que le siège romain et les Papes qui y sont assis ne peuvent errer, pource qu’il a esté dit à sainct Pierre. J’ay prié pour toy que ta foy ne défaille point Luc 22.32. Certes celuy que nous venons d’alléguer, asçavoir Jehan XXII, est un tesmoignage notable pour tous temps, que tous ceux qui succèdent à sainct Pierre en son Evesché, ne sont pas tousjours Pierres. Combien que l’argument qu’ils font est si puérile de soy, qu’il n’est pas digne de response. Car s’ils veulent tirer aux successeurs de sainct Pierre tout ce qui a esté dit de sa personne, il s’ensuyvra que tous Papes sont Satan, veu que nostre Seigneur Jésus luy dit, Retire-toy, Satan : tu m’es scandale Matt. 16.23. Car d’un mesme droict qu’ils nous allèguent le passage précédent, nous leur pouvons mettre cestuy-ci en avant pour réplique.

4.7.29

Mais je ne pren point plaisir à estre inepte comme ils sont, et user de cavillations frivoles. Pourtant je revien à mon premier propos, c’est que d’attacher Jésus-Christ et son Eglise à un certain lieu, tellement que quiconques préside là, mesmes que ce fust un diable, soit néantmoins tenu pour vicaire de Christ et chef de l’Eglise, d’autant qu’il sera au siège où a esté jadis sainct Pierre, non-seulement c’est une impiété en laquelle Jésus-Christ est déshonoré, mais aussi une sottise trop lourde, et répugnante au sens commun des hommes. Il y a jà longtemps, comme jà nous avons dit, que les Papes sont sans Dieu et sans conscience, ou bien qu’ils sont ennemis mortels de la Chrestienté. Ils ne sont doncques non plus vicaires de Christ à cause du siège, qu’une idole est Dieu quand on la colloque au Temple de Dieu 2Thess. 2.4. S’il est question de juger des mœurs, que les Papes mesmes respondent pour eux : qu’est-ce qu’ils ont en quoy on les doyve tenir pour Evesques ? Premièrement, ce qu’on vit à Rome en la façon qui est cognue à chacun, eux non-seulement se faisans et faisans semblant de rien, mais aussi approuvans tacitement la meschanceté tant desbordée, c’est une chose trop indécente à bons Evesques, desquels l’office est de contenir le peuple en bonne discipline. Mais je ne leur seray point tant sévère, de les charger des fautes des autres : mais en ce que tant eux que leur famille, avec tout le collège des Cardinaux et toute la bande de leur Clergé sont tellement abandonnez à toute vilenie et ordure, à toute espèce de crime et de turpitude, qu’ils ressemblent plustost à des monstres qu’à des hommes : en cela certes ils déclairent qu’ils ne sont rien moins qu’Evesques. Combien qu’il ne faut pas qu’ils craignent que je descouvre plus avant leur infamie. Car il me fasche d’estre si long temps en une fange si puante, et je crain d’offenser les aureilles de ceux qui sont honnestes et pudiques. D’avantage, il me semble que j’ay démonstré plus que suffisamment ce que je vouloye : asçavoir que quand Rome auroit jadis esté chef de toutes les Eglises, toutesfois elle n’est pas aujourd’huy digne d’estre contée entre les petis doigts des pieds.

4.7.30

Quant est des Cardinaux, qu’on appelle, je m’esbahi comment cela s’est fait, que si soudainement ils sont parvenus en une si haute dignité. Ce nom, du temps de sainct Grégoire ne compétoit qu’aux Evesques seulement. Car quand il parle des Cardinaux, il n’entend point les Prestres de Rome, mais les Evesques de quelque lieu que ce soit : tellement que Prestre Cardinal, en somme, ne signifie autre chose en ses escrits, qu’Evesque[f]. Je ne trouve point que ce nom ait esté en usage au paravant en quelque signification que ce soit. Toutesfois je trouve que les Prestres de Rome ont esté le temps passé beaucoup moindres que les Evesques, au lieu que maintenant ils les précèdent de loing. Ceste sentence de sainct Augustin est commune. Combien que selon les tiltres d’honneur qui sont usitez en l’Eglise, le degré d’Evesque soit plus grand que celuy de Prestrise, toutesfois Augustin est moindre que Hiérosme en plusieurs choses[g]. Notons qu’il parle à un Prestre romain, lequel il ne discerne point d’avec les autres : mais les met indifféremment tous au-dessous des Evesques. Et cela a esté tellement observé, que quand l’Evesque de Rome envoya deux ambassadeurs au Concile de Carthage, dont l’un estoit Prestre de l’Eglise romaine, iceluy fut assis tout le dernier. Mais encores pour ne point chercher l’ancienneté trop loing, nous avons les Actes du Concile que teint sainct Grégoire[h] auquel les Prestres de l’Eglise romaine sont assis les derniers, et font leur souscription à part : les Diacres n’ont pas mesmes ce crédit de souscrire. Et certes les Prestres romains n’avoyent autre office de ce temps-là, sinon d’assister à l’Evesque, comme coadjuteurs à prescher et administrer les Sacremens. Maintenant la chance est tellement tournée, qu’ils sont devenus cousins des Rois et des Empereurs. Et n’y a doute qu’ils ne soyent creus petit à petit avec leur chef, jusques à ce qu’ils se sont eslevez au comble où ils sont à présent, pour en cheoir bien tost.

[f] Epist. XV, LXXVII, LXXIX ; lib. II, epist. VI, XXV, et multis aliis.
[g] Epist. XIX, Ad Hieronynium.
[h] Regist., lib. IV.

4.7.31

Il m’a semblé advis bon de toucher aussi ce point en passant, pour donner tant mieux à entendre aux lecteurs, que le siège Romain, tel qu’il est aujourd’huy, diffère beaucoup de l’ancien, lequel il prend pour ombre et couverture à fausses enseignes. Or quels qu’ils ayent esté au paravant (j’enten tousjours des Prestres romains), puis qu’ils n’ont à présent nulle charge légitime en l’Eglise, et que seulement ils retienent une masque vaine et frivole : qui plus est, puis qu’ils ont toutes choses contraires à vrais Prestres, il faut qu’il leur adviene ce que sainct Grégoire dit tant souvent, et de faict il leur est desjà advenu. Je dénonce, dit-il, avec souspirs, que quand l’estat des Prestres est descheut en soy-mesme, qu’il ne se peut long temps maintenir debout avec les autres. Ou plustost il a falu que ce que dit le Prophète Malachie soit accomply en eux. Vous avez laissé le droict chemin, et avez fait achopper plusieurs, et avez violé l’alliance de Lévi, dit le Seigneur. Pour ceste cause, voyci je vous rendray contemptibles à tout le peuple[i] Malach. 2.8-9. Maintenant je laisse à penser à un chacun quel est le bastiment de la Hiérarchie romaine, depuis le pied jusques au sommet : le bastiment, di-je, auquel les Papistes ne doutent point d’assujetir par une impudence exécrable, la pure Parole de Dieu, laquelle doit estre en révérence et honneur au ciel et en la terre, aux hommes et aux Anges.

[i] Lib. IV, epist. LII, LV ; lib. V, epist. VII et alibi.

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