Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE IV
Qui est des moyens extérieurs, ou aides dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ son Fils, et nous retenir en luy.

Chapitre XVII
De la sacrée Cène de Jésus-Christ, et que c’est qu’elle nous apporte.

4.17.1

Après que Dieu nous a une fois receus en sa famille, et non-seulement pour nous avoir pour serviteurs, mais pour nous tenir au rang de ses enfans : afin d’accomplir tout ce qui est convenable à un bon Père, et qui a le soin de sa lignée, quant et quant il prend la charge de nous sustenter et nourrir tout le cours de nostre vie. Mais encores ne se contentant point de cela, il nous a donné un gage pour nous mieux certifier de ceste libéralité, laquelle continue sans fin. Et c’est pourquoy il a donné par la main de son Fils à son Eglise le second Sacrement : asçavoir le banquet spirituel : où Jésus-Christ nous tesmoigne qu’il est pain vivifiant, dont nos âmes soyent nourries et repeues à l’immortalité bienheureuse. Or pource que la cognoissance de ce haut mystère est fort nécessaire, et à cause de sa grandeur requiert une singulière diligence : et à l’opposite que Satan, afin de priver l’Eglise de ce thrésor inestimable, l’a desjà de long temps obscurcy, premièrement par nioles et brouées, et puis après par ténèbres fort espesses : outreplus, a esmeu contentions et débats pour en desgouster les hommes : mesmes de nostre temps s’est servy de mesme ruse et artifice : je mettray peine en premier lieu d’exposer la somme de ce qu’il en faut cognoistre, selon la capacité des rudes et idiots : et puis je despescheray les difficultez dont Satan a tasché d’envelopper le monde. Premièrement, les signes sont du pain et du vin, qui nous représentent la nourriture spirituelle que nous recevons du corps et du sang de Jésus-Christ. Car comme Dieu nous régénérant par le Baptesme, nous incorpore en son Eglise, et fait siens par adoption : aussi, comme nous avons dit, il accomplit l’office d’un bon père de famille et prouvoyable, en nous eslargissant continuellement viande propre pour nous conserver et maintenir en la vie, à laquelle il nous a engendrez par sa Parole. Or la seule pasture des âmes, est Jésus-Christ. Parquoy le Père céleste nous convie à luy, afin qu’estans repeus de sa substance nous cueillions de jour en jour nouvelle vigueur, jusques à ce que nous parvenions à l’immortalité céleste. Et pource que ce mystère de communiquer à Jésus-Christ est incompréhensible de nature, il nous en monstre la figure et image en signes visibles fort propres à nostre petitesse : mesmes comme s’il nous en donnoit les arres, il nous le rend aussi asseuré que si nous le voyions à l’œil, d’autant que ceste similitude tant familière entre jusques aux esprits les plus lourds et grossiers : c’est que tout ainsi que le pain et le vin soustienent nos corps en ceste vie transitoire, aussi nos âmes sont nourries de Christ. Nous voyons doncques à quelle fin tend ce Sacrement : asçavoir pour nous asseurer que le corps du Seigneur a tellement esté une fois sacrifié pour nous, que maintenant nous le recevons : et en le recevant, sentons en nous l’efficace de ceste oblation unique qui en a esté faite. Item, que son sang a tellement esté une fois espandu pour nous, qu’il nous est en bruvage perpétuel. Et c’est ce que portent les paroles de la promesse, quand il est dit, Prenez, mangez : ceci est mon corps qui est livré pour vous Jean 6.51 ; Matt. 26.26 ; Marc 14.22 ; Luc 22.19 ; 1Cor. 11.24. Il nous est doncques commandé de prendre et manger le corps qui a esté une fois offert pour nostre salut, afin que voyans que nous en sommes faits participans, nous ayons certaine confiance que la vertu de ceste oblation se démonstrera en nous. Et pourtant il appelle le calice Alliance de son sang. Car entant qu’il appartient à la confirmation de nostre foy, toutes fois et quantes qu’il nous donne son sacré sang à boire, il renouvelle aucunement, ou plustost continue l’alliance avec nous, laquelle il a ratifiée en iceluy.

4.17.2

Nos âmes peuvent prendre et recueillir de ce Sacrement une grande douceur et fruict de confiance : c’est que nous recognoissions Jésus-Christ estre tellement incorporé en nous, et nous aussi en luy, que tout ce qui est sien nous le pouvons appeler nostre : et tout ce qui est nostre, nous le pouvons nommer sien. Parquoy, nous nous osons promettre asseurément que la vie éternelle est nostre, et que le Royaume des cieux ne nous peut faillir, non plus qu’à Jésus-Christ mesme. D’autre part, que par nos péchez ne pouvons estre damnez non plus que luy : puis qu’il nous en a absous, voulant qu’ils luy fussent imputez comme s’ils eussent esté siens. C’est l’eschange admirable que de sa bonté infinie il a voulu faire avec nous, qu’en recevant nostre povreté, il nous a transféré ses richesses : en portant nostre débilité sur soy, il nous a confirmez de sa vertu : en prenant nostre mortalité, il a fait son immortalité nostre : qu’en recevant le fardeau de nos iniquitez, duquel nous estions oppressez, il nous a donné sa justice pour nous appuyer sur icelle : en descendant en terre, il a fait voye au ciel : en se faisant fils d’homme, il nous a faits enfans de Dieu.

4.17.3

Toutes ces choses nous sont tant plenement promises de Dieu en ce Sacrement, qu’il nous faut estre certains et asseurez qu’aussi vrayement elles nous y sont démonstrées, que si Jésus-Christ mesme en personne nous y estoit visiblement à l’œil présenté, et sensiblement y estoit touché. Car ceste parole ne nous peut faillir ne mentir, Prenez, mangez et beuvez : ceci est mon corps qui est livré pour vous : ceci est mon sang qui est espandu pour la rémission de vos péchez. En commandant qu’on prene, il signifie qu’il est nostre : en commandant qu’on mange et boyve, il monstre qu’il est fait une mesme substance avec nous. Quand il dit, Ceci est mon corps qui est livré pour vous : ceci est mon sang qui est espandu pour vous : il nous déclaire et enseigne qu’ils ne sont pas tant siens que nostres, puis qu’il les a prins et laissez non pour sa commodité, mais pour l’amour de nous, et pour nostre proufit. Et nous faut diligemment observer que la principale et quasi totale force et saveur du Sacrement gist en ces mots, Qui est livré pour vous, Qui est espandu pour vous : car autrement il nous serviroit de bien peu que le corps et le sang de Jésus-Christ nous fussent maintenant distribuez s’ils n’avoyent esté une fois livrez pour nostre rédemption et salut. Et pourtant ils nous sont représentez sous pain et vin, pour nous apprendre et monstrer que non-seulement ils sont nostres, mais aussi qu’ils nous sont pour vie et nourriture. C’est ce qu’avons dit ci-devant, que par les choses corporelles qui nous sont proposées aux Sacremens, nous devons estre conduits selon quelque proportion et similitude aux choses spirituelles. Car quand nous voyons le pain nous estre présenté pour signe et Sacrement du corps de Jésus-Christ, il nous faut incontinent prendre ceste similitude, Qu’ainsi que le pain nourrit, sustente et conserve la vie de nostre corps, aussi le corps de Jésus-Christ est la viande et la nourriture pour conservation de nostre vie spirituelle. Et quand nous voyons le vin nous estre offert pour signe de son sang, il nous faut penser tout ce que fait et proufite le vin au corps humain, pour estimer que le sang de Jésus-Christ nous fait et proufite autant spirituellement : c’est qu’il conferme, conforte, récrée et resjouit. Car si nous considérons bien que nous a proufité ce que le corps très-sacré de Jésus a esté livré, et son sang espandu pour nous, nous verrons clairement que cela qu’on attribue au pain et au vin, selon ceste analogie et similitude, leur convient très-bien.

4.17.4

Ce n’est doncques pas le principal du Sacrement, de nous présenter simplement et sans plus haute considération le corps de Jésus-Christ : mais c’est plustost de signer et confermer celle promesse, par laquelle Jésus-Christ nous dit que sa chair est vrayement viande, et son sang bruvage, desquels nous sommes repeus à vie éternelle : et certifie qu’il est le pain de vie, duquel quiconques a mangé, vivra éternellement. Et pour ce faire, c’est asçavoir pour signer la promesse susdite, le Sacrement nous envoye à la croix de Jésus-Christ, où celle promesse a esté plenement vérifiée, et entièrement accomplie. Car nous ne recevons point Jésus-Christ avec fruit, sinon entant qu’il a esté crucifié, ayans une appréhension vive de la vertu de sa mort. Et de faict, ce que Jésus-Christ s’est appelé Pain de vie Jean 6.35, 48, n’a pas esté pour raison du Sacrement (comme plusieurs l’ont faussement interprété) mais pource qu’il nous avoit esté donné tel du Père : et s’est monstré tel, quand s’estant fait participant de nostre humaine mortalité, il nous a faits aussi participans de son immortalité divine : quand s’offrant en sacrifice, il s’est chargé de nostre malédiction, pour nous remplir de sa bénédiction : quand en sa mort il a dévoré et englouti la mort : quand en sa résurrection il a ressuscité en gloire et incorruption nostre chair corruptible, laquelle il avoit vestue.

4.17.5

Il reste que cela nous soit appliqué. Ce qui se fait quand le Seigneur Jésus s’offre à nous avec tous ses biens, premièrement par l’Evangile : mais plus clairement en la Cène, et que nous le recevons en vraye foy. Ainsi ce n’est pas le Sacrement qui fait que Jésus-Christ commence de nous estre pain de vie : mais nous réduisant en mémoire qu’il nous a esté une fois fait tel à ce que nous en soyons assiduellement nourris, il nous fait sentir le goust et saveur de ce pain afin que nous en prenions nourriture. Car il nous certifie que tout ce que Jésus-Christ a fait et souffert, est pour nous vivifier. Après, que ceste vie est perpétuelle. Car comme Jésus-Christ ne nous seroit pas pain de vie, si une fois il n’estoit nay et mort et ressuscité pour nous : aussi faut-il que la vertu de ces choses soit permanente, afin que le fruit nous en reviene. Ce qui est très-bien exprimé et clairement en ces paroles qu’il dit en sainct Jehan, Le pain que je donneray, est ma chair, laquelle je donneray pour la vie du monde Jean 6.51 : où sans doute il démonstroit que son corps seroit en pain, pour la vie spirituelle de nostre âme : à cause qu’il le devoit exposer pour nostre salut à la mort. Car il l’a donné une fois pour pain, quand il l’a livré pour estre crucifié en la rédemption du monde. Il le donne journellement, quand par la parole de son Evangile il s’offre, afin que nous y participions entant qu’il a esté crucifié pour nous : et conséquemment seelle une telle participation par le mystère de la Cène : et mesmes y accomplit au dedans ce qu’il y signifie au dehors. Or il nous convient yci garder de deux vices. L’un est, qu’en exténuant par trop les signes, on ne les sépare des mystères ausquels ils sont aucunement conjoincts : et par conséquent qu’on abbaisse l’efficace. L’autre, qu’en les magnifiant outre mesure, on n’obscurcisse la vertu intérieure. Il n’y a nul, sinon qu’il soit du tout sans religion, qui ne confesse Christ estre le pain de vie, duquel sont nourris les fidèles en salut éternel : mais cela n’est résolu entre tous, quelle est la manière d’en participer. Car il y en a qui définissent en un mot, que manger la chair de Christ et boire son sang, n’est autre chose que croire en luy. Mais il me semble que luy-mesme a voulu exprimer une chose plus haute en ceste prédication notable, où il nous recommande la manducation de son corps : c’est que nous sommes vivifiez par la vraye participation qu’il nous donne en soy : laquelle il a signifiée par les mots de Boire et Manger, afin que nul ne pensast que cela gist en simple cognoissance. Car comme manger le pain, non pas le regarder, administre au corps la nourriture : ainsi faut-il que l’âme soit vrayement faite participante de Christ, pour en estre soustenue en vie éternelle. Cependant nous confessons bien que ceste manducation ne se fait que par foy, comme nulle autre ne se peut imaginer : mais la différence que nous avons avec ceux qui font l’exposition que j’impugne, est qu’ils estiment que Manger n’est autre chose que croire. Je di qu’en croyant nous mangeons la chair de Christ et que ceste manducation est un fruit de foy. Ou si on le veut plus clairement, La manducation leur est la foy mesme : je di que plustost elle provient d’icelle. Il y a peu de différent aux paroles, mais il est grand en la chose. Car combien que l’Apostre enseigne que Jésus-Christ habite en nos cœurs par foy Eph. 3.17, néantmoins personne n’interprétera que ceste habitation est la foy mesme : mais tous cognoissent qu’il nous a voulu exprimer un singulier bénéfice de la foy, en tant que par icelle les fidèles obtienent que Christ habite en eux. En ceste manière le Seigneur se nommant Pain de vie Jean 6.48, non-seulement a voulu dénoter que nostre salut est colloque en la fiance de sa mort et résurrection, mais que par la vraye communication que nous avons en luy, sa vie est transférée en nous, et est faite nostre : tout ainsi que le pain, quand il est prins en nourriture, donne vigueur au corps.

4.17.6

Sainct Augustin, lequel ils ameinent pour leur advocat, n’a escrit en autre sens, que nous mangeons le corps de Christ en croyant en luy, que pour dénoter que ceste manducation vient de la foy. Laquelle chose je ne nie pas : mais j’adjouste que nous recevons Christ, non pas apparoissant de loing, mais s’unissant avec nous pour estre nostre chef, et nous faire ses membres. Combien que je ne réprouve pas du tout ceste façon de parler : mais je di que ce n’est pas une interprétation saine et entière, s’il est question de définir que c’est que manger le corps de Jésus-Christ. Car touchant de la forme de parler, sainct Augustin en use souvent. Comme quand il dit au troisième livre de la Doctrine chrestienne, en ceste sentence, Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme, vous n’aurez point vie en vous Jean 6.53, il y a une figure : c’est qu’il nous faut communiquer à la passion du Seigneur Jésus, et avoir ceste cogitation bien imprimée en nostre mémoire, que sa chair a esté crucifiée pour nous[a]. Item, quand il dit en plusieurs Homélies sur sainct Jehan, que les trois mille hommes qui furent convertis par la prédication de sainct Pierre Actes 2.41, ont beu le sang de Jésus-Christ en croyant en luy, lequel ils avoyent espandu en le persécutant. Mais en plusieurs autres passages il magnifie tant qu’il peut ceste communion que nous avons avec Jésus-Christ par foy : asçavoir que nos âmes ne sont pas moins repeues par sa chair, que nos corps du pain que nous mangeons. Et c’est ce qu’entend Chrysostome en quelque passage, disant que Jésus-Christ nous fait estre son corps, non-seulement par foy, mais par effect[b]. Car il n’entend pas que nous obtenions un tel bien sinon par foy : mais il veut seulement exclurre cela, qu’on n’entende pas que nous communiquions par imagination nue. Je laisse à parler de ceux qui tienent la Cène pour quelque enseigne, pour laquelle nous protestions nostre Chrestienté devant les hommes : car il me semble que j’aye assez réfuté cest erreur, traittant des Sacremens en général. Pour ceste heure ce mot d’advertissement suffira : c’est, puis que le calice est appelé Alliance au sang de Jésus-Christ Luc 22.20, il faut bien qu’il y ait promesse servant à confermer la foy. Dont il s’ensuyt qu’on n’use point deuement de la Cène, sinon regardant en Dieu pour s’asseurer de sa bonté.

