Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE IV
Qui est des moyens extérieurs, ou aides dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ son Fils, et nous retenir en luy.

Chapitre XIII
Des vœus : et combien ils ont esté faits à la volée en la Papauté, pour enlacer misérablement les âmes.

4.13.1

C’est une chose bien à déplorer, que l’Eglise, après que sa liberté luy a esté acquise d’un pris inestimable, asçavoir par le sang de Jésus-Christ, ait esté ainsi opprimée de cruelle tyrannie, et accablée d’un amas infini et importable de traditions humaines. Mais ce pendant la bestise de chacun particulier monstre que Dieu n’a pas lasché en telle sorte la bride à Satan et ses ministres, sans très-juste cause. Car il n’a pas suffi à ceux qui vouloyent estre veus dévots, de mespriser le joug de Christ et ce pendant recevoir et porter tels fardeaux qu’il a semblé bon aux faux Docteurs, sinon que chacun se filast quelque corde à part, mesmes que chacun se fouist quelque puits pour s’y plonger jusques au profond. Cela s’est fait quand chacun a voulu estre le plus habile à se forger des vœus, pour s’estreindre d’une obligation plus forte qu’il n’y avoit en un si grand nombre de loix et si excessif. Puis doncques que nous avons monstré ci-dessus que le service de Dieu a esté corrompu par l’arrogance de ceux qui ont dominé sous le tiltre de Pasteurs, quand ils ont enveloppé les povres âmes en leurs loix iniques, ce ne sera pas chose hors de propos, de remonstrer yci un autre vice prochain à cestuy-là, auquel on peut appercevoir que le monde est d’esprit si pervers, que tousjours il a tasché par tous obstacles qu’il a peu, de repousser les aides que Dieu luy donnoit. Mais afin qu’il soit plus aisé de comprendre quels malheurs les vœus ont apportez, il est besoin que les lecteurs se souvienent des principes qui ont esté mis ci-dessus. Car nous avons dit premièrement, que tout ce qui est requis à bien et sainctement vivre, est comprins en la Loy. Nous avons dit outreplus, que le Seigneur, afin de nous retirer de ceste curiosité de forger une façon nouvelle de le servir à nostre poste, a enclos toute la louange de justice en la simple obéissance de sa volonté. Si cela est vray, il faut conclurre que tous les services que nous aurons inventez de nous-mesmes pour plaire à Dieu, ne luy seront point agréables, quelque plaisir que nous y prenions. Et de faict, le Seigneur en plusieurs passages non-seulement les rejette, mais les a fort en abomination. Cela doncques nous engendre une dispute touchant les vœus qui se font outre la Parole de Dieu expresse, asçavoir en quelle estime on les doit avoir : et si un homme chrestien en peut faire quelqu’un tel : et s’il en a fait, combien il en est obligé. Car ce que nous appelons Promesse entre les hommes, est nommé Vœu au regard de Dieu. Or nous promettons aux hommes les choses lesquelles nous pensons qu’ils auront à gré, ou lesquelles nous leur devons selon raison et équité. Il faut doncques que nous usions encores d’une plus grande discrétion aux vœus, veu qu’ils s’addressent à Dieu, avec lequel il n’est point question de se jouer. Or il y a eu une merveilleuse superstition de tout temps au monde en cest endroict, c’est que les hommes ont voué à Dieu à la volée, sans jugement et sans propos, tout ce qui leur venoit en la fantasie et à la bouche. De là sont venues les folies des vœus, dont les Payens se sont jouez avec leurs dieux : et non-seulement folies, mais absurditez monstrueuses. Et pleust à Dieu que les Chrestiens n’eussent point ensuyvy une telle audace. Il ne se devoit point faire : mais nous voyons qu’il n’y a rien eu de long temps plus commun que ceste outrecuidance : c’est que le peuple laissant et mesprisant la Loy de Dieu, a bruslé d’une folle cupidité et insensée après tout ce qu’il avoit songé. Je ne veux point aggraver ce mal : ne mesmes deschiffrer par le menu de quelle énormité on a offensé, et en combien de sorte on a failly en ceste matière : mais j’ay voulu toucher ceci en brief, afin qu’on sçache qu’en traittant des vœus, nous n’esmouvons pas question superflue et vaine.

4.13.2

Or si nous ne voulons point errer en jugeant quels vœus sont légitimes et pervers, il nous convient observer trois choses. Premièrement, qui est celuy auquel le vœu s’addresse. Secondement, qui nous sommes, nous qui vouons. Tiercement, de quelle intention c’est que nous vouons. Le premier tend à ce but, que nous pensions que c’est Dieu à qui nous avons à faire, lequel prend tellement plaisir à nostre obéissance, qu’il prononce tous services volontaires, c’est-à-dire que nous inventons de nostre teste, estre maudits, quelque belle apparence qu’ils ayent devant les hommes Col. 2.23. Si tous les services de Dieu que nous controuvons outre son commandement luy sont en abomination, ils’ensuyt qu’il n’y en a nul qui luy soit agréable, sinon qu’il l’ait approuvé par sa Parole. Pourtant que nous ne prenions point ceste licence d’oser rien vouer à Dieu, qui n’ait tesmoignage aucun de luy. Car ce que dit sainct Paul, que tout ce qui se fait sans foy est péché Rom. 14.23, comme ainsi soit qu’il s’estende à toutes œuvres, toutesfois lors il a principalement lieu, quand l’homme addresse directement sa pensée à Dieu. Mesmes si nous errons ou trébuschons quant aux moindres choses du monde où il n’y a point certitude de foy, et que nous ne sommes point esclairez par la Parole de Dieu, combien nous convient-il estre plus modestes, quand il est question d’entreprendre chose de si grande importance ? Car il n’y a rien de plus grande importance, que ce qui appartient à servir Dieu. Pourtant que ceste soit la première reigle quant aux vœus, que nous n’entreprenions de rien vouer que nous n’ayons ceste résolution en nostre conscience, que nous n’attentons pas cela témérairement. Or nous serons adoncques hors du danger de témérité, quand nous aurons Dieu pour nous guider, nous dictant quasi par sa Parole ce qui est bon de faire, ou mauvais.