[a] Homil. in Joann., XXXI, XL, et alibi.
[b] Homil. LX, LXI, Ad popul. Antioch.

4.17.7

Ceux-là aussi ne satisfont point, lesquels après avoir confessé que nous avons aucune communication au corps de Christ, quand ils la veulent démonstrer, nous font seulement participans de son Esprit, laissans derrière toute la mémoire de la chair et du sang. Comme si ces choses estoyent dites pour néant, que sa chair est viande, son sang est bruvage : que nul n’aura vie sinon celuy qui aura mangé ceste chair et beu ce sang : et autres semblables sentences. Pourtant s’il est notoire que la communication dont il est question, passe outre ce qu’ils en disent, devant que parler de l’excès contraire, je despescheray en brief jusques où elle s’estend. Car il me faudra avoir plus longue dispute avec certains docteurs ou resveurs hyperboliques, lesquels en se forgeant selon leur sottise, une façon lourde et exorbitante de manger le corps de Jésus-Christ et boire son sang, despouillent Jésus-Christ de son corps, et le transfigurent en un fantosme. Si toutesfois il est loisible d’expliquer par paroles un si grand mystère, lequel je voy bien que je ne puis comprendre en mon esprit. Ce que je confesse volontiers, afin que nul ne mesure la grandeur d’iceluy à mes paroles, qui sont si débiles, qu’elles succombent beaucoup au-dessous. Plustost au contraire j’admoneste les Lecteurs de ne contenir point leur sens entre si estroites bornes et limites : mais qu’ils s’efforcent de monter plus haut que je ne les puis conduire. Car moy-mesme, toutes fois et quantes qu’il est question de ceste matière, après avoir tasché de tout dire, je voy bien qu’il s’en faut beaucoup que je n’atteinde à l’excellence. Et combien que l’entendement ait plus de vertu à penser et estimer, que la langue à exprimer, néantmoins iceluy mesmes est surmonté et accablé par une telle grandeur. Parquoy il ne me reste autre chose en la fin, que de tomber en admiration de ce mystère : auquel à droictement penser, l’entendement ne peut suffire, comme la langue aussi n’est capable de le déclairer. Néantmoins je proposeray yci la somme de ma doctrine : laquelle comme je ne doute pas estre véritable, aussi j’espère qu’elle sera prouvée à tous bons cœurs et craignans Dieu.

4.17.8

Premièrement, l’Escriture nous enseigne que Christ dés le commencement a esté la Parole du Père vivifiante, fontaine et origine de vie, dont toutes choses ont eu la vertu de subsister. Pourtant sainct Jehan aucunesfois l’appelle Parole de vie 1Jean 1.1-2 ; aucunesfois dit que la vie a esté tousjours en luy : voulant signifier qu’il a espandu tousjours sa force par toutes créatures, pour leur donner vie et vigueur. Toutesfois luy-mesme adjouste tantost après, que lors la vie a esté manifestée, quand le Fils de Dieu ayant prins nostre chair, s’est donné à veoir et à toucher Jean 1.4. Car combien qu’il espandist au paravant ses vertus sur les créatures, néantmoins pource que l’homme estant aliéné de Dieu par péché, avoit perdu la communication de vie, et estoit de toutes pars assiégé de la mort, il avoit besoin d’estre receu de nouveau en la communion de ceste Parole, pour recouvrer quelque espérance d’immortalité. Car combien y auroit-il petite matière d’espérer, si nous entendions que la Parole de Dieu contient en soy toute plénitude de vie, estans cependant eslongnez d’icelle, et ne voyans en nous ne tout à l’entour autre chose que la mort ? Mais depuis que celle fontaine de vie a commencé d’habiter en nostre chair, desjà elle n’est point cachée loing de nous, mais se baille et présente à ce qu’on en puisse jouir. Voylà comme Jésus-Christ a approché de nous le bénéfice de vie dont il est la source. D’avantage, il nous a rendu la chair qu’il a vestue et prinse, vivifiante : afin que par la participation d’icelle nous soyons nourris à immortalité : Je suis, dit-il, le pain de vie, qui suis descendu du ciel. Item, Le pain que je donneray, c’est ma chair, laquelle j’exposeray pour, la vie du monde Jean 6.48, 51. Esquelles paroles il démonstre que non-seulement il est la vie, entant qu’il est la Parole de Dieu éternelle, laquelle est descendue du ciel à nous : mais aussi qu’en descendant il a espandu ceste vertu en la chair qu’il a prinse, afin que la communication en parveinst jusques à nous. Dont s’ensuyvent ces sentences, Que sa chair est vrayement viande, son sang est vrayement bruvage, et que l’un et l’autre est substance pour nourrir les fidèles en vie éternelle. Nous avons doncques en cela une singulière consolation, qu’en nostre propre chair nous trouvons la vie. Car en telle manière non-seulement nous y parvenons, voire à la vie, di-je : mais elle vient au-devant pour se présenter à nous : seulement que nous luy donnions ouverture en nostre cœur pour la recevoir, et nous l’obtiendrons.

4.17.9

Or combien que la chair de Christ n’ait point tant de vertu de soy-mesme qu’elle nous puisse vivifier, veu qu’en sa première condition elle a esté sujette à mortalité, et estant faite immortelle, prend sa force d’ailleurs : toutesfois si est-elle à bon droict nommée Vivifiante, pource qu’elle a esté remplie de perfection de vie, pour en espandre sur nous ce qui est requis à nostre salut. Et en ce sens se doit prendre ce que dit nostre Seigneur, que comme le Père a la vie en soy, aussi il a ordonné que le Fils eust la vie en soy Jean 5.26. Car en ce passage-là il parle, non pas des propriétez qu’il a possédées éternellement en sa divinité, mais lesquelles luy ont esté données en la chair, en laquelle il nous est apparu. Parquoy il démonstre que la plénitude de vie habite mesmes en son humanité : tellement que quiconque communiquera à sa chair et à son sang, obtiendra la jouissance d’icelle ; ce que nous pouvons mieux expliquer par un exemple familier. Car comme l’eau d’une fontaine suffit pour en boire, pour en arrouser, et pour l’appliquer à autres usages, et néantmoins la fontaine n’a point de soy-mesme une telle abondance, mais de la source, laquelle descoule perpétuellement pour la remplir, à ce que jamais elle ne tairisse : en ceste sorte la chair de Christ est semblable à une fontaine, entant qu’elle reçoit la vie descoulante de la Divinité, pour la faire descouler en nous. Maintenant qui est-ce qui ne voit que la communication au corps et au sang de Christ est nécessaire à tous ceux qui aspirent à la vie céleste ? Et à cela tendent toutes ces sentences de l’Apostre, Que l’Eglise est le corps de Christ et son accomplissement : Que luy il est le Chef, dont tout le corps estant conjoinct, croist selon ses liaisons et joinctures : et Que nos corps sont membres de luy Eph. 1.23 ; 4.15-16 ; 1Co. 6.15. Lesquelles choses ne peuvent estre autrement accomplies sinon qu’entièrement de corps et d’esprit il adhère à nous. Mais encores l’Apostre esclarcit par un plus grand tesmoignage ceste société, par laquelle nous sommes unis à sa chair : en disant que nous sommes les membres de son corps, partie de ses os et de sa chair Eph. 5.30. Et finalement pour dénoter que la chose surmonte toutes paroles, il conclud le propos par admiration : C’est, dit-il, un grand secret. Parquoy ce seroit une folie désespérée, de ne recognoistre nulle communion en la chair et au sang du Seigneur : laquelle sainct Paul déclaire estre si grande, qu’il aime mieux s’en esmerveiller que l’expliquer par paroles.

4.17.10

La somme est telle, que nos âmes ne sont pas moins repeues de la chair et du sang de Jésus-Christ, que le pain et le vin entretienent la vie des corps. Car autrement la similitude du signe ne conviendroit point, si nos âmes ne trouvoyent en Jésus-Christ de quoy se rassasier. Ce qui ne se peut faire, sinon que Jésus-Christ s’unisse vrayement à nous, et nous repaisse de la nourriture de son corps et de son sang. Que s’il semble incroyable, que la chair de Jésus-Christ estant eslongnée de nous par si longue distance, parviene jusques à nous : pour nous estre viande, pensons de combien la vertu secrette du sainct Esprit surmonte en sa hautesse tous nos sens, et quelle folie ce seroit, de vouloir comprendre en nostre mesure l’infinité d’icelle. Pourtant, que la foy recoyve ce que nostre entendement ne peut concevoir : c’est que l’Esprit unit vrayement les choses qui sont séparées de lieu. Or Jésus-Christ nous testifie et scelle en la Cène ceste participation de sa chair et de son sang, par laquelle il fait descouler sa vie en nous, tout ainsi que s’il entroit en nos os et en nos moelles. Et ne nous y présente pas un signe vuide et frustratoire, mais en y desployant la vertu de son Esprit pour accomplir ce qu’il promet. Et de faict, il l’offre et baille à tous ceux qui vienent à ce convive spirituel : combien qu’il n’y ait que les seuls fidèles qui en participent, entant que par la vraye foy ils se rendent dignes d’avoir jouissance d’un tel bénéfice. Pour laquelle raison l’Apostre dit que le pain que nous rompons, est la communion du corps de Christ : et le calice que nous sanctifions par les paroles de l’Evangile et par prières, est la communion de son sang 1Cor. 10.16. Et ne faut pas que quelqu’un objecte que c’est une locution figurée, en laquelle le nom de la chose représentée soit attribué au signe. Car s’ils allèguent que c’est une chose notoire, que la fraction du pain n’est que signe extérieur de la substance spirituelle : jà soit que nous leur concédions d’exposer ainsi les paroles de sainct Paul, toutesfois nous pourrons inférer de ce que le signe nous est baillé, que la substance nous est aussi livrée en sa vérité. Car si quelqu’un ne vouloit appeler Dieu trompeur, il n’osera pas dire qu’un signe vain et vuide de sa vérité soit proposé par luy. Parquoy si le Seigneur nous représente au vray la participation de son corps sous la fraction du pain, il n’y a nulle doute qu’il ne la baille quant et quant. Et de faict, les fidèles ont du tout à tenir ceste reigle, que toutes fois et quantes qu’ils voyent les signes ordonnez de Dieu, ils conçoyvent pareillement pour certain la vérité de la chose représentée y estre conjoincte, et en ayent seure persuasion. Car à quel propos nostre Seigneur donneroit-il en la main le signe de son corps, si ce n’estoit pour nous rendre certains de la participation d’iceluy ? Or s’il est vray que le signe visible nous est baillé pour nous seeller la donation de la chose invisible, il nous faut avoir ceste confiance indubitable, qu’en prenant le signe du corps, nous prenons pareillement le corps.

4.17.11

Je di doncques, comme il a tousjours esté receu en l’Eglise, et comme parlent aujourd’huy ceux qui enseignent fidèlement, qu’il y a deux choses en la saincte Cène : asçavoir les signes visibles qui nous sont là donnez pour nostre infirmité : et la vérité spirituelle, laquelle nous est figurée par iceux, et pareillement exhibée. Or touchant de ceste vérité, quand je veux monstrer familièrement quelle elle est, je di qu’il y a trois points à considérer aux Sacremens, outre le signe extérieur, dont n’est pas maintenant question : asçavoir la signification, après, la matière ou substance : tiercement, la vertu ou l’effect qui procède de l’un et de l’autre. La signification est située aux promesses, lesquelles sont imprimées au signe. J’appelle la matière ou la substance, Jésus-Christ avec sa mort et résurrection. Par l’effect, j’enten la rédemption, justice, sanctification, la vie éternelle, et tous les bénéfices que Jésus-Christ nous apporte. Or combien que toutes ces choses se reçoyvent par foy, toutesfois je n’accepte point ceste cavillation : de dire que nous recevons Jésus-Christ seulement par intelligence et pensée, quand il est dit que nous le recevons par foy : car les promesses le nous offrent, non pas pour le nous faire seulement regarder en nous amusant à une simple contemplation et nue, mais pour nous faire jouir vrayement de sa communion. Et de faict, je ne voy point comment un homme se pourroit confier d’avoir sa rédemption et justice en la croix de Jésus-Christ, d’avoir vie en sa mort sinon qu’il ait premièrement vraye communication avec luy. Car ces biens-là ne viendroyent jamais jusques à nous, si Jésus-Christ ne se faisoit premièrement nostre. Je di doncques qu’en la Cène Jésus-Christ nous est vrayement donné sous les signes du pain et du vin, voire son corps et son sang, ausquels il a accomply toute justice pour nous acquérir salut. Et que cela se fait premièrement, afin que nous soyons unis en un corps : secondement, afin qu’estans faits participans de sa substance, nous sentions aussi sa vertu, en communiquant à tous ses biens.

4.17.12

Maintenant il convient parler des meslanges hyperboliques, c’est-à-dire excessifs, que la superstition a mis sus. Car Satan a yci brassé des illusions avec merveilleuses astuces, pour retirer du ciel les entendemens, et les appesantir yci-bas : leur faisant à croire que Jésus-Christ est attaché à l’élément du pain. Premièrement gardons-nous d’imaginer telle présence que les Sophistes l’ont songée : comme si le corps de Christ descendoit sur la table, et estoit là posé en présence locale pour estre touché des mains, masché des dents, et englouty du gosier. Car le Pape Nicolas dicta ceste belle formule à Bérengaire, pour l’approuver vray repentant. Or ce sont paroles si énormes et prodigieuses, que le glosateur du droict canon est contraint de dire, que si les lecteurs n’estoyent bien advisez et discrets, ils pourroyent estre induits par icelles en hérésie pire que celle de Bérengaire. Le Maistre des Sentences, combien qu’il travaille beaucoup d’excuser l’absurdité, toutesfois encline plustost à l’opposite. Car comme nous ne doutons point qu’il n’ait sa mesure comme requiert la nature d’un corps humain, et qu’il ne soit contenu au ciel, auquel il a esté receu jusques à tant qu’il viendra au jugement, aussi nous estimons que c’est une chose illicite de l’abbaisser entre les élémens corruptibles, ou imaginer qu’il soit par tout présent. Et de faict, cela n’est jà nécessaire pour en avoir la participation, veu que le Seigneur Jésus nous eslargit ce bénéfice par son Esprit, que nous sommes faits un avec luy de corps, d’esprit et d’âme[c]. Pourtant le lien de ceste conjonction est le sainct Esprit, par lequel nous sommes unis ensemble : et est comme canal ou conduit, par lequel tout ce que Christ est et possède, descend jusques à nous. Car si nous appercevons à l’œil, que le soleil luisant sur la terre envoye par ses rais aucunement sa substance pour engendrer, nourrir, et végéter les fruits d’icelle, pourquoy la lueur et irradiation de l’Esprit de Jésus-Christ seroit-elle moindre, pour nous apporter la communication de sa chair et de son sang ? Pourtant l’Escriture en parlant de la participation que nous avons avec Christ, réduit toute la vertu d’icelle à son Esprit. Toutesfois un lieu suffira pour tous les autres : Sainct Paul au chapitre VIII des Romains, déclaire que Christ n’habite autrement en nous que par son Esprit Rom. 8.9. En quoy faisant néantmoins il ne destruit point ceste communication de son corps et de son sang, dont il est maintenant question : mais il démonstre l’Esprit estre le seul moyen par lequel nous possédons Christ, et l’avons habitant en nous.