4.13.3

Le contenu de la seconde considération que nous avons dite, revient à ce point, que nous mesurions nos forces, et que nous regardions nostre vocation, et que nous ne mesprisions point la liberté que Dieu nous a donnée. Car celuy qui voue ce qui n’est point en sa puissance ou qui répugne à sa vocation, est téméraire : et celuy qui mesprise la grâce de Dieu, par laquelle il est constitué seigneur et maistre de toutes choses, est ingrat. En disant cela, je n’enten pas que nous ayons rien en nostre main, pour le pouvoir promettre à Dieu en fiance de nostre vertu : car c’est à bon droict qu’il a esté décrété au Concile d’Arausique[i], que nous ne pouvons rien vouer deuement à Dieu, sinon ce que nous aurons receu de sa main : veu que toutes choses que nous luy pouvons offrir, sont dons procédans de luy. Mais comme ainsi soit que Dieu par sa bénignité nous ait mis certaines choses en nostre faculté, et qu’il nous ait dénié les autres : qu’un chacun suyvant l’admonition de sainct Paul, regarde la mesure de la grâce qui luy est donnée Rom. 12.3 ; 1Cor. 12.11. Mon intention est de dire qu’il faut compasser nos vœus à la mesure que Dieu nous ordonne par le don qu’il nous fait, n’attentans point plus qu’il ne nous permet, de peur de nous précipiter en nous attribuant trop. Exemple : Quand ces bateurs de pavé, desquels sainct Luc fait mention aux Actes, vouèrent de ne manger jamais un morceau de pain, jusques à ce qu’ils eussent tué sainct Paul Actes 23.12 : encores le cas posé que leur intention n’eust pas esté si meschante, leur témérité estoit insupportable, entant qu’ils assujetissoyent à leur pouvoir la vie et la mort d’un homme. Pareillement Jephthé a receu payement digne de sa folie, quand il luy a falu sacrifier sa fille pour avoir fait un vœu inconsidéré en son ardeur Jug. 11.30. Mais on voit un comble de rage, en ce que tant de gens vouent de ne se marier jamais. Les Prestres, Moynes et Nonnains ayans oublié leur infirmité, cuident qu’ils se pourront bien passer pour toute leur vie de se marier. Et qui leur a révélé qu’ils pourront garder chasteté toute leur vie, à laquelle ils s’obligent à tousjours ? Ils oyent la sentence de Dieu, touchant la condition universelle des hommes : c’est qu’il n’est point bon à l’homme d’estre seul Gen. 2.13. Ils entendent (et pleust à Dieu qu’ils ne le sentissent point) combien les aiguillons d’incontinence sont aspres en leur chair. De quelle hardiesse osent-ils rejetter pour toute leur vie ceste vocation générale, veu que le don de continence est le plus souvent donné à certains temps, selon que l’opportunité le requiert ? En telle obstination qu’ils n’attendent point que Dieu leur doyve aider ; mais plustost qu’ils se souvienent de ce qui est escrit, Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu Deut. 6.16. Or cela est tenter Dieu, de s’efforcer contre la nature qu’il nous a donnée, et contemner les moyens qu’il nous présente, comme s’ils ne nous appartenoyent de rien. Ce que ceux-ci non-seulement font, mais n’ont point honte d’appeler le mariage, Pollution, duquel nostre Seigneur n’a point pensé l’institution estre indigne de sa majesté : lequel il a prononcé estre honorable en tous Héb. 13.4 : lequel Jésus-Christ a sanctifié par sa présence, et honoré par son premier miracle Jean 2.1, 9. Et font cela seulement pour magnifier l’estat qu’ils tienent, c’est de s’abstenir de mariage : comme s’il n’apparoissoit point par leur vie mesme, que c’est bien autre chose d’abstinence de mariage, que de virginité. Et néantmoins ils sont si effrontez, que d’appeler leur vie, Angélique, En quoy certes ils font trop grande injure aux Anges de Dieu, ausquels ils accomparagent paillars et adultères, et encores beaucoup pires. Et de faict, il ne faut pas yci grans argumens, veu qu’ils sont convaincus par la vérité. Car nous voyons à l’œil, combien par horribles punitions nostre Seigneur punit une telle arrogance et contemnement de ses dons ; et ay vergongne de descouvrir ce qui est plus occulte combien qu’on en sçait trop la moitié, tellement que l’air en put. Qu’il ne nous soit loisible de rien vouer qui nous empesche de servir à Dieu en nostre vocation, il n’y a nulle doute. Comme si un père de famille vouoit de quitter sa femme, et ses enfans, pour prendre quelque autre charge, ou celuy qui est propre à exercer office de Magistrat, estant esleu, vouoit de vivre en personne privée. Touchant ce que nous avons dit, qu’il ne faut point mespriser nostre liberté, cela seroit un peu obscur à entendre, si nous ne le déclairions. Or le sens est tel : comme ainsi soit que Dieu nous ait constituez maistres de toutes choses, et qu’il les nous ait tellement assujeties que nous en puissions user, pour nostre commodité, il ne nous faut point espérer que nous facions un service agréable à Dieu en nous assujetissant en servitude aux choses externes, lesquelles nous doyvent estre en aide. Je di cela, pource que plusieurs pensent que ce soit une vertu d’humilité, de s’astreindre à plusieurs observations desquelles le Seigneur non sans cause a voulu que nous fussions libres. Pourtant si nous voulons éviter un tel danger, il ne nous faut jamais eslongner de l’ordre que le Seigneur nous a institué en l’Eglise chrestienne.

[i] Chap. II.

4.13.4

Je vien maintenant à la troisième considération que j’ay mise : c’est que pour approuver nos vœus à Dieu, il faut bien adviser à quelle intention nous les faisons. Car d’autant que Dieu regarde le cœur, et non pas l’apparence extérieure, de là il advient qu’une mesme chose, selon que le propos sera divers, luy sera quelquesfois agréable, et quelquesfois luy desplaira grandement. Si quelqu’un voue de s’abstenir de boire vin, comme si en cela il y avoit quelque saincteté, il sera à bon droict condamné de superstition. S’il regarde à une autre fin qui ne soit point mauvaise, nul ne le pourra réprouver. Or selon que je puis juger, il y a quatre fins ausquelles se doyvent rapporter tous nos vœus. Pour donner plus claire intelligence de cela, nous dirons que les deux appartienent au temps passé : les deux autres au temps à venir. Les vœus, di-je, regardent au temps passé, quand par iceux nous faisons à Dieu recognoissance des bénéfices que nous tenons de luy ou par lesquels nous chastions les vices que nous avons commis, afin d’en obtenir pardon. Les premiers, nous les pourrons appeler, Vœus d’action de grâce : les seconds, nous les pourrons appeler, Vœus de pénitence. Quant est du premier genre, nous en avons un exemple au vœu que feit Jacob, en promettant à Dieu les décimes qu’il acquerroit en la terre d’Orient, s’il luy faisoit la grâce de retouner en la terre de sa nativité Gen. 28.22. Nous en avons aussi un exemple commun aux sacrifices qu’on appeloit Des pacifiques, que les saincts Roys ou gouverneurs allans à la guerre promettoyent à Dieu de luy rendre, s’il leur donnoit la victoire contre leurs ennemis : ou bien que le peuple estant en quelque affliction, vouoit à Dieu, s’il en estoit délivré par sa grâce. Et en ce sens faut prendre tous les passages des Pseaumes qui parlent des vœus Ps. 22.25 ; 56.12 ; 116.14, 18. Nous pouvons aujourd’huy aussi bien user de telle espèce de vœus, toutes fois et quantes que Dieu nous délivre de quelque calamité ou maladie dangereuse, ou autre péril. Car cela n’est pas répugnant à l’office d’un bon Chrestien, de présenter en tel cas à Dieu quelque oblation qu’il aura vouée, seulement pour recognoissance du bénéfice qu’il a receu, pour n’estre point ingrat à sa bonté. Quant à la seconde espèce, il suffira de démonstrer par un exemple familier quelle elle est. Prenons le cas que quelqu’un par son intempérance et gourmandise soit tombé en quelque péché : il ne nuira de rien quand il renoncera pour un temps à toutes délices, pour corriger ce vice d’intempérance auquel il se sent autrement enclin. Il n’y a aussi nul inconvénient qu’il face vœu sur cela, afin de se lier plus estroitement. Toutesfois je n’impose point loy à ceux qui auront failly en quelque sorte, de faire tous un semblable vœu : mais seulement je démonstre ce qui seroit licite à quelqu’un de faire, quand il penseroit que cela luy seroit utile. Parquoy je di qu’un tel vœu est sainct et légitime, sans préjudicier à la liberté d’un chacun d’en faire comme il voudra.

4.13.5

Quant aux vœus, qui regardent le temps à venir, les uns, comme j’ay dit, tendent à nous rendre plus songneux à éviter les dangers : les autres sont pour nous inciter à faire nostre devoir. Exemple : Quelqu’un se verra tellement enclin à un vice, qu’il ne pourra pas tenir moyen ni attrempance en une chose laquelle de soy ne sera que bonne : il ne fera point mal, renonçant par vœu à en user à certain temps. Comme si quelqu’un voit qu’il ne puisse user d’un accoustrement sans vaine gloire ou autre vanité, et néantmoins qu’il convoite et appète fort d’en user, il ne peut mieux faire que de se brider, s’imposant la nécessité de s’en abstenir, pour couper broche à sa convoitise. Semblablement, si quelqu’un est oublieux ou nonchalant à s’acquitter de ce qui est de l’office d’un Chrestien, pourquoy ne pourra-il corriger sa nonchalance, s’astreignant par vœu à faire ce qu’il a accoustumé d’oublier ? Je confesse bien qu’en l’un et en l’autre il y a comme une instruction puérile : mais par cela nous pouvons dire que ce sont aides à l’infirmité des rudes et imparfaits, dont ils se peuvent servir licitement. Pourtant tous les vœus qui regarderont à l’une de ces fins, principalement les vœus des choses externes, nous les tiendrons pour bons, moyennant qu’ils ayent approbation de Dieu pour leur appuy, et qu’ils convienent à nostre vocation, et qu’ils soyent compassez à la grâce que Dieu nous a faite.

4.13.6

Maintenant il n’est pas difficile de conclurre que c’est qu’il faut généralement sentir des vœus. Il y a un vœu commun entre les fidèles, lequel a esté fait pour nous au Baptesme, et le confermons en faisant protestation de nostre foy, et en recevant la Cène. Car les Sacremens sont comme instrumens de contracts, par lesquels Dieu nous promet sa miséricorde, et par icelle la vie éternelle : nous d’autre costé luy promettons obéissance. Or le contenu ou la somme de ce vœu que nous faisons au Baptesme, est de renoncer à Satan, pour nous adonner au service de Dieu, afin que nous soyons obéissans à ses saincts commandemens, n’obtempérans point aux désirs pervers de nostre chair. Il ne faut douter que ce vœu ne soit sainct et utile, veu que Dieu l’approuve en l’Escriture, et mesmes qu’il le requiert de tous ses enfans. Et à cela ne contrevient point, que nul n’accomplit en la vie présente une telle obéissance que Dieu requiert de nous. Car d’autant que la stipulation que Dieu fait en exigeant de nous que nous le servions, est enclose sous l’alliance de grâce, laquelle contient rémission des péchez, et régénération pour nous faire nouvelles créatures, la promesse que nous faisons là présuppose que nous requérons à Dieu tousjours pardon de nos fautes, et qu’il subviene à nostre foiblesse par son sainct Esprit. Touchant les vœus particuliers, quand il nous souviendra des trois reigles que nous avons mises ci-dessus, nous pourrons bien discerner aisément quels ils seront. Toutesfois que nul ne pense que je vueille tellement priser les vœus, mesmes ceux que je di estre bons, que je conseille d’en user journellement. Car combien que je n’ose rien déterminer du nombre ne du temps, toutesfois quiconques me voudra croire, en usera fort sobrement. Car si quelqu’un est léger à beaucoup vouer et souvent, cela sera cause qu’il n’observera pas tant diligemment ses vœus, et y a grand danger qu’il ne décline à superstition. Si quelqu’un se lie de vœu perpétuel, il ne s’en acquittera point sans grand’peine et fascherie : ou estant lassé à la longue, il quittera tout.

4.13.7

D’avantage, on sçait quelle superstition a régné longtemps au monde en cest endroict. L’un vouoit de ne point boire de vin, comme si ceste abstinence estoit un service de soy agréable à Dieu : l’autre s’obligeoit à jusner, l’autre à ne point manger chair en certains jours, ausquels il imaginoit faussement qu’il y avoit plus grande saincteté qu’aux autres. Il y avoit encores d’autres vœus plus infantiles : jà soit qu’ils ne se feissent pas des petis enfans. Car on a estimé pour grande sagesse, de vouer des pèlerinages çà et là, voire de faire le chemin à pied, ou y aller à demi nud, pour acquérir plus de mérite par le travail. Si on examine aux reigles que nous avons mises ci-dessus, toutes ces choses, ausquelles le monde a esté merveilleusement addonné, on trouvera que non-seulement elles sont vaines et folles, mais qu’il y a impiété manifeste. Car comment qu’en juge le sens humain, Dieu n’a rien en plus grande abomination, que les services qu’on luy forge à plaisir. Il y a puis après les meschantes opinions et damnables qui sont en la pluspart, c’est que les hypocrites s’estans acquittez de tels fatras, se font à croire qu’ils se sont acquis une justice excellente, pensans que la substance de la Chrestienté soit située en ces choses extérieures, et mesprisent tous ceux qui n’en tienent pas si grand conte qu’ils voudroyent.

4.13.8

Il n’est jà mestier de deschiffrer par le menu toutes les espèces : mais pource qu’on a en plus grande réputation les vœus monastiques, d’autant qu’ils semblent estre approuvez par l’authorité commune de l’Eglise, j’en traitteray yci briefvement. Pour le premier, afin que nul ne maintiene la moinerie telle qu’elle est aujourd’huy, sous couleur d’ancienneté et de longue possession, il faut noter qu’il y avoit bien une autre façon de vivre anciennement aux monastères. Ceux qui se vouloyent exercer en grande austérité de vie, se retiroyent là. Et tout ainsi que nous lisons aux histoires des Lacédémoniens, qu’ils avoyent une discipline en leur vie fort dure et aspre : aussi avoyent les moines de ce temps-là, voire mesmes plus rigoureuse et estroite. Ils dormoyent à terre sans lict ne couche : ils ne beuvoyent, que de l’eau, et ne mangeoyent autre viande que pain bis, des herbes et racines : leurs plus grandes friandises estoyent de l’huile, ou des poix et des fèves : ils n’usoyent d’aucunes viandes délicates, et s’abstenoyent tant qu’il estoit possible de tout ce qui appartenoit à l’aisance et soulagement du corps. Ces choses sembleront advis incroyables, sinon que ceux qui les ont veues et expérimentées en rendissent tesmoignage, comme Grégoire Nazanzien, Basile et sainct Chrysostome. C’estoyent les rudimens, par lesquels ils se préparoyent à un estat plus excellent. Car les collèges ou assemblées de moines estoyent lors comme semence, pour fournir l’Eglise de bons ministres : de laquelle chose ces trois que j’ay nommez sont tesmoins : veu que de la vie monastique ils ont esté appelez pour estre Evesques : et aussi plusieurs autres notables personnages de leur temps. Pareillement, sainct Augustin monstre qu’encores de son temps ceste coustume duroit, qu’on prenoit gens des monastères pour servir à l’Eglise : car il escrit en ceste sorte à un collège de moines : Nous vous exhortons en nostre Seigneur, frères, de garder vostre propos, et de persévérer jusques en la fin, et si l’Eglise vostre mère a quelquesfois besoin de vous, ne soyez point convoiteux par outrecuidance de recevoir la charge qu’elle vous imposera, et ne la refusez aussi par paresse, mais obéissez à Dieu gracieusement : ne préférez point vostre loisir aux nécessitez de l’Eglise à laquelle, si les saincts qui ont esté devant vous n’eussent servy pour luy aider à enfanter ses enfans, elle ne vous eust point enfantez[j]. Or il parle du ministère, par lequel les fidèles renaissent spirituellement. Il escrit aussi à Aurélius en une autre épistre : Quand on reçoit en l’ordre de clergé les moines qui se sont desbauchez de leur monastère, on donne occasion aux autres de faire le semblable, et fait-on grand’injure à l’estat ecclésiastique : veu mesmes que de ceux qui persévèrent au monastère, nous n’avons accoustumé de prendre que les meilleurs et les plus approuvez. Et le faut ainsi faire, sinon que nous vueillions estre en proverbe du peuple : c’est, comme on dit qu’un mauvais ménestrier sera bon musicien, aussi qu’on dise qu’un meschant moine sera bon ministre. C’est une chose trop désordonnée, d’eslever les moines en tel orgueil, et de faire si grand opprobre au clergé : veu mesmes que quelquesfois à grand’peine un bon moine est suffisant pour estre en l’ordre ecclésiastique, asçavoir s’il a tempérance de vie, et s’il n’a point la doctrine requise à tel office[k]. Il appert de ces passages que plusieurs bons personnages se préparoyent en la vie monastique pour venir au gouvernement de l’Eglise, afin d’estre plus aptes et mieux disposez pour s’acquitter de leur devoir : non pas que tous parveinssent à tel but, voire mesmes qu’ils y tendissent : veu qu’au contraire, pour la plus grand’part c’estoyent des gens simples et sans lettres : mais on eslisoit ceux qui estoyent idoines.