[c] Chrysos. sermone quodam de Spiritu sancto.

4.17.13

Les Théologiens scholastiques ayans horreur d’une impiété si barbare parlent un peu plus sobrement, ou en paroles couvertes : toutesfois ce n’est que pour évader plus subtilement. C’est qu’ils concèdent que Jésus-Christ n’est point enclos au pain et au vin localement, ne d’une façon corporelle : mais ils forgent une façon nouvelle, laquelle ils n’entendent point, et tant moins la peuvent-ils expliquer aux autres : toutesfois la somme revient là, qu’ils enseignent de chercher Jésus-Christ en l’espèce du pain, qu’ils appellent. Qu’ainsi soit, quand ils disent que la substance du pain est convertie en luy, n’attachent-ils point sa substance à la blancheur, laquelle ils disent seule rester là ? Mais ils disent qu’il est tellement contenu en l’espèce du pain qu’il demeure cependant au ciel, et nomment ceste présence, d’Habitude. Mais quelques mots qu’ils inventent pour couvrir leur mensonge et luy donner couleur, si revienent-ils tousjours à ceste fin, que ce qui estoit pain devient Christ : tellement qu’après la consécration, la substance de Jésus-Christ est cachée sous la couleur du pain. Ce qu’ils n’ont point honte de prononcer haut et clair. Car voyci les propres mots de leur Maistre des sentences, que le corps de Christ estant invisible en soy, est caché et couvert sous l’apparence du pain, après la consécration[d]. Et pourtant selon luy, la figure du pain n’est qu’une masque pour oster le regard du corps.

[d] Sentent., lib. IV, dist. XII.

4.17.14

De là est sortie ceste transsubstantiation fantastique, pour laquelle les Papistes combatent aujourd’huy plus asprement que pour tous les autres articles de leur foy. Les premiers inventeurs de ceste opinion ne se pouvoyent résoudre, comment le corps de Jésus-Christ fust meslé avec la substance du pain, que beaucoup d’absurditez ne leur veinssent incontinent devant les yeux. Ainsi, la nécessité les a contraints de courir à ce misérable refuge : c’est que le pain est converty au corps de Jésus-Christ : non pas qu’à proprement parler, le pain soit fait corps : mais pource que Jésus-Christ, pour se cacher sous la figure du pain, anéantit la substance d’iceluy. Or c’est merveille qu’ils soyent trébuschez en telle ignorance, voire stupidité, que non-seulement ils ayent osé contredire à toute l’Escriture saincte, mais aussi à ce qui avoit esté tousjours tenu en l’Eglise ancienne, pour mettre en avant un tel monstre. Je confesse bien qu’aucuns des Anciens ont quelquesfois usé du mot de Conversion : non pas pour abolir la substance des signes extérieurs, mais pour enseigner que le pain dédié à ce mystère, est différent du pain commun, et tout autre qu’il n’estoit au paravant. Ce pendant tous d’un accord ils afferment que la saincte Cène a deux choses : l’une terrestre, et l’autre céleste. Et ne font point de scrupule en cela, que le pain et le vin sont les signes terrestres. Certes quoy qu’ils babillent, il est tout notoire qu’en cest endroict ils ont les Anciens contraires, lesquels souvent ils osent bien opposer pour authorité à Dieu mesme. Car ceste imagination a esté controuvée depuis peu de temps : pour le moins elle a esté incognue non-seulement du temps que la pure doctrine estoit encores en vigueur, mais mesmes depuis que ceste pureté a esté infectée de beaucoup de souilleures. Quoy qu’il en soit, il n’y a nul des Anciens qui ne confesse ouvertement que le pain et le vin sont signes du corps et du sang de Jésus-Christ : combien que quelquesfois pour magnifier la dignité du mystère, ils leur donnent divers tiltres. Car ce qu’ils disent qu’en consacrant le pain il se fait une conversion secrette, tellement qu’il y a autre chose que du pain et du vin, ce n’est pas, comme j’ay desjà monstré, pour signifier que le pain et le vin s’esvanouissent, mais qu’on les doit avoir en autre estime que des viandes communes, qui sont seulement pour paistre le ventre : veu que là nous avons le boire et le manger spirituel pour nous nourrir nos âmes. Nous confessons doncques que ce que disent les Anciens Docteurs est vray : mais à ce que ces forgeurs d’opinion nouvelle arguent, que s’il y a conversion, il faut que le pain soit anéanty, et que le corps de Jésus-Christ y succède : je respon qu’il est bien vray que le pain est fait autre qu’il n’estoit pas : mais s’ils veulent tirer cela à leur resverie, je leur demande quel changement ils pensent qu’il se face au Baptesme. Car les Anciens recognoissent qu’il s’y fait aussi une conversion admirable, c’est qu’un élément corruptible est fait lavement spirituel des âmes : et toutesfois nul ne nie que l’eau ne demeure en sa substance. Ils répliquent qu’il n’y a point tel tesmoignage du Baptesme comme de la Cène, voyci mon corps. Mais il n’est point question encores de ces mots-là : ains seulement du mot de Conversion, lequel n’emporte non plus en un endroict qu’en l’autre. Ainsi, qu’ils se déportent d’amener tels menus fatras, lesquels monstrent combien ils sont desprouveus de bonnes raisons. Et de faict, la signification ne pourroit autrement consister, si la vérité qui est là figurée n’avoit son image vive au signe extérieur. Jésus-Christ a voulu déclairer visiblement que sa chair est viande. S’il ne proposoit qu’une apparence vuide du pain sans aucune substance, où seroit la similitude laquelle nous doit mener des choses visibles au bien invisible qui nous est représenté ? Car si on les veut croire, on ne seroit point conduit plus outre, et ne pourroit-on recueillir autre chose, sinon que nous sommes repeus d’une vaine apparence de la chair de Christ. Comme si au Baptesme il n’y avoit qu’une figure d’eau qui trompast nos yeux, ce ne nous seroit pas un certain gage de nostre lavement : qui pis est, par un tel spectacle frustratoire nous aurions occasion de chanceler : brief, la nature des Sacremens est renversée, si le signe terrien ne respond à la chose céleste, pour bien signifier ce qui doit estre là cognu. Et par ainsi la vérité de la Cène seroit mise sous le pied, sans qu’il y eust du vray pain pour représenter le vray corps de Jésus-Christ. Je di derechef, puis que la Cène n’est autre chose qu’une confirmation visible de ce qui est récité au chapitre VI de sainct Jehan, asçavoir que Jésus-Christ est le pain de vie qui est descendu du ciel Jean 6.51, qu’il est du tout requis qu’il y ait du pain matériel et visible, pour figurer celuy qui est spirituel : si nous ne voulons que le moyen que Dieu nous a donné pour supporter nostre faiblesse, périsse sans que nous en ayons aucun proufit. D’avantage, comment sainct Paul conclurroit-il, que nous qui participons d’un pain, sommes faits tous ensemble un pain et un corps 1Cor. 10.17, s’il n’y avoit qu’un fantosme de pain seulement, et non pas la propre vérité et substance ?

4.17.15

Et de faict, jamais n’eussent esté si vilenement abusez des illusions de Satan, s’ils n’eussent desjà esté ensorcelez de cest erreur, que le corps de Christ estant enclos sous le pain, se prenoit en la bouche pour estre envoyé au ventre. La cause d’une fantasie si brutale a esté, que ce mot de Consécration leur estoit comme un enchantement ou conjuration d’art magique. Ce principe leur estoit incognu, que le pain n’est point Sacrement, sinon au regard des hommes, ausquels la Parole est addressée : comme l’eau du Baptesme n’est point changée en soy : mais quand la promesse y est adjoustée, elle commence de nous estre ce qu’elle n’estoit pas. Ceci sera encores mieux liquidé par l’exemple d’un Sacrement semblable. L’eau qui descouloit du rocher au désert servoit aux Juifs pour estre signe et mereau d’une mesme chose que nous figurent aujourd’huy le pain et le vin en la Cène : car sainct Paul dit qu’ils ont beu un mesme bruvage spirituel Exo. 17.6 ; 1Cor. 10.4. Or cependant elle servoit d’abruvoir pour le bestial. Dont il est aisé de recueillir, quand les élémens terrestres sont appliquez à l’usage spirituel de la foy, qu’il ne s’y fait autre conversion, qu’au regard des hommes : d’autant que ce leur sont seaux des promesses de Dieu. D’avantage, puis que l’intention de Dieu est, comme j’ay desjà souvent réitéré, de nous eslever à soy par moyens qu’il cognoist propres, ceux qui en nous appelant à Christ, veulent que nous le cherchions estant invisiblement caché sous le pain, font tout au rebours. De monter à Christ il n’en estoit pas question entre eux : pource qu’il y avoit trop long intervalle. Parquoy ce qui leur estoit abatu de nature, ils ont tasché de le corriger par un remède plus pernicieux : c’est qu’en demeurant en terre nous n’ayons nul besoin d’approcher des cieux, pour estre conjoincts à Jésus-Christ. Voylà toute la nécessité qui les a contraints à transfigurer le corps de Christ. Du temps de sainct Bernard, combien qu’il y eust desjà un langage plus dur et plus lourd, toutesfois la transsubstantiation n’estoit pas encores cognue. Au paravant jamais n’avoit esté que ceste similitude ne fust en la bouche d’un chacun, que le corps et le sang de Jésus-Christ sont conjoincts en la Cène avec le pain et le vin. Il leur semble qu’ils ont de belles eschappatoires, quant au texte exprès qu’on leur allègue : où notamment les deux parties du Sacrement sont appelées pain et vin. Car ils répliquent que la verge de Moyse estant convertie en serpent Exo. 4.3 ; 7.10, combien qu’elle empruntast le nom de serpent, ne laissoit pas de retenir le sien naturel de verge. Dont ils concluent qu’il n’y a nul inconvénient que le pain, combien qu’il soit changé en autre substance, pource qu’il apparoist pain aux yeux, en retiene quant et quant le nom. Mais qu’est-ce qu’ils trouvent de semblable ou prochain entre le miracle de Moyse, qui est tout notoire, et leur illusion diabolique, de laquelle il n’y a œil en terre qui puisse estre tesmoin ? Les magiciens faisoyent leur sorcellerie pour persuader au peuple d’Egypte qu’ils estoyent garnis de vertu divine pour changer les créatures. Moyse vient à l’encontre : et après avoir rabatu leur fallace monstré que la puissance invincible de Dieu estoit de son costé, d’autant qu’il fait engloutir toutes les verges des autres par la siene Exo. 7.12. Mais puis que telle conversion s’est faite à veue d’œil, elle n’appartient point à la cause présente, comme j’ay dit. Et aussi un petit après, la verge retourna à sa première forme. Outre plus, on ne sçait si ceste conversion soudaine fut vrayement en la substance. Il faut aussi noter que Moyse a opposé sa verge à celle des magiciens, et pour ceste cause luy a laissé son nom naturel : afin qu’il ne semblast accorder à ces trompeurs une conversion qui estoit nulle, d’autant qu’ils avoyent esblouy les yeux des ignorans par leurs enchantemens. Or cela ne se peut tirer à des sentences toutes diverses, quand il est dit, Le pain que nous rompons est la communication du corps de Christ : Item, Quand vous mangerez de ce pain, il vous souviendra de la mort du Seigneur : Item, Ils communiquoyent à rompre le pain 1Cor. 10.16 ; 11.26 ; Actes 2.42. Tant y a qu’il est bien certain que les Magiciens par leur enchantement ne faisoyent que tromper la veue. Quant est de Moyse, il y a plus grande doute : par la main duquel il n’a point esté plus difficile à Dieu de faire d’une verge un serpent, et derechef d’un serpent une verge, que de vestir les Anges de corps charnels, et puis les en despouiller. S’il y avoit pareille raison en la Cène, ou qui en approchast, ces bonnes gens auroyent quelque couleur en leur solution. Mais puis qu’il n’est pas ainsi, que ce point nous demeure arresté, qu’il n’y auroit nulle raison ne fondement pour nous figurer en la Cène que la chair de Jésus-Christ est vrayement viande, sinon que la vraye substance du signe extérieur respondist à cela. Or comme un erreur est engendré de l’autre, ils ont si sottement tiré un passage de Jérémie pour approuver leur transsubstantiation, que j’ay honte de le réciter. Le Prophète se plaind qu’on a mis du bois en son pain[a] Jér. 11.19 : signifiant que ses ennemis luy ont cruellement osté le goust, de son manger. Comme David par semblable figure se lamente que son pain luy a esté corrompu de fiel, et son boire de vinaigre Ps. 69.22. Ces Docteurs subtils exposent par allégorie, que le corps de Jésus-Christ a esté pendu au bois. Ils allégueront qu’aucuns des Anciens l’ont ainsi entendu. A quoy je respon que c’est bien assez de pardonner à leur ignorance, et ensevelir leur déshonneur, sans adjouster ceste impudence, de les faire boucliers pour rebouter le sens naturel du Prophète.

[a] Dans la version des LXX ; le texte hébreu dit : Détruisons l’arbre avec son fruit… (ThéoTEX)

4.17.16

Les autres, qui voyent qu’on ne peut rompre la proportion qui est entre le signe et la chose signifiée, que la vérité du mystère n’aille bas, confessent bien que le pain de la Cène est vrayement substanciel, élément terrestre et corruptible, et qu’il ne reçoit aucun changement en soy : mais ils disent que néantmoins le corps de Jésus-Christ y est enclos. S’ils disoyent rondement, que quand le pain nous est présenté en la Cène, il y a vraye exhibition du corps, d’autant que la vérité est inséparable d’avec son signe, je ne contrediroye pas beaucoup, mais d’autant qu’en enfermant le corps dans le pain, ils imaginent qu’il est par tout, ce qui est contraire à sa nature : puis en adjoustant, qu’il est sous le pain, ils l’enserrent là comme en cachette, il est besoin de descouvrir telles astuces : non pas que pour ceste heure je vueille deschiffrer le tout, mais ce que j’en diray servira de fondement pour la dispute qui suyvra ci-après en son lieu. Ils veulent que le corps de Jésus-Christ soit invisible et infini pour estre caché sous le pain : d’autant qu’à leur opinion, ils ne le peuvent recevoir, sinon qu’il descende là. Or ils ne cognoissent point la façon de descendre dont nous avons parlé, qui est pour nous eslever au ciel. Vray est qu’ils prétendent beaucoup de belles couleurs : mais après qu’ils ont tout dit, il appert qu’ils s’amusent à une présence locale. Et dont vient cela, sinon qu’ils ne peuvent concevoir autre participation du corps de Jésus-Christ, sinon qu’ils le tienent yci-bas comme pour le manier à leur appétit ?

4.17.17

Et afin de maintenir avec opiniastreté l’erreur qu’ils se sont forgée à la volée, ils ne doutent point, au moins aucuns d’entre eux, d’affermer que le corps de Jésus-Christ n’a jamais eu autre mesure que toute l’estendue du ciel et de la terre. Quant à ce qu’il est nay petit enfant, qu’il est grandy, qu’il a esté crucifié et mis au sépulchre, ils disent que cela s’est fait par une forme de dispensation, pour accomplir en apparence ce qui estoit requis à nostre salut. Quant à ce qu’il est apparu après sa résurrection, et qu’il est monté au ciel, mesmes que depuis il a esté veu de sainct Estiene et de sainct Paul Actes 1.3, 9 ; 7.55 ; 9.3, que cela aussi s’est fait d’une mesme dispensation, à ce qu’il se monstrast à veue d’œil estre souverain Roy. Et qu’est-ce là, je vous prie, sinon rappeler Marcion des enfers ? Car nul ne doutera que le corps de Jésus-Christ ne soit fantastique ou fantosme, s’il a esté de ceste condition. Les autres eschappent un petit plus subtilement : c’est que ce corps qui est donné au Sacrement, est glorieux et immortel : et par ainsi qu’il n’y a nul inconvénient qu’il soit en plusieurs lieux, qu’il ne soit en nul lieu, et qu’il n’ait nulle forme. Mais je demande quel corps donnoit Jésus-Christ à ses disciples la nuict devant qu’il souffris ! Les mots qu’il prononce n’expriment-ils pas clairement, que c’estoit le corps mortel qui devoit estre tantost après livré ? Ils répliquent que desjà il avoit fait veoir sa gloire en la montagne à trois de ses disciples Matt. 17.2. Ce que je leur confesse : mais je di que ce n’estoit que pour leur donner quelque goust de son immortalité, Voire et pour un petit de temps. Mais ils ne trouveront pas là double corps : il n’y a que celuy mesme lequel est retourné sur l’heure à son naturel accoustumé. Or en distribuant son corps en la première Cène, l’heure approchoit qu’il devoit estre frappé et abatu pour estre desfiguré comme un ladre, n’ayant aucune dignité ne beauté en soy Esaïe 53.4 : tant s’en faut que pour lors il voulust faire monstre de la gloire de sa résurrection. Derechef, quelles fenestres ouvrent-ils à l’hérésie de Marcion, si le corps de Jésus-Christ estoit veu en un lieu, mortel et passible, et en l’autre lieu, immortel et glorieux ? Que si on reçoit leur opinion, autant en advient-il tous les jours. Car ils sont contraints de confesser que le corps de Jésus-Christ, lequel ils disent estre invisiblement caché sous l’espèce du pain, est néantmoins visible en soy. Et toutesfois ceux qui desgorgent des resveries si monstrueuses, non-seulement n’ont nulle honte de leur vilenie, mais nous injurient à toute outrance, d’autant que nous ne voulons respondre Amen.

4.17.18

D’avantage, si quelqu’un veut lier au pain et au vin le corps et le sang du Seigneur, il sera nécessaire que l’un soit séparé de l’autre. Car comme le pain est baillé séparément du calice, aussi faudra-il que le corps estant uny au pain, soit divisé du sang qui sera enclos dedans le calice. Car puis qu’ils afferment le corps estre au pain, le sang estre au calice : et il est ainsi que le pain et le vin sont divisez l’un de l’autre : ils ne peuvent eschapper par tergiversation quelconque, que le sang en ce faisant ne soit divisé du corps. Ce qu’ils ont accoustumé de prétendre, que le sang est au corps, et le corps pareillement dedans le sang, est par trop frivole, veu que les signes ausquels ils sont enclos, ont esté distinguez du Seigneur. Au reste, si nous dressons nostre veue et nostre cogitation au ciel, et sommes là transportez pour y chercher Christ en la gloire de son Royaume, comme les signes nous guident à venir à luy tout entier, en ceste manière nous serons distinctement repeus de sa chair sous le signe du pain, nourris de son sang sous le signe du vin, pour avoir jouissance entièrement de luy. Car combien qu’il ait transporté de nous sa chair, et soit en corps monté au ciel : néantmoins il est séant à la dextre du Père, c’est-à-dire, qu’il règne en la puissance, majesté et gloire du Père. Ce règne n’est point limité en aucunes espaces de lieux, et n’est point déterminé en aucunes mesures, que Jésus-Christ ne monstre sa vertu par tout où il luy plaist, au ciel et en la terre, qu’il ne se déclaire présent par puissance et vertu, qu’il n’assiste tousjours aux siens, leur inspirant sa vie vive en eux, les soustiene, les conferme, leur donne vigueur, et leur serve non pas moins que s’il estoit présent corporellement : en somme, qu’il ne les nourrisse de son propre corps, duquel il fait descouler la participation en eux par la vertu de son Esprit. Telle doncques est la façon de recevoir le corps et le sang de Jésus-Christ au Sacrement.

4.17.19

Or il nous faut establir telle présence de Jésus-Christ en la Cène, laquelle ne l’attache point au pain, et ne l’enferme point là dedans : laquelle finalement ne le mette point yci-bas en ces élémens corruptibles, d’autant que tout cela dérogue à sa gloire céleste : laquelle aussi ne luy face point un corps infini pour le mettre en plusieurs lieux, ou pour faire à croire qu’il soit par tout au ciel et en la terre : d’autant que tout cela contrevient à la vérité de sa nature humaine. Tenons doncques ces exceptions fermes : asçavoir que nous ne permettions point qu’on dérogue à la gloire céleste de nostre Seigneur Jésus ; ce qui se fait quand on le tire yci-bas par imagination, ou qu’on le lie aux créatures terriennes. Que nous ne permettions point aussi qu’on attribue rien à son corps qui répugne à sa nature humaine : ce qui se fait quand on dit qu’il est infini, ou qu’on le met en plusieurs lieux. Ayant osté ces deux inconvéniens, je reçoy volontiers tout ce qui pourra servir à bien exprimer la vraye communication que Jésus-Christ nous donne par la Cène en son corps et en son sang, de l’exprimer, di-je, en sorte qu’on cognoisse que ce n’est point par imagination ou pensée que nous les recevons, mais que la substance nous est vrayement donnée. Il n’y a nulle raison pourquoy ceste doctrine soit tant odieuse au monde, et que la défense en soit forclose tant iniquement, sinon que Satan a ensorcelé plusieurs entendemens comme d’un horrible charme. Certes ce que nous enseignons convient très-bien en tout et par tout à l’Escriture, et ne contient en soy, n’attire, ou absurdité aucune, ou obscurcie, ou ambiguïté. D’avantage, ne répugne point à la reigle de foy, et ne contrevient à l’édification des âmes : brief, n’emporte rien qui puisse offenser, sinon d’autant que depuis la barbarie et bestise tant énorme des Sophistes, une clairté si patente et une vérité tant liquide a esté vilenement opprimée. Toutesfois puis que Satan s’efforce encores aujourd’huy la dénigrer de calomnies et vitupères par des esprits forcenez, et applique là toutes ses forces, il nous est besoin de la maintenir tant plus diligemment.

4.17.20

Or devant que procéder outre, nous avons à traitter l’institution de Jésus-Christ : et principalement à cause que nos adversaires n’ont rien plus favorable que ceste objection, que nous n’accordons point aux mots de Jésus-Christ. Parquoy pour nous descharger de ce blasme, lequel faussement ils nous mettent sus, ce sera un ordre bien convenable de commencer par l’interprétation de ce qui en est contenu en l’Escriture. Trois Evangélistes, asçavoir sainct Matthieu, sainct Marc et sainct Luc : Item, sainct Paul, récitent que Jésus-Christ ayant prins du pain le rompit, et ayant rendu grâces le donna à ses disciples, disant, Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est livré, ou rompu pour vous. Du calice, sainct Matthieu et sainct Marc en parlent ainsi : Ce calice est le sang du Nouveau Testament, lequel sera espandu pour plusieurs en rémission de leurs péchez. Sainct Paul et sainct Luc changent un petit : Ce calice est le Nouveau Testament en mon sang Matt. 26.26 ; Marc 14.22 ; Luc 22.17, 19 ; 1Cor. 11.24-25. Les advocats de la transsubstantiation pensent que ce mot démonstratif, ceci, se rapporte à l’espèce du pain, pource que la consécration ne se fait pas que par toute la déduction des paroles : et il n’y a nulle substance visible, selon eux, qu’on puisse démonstrer. Mais si la révérence des paroles les tient si estroitement bridez, puis que Jésus-Christ tesmoigne que ce qu’il baille à ses disciples est son corps, ils s’eslongnent bien fort de cela, en glosant que ce qui estoit pain devient le corps de Jésus-Christ. Je di derechef, que Jésus-Christ afferme que ce qu’il avoit prins entre ses mains pour donner à ses disciples, est son corps. Or il avoit prins du pain. Oui est-ce doncques qui ne voit que c’est le mesme pain qu’il monstre ? Et par ainsi il n’y a rien plus desraisonnable, que d’appliquer à une vaine apparence ou fantosme, ce qui est notamment prononcé du pain. Ceux qui exposent le mot d’Estre, par transsubstantier, comme s’il estoit dit. Ceci est converty en mon corps, usent d’une subtilité encores plus contrainte et forcée. Et pourtant tous les deux n’ont nulle couleur de prétendre qu’ils se veulent tenir et arrester aux paroles de Jésus-Christ. Car cela ne fut jamais accoustumé ny ouy en nulle langue, que ce verbe substantiel, c’est, fust prins en tel sens, asçavoir pour estre converty en autre chose. Quant est de ceux qui confessent que le pain demeure, et néantmoins entendent que c’est le corps de Jésus-Christ, ils ont grande contrariété entre eux. Ceux qui parlent plus modestement, combien qu’ils insistent fort sur la lettre, disans que selon les mots de Jésus-Christ, le pain doit estre tenu pour son corps, toutesfois puis après ils amolissent telle rigueur, s’exposans comme s’il estoit dit que le corps de Jésus-Christ est avec le pain, au pain, et sous le pain. Nous avons desjà touché quelque chose de leur opinion : encores en faudra-il traitter d’avantage ci-après. Maintenant je dispute seulement des paroles de Jésus-Christ, desquelles ils se sentent liez, pour ne pouvoir accorder que le pain soit nommé Corps, pource qu’il en est signe. Or puis qu’ils fuyent toute exposition, comme s’il se faloit précisément tenir aux mois, pourquoy en délaissant ce que dit Jésus-Christ, se transportent-ils à des locutions si diverses ? Car ce sont choses bien différentes l’une de l’autre, que le pain soit corps : et que le corps soit avec le pain. Mais pource qu’ils voyent qu’il leur estoit impossible de maintenir ceste simple proposition, assavoir que le pain fust vrayement le corps de Jésus-Christ, ils ont essayé d’eschapper par voyes obliques, que le corps est donné sous le pain et avec le pain. Les autres estans plus hardis, n’ont point douté d’affermer qu’à parler proprement, le pain est corps : en quoy ils se monstrent estre du tout litéraux. Si on leur objecte que le pain est doncques Jésus-Christ et est Dieu, ils le nieront fort et ferme, pource qu’il n’est point exprimé en ces paroles, Voyci mon corps. Mais ils ne proufiteront rien en niant, veu que tous confessent que Jésus-Christ nous est offert en la Cène. Or ce seroit un blasphème insupportable, de dire sans aucune figure, qu’un élément caduque et corruptible soit Jésus-Christ. Je leur demande, asçavoir si ces deux propositions valent autant l’une que l’autre : Jésus-Christ est Fils de Dieu, et le pain est corps de Jésus-Christ. S’ils accordent qu’elles soyent diverses (comme cela leur sera arraché en despit de leurs dénis) qu’ils me respondent dont vient telle différence. Je croy qu’ils ne me la sçauront assigner autre, sinon que le pain est nommé Corps à la façon des Sacremens. Dont il s’ensuyt que les paroles de Jésus-Christ ne sont point sujettes à la reigle commune, et ne doyvent pas estre examinées selon la Grammaire. Je demande aussi à ces opiniastres qui ne peuvent souffrir qu’on expose les paroles de Jésus-Christ, quand sainct Luc et sainct Paul disent que le calice est le Nouveau Testament au sang Luc 22.20 ; 1Cor. 11.25, si cela ne vaut pas autant que ce qui avoit esté dit au premier membre, que le pain est corps. Certes on doit faire autant de scrupule en une partie qu’en l’autre : et pource que la briefveté est obscure, ce qui est dit plus au long, esclarcit mieux le sens. Par ainsi, quand ils débatront sous ombre d’un mot, que le pain est le corps de Jésus-Christ, je leur amèneray l’interprétation de sainct Paul et de sainct Luc, comme une chose déclairée plus à plein : ascavoir que le pain est testament ou ratification que le corps de Jésus-Christ nous est donné. Où trouveront-ils meilleure interprétation, ne plus certaine ? Et toutesfois je ne préten pas de diminuer tant peu que ce soit de la participation que j’ay cidessus confessé que nous avons au corps de Jésus-Christ : seulement je veux rabatre ceste folle opiniastreté qu’ils ont, en débatant si furieusement des paroles : J’enten suyvant le tesmoignage de sainct Paul et de sainct Luc, que le pain est le corps de Jésus-Christ, pource qu’il en est le Testament ou alliance. S’ils réprouvent cela, ce n’est pas contre moy qu’ils bataillent, mais contre l’Esprit de Dieu. Quoy qu’ils protestent qu’ils ont telle dévotion aux paroles de Jésus-Christ, qu’ils n’y oseroyent admettre aucune figure, ceste couverture ne suffit pas pour leur faire réprouver tant orgueilleusement toutes les raisons que nous amenons à l’opposite. Ce pendant nous avons à noter quel est ce Testament au corps et au sang de Jésus-Christ. Car il ne nous proufiteroit rien que l’alliance de grâce eust esté ratifiée par le sacrifice de sa mort, si ceste communication, par laquelle nous sommes faits un avec luy, n’estoit conjoincte quant et quant.