[j] Epist. LXXXI.
[k] Epist. LXXVI.

4.13.9

Or sainct Augustin nous descrit quasi en une peinture, la forme de la moinerie ancienne, principalement en deux lieux, assavoir au livre qu’il a intitulé, Des mœurs de l’Eglise catholique : où il défend les moines chrestiens contre les calomnies et fausses accusations des Manichées. Item, en un autre livre qu’il a intitulé, Du labeur des moines : où il reprend et corrige les moines qui avoyent corrompu leur estat. Je cueilleray yci tellement la somme de ce qu’il dit là, que j’useray mesmes de ces mots tant qu’il me sera possible : Contemnans, dit-il, les délices et plaisirs mondains, ils meinent ensemble une vie très-saincte et très-chaste, vivans en oraisons, en lectures et en conférences, sans enfleure d’orgueil, sans rébellion ne noise, sans envie : nul ne possède rien de propre, et nul n’est en charge à ses prochains : ils travaillent de leurs mains au labeur qui peut entretenir leurs corps, sans empescher leur esprit qu’il ne soit attentif à Dieu. Puis mettent leurs ouvrages entre les mains de ceux qu’ils appellent Doyens : et iceux ayans retiré argent de cela, en rendent conte à celuy qui est nommé Père entre eux. Or les Pères sont personnages non-seulement saincts quant à la vie, mais excellens en la doctrine de Dieu, et ayans prééminence en vertu aussi bien qu’en puissance, ils gouvernent leurs fils sans aucun orgueil, et comme ils ont authorité à leur commander, aussi leurs fils sont fort volontaires à leur obéir. Or sur le vespre chacun sort de sa celle, et s’assemblent tous en un estans encores à jun, afin d’ouyr leur Père (et adjouste quant et quant, qu’en Egypte et au pais d’Orient chacun Père avoit environ trois mille Moines en sa charge) ; après ils prenent leur réfection corporelle entant qu’il est requis pour la santé : et chacun restreint sa concupiscence, afin de n’user sinon sobrement mesmes des viandes qui leur sont mises au-devant, lesquelles ne sont point en grande quantité, ne guères friandes. Ainsi, non-seulement ils s’abstienent de chair et de vin, pour donter leur concupiscence charnelle, mais aussi des autres choses lesquelles provoquent d’autant plus l’appétit à gourmandise et friandise, qu’elles semblent advis plus pures et plus sainctes à d’aucuns : en quoy ils se font ridicules, d’autant qu’ils prisent qu’on mange viandes exquises, moyennant qu’ils s’abstienent de manger chair. Le surplus qui leur demeure outre leur nourriture (car il leur en demeure beaucoup, tant pource qu’ils travaillent diligemment, qu’à cause de leur sobriété) ils le distribuent plus diligemment aux povres qu’ils ne sont songneux à le gaigner. Car il ne leur chaut d’avoir abondance, mais toute leur solicitude est de ne rien réserver de ce qui leur abonde[l]. Puis après ayant récité l’austérité qu’il avoit veue tant à Milan qu’ailleurs : En telle rigueur de vie, dit-il, nul n’est contraint à porter un fardeau plus pesant qu’il ne peut, ou qu’il refuse de porter : et celuy qui est plus débile que les autres, n’est point pourtant condamné d’eux. Ils sçavent bien tous combien la charité est recommandée : ils sçavent bien que toutes viandes sont nettes à ceux qui sont nets. Pourtant toute leur industrie est, non pas de rejetter aucunes viandes comme pollues, mais à donter leur concupiscence, et s’entretenir en bonne dilection. Ils ont souvenance de ceste sentence, que le ventre est pour les viandes, et les viandes pour le ventre. Toutesfois plusieurs qui sont fermes s’abstienent à cause des infirmes : plusieurs ont une autre raison, asçavoir pource qu’ils aiment de se nourrir de viandes grossières et non somptueuses. Pourtant ceux qui en santé s’abstienent d’une viande, n’en font point difficulté d’en manger estans malades. Plusieurs ne boyvent point de vin : toutesfois ils n’en penseroyent point estre contaminez. Car eux-mesmes ordonnent qu’on en baille à ceux qui sont de complexion débile, et ne peuvent autrement entretenir leur santé. S’il y a quelques-uns qui refusent d’en boire, ils les admonestent fraternellement qu’ils ne se facent point par vaines superstitions plus débiles que saincts. Ainsi ils s’exercent songneusement à la crainte de Dieu. Quant à l’exercice du corps, ils sçavent bien qu’il proufite pour un petit de temps seulement. La charité est principalement gardée : à icelle on accomode les vivres, les paroles, les accoustremens et les contenances : chacun conspire là en une charité, et a-on en horreur de la violer, autant que Dieu. Si quelqu’un résiste à icelle, il est jetté hors : si quelqu’un contrevient à icelle, on ne l’endure pas un seul jour[m] Tite 1.15 ; 1Cor. 6.13. Jusques yci j’ay raconté les paroles de sainct Augustin, ausquelles pource qu’il est représenté comme en une peinture quelle estoit la moinerie du temps passé, je les ay bien voulu produire yci : pource aussi que si j’eusse voulu recueillir ceste somme de divers autheurs, j’eusse esté beaucoup plus long, encores que j’eusse estudié à briefveté.

[l] De moribus. cath., cap. XXXI.
[m] De moribus. cath., cap. XXXIII.

4.13.10

Or mon intention n’est pas de poursuyvre au long cest argument, mais de monstrer en brief quels ont esté les Moines en l’Eglise ancienne : et non-seulement cela, mais quelle a esté la profession de moinerie : afin que les lecteurs de bon jugement, en faisant comparaison de l’une à l’autre, puissent juger quelle impudence c’est à d’aucuns, d’alléguer l’ancienneté pour maintenir la moinerie telle qu’elle est de présent. Sainct Augustin en descrivant quelle est la moinerie saincte et bonne, rejette loing d’icelle toute rigueur de commander ou exiger les choses lesquelles Dieu nous laisse en liberté par sa Parole. Or il n’y a rien qu’on exige aujourd’huy plus estroitement. Car ils tienent cela quasi pour un crime irrémissible, si quelqu’un décline tant petit que ce soit de leurs ordonnances, ou en habillement, ou en viandes, ou en autres cérémonies frivoles. Sainct Augustin débat fort et ferme, qu’il n’est pas licite aux Moines de vivre en oisiveté aux despens d’autruy : et dit que de son temps il n’y avoit nul monastère bien policé, où les Moines ne vesquissent de leur labeur[n]. Ceux de maintenant mettent la principale partie de leur saincteté en oisiveté. Car si on leur oste leur oisiveté, que deviendra la vie contemplative, pour laquelle ils pensent estre excellens par-dessus les autres, et mesmes s’estiment prochains des Anges ? Finalement, sainct Augustin requiert une forme de moinerie, qui ne soit sinon comme un exercice et aide, pour entretenir les hommes en la crainte de Dieu et en la vraye Chrestienté. D’avantage, quand il dit que la charité est la principale reigle : et quasi seule qu’ils doyvent observer, il ne prise pas une conspiration que feront quelques-uns à part pour se lier ensemble, en se séparant du corps de l’Eglise : mais au contraire, il veut que les Moines monstrent exemple aux autres de garder unité chrestienne entre tous. Or la façon de la moinerie du temps présent est tant loing de ces choses, qu’à grand’peine trouveroit-on rien plus contraire. Car nos moines n’estans point contens de la saincteté, à laquelle Jésus-Christ veut que tous ses serviteurs appliquant du tout et entièrement leur estude, ils en imaginent une nouvelle, par laquelle ils se font plus parfaits que tous les autres.

[n] De opere monachorum.

4.13.11

S’ils me nient cela, je leur demande, Pourquoy est-ce qu’ils appellent leur ordre estat de perfection, ostant ce tiltre à toutes les vocations ordonnées de Dieu ? Je n’ignore pas leur solution sophistique : asçavoir qu’ils ne l’appellent pas ainsi, d’autant qu’il contiene en soy perfection, mais pource qu’il est le plus propre pour acquérir perfection. Quand ils veulent en se prisant décevoir le simple peuple, quand ils veulent attirer en leur rets les povres enfans, quand ils veulent recommander leurs privilèges, quand ils veulent magnifier leur dignité en mesprisant les autres, ils se vantent d’estre en estat de perfection. Quand on les presse de près, en sorte qu’ils ne peuvent maintenir une telle arrogance, ils recourent à ce subterfuge, disans qu’ils ne sont point encores parvenus à perfection, mais qu’ils sont en un estat pour y aspirer par-dessus les autres. Ce pendant ils s’entretienent en ceste réputation vers le peuple que leur vie est angélique, parfaite et nette de tous vices : et par ce moyen ils attirent la farine au moulin, et vendent leur saincteté bien chèrement ; cependant ceste glose est cachée, et comme ensevelie en peu de livres. Qui est-ce qui ne voit qu’ils se mocquent de Dieu et du monde, en ce faisant ? Toutesfois prenons le cas qu’ils attribuent seulement cela à leur estat, qu’il est pour aspirer à perfection, si est-ce encores qu’en luy attribuant un tel honneur, ils le distinguent comme par une marque spéciale d’entre toutes les autres façons de vivre. Et qui est-ce qui pourra porter cela : qu’un tel honneur soit donné à un estat qui ne fut jamais approuvé de Dieu par une seule syllabe : et que les sainctes vocations de Dieu lesquelles non-seulement il a commandées de sa bouche, mais aussi ornées de tiltres excellens, en soyent privées et excluses comme indignes ? Je vous prie combien grande injure fait-on à Dieu, quand on préfère à tous les estats qu’il a ordonnez et approuvez par son tesmoignage, un qui soit forgé des hommes, et dont on n’ait nulle approbation ?

4.13.12

Qu’ils réprouvent, s’ils peuvent, cela comme une calomnie : c’est qu’ils ne sont point contens de la reigle que Dieu a donnée aux siens. Or quand je ne le diroye pas, ils s’accusent d’eux-mesmes ; car ils enseignent ouvertement, qu’ils se chargent d’un plus pesant fardeau que Jésus-Christ n’a imposé à ses disciples, entant qu’ils promettent de garder les conseils évangéliques, ausquels les Chrestiens ne sont point communément astreints. Or ils appellent Conseils quand Jésus-Christ dit que nous aimions nos ennemis, que nous n’appétions point vengence, que nous ne jurions point Matt. 5.34-44 etc. Mais quelle ancienneté nous allègueront-ils en ce point ? car cela ne veint jamais en pensée à nul des Anciens. Tous ensemble protestent d’un commun consentement, que Jésus-Christ n’a jamais dit un seul mot auquel nous ne soyons tenus d’obtempérer : mesmes nommément ils tienent sans aucune difficulté, que ces sentences dont il est question, sont vrais commandemens. Mais pource que nous avons jà monstré ci-dessus que c’est un erreur pestilent, qu’une telle opinion qu’ils ont, en appelant simples conseils les choses qui nous sont du tout commandées, il suffira d’avoir yci briefvement touché que la moinerie, telle qu’elle est à présent, est fondée sur une opinion laquelle à bon droict doit estre en exécration à tous fidèles, c’est d’imaginer qu’il y ait une reigle plus parfaite de bien vivre, que celle que Jésus-Christ a donnée en commun à toute son Eglise, Tout ce qui est édifié sur un tel fondement, ne peut estre qu’abominable.

4.13.13

Toutesfois ils ameinent un autre argument de leur perfection, lequel ils pensent estre très-ferme : Asçavoir que nostre Seigneur dit au jeune homme qui l’interroguoit quelle estoit la parfaite justice, Va, et si tu veux estre parfait, vend tout ce que tu as, et donne-le aux povres Matt. 19.21. Je ne dispute point encores s’ils font cela : prenons le cas pour maintenant, qu’ils le facent. Ils se vantent doncques d’estre parfaits en quittant tout leur bien : mais si la perfection gist en ce seul point, qu’est-ce que veut dire ceste sentence de sainct Paul, que celuy qui aura distribué tous ses biens aux povres, n’est rien sinon qu’il ait charité 1Cor. 13.3. Quelle est ceste perfection, laquelle est réduite à néant avec son homme quand charité n’est point conjoincte avec ? Il leur convient respondre yci, vueillent-ils ou non, que de quitter tous ces biens, encores que ce soit le principal œuvre de perfection, toutesfois que ce n’est pas le tout. Mais encores sainct Paul contredit à cela, testifiant que la charité est le lien de perfection Col. 3.14, sans qu’on renonce à ses biens en telle sorte. S’il n’y a point de différent entre le Maistre et le disciple, puis que sainct Paul ouvertement proteste que la perfection de l’homme ne consiste point en cela, qu’il renonce à tous ses biens, et d’autre part dit qu’elle peut estre sans qu’on face un tel renoncement, il faut veoir comment se doit exposer ceste sentence de Jésus-Christ, Va, et si tu veux estre parfait, vend tout ce que tu as. Or le sens ne sera point obscur, si nous considérons à qui c’est que ces paroles s’addressent : ce qui se doit considérer en toutes les responses de nostre Seigneur. Le jeune homme interrogue ce qu’il fera pour entrer en la vie éternelle Luc 10.25. Jésus-Christ, pource que la question est touchant les œuvres, le renvoye à la Loy : et ce à bon droict. Car si on la considère en soy, c’est la voye de vie : et ce qu’elle n’est pas suffisante pour nous donner salut, cela provient de nostre perversité. Par ceste response Jésus-Christ déclaire qu’il n’estoit pas venu pour enseigner autre façon de bien vivre, que celle que Dieu avoit anciennement baillée en la Loy. Et en ce faisant il rendoit tesmoignage à la Loy de Dieu, qu’elle monstroit quelle est la parfaite justice : et obvioit par un mesme moyen aux calomnies, à ce qu’on ne luy imposast qu’il vousist induire le peuple par une nouvelle reigle, à se révolter de l’obéissance de la Loy. Le jeune homme n’estant pas autrement de mauvais cœur, mais estant enflé d’une vaine outrecuidance, réplique qu’il a fait tous les commandemens dés son enfance. Or il est très-certain qu’il estoit encores bien loing du but là où il se vantoit d’estre parvenu : et si son dire eust esté vray, il ne luy eust rien défailly à la souveraine perfection. Car il a esté démonstré ci-dessus, que la Loy contient en soy une parfaite justice : et il appert de ce passage, où l’observation d’icelle est nommée l’entrée à la vie éternelle. Mais pour enseigner ce jeune homme, combien peu il avoit proufité en la justice laquelle il se vantoit si hardiment avoir accomplie, il faloit sonder le vice qui estoit caché en son cœur. Car comme ainsi soit qu’il fust riche, il avoit son affection cachée en ses richesses. Parquoy entant qu’il ne sentoit point ce mal secret, Jésus-Christ le touche où il le faut toucher, en luy disant qu’il vende tous ses biens. S’il eust esté tant bon observateur de la Loy qu’il pensoit, il ne s’en fust pas allé triste après avoir ouy ceste response. Car celuy qui aime Dieu de tout son cœur, non-seulement estime pour fiente tout ce qui répugne à l’amour de luy, mais le fuit comme pernicieux. Pourtant quand Jésus-Christ commande à ce riche avaricieux de vendre tous ses biens, c’est autant comme s’il commandoit à un ambitieux de renoncer à tous honneurs : à un homme voluptueux de renoncer à toutes délices : à un paillard, de renoncer à toutes choses qui le peuvent induire à mal faire. C’est ainsi qu’il faut ramener les consciences à un sentiment particulier de leurs vices, quand on n’y proufite de rien par admonitions générales. Nos gens doncques qui allèguent ce passage pour priser l’estat de moinerie, s’abusent en prenant un cas particulier pour doctrine générale, comme si Jésus-Christ constituoit la perfection en cela, qu’un homme renonce à ses biens : comme ainsi soit qu’il ait seulement prétendu de contraindre ce jeune homme, qui se plaisoit par trop, de sentir son mal : asçavoir qu’il entendist combien il estoit encores loing de la parfaite obéissance de la Loy, laquelle il s’attribuoit faussement. Je confesse que ce lieu a esté mal entendu par aucuns des Pères, et que de là est venu qu’on estimoit une grande vertu, d’appéter une povreté volontaire : d’autant qu’on tenoit pour bienheureux ceux qui se démettoyent de toutes choses terriennes pour se vouer tous nuds à Christ. Mais j’espère que tous lecteurs débonnaires et non contentieux seront satisfaits de l’exposition que j’ay donnée, tellement qu’ils ne douteront point que c’est le vray sens.