4.17.21

Il reste doncques que pour l’affinité qu’ont les choses signifiées avec leurs figures, nous confessions que ce nom de Corps a esté attribué au pain : non pas nuement, comme les mots chantent, mais par une similitude bien convenable. Je n’introdui yci nulles figures ne paraboles, afin qu’on ne me reproche point que je cherche des subterfuges, en m’eslongnant du texte. Je di que c’est une façon de parler qui se trouve par toute l’Escriture, quand il est question des Sacremens. Car on ne sçauroit autrement prendre, que la Circoncision ait esté l’alliance de Dieu, l’Agneau ait esté l’issue d’Egypte, les sacrifices de la Loy, satisfactions pour les péchez, finalement que le rocher dont l’eau sortit au désert Exo. 17.6, ait esté Jésus-Christ, sinon par translation. Et non-seulement le nom de la chose plus digne est transféré à celle qui est inférieure, mais aussi à l’opposite, le nom de la chose visible est approprié à celle qui est signifiée : comme quand il est dit que Dieu est apparu à Moyse au buisson Exo. 3.2 : quand le coffre de l’alliance est nommé Dieu, et la face de Dieu Ps. 84.7 ; 42.2 : et la colombe est dite, le sainct Esprit Matt. 3.16. Car combien que le signe diffère en substance de la vérité qu’il figure, d’autant qu’il est corporel, visible et terrestre, et icelle est spirituelle et invisible, toutesfois pource que non-seulement il figure la chose à laquelle il est dédié, comme s’il en estoit une simple remembrance et nue, mais aussi l’offre vrayement et de faict, pourquoy est-ce que le nom ne luy conviendra ? Car si les signes inventez des hommes, qui sont plustost images des choses absentes que marques des présentes, et ausquels souvent il n’y a que vaine représentation, néantmoins prenent quelquesfois le tiltre des choses qu’ils signifient, il y a bien plus de raison que ceux qui sont instituez de Dieu, puissent emprunter les noms de ce qu’ils testifient sans aucune fallace, et mesmes en ont l’effect et la vérité pour nous la communiquer. Brief, il y a telle affinité et similitude de l’un à l’autre, que telle translation mutuelle ne doit pas estre trouvée estrange ne rude. Parquoy ceux qui nous appellent Tropistes, se monstrent en leur sotte facétie du tout barbares, veu qu’en matière de Sacrement l’usage commun de l’Escriture est du tout pour nous. Car comme ainsi soit que les Sacremens ayent grande similitude ensemble, principalement ils convienent tous quant à ceste translation de nom. Comme doncques l’Apostre enseigne que la pierre dont provenoit aux Israélites le bruvage spirituel, avoit esté Christ 1Cor. 10.4, entant que c’estoit un symbole, sous lequel ce bruvage spirituel estoit receu non pas visiblement à l’œil, mais toutesfois à la vérité : en ceste manière le pain est aujourd’huy appelé corps de Christ, d’autant que c’est un symbole, sous lequel nostre Seigneur nous offre la vraye manducation de son corps. Et afin que nul ne réprouve mon dire comme nouveau, sainct Augustin n’a pas autrement senty ne parlé. Si les Sacremens, dit-il, n’avoyent quelque similitude avec les choses desquelles ils sont Sacremens, ce ne seroyent plus Sacremens. A cause de ceste similitude, ils ont mesmes souvent les noms des choses qu’ils figurent. Pourtant comme le Sacrement du corps de Christ est aucunement le corps mesme, et le Sacrement du sang est le sang mesme : aussi le Sacrement de la foy est nommé Foy[c]. Il y a beaucoup de sentences semblables en ses livres, lesquelles il seroit superflu d’amasser yci, veu que ceste seule que j’ay alléguée suffit : sinon que les lecteurs doyvent estre advertis que le mesme docteur conferme et réitère ce propos en l’épistre à Evodius. C’est une tergiversation frivole, de répliquer que quand sainct Augustin parle ainsi des Sacremens, il ne fait pas mention de la Cène ; car par ce moyen il ne seroit plus licite d’arguer du tout à une partie. Certes si on ne veut abolir toute raison, on ne peut dire que ce qui est commun à tous Sacremens n’appartiene aussi à la Cène : combien que le mesme Docteur coupe broche à toute dispute en un autre lieu, en disant que Jésus-Christ n’a point fait de difficulté de nommer son corps, quand il en donnoit le signe. Item, que c’a esté une patience admirable à Jésus-Christ, de recevoir Judas au convive, auquel il instituoit et donnoit à ses disciples la figure de son corps et son sang[d].

[c] Epist. XXIII, Ad Bonifac.
[d] Contra Adimantum Manich., cap. XII ; In Psalm. III.

4.17.22

Toutesfois si quelque opiniastre fermant les yeux à tout, se veut attacher à ce mot. Ceci est mon corps, comme si ce verbe séparoit la Cène d’avec tous autres Sacremens : la solution est facile. Ils prétendent qu’il y a une telle force au verbe substantif, qu’il ne reçoit nulle déclaration. Quand je leur auray accordé cela, je réplique que sainct Paul en disant, Le pain que nous rompons est la communication du corps de Christ 1Cor. 10.16, use aussi bien de verbe substantif. Or Communication est autre chose que le corps mesme. Qui plus est, quasi par toute l’Escriture ce verbe se trouvera en matière de Sacrement. Comme quand il est dit. Ceci vous sera pour alliance avec moy Gen. 17.13 ; Exo. 12.43 : L’Agneau est l’issue. Pour abréger, quand sainct Paul dit que la pierre estoit Christ 1Cor. 10.4, pourquoy le verbe substantif a-il moins de vertu selon eux en ce passage, qu’aux mots de la Cène ? Qu’ils me respondent, quand sainct Jehan dit, Le sainct Esprit n’estoit pas encores : car Jésus-Christ n’estoit pas glorifié Jean 7.39 : qu’emporte là ce verbe, estoit. Car s’ils demeurent attachez à leur reigle, l’essence éternelle du sainct Esprit sera abolie : comme si elle avoit prins son commencement en l’ascension de Jésus-Christ. Qu’ils me respondent finalement ce qu’ils entendent par le dire de sainct Paul, que le Baptesme est le lavement de régénération et renouvellement Tite 3.5, veu qu’il appert qu’il est inutile à plusieurs. Mais il n’y a rien plus propre à les réfuter, que l’autre sentence de sainct Paul, où il dit que l’Eglise est Jésus- Christ. Car, ayant amené la similitude du corps humain, il adjouste, Ainsi est Jésus-Christ 1Cor. 12.12. Par lesquels mots il ne signifie pas le Fils unique de Dieu en soy, mais en ses membres. Je pense avoir desjà gaigné ce point, que les calomnies de nos adversaires pueront et seront détestables à toutes gens de sens rassis et d’intégrité, en ce qu’ils publient que nous desmentons Jésus-Christ, n’adjoustans nulle foy à ses paroles, lesquelles nous recevons en plus grande obéissance qu’eux ; et les considérons plus attentivement. Mesmes leur nonchalance si lourde qu’on la voit, monstre qu’il ne leur chaut guères de ce que Jésus-Christ a voulu ou entendu, moyennant qu’il leur serve de bouclier pour couvrir leur obstination : comme la diligence que nous mettons à nous enquérir du vray sens, tesmoigne combien nous prisons l’authorité de ce souverain Maistre. Ils nous reprochent malicieusement, que le sens humain nous empesche de croire ce que Jésus-Christ a proféré de sa bouche sacrée. Mais j’ay desjà en partie déclairé, et encores feray-je tantost mieux apparoistre, combien ils sont pervers et effrontez en nous chargeant de tels blasmes. Rien doncques ne nous empesche de croire simplement à Jésus-Christ : et si tost qu’il a dit le mot, d’y acquiescer. Seulement il est question de sçavoir si c’est un crime, de nous enquérir quel est le vray sens et naturel de ses paroles.

4.17.23

Ces bons Docteurs pour apparoistre gens lettrez, défendent de se retirer de la lettre tant peu que ce soit. Je réplique à l’opposite. Quand l’Escriture nomme Dieu, Homme de guerre Exo. 15.3, pource que sans translation ce langage seroit trop dur et trop aspre, je ne doute pas le prendre comme une similitude tirée des hommes. Et de faict, les hérétiques qu’on a appelez anciennement Anthropomorphites, n’avoyent autre couleur de molester et troubler l’Eglise, sinon qu’en prenant ces mots comme à belles dents. Les yeux de Dieu voyent Prov. 15.3. Il est parvenu à ses aureilles Ps. 18.7. Sa main est estendue Esaïe 9.11, La terre est son marchepied Esaïe 66.1 : ils se tempestoyent de ce que les saincts Docteurs n’accordoyent point que Dieu fust corporel, veu qu’il semble que l’Escriture luy assigne un corps. Ceux-là avoyent bien la lettre pour eux : mais si tous passages estoyent prins si cruement et lourdement, toute la vraye religion seroit pervertie de resveries brutales. Car il n’y a monstre d’absurdité que les hérétiques ne puissent faire semblant de déduire de l’Escriture, s’il leur est permis sous ombre d’un mot mal entendu et non exposé, d’establir ce que bon leur semblera. Ce qu’ils allèguent qu’il n’est pas vray-semblable que Jésus-Christ voulant donner une singulière consolation à ses disciples, ait parlé obscurément comme par énigmes, fait pour nous. Car si les disciples n’eussent entendu que le pain estoit nommé corps par similitude, d’autant qu’il en estoit l’arre ou symbole, ils se fussent troublez d’une chose si prodigieuse. Sainct Jehan récite que sur la mesme heure ils doutoyent et faisoyent scrupule sur chacun mot. Ceux qui disputent comment Jésus-Christ s’en ira à son Père, et trouvent grande difficulté comment il partira du monde Jean 14.5, 8 ; 16.17 : brief, qui n’entendent rien de ce qui leur est dit des choses célestes, comment eussent-ils esté si prompts et aisez à croire une chose si répugnante à toute raison, asçavoir que Jésus-Christ, qui estoit assis à table devant leurs yeux, fust aussi enclos invisiblement dessous le pain ? Parquoy ce qu’ils s’accordent sans aucune réplique à ce qui leur a esté dit, et mangent le pain à telles enseignes, de là il appert qu’ils prenoyent les paroles de Jésus-Christ comme nous faisons, pource qu’ils considéroyent qu’en tous Sacremens l’usage est accoustumé d’attribuer au signe le nom de la chose signifiée. Les disciples doncques ont receu une consolation certaine et liquide, et non pas enveloppée d’énigme : comme aujourd’huy nous la sentons telle qu’eux. Et n’y a autre raison pourquoy ces outrecuidez nous résistent tant, sinon que le diable les a aveuglez par ses enchantemens, pour appeler Ténèbres et énigmes, une interprétation si facile et coulante. D’avantage, si on veut précisément insister sur les mots, ce que Jésus-Christ met son corps et son sang à part, ne pourroit consister. Il appelle le pain son corps, et le vin son sang : ou ce sera une répétition confuse, ou ce sera une division pour séparer l’un d’avec l’autre. Mesmes on pourra affermer du calice que c’est le corps : et derechef, que le pain est le sang : je di si Jésus-Christ est enclos sous chacun des deux signes. S’ils respondent qu’il faut regarder à quelle fin les Sacremens sont instituez, je leur confesse : mais ce pendant ils ne se despestreront point que leur erreur ne tire tousjours ceste queue, asçavoir que le pain est sang, et le vin est corps. D’avantage, je ne sçay comment ils entendent d’accorder leurs fleutes, en confessant que le pain et le corps sont choses diverses : et toutesfois en affermant que le pain est proprement corps sans nulle figure ; comme si quelqu’un disoit que la robbe est autre chose que l’homme : et toutesfois qu’elle est proprement nommée Homme. Toutesfois comme si leur victoire estoit en opiniastreté furieuse, et opprobres, ils crient qu’en cherchant la vraye interprétation des mots de Jésus-Christ, nous l’accusons de mensonge. Tant y a qu’il sera maintenant facile aux lecteurs de juger combien telles gens nous font grande injure, faisant à croire aux ignorans que nous abatons l’authorité des paroles de Jésus-Christ : lesquelles ils pervertissent et confondent aussi furieusement, que nous les exposons fidèlement et en telle dextérité qu’il est requis, comme je l’ay monstré quasi au doigt.

4.17.24

Mais ceste fausseté et mensonge ne se peut droictement purger, sinon en rabatant une autre calomnie : c’est qu’ils nous accusent d’estre tellement adonnez à la raison humaine, que nous mesurons la puissance de Dieu au corps de nature, et ne luy attribuons rien plus que le sens commun nous enseigne. En lisant nos escrits, on verra incontinent combien ces calomnies sont vilenes et puantes. J’appelle doncques de leurs fausses détractions à la doctrine que j’en ai donnée : laquelle certifie assez clairement que je ne restrein point ce mystère à la capacité de la raison humaine, et ne l’assujeti point à l’ordre de nature. Je vous prie, avons-nous apprins des Philosophes naturels, que Jésus-Christ repaist aussi bien nos âmes de sa chair et de son sang, que nos corps sont nourris et substantez de pain et de vin ? Dont vient ceste vertu à la chair, de vivifier les âmes ? Chacun dira qu’il ne se fait point naturellement. Ce ne sera chose non plus accordante au sens humain, que la chair de Christ entre jusques à nous pour nous servir d’aliment. Brief, quiconques aura gousté nostre doctrine, sera ravy en admiration de ceste vertu secrète de Dieu que nous preschons. Or ces bons zélateurs se forgent un miracle, sans lequel ils ne pensent pas que Dieu puisse rien. Je prie et adverti derechef les lecteurs, qu’ils pensent diligemment que porte nostre doctrine, si elle dépend du sens commun, ou bien si par foy elle surmonte le monde, et passe jusques au ciel. Nous disons que Jésus-Christ descend à nous tant par le signe extérieur que par son Esprit, pour vivifier vrayement nos âmes de la substance de sa chair et de son sang. Ceux qui n’entendent point que telle chose ne se peut faire sans plusieurs miracles, sont plus que stupides, veu qu’il n’y a rien plus contraire au sens naturel, que de dire que les âmes empruntent de la chair la vie spirituelle et céleste : voire de la chair qui aura eu son origine de la terre, et qui a esté mortelle. Il n’y a rien plus incroyable, que de dire que les choses distantes l’une de l’autre aussi loing que le ciel de la terre, non-seulement soyent conjoinctes, mais unies, tellement que nos âmes reçoyvent nourriture de la chair de Christ, sans qu’elle bouge du ciel. Parquoy que ces phrénétiques se déportent de nous charger et rendre odieux par ceste calomnie si vilene : c’est que nous retranchons de la puissance infinie de Dieu. Car en cela ou ils errent trop lourdement, ou ils mentent trop impudemment, veu qu’il n’est pas yci question que c’est que Dieu a peu, mais que c’est qu’il a voulu : Et nous affermons tout ce qui luy plaisoit avoir esté fait. Or il luy a pleu que Jésus-Christ fust fait semblable à ses frères en toutes choses, excepté péché Héb. 2.17 ; 4.15. Quel est nostre corps ? N’est-il pas tel qu’il a sa propre et certaine mesure, qu’il est contenu en lieu, qu’il est touché, qu’il est veu ? Et pourquoy, disent-ils, ne fera Dieu qu’un mesme corps occupe plusieurs et divers lieux, qu’il ne soit comprins en nul certain lieu, qu’il n’ait point de forme ne mesure aucune ? insensé ! que demandes-tu à la puissance de Dieu, qu’elle face qu’un corps soit ensemblement corps et non corps ? Comme si tu requerois qu’elle face la lumière estre tout en un coup lumière et ténèbres. Mais elle veut la lumière estre lumière, les ténèbres estre ténèbres, un corps estre un corps. Certes elle convertira bien, quand elle voudra, les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres. Mais quand tu demandes que la lumière et les ténèbres ne soyent point différentes, que veux-tu autre chose que pervertir l’ordre de la sapience de Dieu ? Il faut doncques que le corps soit corps, et que l’esprit soit esprit, un chacun en telle loy et condition qu’il a esté créé de Dieu. Et ceste est la condition du corps, qui consiste en un lieu certain, en sa propre et certaine mesure, et en sa forme. En celle condition Jésus-Christ a prins corps, auquel, tesmoin sainct Augustin, il a bien donné incorruption et gloire, mais il ne luy a point osté sa nature et sa vérité[e]. Car le tesmoignage de l’Escriture est clair et évident, Qu’il est monté au ciel, dont il doit ainsi revenir comme il y a esté veu monter Actes 1.11.

[e] Epistola ad Dardanum.