4.13.14

Combien qu’il s’en fale beaucoup que ce fust l’intention des Pères, d’establir une telle perfection qu’ont depuis forgée les Moines en leur cahute, pour constituer une double Chrestienté. Car ceste meschante doctrine n’estoit point encores née, laquelle fait comparaison entre le Baptesme et la moinerie : et mesmes afferme que la moinerie est une espèce de second Baptesme. Qui est-ce qui ne cognoist que les saincts Pères ont du tout en horreur un tel blasphème ? Touchant de la charité à laquelle sainct Augustin dit que les anciens moines ont rapporté toute leur vie, qu’est-il question de monstrer que cela est du tout contraire à la profession des Moines de nostre temps ? La chose est toute patente, que ceux qui entrent en un cloistre pour se faire Moines, se séparent et aliènent de l’Eglise. Qu’ainsi soit, ils font un gouvernement à part, et une administration des sacremens séparée des autres. Si cela n’est dissiper la communion de l’Eglise, je ne sçay plus quelle grande dissipation il y peut avoir. Et afin de suyvre la comparaison que nous avons commencé de faire, et de venir à la fin en telle conclusion, qu’est-ce qu’ils ont de semblable en cest endroict avec les Moines anciens ? Car anciennement les Moines, encores qu’ils habitassent arrière des autres, n’avoyent pas pourtant une Eglise séparée : ils recevoyent les Sacremens avec les autres : ils venoyent aux jours solennels ouyr le sermon et faire les prières en la compagnie des fidèles, et estoyent là comme une portion du peuple. Ceux-ci du temps présent, en se dressant un autel à part ont rompu le lien d’unité. Car ils se sont excommuniez du corps de l’Eglise : ils ont contemné le ministère ordinaire, par lequel Dieu a voulu que paix et charité fust entretenue entre les siens. Parquoy autant qu’il y a aujourd’huy de monastères au monde, je di que ce sont autant de conventicules de schismatiques, qui ont troublé l’ordre de l’Eglise, pour se retrancher de la compagnie légitime des fidèles. Et pour monstrer encores plus ouvertement un tel divorce qu’ils faisoyent, ils se sont imposé divers noms de sectes : et n’ont point eu honte de se glorifier en ce que sainct Paul a en si grande exécration que rien plus : sinon qu’on vousist dire que Jésus-Christ eust esté divisé entre les Corinthiens, quand chacun se glorifioit en son propre Docteur 1Cor. 1.12 ; 3.4, et que maintenant il ne soit rien dérogué à l’honneur de Jésus-Christ, quand les uns se nomment Franciscains, les autres de sainct Dominique, et les autres de sainct Benoist : mesmes qu’ils usurpent ces tiltres pour faire une profession spéciale, en laquelle ils soyent distinguez de la reste des Chrestiens.

4.13.15

Les différences que j’ay notées jusques yci entre les Moines anciens et ceux de nostre temps, ne sont point quant aux mœurs, mais en la profession. Pourtant que les lecteurs notent que j’ay plustost parlé de l’estat de moinerie, que des Moines : que les vices que j’ay taxez ne sont pas seulement en la vie d’aucuns particuliers, mais sont conjoincts inséparablement à la façon de vivre telle qu’elle est aujourd’huy. Combien est grande la diversité entre les mœurs, il n’est jà mestier le déchiffrer par le menu : tant y a que chacun voit qu’il n’y a estat aujourd’huy au monde tant dépravé en toutes sortes, ne tant desbordé en toute corruption : où il y ait tant de bandes, tant de haines, tant de brigues, tant d’ambition, avec les prattiques qui la suyvent. Il est vray qu’en quelque peu de convens on vit chastement, si on doit nommer Chasteté, quand la concupiscence est réprimée devant les hommes, tellement que la turpitude n’apparoisse point. Toutesfois je di une chose, qu’à grand’peine trouvera-on de dix cloistres l’un, qui ne soit plustost un bordeau qu’un domicile de chasteté. Quant au vivre, quelle sobriété y a-il ? On n’engraisse point autrement les pourceaux en l’auge. Mais afin qu’ils ne se plaignent que je les traitte trop rudement, je ne passeray point outre. Combien qu’en ce petit que j’ay touché ; chacun qui sçait que c’est, verra bien que je n’ay rien adjousté à la simple vérité. Nous avons veu quel tesmoignage sainct Augustin rend aux Moines de son temps, d’avoir esté d’une saincteté excellente. Toutesfois il se complaind qu’il y en avoit entre eux des coureurs et affronteurs, qui sucçoyent la substance du simple peuple par leurs finesses : qu’il y en avoit aussi de porteurs de rogatons, qui exerçoyent foires déshonnestes, en portant çà et là des reliques des Martyrs, ou bien, comme il dit, en monstrant des os tels quels, pour os de Martyrs : et d’autres semblables qui par leurs meschancetez diffamoyent l’ordre de moinerie. Item, comme il confesse qu’il n’a point veu de meilleurs personnages que ceux qui avoyent bien proufité aux monastères : aussi il se complaind qu’il n’en a jamais veu de pires que ceux qui y avoyent esté corrompus[o]. Que diroit-il s’il voyoit quasi tous les convens pleins de tant de vices et si énormes, tellement qu’ils ne peuvent plus s’ils n’en crèvent ? Je ne di rien qui ne soit notoire à chacun. Toutesfois je n’enten pas que ce blasme soit sur tous sans exception aucune. Car comme la reigle et police de bien vivre n’a jamais si bien esté ordonnée aux monastères, qu’il n’y eust tousjours quelques canailles meslez parmi les bons : aussi faut-il entendre que les Moines de présent n’ont pas du tout tellement dégénéré de la saincteté des anciens, qu’il n’y en ait encores quelques bons meslez parmi la troupe des meschans : mais le nombre en est bien petit, et sont si clair semez, qu’ils sont cachez en la multitude infinie des mauvais. D’avantage, non-seulement ils sont mesprisez, mais injuriez et molestez, voire mesmes cruellement traittez : d’autant que c’est une conspiration entre eux, de ne souffrir point un homme de bien en leur compagnie.

[o] De opere monachor., in fine.

4.13.16

Je pense avoir fait par ceste comparaison de la Moinerie ancienne et de celle du temps présent : ce que je prétendoye : c’est qu’il apparoisse que c’est faussement que nos cafars allèguent l’exemple de l’Eglise primitive, pour couverture et défense de leur estat : veu qu’il n’y a point moins de différence entre eux et les Moines anciens, qu’entre les hommes et les singes. Cependant, je ne nie pas que mesmes en ceste description que fait sainct Augustin, il n’y ait quelque chose qui me desplaise. J’accorde bien que les Moines n’estoyent pas superstitieux en ceste austérité externe qu’ils tenoyent : mais je di qu’en cela il y avoit une affectation folle, et une folle cupidité d’ensuyvre les uns les autres. Il semble advis une belle chose de quitter tous ses biens, pour estre à délivre de toute solicitude terrienne : mais Dieu estime plus, qu’un homme estant pur de toute avarice, ambition et autres concupiscences charnelles, ait le soin de bien et sainctement gouverner sa famille, ayant ce but et ce propos de servir à Dieu en une vocation juste et approuvée. C’est une chose de belle apparence, qu’un homme se retire des compagnies communes pour philosopher en son secret : mais cela ne convient point à la dilection chrestienne, qu’un homme, comme par haine du genre humain, s’enfuye en un désert pour là demeurer solitaire, en s’abstenant des choses que nostre Seigneur requiert principalement de nous tous : c’est-à-dire d’aider l’un à l’autre. Encores que nous concédions qu’il n’y ait eu autre mal en telle profession de vivre, cestuy-là sans autre a esté assez grand, qu’elle a introduit un exemple en l’Eglise dangereux et nuisible.

4.13.17

Voyons maintenant quels sont les vœus par lesquels les Moines de nostre temps entrent en leur estat. Premièrement, d’autant que leur intention est de forger un nouveau service de Dieu à leur poste, pour luy complaire et acquérir sa grâce : je conclu, suyvant ce qui a esté dit, que tout ce qu’ils vouent n’est qu’abomination devant Dieu. Secondement, puis qu’ils controuvent une façon de vivre, sans avoir aucun esgard à la vocation de Dieu, et sans en chercher aucune approbation de luy, je di que c’est une hardiesse téméraire, et par ce moyen illicite, d’autant que leur conscience n’a sur quoy s’appuyer devant Dieu : et tout ce qui est sans foy, est péché Rom. 14.23. Tiercement, veu qu’ils s’astreignent à plusieurs façons de faire perverses et meschantes, comme sont les idolâtries qui se commettent en tous les convens, je di que par cela ils ne se consacrent point à Dieu, mais au diable. Car puis que le Prophète reprend les Israélites d’avoir immolé leurs enfans aux diables, non pas à Dieu Deut. 32.17 ; Ps. 106.37, seulement pour ceste raison qu’ils avoyent corrompu le vray service de Dieu par cérémonies vicieuses, pourquoy ne me sera-il licite d’en dire autant des Moines, lesquels en vestant leur froc s’enveloppent en mille superstitions ? Mais encores, quel est le contenu des vœus ? Ils promettent à Dieu de garder virginité perpétuelle, comme s’ils avoyent jà en paction avec luy qu’ils les doyvent exempter de la nécessité de se marier. Et ne faut pas qu’ils répliquent qu’ils ne font ce vœu sinon qu’en se confiant de la grâce de Dieu, Car puis que luy-mesme prononce que cela n’est point donné à tous Matt. 19.11, ce n’est point à nous à faire de concevoir qu’il nous fera ce don. Que ceux qui l’ont en usent. S’ils se sentent molestez des aiguillons de leur chair, qu’ils recourent à l’aide de celuy par la vertu seule duquel ils peuvent résister. S’ils ne proufitent de rien en ce faisant, qu’ils ne rejettent point le remède qui leur est offert. Car tous ceux à qui la faculté de se contenir est desniée, sont clairement appelez de Dieu au mariage. J’appelle Continence, non pas quand le corps seulement est gardé pur et net de paillardise, mais quand l’âme se maintient en chasteté impollue. Car sainct Paul ne défend pas seulement l’impudicité externe, mais aussi la bruslure intérieure du cœur 1Cor. 7.9. Cela, disent-ils, a esté de tout temps en usage, que ceux qui se vouloyent du tout dédier à Dieu, se sont astreints par vœu à garder continence. Je confesse certes que ceste coustume est fort ancienne : mais je n’accorde pas que les Anciens mesmes ayent esté si purs de tout vice, qu’il fale recevoir et tenir pour reigle tout ce qu’ils ont fait. D’avantage, ceste rigueur tant extrême, de ne permettre nullement à ceux qui ont voué, de s’en repentir, est venue petit à petit par succession de temps : ce qui appert par sainct Cyprien, lequel dit ainsi : Si les vierges se sont dédiées d’un bon cœur à Christ, qu’elles persévèrent en chasteté sans feintise, estans ainsi fortes et constantes, qu’elles attendent le loyer de leur virginité. Si elles ne veulent, ou ne peuvent persévérer, il vaut mieux qu’elles se marient, que d’estre, précipitées au feu par leurs délices[p]. Si quelqu’un vouloit ainsi modérer le vœu de virginité, quelles vilenies luy diroit-on ? ne seroit-il point deschiré par pièces ? Parquoy la façon de nostre temps est bien loing de la coustume ancienne : veu que non-seulement le Pape et toute sa séquelle n’admettent nulle modération ne relasche, si quelqu’un se trouve n’avoir point la faculté d’accomplir son vœu : mais n’ont point de honte de prononcer que celuy qui se marie pour remédier à l’intempérance de sa chair, pèche plus griefvement que s’il se contaminoit et corps et âme par paillardise.

[p] Epist. XI.

4.13.18

Mais ils ont encores une autre réplique, s’efforçans de monstrer qu’une telle manière de vœu a esté en usage, mesmes du temps des Apostres : d’autant que sainct Paul dit que les vefves, lesquelles après avoir esté receues au service publique de l’Eglise, se marioyent, rompoyent leur première foy ou promesse 1Tim. 5.12. Je ne nie pas que les vefves, lesquelles ils prenoyent pour servir à l’Eglise, se submettoyent quant et quant à ceste condition de ne se point marier : non point pour mettre quelque saincteté en cela, comme on a depuis fait : mais pource qu’elles ne se pouvoyent point acquitter d’une telle charge, sinon estans en liberté, et non liées par mariage. Que si après avoir fait telle promesse à l’Eglise elles pensoyent à se marier, elles renonçoyent par ce moyen à la vocation de Dieu. Ce n’est point doncques de merveille que l’Apostre dit qu’icelles, en convoitant de se marier, regimboyent contre Christ. Après, pour amplifier encores d’avantage, il adjouste que tant s’en faloit qu’elles accomplissent ce qu’elles avoyent promis à l’Eglise, qu’elles rompoyent mesmes la première promesse faite au Baptesme : en laquelle est contenu ce point, que chacun doit servir à Dieu en l’estat où il est appelé : sinon que quelqu’un aimast mieux entendre, qu’ayans quasi perdu toute honte, elles ne se soucioyent plus d’honnesteté, et s’abandonnoyent à toutes dissolutions : tellement qu’elles ne ressembloyent nullement à femmes chrestiennes. Lequel sens me plaist très-bien. Pourtant je respon à nos adversaires, que les vefves qu’on recevoit lors au service de l’Eglise, s’astreignoyent bien à ceste nécessité de ne se plus marier. S’il advenoit qu’elles se mariassent, nous pouvons bien penser qu’elles se monstroyent telles que dit sainct Paul : c’est qu’ayans rejetté toute honte, elles s’abandonnoyent à une insolence non convenable à femmes chrestiennes. Et ainsi, que non-seulement elles péchoyent en rompant leur promesse faite à l’Eglise, mais en délaissant la condition de femmes chrestiennes. Mais je nie pour le premier, que les vefves vouassent pour lors de vivre en estat de continence pour autre cause, sinon d’autant que le mariage ne convenoit point à l’office auquel elles se présentoyent. Mesmes je nie qu’elles eussent autre considération, que de s’acquitter de la charge que portoit leur estat. Secondement, je nie qu’elles ayent esté astreintes en telle sorte, qu’il ne leur fust encores plustost permis de se marier que d’estre bruslées de concupiscence, ou de tomber en quelque vilenie. Tiercement, je di que sainct Paul détermine un aage, lequel est communément hors du danger d’incontinence, défendant d’en recevoir qu’elles n’ayent soixante ans : mesmement quand il adjouste encores plus, que celles qu’on reçoit n’ayent point esté mariées qu’une fois, et que par ce moyen elles ayent desjà donné une approbation de leur continence. Or nous ne réprouvons point le vœu de s’abstenir de mariage, que pour ces deux causes : c’est que faussement on l’estime un service agréable à Dieu : item, qu’il se fait témérairement de ceux qui n’ont point la puissance de le garder.