4.17.25

Ils répliquent qu’ils ont la Parole, par laquelle la volonté de Dieu est liquidée. Voire si on leur concède d’exterminer de l’Eglise le don d’interprétation, par lequel la Parole soit entendue comme elle doit. Je confesse qu’ils allèguent le texte de l’Escriture, mais tout ainsi que faisoyent jadis les Antropomorphites, en faisant Dieu corporel. Item, comme Marcion et Manichée, qui faisoyent le corps de Jésus-Christ céleste ou fantastique. Car ils alléguoyent ces tesmoignages : Le premier Adam estant de terre, est terrestre : le second Adam, asçavoir le Seigneur, est du ciel 1Cor. 15.47. Item, que Jésus s’est anéanty ayant prins forme de serf, et ayant esté trouvé ressembler aux hommes Phil. 2.7. Mais ces vanteurs semblables à joueurs de passe-passe, n’estiment, pas qu’il y ait nulle puissance de Dieu, sinon que par le monstre qu’ils forgent en leur cerveau, tout ordre de nature soit renversé. Ce qui est plustost borner Dieu, et luy assigner ses rayes, à ce qu’il soit contraint d’obéir à nos fantasies. Car de quelle parole ont-ils puisé, que le corps de Jésus-Christ soit visible au ciel, et cependant qu’il soit caché et invisible sous une infinité de morceaux de pain ? Ils allégueront que cela est requis de nécessité, à ce que le corps de Jésus-Christ soit donné à la Cène. Voire, pource qu’il leur a pleu de tirer des paroles de Jésus-Christ une façon charnelle de manger son corps : estans préoccupez de leurs fantasies, ils ont esté contraints de forger ceste subtilité, à laquelle toute l’Escriture contredit. Or tant s’en faut que nous amoindrissions en façon que ce soit la puissance de Dieu, qu’il n’y a rien plus propre à la magnifier, que ce que nous enseignons. Mais pource qu’ils ne nous cessent d’accuser que Dieu est fraudé de son honneur, quand nous rejettons ce qui est difficile à croire au sens commun, combien qu’il ait esté promis de Jésus-Christ : je respon derechef comme n’aguères, que nous ne prenons point conseil du sens naturel des mystères de la foy, mais que nous recevons en toute docilité et esprit de mansuétude (comme sainct Jaques nous exhorte Jacq. 1.21) tout ce qui procède de Dieu. Ce pendant nous ne laissons pas de suyvre une modération utile, pour ne point tomber en erreur si pernicieux, duquel ils sont aveuglez. Car en prenant ces paroles cruement et à la volée, Ceci est mon corps, ils se forgent un miracle du tout contraire à l’intention de Jésus-Christ. Là-dessus beaucoup d’absurditez énormes leur vienent devant les yeux : mais pource que par leur folle hastiveté ils se sont desjà jettez au filet, ils se fourrent en l’abysme de la puissance infinie de Dieu, pour estouffer et esteindre toute vérité. Et voylà dont procède ceste présomption avec un chagrin et desdain, quand ils disent qu’ils ne veulent point sçavoir comment le corps de Jésus-Christ est caché sous le pain : pource qu’ils se contentent de ce mot. Ceci est mon corps. Nous, de nostre costé, mettons peine d’avoir la vraye intelligence de ce passage, comme de tous autres : et y appliquons nostre estude songneusement et avec obéissance. Et ne concevons pas soudain à l’estourdie et sans discrétion ce qui se présente à nos sens : mais après avoir bien médité et considéré le tout, nous recevons le sens que le sainct Esprit nous suggère. Estans si bien fondez, nous mesprisons tout ce que la sagesse terrienne peut opposer à l’encontre : mesmes nous tenons nos entendemens captifs, et les humilions, à ce qu’ils n’entreprenent point de s’eslever ou gronder contre l’authorité de Dieu. C’est de là que nous est venue ceste exposition que nous tenons, laquelle tous ceux qui sont moyennement versez en l’Escriture, cognoissent et voyent estre commune à tous Sacremens. Aussi suyvans l’exemple de la saincte Vierge, nous n’estimons pas qu’il soit défendu en une chose haute, de demander comment elle se peut faire Luc 1.34.

4.17.26

Mais pource qu’il n’y aura rien plus propre à confermer la foy des enfans de Dieu, que quand il leur sera monstré que la doctrine que j’ay mise ci-dessus est purement tirée de l’Escriture, et appuyée sur l’authorité d’icelle, je liquideray ce point en brief. Ce n’est pas Aristote, mais le sainct Esprit qui enseigne que le corps de Jésus-Christ, après estre ressuscité des morts, demeure en sa mesure, et est receu au ciel jusques au dernier jour. Je n’ignore pas que nos adversaires ne font que hocher la teste de tous les passages que nous alléguons. Toutes fois et quantes que Jésus-Christ dit qu’il s’en ira en laissant le monde Jean 16.7, ils répliquent que tel département n’est autre chose qu’un changement de son estat mortel. Mais si ainsi estoit, Jésus-Christ ne substitueroit point le sainct Esprit pour suppléer au défaut de son absence, veu qu’il ne luy succède point. Comme aussi Jésus-Christ n’est pas descendu derechef de sa gloire céleste pour prendre condition mortelle. Certes l’advénement du sainct Esprit en ce monde, et l’ascension de Christ sont choses opposites. Et pourtant il est impossible qu’il habite en nous selon la chair en telle façon qu’il envoye son Esprit. D’avantage, il prononce clairement, qu’il ne sera pas tousjours avec ses disciples au monde Matt. 26.11. Il leur semble qu’ils feront escouter ceste sentence, en disant que Jésus-Christ a simplement entendu qu’il ne seroit pas tousjours povre et disetteux, pour avoir besoin de secours. Mais la circonstance du lieu leur contredit, veu qu’il n’est point là question de povreté ny indigence, ou d’autres misères de la vie terrienne, mais de luy faire honneur. L’onction faite par la femme ne plaisoit point aux disciples : pource qu’il leur sembloit que c’estoit une despense superflue et inutile, mesmes une pompe excessive et à condamner. Ainsi ils eussent mieux aimé qu’on eust distribué aux povres le pris de l’onguent, qui avoit esté mal espandu à leur advis. Jésus-Christ dit qu’il ne sera pas tousjours présent pour recevoir tel honneur. Et sainct Augustin n’expose point autrement ce passage duquel les paroles qui s’ensuyvent ne sont point obscures. Quand Jésus-Christ disoit, Vous ne m’aurez point tousjours avec vous : il parloit de la présence de son corps. Car selon sa majesté, selon sa providence, selon sa grâce invisible, ce qu’il a promis ailleurs est accomply, Je seray avec vous jusques à la fin du monde : mais selon la nature humaine qu’il a prinse, selon ce qu’il est nay de la Vierge, selon ce qu’il a esté crucifié et ensevely, selon ce qu’il est ressuscité, ceste sentence est accomplie, Vous ne m’aurez point tousjours avec vous. Pourquoy cela ? Pource que selon le corps il a conversé quarante jours avec ses disciples : et eux le suyvans de veue, et non point allans après, il est monté au ciel, et n’est plus yci. Et toutesfois il est toujours yci, d’autant qu’il ne s’est point retiré par la présence de sa majesté. Item, Nous avons tousjours Jésus-Christ avec nous selon la présence de sa majesté : selon la présence de sa chair, il a dit, Vous ne m’aurez point tousjours avec vous. Car l’Eglise l’a eu présent pour peu de jours selon le corps : maintenant elle le tient par foy, mais elle ne le voit point des yeux[f] Matt. 28.20. Nous voyons comment ce sainct Docteur constitue la présence de Jésus-Christ avec nous en trois choses : asçavoir, en sa majesté, en sa providence et en sa grâce indicible : sous laquelle grâce je compren la communion qu’il nous donne en son corps et en son sang. Ainsi nous voyons qu’il ne le faut point enclorre dedans le pain ; car il a tesmoigné qu’il avoit chair et os, qui pouvoyent estre touchez et veus. Et S’en aller et Monter, ne signifie pas faire semblant de s’en aller et monter : mais est vrayement faire ce que les paroles chantent. Mais quelqu’un demandera, s’il faut assigner quelque région du ciel à Christ. A quoy je respon avec sainct Augustin, que ceste question est trop curieuse et superflue : moyennant que nous croyons qu’il est au ciel, c’est assez[g].

[f] Tractat. in Joann., L.
[g] De fide et Symb., cap VI.

4.17.27

Quoy doncques ? le nom d’Ascension si souvent réitéré, ne signifie-il pas que Jésus-Christ soit bougé d’un lieu à l’autre ? Ils le nient, pource qu’à leur semblant, par la hautesse est seulement notée la majesté de son Empire. Mais je demande derechef. Quelle a esté la façon de monter ? N’a-il pas esté eslevé en haut à veue d’œil ? Les Evangélistes ne récitent-ils pas clairement qu’il a esté receu au ciel ? Ces opiniastres, pour se monstrer Sophistes bien aigus, disent qu’il a esté caché de la veue des hommes par la nuée : afin que les fidèles ne le cherchassent plus visible yci-bas Actes 1.9, 11 ; Marc 16.19 ; Luc 24.51. Comme s’il ne devoit pas plustost s’esvanouir en une minute, s’il vouloit faire foy d’une présence invisible : ou que la nuée ne le deust retirer à part, devant qu’il eust un pied levé. Mais quand il est porté haut en l’air, et puis mettant une nuée entre luy et ses disciples, monstre qu’il ne le faut plus chercher en terre : nous concluons seurement qu’il a maintenant son domicile au ciel. Comme aussi sainct Paul l’afferme, et nous commande de l’attendre jusques à ce qu’il viene de là. Pour ceste cause les Anges advertissent les disciples, qu’ils s’abusent regardans en l’air : pource que Jésus qui a esté receu au ciel, viendra comme ils l’ont veu monter Actes 1.11. Nos adversaires pour se monstrer habiles gens, apportent leur tergiversation accoustumée, que lors il viendra visible Phil. 3.20 : pource qu’il ne s’est pas tellement départy du monde, qu’il ne demeure invisible avec les siens. Voire comme si les Anges traittoyent là d’une double présence, et que leur intention ne fust pas d’oster toute doute de l’ascension de Jésus-Christ, dont les disciples estoyent tesmoins. Comme s’ils disoyent, Ayant esté receu au ciel à vostre propre veue, il a prins possession de l’Empire céleste : il reste que vous attendiez patiemment jusques à ce qu’il viene derechef pour estre Juge du monde : d’autant qu’il n’est pas entré au ciel pour occuper seul la place, mais pour vous recueillir avec soy, et pareillement tous croyans.

4.17.28

Or pource que telles gens, pour approuver leur fantasie bastarde n’ont point honte de la farder de l’authorité des Anciens, et sur tout de sainct Augustin, j’expédieray en brief combien ils se portent desloyaument en cest endroict. Pource que quelques-uns sçavans gens et fidèles serviteurs de Dieu ont assez approuvé la vérité que nous tenons, par le tesmoignage des anciens Docteurs, je ne seray point superflu en ramassant yci ce, qu’on peut trouver en leurs livres. Mesmes je n’amèneray point de sainct Augustin tout ce qui pourroit servir à la cause : mais je me contenteray en brief de monstrer qu’il est du tout de nostre costé. Quant à ce que nos adversaires, pour le nous arracher, prétendent que souvent ceste sentence se trouve en ses livres, que le corps et le sang de Jésus-Christ nous sont dispensez en la Cène, asçavoir le sacrifice qui a esté une fois offert en la croix[h] : c’est une couverture frivole, veu qu’il nomme aussi bien les signes, Sacremens du corps et du sang. Au reste, il n’est jà besoin de chercher par long circuit en quel sens il use de ces mots, veu qu’il s’explique assez, en disant que les Sacremens prenent leur nom de la similitude des choses qu’ils signifient : et ainsi, que selon quelque manière le Sacrement du corps est appelé Corps. Auquel passage respond aussi l’autre que nous avons allégué, que Jésus-Christ n’a point fait scrupule de dire, Voyci mon corps, donnant, le signe d’iceluy[i]. Ils objectent plus outre un autre dire du mesme Docteur, que le corps de Jésus-Christ tombe à terre, et entre en la bouche[j]. Je respon que c’est en tel sens, comme il adjouste conséquemment qu’il se consume au ventre. Il ne leur sert de rien ce qu’il dit ailleurs, que le pain se consume après que le mystère est parfait : d’autant qu’il avoit dit un peu au paravant. Veu que ce mystère est notoire, lequel s’administre par les hommes, il peut estre en dignité, et honneur comme chose saincte, mais non pas comme miracle[k]. A quoy se rapporte un autre passage, que nos adversaires tirent trop inconsidérément à eux : c’est que Jésus-Christ en distribuant le pain de la Cène à ses disciples, s’est aucunement, porté entre ses mains. Car en mettant cest adverbe de similitude, Aucunement, il déclaire que le corps n’a point esté réalement enclos sous le pain. Ce qui ne doit estre trouvé nouveau, veu qu’ailleurs il maintient haut et clair, que si on oste aux corps leur mesure et espace de lieu, ils ne seront nulle part : et par ainsi ils ne seront nullement[l]. Leur cavillation est trop maigre, qu’il ne traitte point là de la Cène, en laquelle Dieu desploye une vertu spéciale. Car notamment la conclusion avoit esté esmeue du corps de Jésus-Christ. Et ce sainct Docteur respondant de propos délibéré, dit qu’il luy a donné immortalité, mais il ne luy a pas osté sa nature. Parquoy, dit-il, selon le corps Jésus-Christ n’est point espandu par tout. Car il nous faut garder de tellement affermer la divinité du Médiateur qui a esté fait homme, que nous destruisions la vérité de son corps. Car il ne s’ensuyt pas, combien que Dieu soit par tout, que tout ce qui est en luy y soit aussi bien. La raison est adjoustée, que Jésus-Christ n’estant qu’un, est Dieu et homme en sa personne. Entant qu’il est Dieu, qu’il est par tout : entant qu’il est homme, qu’il est au ciel. Quelle sottise eust-ce esté, de ne point excepter pour le moins en un mot, le mystère qui est de si grande importance, s’il y eust eu contrariété aux propos qu’il tenoit ? Qui plus est, si on lit attentivement ce qui s’ensuyt, on trouvera que la Cène y est aussi bien comprinse. Car il dit que le Fils unique de Dieu, estant aussi homme, est par tout présent, voire tout entier : entant qu’il est Dieu, qu’il réside au temple de Dieu, c’est-à-dire en l’Eglise : et néantmoins qu’il est au ciel comme Dieu, pource qu’il faut qu’un vray corps ait sa mesure. Nous voyons que pour unir Jésus-Christ avec son Eglise, il ne retire pas son corps du ciel : ce qu’il eust fait, si ce corps ne nous pouvoit estre viande, qu’il ne fust enclos sous le pain. En un autre passage, voulant définir comment les fidèles possèdent Jésus-Christ : Nous l’avons, dit-il, par le signe de la croix, par le Sacrement du Baptesme, et par le manger et boire de l’autel[m]. Or je ne dispute point si c’a esté bien dit à luy, d’égaler une superstition folle aux vrais signes de la présence de Jésus-Christ : seulement je di qu’en faisant telle comparaison, il monstre assez qu’il n’imagine point deux corps en Jésus-Christ, pour le cacher au pain d’un costé, et le laisser visible au ciel de l’autre. Si on requiert plus ample exposition, il adjouste tantost après, que nous avons tousjours Jésus-Christ selon la présence de sa majesté, et non pas selon la présence de sa chair, veu que selon icelle il a esté dit. Vous ne m’aurez point tousjours Matt. 26.11. Nos adversaires répliquent qu’il entrelace aussi bien ces mots, que selon sa grâce indicible et invisible son dire s’accomplit, qu’il sera avec nous jusques en la fin du monde Matt. 28.20. Mais cela ne fait rien pour eux : d’autant que c’est une partie de ceste majesté laquelle il oppose au corps, mettant ces deux choses comme diverses, La chair, et La vertu ou grâce. Comme en un autre lieu il met ces deux choses opposites, que Jésus-Christ a laissé ses disciples quant à la présence corporelle, pour estre avec eux de présence spirituelle ; où il appert qu’il distingue notamment l’essence de la chair, d’avec la vertu de l’Esprit laquelle nous conjoinct à Christ : combien que nous en soyons séparez par distance de lieu. Il use plusieurs fois d’une mesme façon de parler : comme quand il dit. Il viendra en présence corporelle pour juger les vifs et les morts, selon la reigle de la foy. Car en présence spirituelle il est tousjours avec son Eglise. Ceste sentence doncques s’adresse aux croyans lesquels il avoit commencé de garder, leur estant présent de corps, et lesquels il devoit laisser par l’absence de son corps, afin de les garder par présence spirituelle. C’est une cavillation sotte, de prendre Corporel pour Visible, veu qu’il oppose le corps à la vertu divine : et en adjoustant qu’il garde avec le Père, il exprime clairement qu’il espand de sa grâce en nous du ciel par le sainct Esprit.

[h] Ad Bonif, epist. XXIII.
[i] Contra Adamantum Manichaeum, lib. XII.
[j] De Trinit., lib. III, cap. X.
[k] In Psalm, XXXIII.
[l] Epistola ad Dardanum.
[m] Tractat. in Joann., L.

4.17.29

Et pource qu’ils se confient tant en ceste cachette de Présence invisible, voyons un peu comment elle les couvre. Pour le premier, ils ne produiront point une seule syllabe de l’Escriture, par laquelle ils prouvent que Jésus-Christ soit invisible. Mais ils prenent pour une maxime infallible ce que nul ne leur concédera : c’est que le corps de Jésus-Christ ne peut estre donné en la Cène, sinon sous une masque de morceau de pain. Or c’est le point duquel ils ont à débatre avec nous : tant s’en faut qu’il doyve obtenir lieu du principe. D’avantage, en gazouillant ainsi : ils sont contraints de faire double corps en Jésus-Christ, pource que selon leur dire il est visible au Ciel en soy, en la Cène il est invisible par une dispensation spéciale. Or si cela est convenable ou non, on en peut juger par beaucoup de passages de l’Escriture : et sur tout par le tesmoignage de sainct Pierre, quand il dit qu’il faut que Jésus-Christ soit contenu au ciel, jusques à ce qu’il viene pour juger le monde Actes 3.21. Ces acariastres enseignent qu’il est par tout sans forme aucune : alléguans que c’est iniquement fait, d’assujetir la nature d’un corps glorieux aux loix de la nature commune. Orceste response traîne avec soy la resverie de Servet, laquelle à bon droict est détestable à toutes gens craignans Dieu : asçavoir que le corps de Jésus-Christ après l’ascension a esté englouty par sa divinité. Je ne di pas qu’ils tienent ceste opinion : mais si on conte entre les qualitez d’un corps glorifié, qu’il soit infini et remplisse tout, il est notoire que la substance en sera abolie, et qu’il ne restera nulle distinction entre la Divinité et la nature humaine. D’avantage, si le corps de Jésus-Christ est ainsi variable et de diverses sortes, d’apparoistre en un lieu, et d’estre invisible en l’autre : que deviendra la nature corporelle, laquelle doit avoir ses mesures ? que deviendra aussi l’unité ? Tertullien argue bien mieux, enseignant que Jésus-Christ a un vray corps et naturel, puis que la figure nous en est donnée en la Cène, en gage et certitude de la vie spirituelle. Car la figure seroit fausse, si ce qu’elle représente n’estoit vray. Et de faict, Jésus-Christ parloit de son corps glorieux, en disant, Voyez et tastez : car un esprit n’a point de chair ne d’os Luc 24.39. Voyci comment un corps sera approuvé vray corps par la bouche de Jésus-Christ : c’est quand il se voit et se manie. Qu’on oste ces choses, il ne sera plus corps. Ils ont tousjours leur refuge à leur dispensation qu’ils se sont forgée. Or nostre devoir est de recevoir en telle sorte ce que Jésus-Christ prononce absolument, que ce qu’il veut affermer soit tenu pour vallable sans exception. Il prouve qu’il n’est point un fantosme, comme les disciples cuidoyent : pource qu’il est visible en sa chair. Qu’on oste ce qu’il attribue à son corps comme propre, ne faudra-il pas trouver une définition nouvelle ? D’avantage, qu’ils se tournent et virent tant qu’ils voudront, ceste dispensation qu’ils ont songée n’a point de lieu, quand sainct Paul dit que nous attendons nostre Sauveur du ciel, lequel conformera nostre corps contemptible à son corps glorifié Phil. 3.20-21. Car nous ne devons point espérer une conformité aux qualitez qu’ils imaginent : asçavoir, que chacun ait un corps invisible et infini. Et ne se trouvera homme si lourdant, auquel ils persuadent une telle absurdité. Ainsi, qu’ils se déportent d’attribuer ceste propriété au corps glorieux de Jésus-Christ c’est qu’il soit ensemble en plusieurs lieux, et qu’il ne soit contenu en nulle espace : brief, ou qu’ils nient ouvertement la résurrection de la chair, ou qu’ils confessent que Jésus-Christ estant vestu de sa gloire céleste, ne s’est point despouillé de sa nature humaine : veu que la résurrection nous sera commune avec luy, en laquelle il nous fera participans et compagnons de la condition en laquelle il est. Car les Escritures n’enseignent rien plus clairement que cest article : c’est que comme Jésus-Christ a vestu nostre chair en naissant de la vierge Marie, et a souffert en icelle pour effacer nos péchez : aussi qu’il a reprins ceste mesme chair en ressuscitant. Car aussi toute l’espérance que nous avons de venir au ciel est là appuyée, que Jésus-Christ y est monté : et (comme dit Tertullien) qu’il y a porté avec soy l’arre de nostre résurrection. Or je vous prie, combien ceste fiance seroit-elle débile, sinon que la mesme chair que Jésus-Christ a prinse de nous, fust entrée au ciel ? Parquoy que ceste resverie qui attache au pain tant Jésus-Christ que les entendemens des hommes, soit mise bas. Car à quoy tend ceste présence invisible dont ils babillent, sinon afin que ceux qui désirent d’estre conjoincts à Jésus-Christ, s’amusent au signe extérieur ? Or le Seigneur Jésus a voulu retirer non-seulement nos yeux, mais aussi tous nos sens de la terre, défendant aux femmes qui estoyent venues au sépulchre, de le toucher : pource qu’il n’estoit pas encores monté à son Père Jean 20.17. Veu qu’il sçavoit que Marie avec ses compagnes venoit d’une affection saincte et en grande révérence luy baiser les pieds, il n’y avoit raison d’empescher et réprouver tel attouchement, jusques à ce qu’il fust monté au ciel, sinon qu’il ne vouloit estre cherché ailleurs que là. Ce qu’on objecte, que depuis il a esté veu de sainct Estiene Actes 7.55 : la solution est facile. Car il n’a pas esté requis que Jésus-Christ pour ce faire changeast de lieu, pouvant donner une veue supernaturelle aux yeux de son serviteur, laquelle transperçast les cieux. Autant en est-il de sainct Paul Actes 9.4. Ce qu’on allègue derechef, que Jésus-Christ est sorty du sépulchre sans l’ouvrir, et qu’il est entré à ses disciples les huis de la chambre estans clos Matt. 28.6 ; Jean 20.19, ne fait rien non plus à maintenir leur erreur. Car comme l’eau a servy à Jésus-Christ d’un pavé ferme, quand il cheminoit sur le lac Matt. 14.25, aussi on ne doit trouver estrange si la dureté de la pierre s’est amollie pour luy donner passage. Combien qu’il est aussi vray-semblable que la pierre se soit levée, et puis retornée en son lieu. Comme aussi d’entrer en une chambre les huis estans fermez, ce n’est pas à dire transpercer le bois, mais seulement qu’il s’est fait ouverture par sa vertu divine, en sorte que d’une façon miraculeuse il s’est trouvé au milieu de ses disciples, combien que les portes fussent serrées. Ce qu’ils ameinent de sainct Luc, asçavoir qu’il s’est esvanouy soudain des yeux des disciples qui alloyent en Emaüs Luc 24.31, ne leur sert de rien, et fait à nostre avantage. Car pour leur oster la veue de son corps, il ne s’est point fait invisible, mais seulement s’est disparu. Comme aussi, tesmoin le mesme Evangéliste, en cheminant il ne s’est point desguisé ou transfiguré pour estre mescognu, mais a tenu leurs yeux Luc 24.16. Or nos adversaires non-seulement transfigurent Jésus-Christ pour le faire estre au monde, mais le forgent divers à soy-mesme, et tout autre en terre qu’au ciel. Brief, selon leur resverie, combien qu’ils ne disent pas en un mot que la chair de Jésus-Christ soit esprit, toutesfois ils l’enseignent. Et ne se contentans point de cela, selon le lieu où ils la mettent, ils la vestent de qualitez toutes contraires. Dont il s’ensuyt nécessairement qu’elle soit double.

4.17.30

Mais encores que nous leur accordions ce qu’ils gazouillent de la présence invisible, si est-ce que l’immensité ne sera point prouvée, sans laquelle ils tendent en vain d’enclorre Jésus-Christ sous le pain. Jusques à ce qu’ils ayent prouvé qu’il est par tout sans distance ne pourpris, jamais ne feront à croire qu’il soit caché sous le pain de la Cène. Et c’est ce qui les a contraints d’introduire ceste opinion monstrueuse de corps infini. Or nous avons monstré par tesmoignages clairs et fermes de l’Escriture, que le corps de Jésus-Christ est aussi bien contenu que les autres en espace de lieu, selon que requiert la mesure d’un corps humain. D’avantage, que par son ascension au ciel, il a certifié qu’il n’estoit pas en tous lieux : mais qu’en allant en un lieu, il laissoit l’autre. La promesse qu’ils allèguent ne se doit pas estendre jusques au corps, asçavoir. Je suis avec vous jusques à la fin du siècle Matt. 28.20. Car si ainsi estoit, il faudroit que Jésus-Christ habitast en nous corporellement hors l’usage de la Cène : veu qu’il est là parlé d’une conjonction perpétuelle. Et ainsi, ils n’ont nulle raison de combatre si amèrement pour enclorre Jésus-Christ sous le pain, veu qu’ils confessent que nous l’avons aussi bien sans la Cène. D’avantage, le texte liquide que Jésus-Christ ne parle là nullement de sa chair : mais qu’il promet à ses disciples un secours invincible, par lequel il les défendra et maintiendra contre tous assauts de Satan et du monde. Car pource qu’il leur donnoit une charge difficile, afin qu’ils ne doutent point de la recevoir, ou qu’ils ne se sentent estonnez, il les conferme en leur promettant de leur estre tousjours présent : comme s’il disoit que son aide, qui est insupérable, ne leur défaudra jamais. Si ces gens ne prenoyent plaisir à tout mesler et confondre, ne faloit-il pas distinguer quelle est ceste manière de présence ? Et de faict, aucuns aiment mieux avec leur grand vitupère descouvrir leur ignorance, que de décliner tant peu que ce soit de leur erreur. Je ne parle point des Papistes, desquels la doctrine est plus supportable, ou pour le moins mieux colorée. Mais il y en a qui sont transportez de telle ardeur, qu’ils n’ont honte de dire, qu’à cause de l’union des deux natures, par tout où est la divinité de Jésus-Christ, sa chair y est aussi bien, laquelle ne s’en peut séparer. Comme si ceste union estoit une fonte, pour faire je ne sçay quel meslinge, qui ne soit ne Dieu ny homme. Eutyches l’a bien ainsi imaginé, et après luy Servet. Mais nous pouvons ouvertement recueillir de toute l’Escriture, qu’en la personne de Jésus-Christ les deux natures sont tellement unies, que chacune a sa propriété qui luy demeure sauve. Nos adversaires n’oseront pas dire qu’Eutyches n’ait esté condamné à bon droict. C’est merveille qu’ils ne regardent pas pour quelle cause : c’est asçavoir qu’en ostant la différence entre les deux natures, et insistant sur l’unité de la personne, il faisoit Jésus-Christ homme, entant qu’il est Dieu, et Dieu entant qu’il est homme. Quelle forcenerie doncques est-ce, de mesler plustost le ciel et la terre, que de quitter ceste fantasie de vouloir arracher Jésus-Christ du sanctuaire des cieux ? Quant à ce qu’ils allèguent pour eux ces tesmoignages. Que nul n’est monté au ciel sinon le Fils de l’homme qui y est Jean 3.13 : Item, Le Fils qui est au sein du Père nous l’a déclairé Jean 1.18 ; en cela ils monstrent leur stupidité, de mespriser la communication des propriétez ; laquelle non sans cause a esté inventée des Pères anciens. Certes quand il est dit que le Seigneur de gloire a esté crucifié 1Cor. 2.8, ce n’est pas qu’il ait rien souffert en sa divinité, mais pource que Jésus-Christ qui souffroit ceste mort ignominieuse en la chair, luy-mesme estoit le Seigneur de gloire. Par semblable raison le Fils de l’homme estoit au ciel et en terre, pource que Jésus-Christ selon la chair a conversé yci-bas durant sa vie mortelle, et cependant ne laissoit point d’habiter au ciel comme Dieu. Suyvant cela au mesme passage il est dit qu’il est descendu du ciel : non pas que sa divinité ait quitté le ciel pour s’enclorre en la chair comme en une loge : mais pource que luy qui remplit tout, a néantmoins habité corporellement et d’une façon indicible en son humanité, Il y a une distinction vulgaire entre les Théologiens sorboniques, laquelle je n’auray pas honte de réciter : c’est que Jésus-Christ est par tout en son entier : mais que tout ce qu’il a en soy, n’est point par tout. Pleust à Dieu que les povres gens poisassent bien que vaut ceste sentence : car par ce moyen leur sotte imagination de la présence charnelle de Jésus-Christ en la Cène seroit rabatue. Parquoy nostre médiateur estant entier par tout, est tousjours prochain des siens. Mesmes en la Cène il se monstre présent d’une façon spéciale : toutesfois c’est pour y estre, et non pas pour y apporter tout ce qu’il a en soy : veu que quant à la chair, il faut qu’il soit comprins au ciel, jusques à ce qu’il apparoisse en jugement.

4.17.31

Au reste, ceux qui ne conçoyvent nulle présence de la chair de Jésus-Christ en la Cène, si elle n’est attachée au pain, s’abusent grandement : car en ce faisant ils excluent l’opération secrette de l’Esprit, laquelle nous unit à Jésus-Christ. Il ne leur semble pas que Jésus-Christ nous soit présent s’il ne descend à nous. Voire, comme si en nous eslevant à soy, il ne nous faisoit pas aussi bien jouir de sa présence. Parquoy nostre question ou différent est seulement de la façon : pource que nos adversaires veulent loger Jésus-Christ au pain, et nous disons qu’il ne nous est pas licite de le retirer du ciel. Que les lecteurs jugent lesquels parlent plus sainement et droictement : moyennant que ceste calomnie soit mise sous le pied, qu’on arrache Jésus-Christ de sa Cène, si on ne l’enclost sous le pain. Car veu que ce mystère est céleste, il n’est pas requis que Jésus-Christ soit attiré ci-bas pour estre conjoinct à nous.