4.13.19

Mais encores de quoy appartient ce passage de sainct Paul aux Nonnains ? Car on eslisoit les vefves au service de l’Eglise, non pas pour resjouir Dieu de chansons ou de barbotemens non entendus, vivans le reste du temps en oisiveté : mais pour servir aux povres au nom de toute l’Eglise, et s’employer du tout à offices de charité. Elles ne vouoyent point de vivre hors l’estat de mariage, pource qu’elles pensassent que ce fust un service plaisant à Dieu, que de s’abstenir de se marier, mais seulement pour estre plus à délivre à faire leur devoir à la charge qu’elles prenoyent. Finalement, elles ne faisoyent point un tel vœu ou en leur première jeunesse, ou estans encores en fleur d’aage, pour expérimenter puis après quand il eust esté trop tard, en quel abysme elles s’estoyent précipitées : mais quand il estoit vray-semblable qu’elles estoyent jà hors du danger d’incontinence, elles faisoyent le vœu de se contenir. Toutesfois, encores que je ne m’arreste point au reste, ce seul point suffira : c’est qu’il n’estoit point licite de recevoir une femme à faire vœu de continence devant l’aage de soixante ans, puis que l’Apostre l’avoit défendu, commandant aux plus jeunes de se marier 1Tim. 5.9. Pourtant, ce qu’on est depuis venu à quarante-huit ans, et après à quarante, et conséquemment à trente, pour assigner un nouveau terme de faire un tel vœu, ne se peut nullement excuser. C’est doncques une chose encores moins tolérable, que les povres fillettes, devant qu’elles ayent eu le loisir de se cognoistre, et devant qu’elles ayent expérimenté leur portée, non-seulement sont induites par finesses et prattiques cauteleuses, mais aussi contraintes par force de se mettre au col ce malheureux lien. Quant est des autres deux vœus que font les Moines et Nonnains, asçavoir de povreté et d’obéissance, je n’en feray plus long procès : je diray seulement ce mot, qu’outre ce qu’ils sont enveloppez avec beaucoup de superstitions, selon que les choses sont aujourd’huy disposées, il semble proprement advis qu’ils soyent faits pour se mocquer de Dieu et des hommes. Mais afin qu’il ne semble que je soye trop rigoureux en espluchant par le menu toutes les parties, contentons-nous de la réfutation générale que j’ay mise ci-dessus.

4.13.20

Je pense avoir suffisamment déclairé quels sont les vœus légitimes et agréables à Dieu : mais pource qu’il y a quelquesfois des consciences craintives, lesquelles encores qu’un vœu leur desplaise, et qu’elles cognoissent qu’il mérite d’estre réprouvé, sont néantmoins en doute, asçavoir si elles ne sont point tenues à le garder, et que cela leur est cause d’un grand torment, quand d’un costé elles craignent de fausser une promesse faite à Dieu, et de l’autre costé elles ont peur de pécher plus griefvement en la gardant qu’en la rompant : il est besoin de leur subvenir en cest endroict, afin de les despescher d’une telle difficulté. Or pour leur oster briefvement tout scrupule, je di que tous vœus illicites, et faits contre droict et raison, tout ainsi que devant Dieu ils sont de nulle valeur, aussi qu’on les doit tenir pour non faits. Car si aux contracts qui se font entre les hommes, il n’y a autres promesses obligatoires, que celles ausquelles celuy avec lequel on contracte se veut tenir pour les advouer : c’est chose absurde et contre toute raison, de dire que nous soyons contraints à observer ce que Dieu ne demande point de nous : mesmement veu que nos œuvres ne sont autrement bonnes, sinon entant qu’elles plaisent à Dieu, et ont ce tesmoignage de la conscience de l’homme, que Dieu les accepte. Car ceste conclusion demeure tousjours, que ce qui se fait sans foy, est péché Rom. 14.23. En quoy sainct Paul entend que tout ce qui s’entreprend avec conscience douteuse, est vicieux, d’autant que la seule foy est la racine de toutes bonnes œuvres : la foy, di-je, par laquelle nous sommes certains qu’elles sont agréables à Dieu. S’il n’est doncques licite à l’homme chrestien de rien attenter sinon avec telle certitude, qui empeschera que celuy qui aura fait un vœu par ignorance, ayant cognu son erreur, désiste de le garder ? Puis qu’ainsi est, les vœus faits inconsidérément, non-seulement n’obligent point, mais nécessairement doyvent estre rescindez. Or il y a encores plus, c’est que non-seulement ils sont de nulle estime devant Dieu : mais luy sont en abomination, comme il a esté monstré par ci-devant. Ce seroit une dispute superflue d’en traitter plus au long. Cest argument seul me semble bien advis suffisant pour appaiser toutes consciences fidèles, et les délivrer de tout scrupule : c’est que toutes les œuvres qui ne procèdent point d’une pure fontaine, et ne sont point réduites à leur droicte fin, sont rejettées de Dieu : et tellement rejettées, qu’il ne nous défend pas moins d’y persévérer que de les entreprendre du commencement. Car de cela il faut conclurre que tous vœus qui sont produits d’erreur et superstition, ne sont d’aucune valeur devant Dieu, et que nous les devons laisser là.

4.13.21

Ceste solution sera aussi pour respondre aux calomnies des meschans qui accusent ceux qui sont sortis de la moinerie pour se mettre en quelque honneste estat. ils leur imposent d’avoir rompu leur foy et de s’estre perjurez : d’autant qu’ils ont rompu, comme ils disent, un lien indissoluble, par lequel ils estoyent astreints envers Dieu et son Eglise. Or je di qu’il n’y a nul lien : quand Dieu casse et rescinde ce que l’homme conferme. Secondement, encores que je concède qu’ils fussent obligez pour le temps qu’ils vivoyent en erreur et ignorance de Dieu, je di que par la grâce de Jésus-Christ ils ont esté délivrez de telle obligation, quand Dieu les a illuminez en leur faisant cognoistre sa vérité. Car si la mort de nostre Seigneur Jésus a telle efficace, qu’elle nous rachète de la malédiction de la Loy de Dieu, en laquelle nous estions Gal. 3.13 : combien plus nous doit-elle délivrer et absoudre des liens humains, qui ne sont que filets de Satan pour nous surprendre ? Pourtant, quiconques a receu ceste grâce d’estre illuminé par la clairté de l’Evangile, il n’y a nulle doute qu’il ne soit despestré de tous les liens ausquels il estoit enveloppé par superstition. Combien que ceux qui ont esté Moines ont encores une autre excuse quant au mariage, s’ils n’avoyent point la puissance de se contenir : et autant en est-il des Nonnains. Car si un vœu impossible est la ruine et perdition des âmes, lesquelles Dieu veut sauver, et non point perdre : il s’ensuyt qu’il ne faut point persévérer en iceux. Or que le vœu de continence soit impossible à garder à ceux qui n’ont point grâce spéciale de Dieu pour ce faire, nous l’avons desjà déclairé ci-dessus : et l’expérience en crie, encores que je m’en teusse. Car chacun sçait bien de quelles ordures sont pleins tous les cloistres. Et s’il y en a quelques-uns qui semblent un petit plus honnestes que les autres, si ne sont-ils pourtant plus chastes, d’autant que l’impudicité est cachée au dedans. Voylà comment Dieu se venge par horribles punitions de l’audace des hommes, quand mescognoissans leur infirmité ils appètent de parvenir maugré nature à ce qui leur est desnié, et quand en mesprisant les remèdes que Dieu leur donnoit à la main, ils se confient de surmonter le vice d’incontinence par leur contumace et obstination. Car comment appellerons-nous cela sinon Contumace, quand quelqu’un estant adverty de Dieu qu’il a besoin de se marier, et que le mariage luy est donné de Dieu comme un remède, non-seulement il le mesprise, mais aussi s’oblige par serment à le rejetter ?

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