4.17.32

Au reste, si quelqu’un m’interrogue plus outre, comment cela se fait : je n’auray point de honte de confesser que c’est un secret trop haut pour le comprendre en mon esprit, ou pour l’expliquer de paroles. Et pour en dire briefvement ce qui en est, j’en sen plus par expérience, que je n’en puis entendre. Pourtant sans faire plus longue dispute, j’acquiesce à la promesse de Jésus-Christ. Il prononce que sa chair est la viande de mon âme, et son sang le bruvage : je luy offre doncques mon âme pour estre repeue de telle nourriture. Il me commande en sa saincte Cène, de prendre, manger et boire son corps et son sang sous les signes du pain et du vin : je ne doute pas qu’il ne me donne ce qu’il me promet, et que je ne le reçoyve. Seulement je rejette les absurditez et les folles imaginations contrevenantes à sa majesté, ou à la vérité de sa nature humaine, veu qu’elles sont aussi répugnantes à la Parole de Dieu, laquelle nous enseigne que Jésus-Christ estant receu en la gloire du ciel Luc 24.26, ne se doit plus chercher yci-bas, et attribue à son humanité tout ce qui est propre à l’homme. Or il ne faut pas qu’on s’estonne de ceci, comme de chose incroyable. Car comme tout le règne de Jésus-Christ est spirituel, aussi tout ce qu’il fait avec son Eglise, ne se doit point rapporter à l’ordre naturel du monde : et afin de respondre par la bouche de sainct Augustin, ce mystère se traitte par les hommes, mais c’est d’une façon divine : il s’administre en terre, mais c’est d’une façon céleste[n]. Telle est la présence du corps que requiert le Sacrement, laquelle nous y disons estre et apparoistre en si grande vertu et efficace, que non-seulement elle apporte à nos âmes une confiance indubitable de la vie éternelle, mais aussi elle nous rend certains et asseurez de l’immortalité de nostre chair, laquelle desjà vient à estre vivifiée par la chair de Jésus-Christ immortelle, et communique en quelque manière à son immortalité. Ceux qui par leurs façons de parler excessives se transportent outre ceci, ne font autre chose qu’obscurcir la vérité, laquelle autrement est simple et évidente. S’il y a quelqu’un qui ne soit pas encore content, qu’il considère un peu avec moy que nous sommes yci maintenant en propos du Sacrement, duquel le tout doit estre rapporté à la foy. Or nous ne repaissons pas moins la foy par ceste participation du corps laquelle nous avons récitée, que ceux qui pensent retirer Jésus-Christ du ciel. Cependant je confesse franchement que je rejette la mixtion qu’ils veulent faire de la chair de Jésus-Christ avec nos âmes, comme si elle descouloit par un alambic : pource qu’il nous doit suffire que Jésus-Christ inspire vie à nos âmes de la substance de sa chair : mesmes que sa chair distille sa vie en nous, combien qu’elle n’y entre pas. Notez aussi que la reigle de la foy, à laquelle sainct Paul commande de compasser toute interprétation de l’Escriture, fait très-bien pour nous en cest endroict, sans aucune doute. Au contraire, que ceux qui contredisent à une vérité si manifeste, regardent à quelle reigle ou mesure de la foy ils se veulent tenir Rom. 12.6. Car celuy n’est point de Dieu, qui ne confesse Jésus-Christ estre venu en chair 1Jean 4.3. Et telle manière de gens, quoy qu’ils dissimulent, le despouillent de la vérité de sa chair.

[n] Irenæus, lib. IV, cap. XXXIV.

4.17.33

Autant en faut-il juger de la communication, laquelle ils cuident estre nulle, sinon qu’ils engloutissent la chair de Jésus-Christ sous le pain. Mais on fait une injure trop énorme au sainct Esprit, si on ne croit que c’est par sa vertu incompréhensible que nous communiquons au corps et au sang de Jésus-Christ. Mesmes si la vertu de ce mystère, telle que nous l’enseignons, et qu’elle a esté privément cognue en l’Eglise ancienne, eust esté bien considérée selon qu’elle en est digne, depuis quatre cens ans, il y avoit assez de quoy se contenter, et la porte eust esté close à beaucoup d’absurditez énormes et vilenes, dont plusieurs dissensions horribles se sont esmeues, par lesquelles l’Eglise a esté agitée, tant de nostre aage que par ci-devant. Le mal est, que gens, escervelez veulent avoir une façon de présence lourde, laquelle ne nous est point monstrée en l’Escriture. Qui plus est, ils s’escarmouchent pour maintenir leur resverie qu’ils ont follement et témérairement conceue. Et en font aussi grand bruit, comme si toute la religion estoit périe et perdue, quand Jésus-Christ ne sera point enclos au pain. C’estoit le principal de cognoistre comment le corps de Jésus-Christ, selon qu’il a esté livré en sacrifice pour nous, est fait nostre : et comment nous sommes faits participans de son sang, lequel il a espandu ; car c’est le posséder tout entier pour jouir de tous ses biens. Maintenant ces escervelez laissans ces choses qui estoyent de telle importance, mesmes les mesprisans et quasi ensevelissans, ne prenent plaisir qu’à s’entortiller en ceste question, Comment le corps de Jésus-Christ est caché sous le pain, ou sous l’espèce du pain. C’est faussement qu’ils impropèrent que tout ce que nous enseignons de manger le corps de Jésus-Christ : est contraire à la manducation vraye et réale, qu’on appelle : veu que nous ne sommes que sur la façon, pource qu’ils la font charnelle, enfermans Jésus-Christ sous le pain : nous la mettons spirituelle, d’autant que la vertu secrette du sainct Esprit est le lien de nostre conjonction avec nostre Sauveur. Leur autre objection n’est non plus vraye : asçavoir que nous ne touchons qu’au fruit ou à l’effect que les fidèles reçoyvent de la chair de Jésus-Christ. Car j’ay desjà dit ci-dessus, que Jésus-Christ luy-mesme est la matière ou substance de la Cène, et que de là procède l’effect, que nous sommes absous de nos péchez par le sacrifice de sa mort, que nous sommes lavez de son sang, et que par sa résurrection nous sommes eslevez en l’espérance de la vie céleste. Mais la sotte imagination dont leur Maistre des Sentences les a abbruvez, leur a perverty l’entendement. Car voyci qu’il dit mot à mot : Que le Sacrement sans la chose sont les espèces du pain et du vin, le Sacrement et la chose sont la chair et le sang de Christ : la chose sans Sacrement est sa chair mystique. Item un peu après, La chose signifiée et contenue, c’est la propre chair de Jésus-Christ : signifiée et non contenue, c’est son corps mystique[o]. Quant à ce qu’il distingue entre la chair et la vertu qu’elle a de nourrir, je m’accorde avec luy : mais ce qu’il fantastique qu’elle est le Sacrement, voire d’autant qu’elle est enclose sous le pain, c’est un erreur insupportable. Et voylà dont est venu qu’ils ont faussement interprété le mot de Manducation sacramentale : pensans que les plus meschans, combien qu’ils soyent du tout estranges et eslongnez de Jésus-Christ, ne laissent pas de manger son corps. Or la chair de Jésus-Christ au mystère de la Cène, est chose autant spirituelle que nostre salut éternel. Dont je conclu que tous ceux qui sont vuides de l’Esprit de Christ, ne peuvent non plus manger sa chair, que boire du vin sans nulle saveur. Certes Jésus-Christ est trop vilenement deschiré, quand on luy forge un corps mort et sans vigueur, lequel on jette à l’abandon aux incrédules. Et ses paroles répugnent clairement à cela, Quiconques mangera ma chair, et beuvera mon sang, demeurera en moy, et moy en luy Jean 6.56. Ils répliquent qu’il n’est point là traitté du manger sacramental. Ce que je leur confesse, moyennant qu’ils ne heurtent point tousjours contre un mesme rocher : c’est qu’on peut manger la chair de Jésus-Christ sans aucun fruict. Or je voudroye bien sçavoir d’eux, combien ils la gardent en l’estomach après l’avoir mangée. Je croy qu’à grand’peine trouveront-ils nulle issue à ceste question. Ils objectent, que la vérité des promesses de Dieu ne peut estre amoindrie, et tant moins défaillir par l’ingratitude des hommes. Ce que je confesse : et mesmes je di que la vertu de ce mystère demeure en son entier, quoy que les meschans, entant qu’en eux est, s’efforcent de l’abolir. Mais c’est autre chose que la chair de Jésus-Christ nous soit offerte, ou que nous la recevions. Jésus-Christ nous présente à tous ce boire et manger spirituel : les uns s’en repaissent en grand appétit, les autres le desdaignent comme gens desgoustez. Le refus de ceux-ci fera-il que la viande et le bruvage perdent leur nature ? Ils diront que ceste similitude fait pour eux : asçavoir que la chair de Jésus-Christ, combien qu’elle n’ait ne goust ne saveur envers les incrédules, ne laisse pas d’estre chair. Mais je nie qu’elle se puisse manger sans quelque goust de foy, ou pour parler avec sainct Augustin, je nie qu’on puisse rien rapporter du Sacrement, sinon ce qu’on en puise par foy, comme par le propre vaisseau. Parquoy rien n’est osté et ne périt au Sacrement : mais sa vérité et efficace luy demeure, combien que les incrédules en y participant s’en retournent vuides et secs. Si nos adversaires allèguent derechef, que par ce moyen il est dérogué à ces paroles, C’est-ci mon corps, si les incrédules n’y reçoyvent que du pain corruptible : la solution est aisée, c’est que Dieu ne veut point estre recognu véritable en ce que les iniques reçoyvent ce qu’il leur donne, mais en la constance de sa bonté, quand il est prest, quelque indignité qu’il y ait en eux, de les faire participans de ce qu’ils rejettent, et mesmes qu’il leur offre libéralement. Voylà quelle est l’intégrité des Sacremens, laquelle tout le monde ne peut violer, asçavoir que la chair et le sang sont aussi vrayement donnez aux réprouvez, qu’aux esleus de Dieu et fidèles. Moyennant que nous sçachions que comme la pluye tombant sur une pierre dure s’escoule çà et là, n’y trouvant point d’entrée : aussi que leur incrédulité repousse la grâce de Dieu, à ce qu’elle n’entre point en eux. Mesmes il n’y a non plus de couleur que Jésus-Christ soit receu sans foy, que si on disoit qu’une semence peut germer au feu. Quant à ce qu’ils demandent, comment Jésus-Christ est venu en damnation à plusieurs, sinon qu’ils le receussent indignement : c’est une cavillation trop froide. Car nous ne lisons nulle part que les hommes en recevant Jésus-Christ indignement, s’acquièrent perdition : mais plustost en le rejettant. Et ne se peuvent aider de la parabole où Jésus-Christ dit qu’il se lève quelque semence entre les espines, laquelle puis après est suffoquée et corrompue Matt. 13.7. Car là il traitte de quelle valeur est la foy temporelle, laquelle nos adversaires ne pensent point estre requise pour manger la chair de Jésus-Christ et boire son sang : veu qu’ils font Judas également compagnon de sainct Pierre en cest endroict. Mesmes leur erreur est très-bien réfuté en la mesme parabole, quand il est dit qu’une partie de la semence tombe par le chemin, et l’autre sur des pierres, et que toutes les deux ne prenent nulle racine Matt. 13.4-5. Dont il s’ensuyt que l’incrédulité est un tel obstacle, que Jésus-Christ ne parvient point jusques à ceux qui n’ont nulle foy. Quiconques désire que nostre salut soit advancé par la saincte Cène, ne trouvera rien plus propre que de guider les fidèles à la fontaine de vie, qui est Jésus-Christ, pour là puiser de luy. La dignité en est deuement magnifiée, quand nous tenons que c’est une aide et moyen pour nous incorporer en Jésus-Christ, ou bien qu’y estans incorporez nous y soyons tant mieux affermis, jusques à ce qu’il nous unisse parfaitement à soy en la vie céleste. Quand ils objectent que si les incrédules ne participoyent au corps et au sang de Jésus-Christ, sainct Paul ne les en devoit point faire coulpables 1Cor. 11.29 : je respon qu’ils ne sont pas condamnez pour les avoir beus et mangez, mais seulement pour avoir profané le mystère, en foulant aux pieds le gage de la sacrée conjonction que nous avons avec Jésus-Christ, lequel méritoit d’estre exalté en toute révérence.

[o] Lib. IV, dist. VIII.

4.17.34

Or pource que sainct Augustin a esté le principal d’entre les anciens Docteurs à maintenir cest article, que rien ne décroist au Sacrement par l’infidélité ou malice des hommes, et que la grâce qu’ils figurent n’en est point tairie, il sera expédient de prouver clairement par ses paroles, que ceux qui veulent jetter aux chiens le corps de Jésus-Christ pour manger, abusent trop lourdement de son tesmoignage. La manducation sacramentale, si on les veut croire, est que les incrédules reçoyvent le corps et le sang de Jésus-Christ, sans la vertu de son Esprit, et sans aucun effect de sa grâce. Sainct Augustin à l’opposite examinant prudemment ces paroles, Qui aura mangé ma chair et beu mon sang, ne mourra jamais, met ceste exposition : Voire la vertu du Sacrement, non pas le Sacrement visible tout seul : et mesmes que ce soit au dedans, non pas au dehors : et qu’on le mange du cœur, et non pas des dents[p] Jean 6.50. Dont il conclud que le Sacrement de l’union que nous avons au corps et au sang de Jésus-Christ, est proposé en la Cène aux uns à vie, aux autres à damnation 1Cor. 11.29 : mais la chose signifiée ne peut estre donnée qu’à vie à tous ceux qui en sont participans. Si nos adversaires veulent caviller, que ce mot de Chose signifiée, ne se prend pas pour le corps, mais pour la grâce laquelle n’est pas tousjours conjoincte avec, ce subterfuge leur est osté par ces mots de Visible et Invisible. Car en despit qu’ils en ayent, il faudra selon leur resverie, qu’ils confessent que le corps de Jésus-Christ ne peut estre comprins sous ce mot de Visible : dont il s’ensuyt que les incrédules ne communiquent sinon au signe extérieur. Et pour en mieux oster toute difficulté, après avoir dit que ce pain requiert un appétit de l’homme intérieur, il adjouste que Moyse, et Aaron, et Phinées, et plusieurs autres qui ont mangé la Manne, ont pleu à Dieu. Et pourquoy ? C’est qu’ils prenoyent spirituellement la viande visible, ils l’appétoyent spirituellement, ils la goustoyent spirituellement, pour en estre spirituellement rassasiez. Car nous aussi avons aujourd’huy receu la viande visible : mais c’est autre chose du Sacrement autre chose de la vertu d’iceluy. Un petit après, Pourtant celuy qui ne demeure point en Christ, et celuy auquel Christ ne demeure point, ne mange pas sa chair spirituellement, et ne boit pas son sang : combien que charnellement et visiblement ils brisent des dents le signe du corps et du sang[q] Exo. 14.15. Nous oyons derechef, qu’il oppose le signe visible à la manducation spirituelle : dont cest erreur est plenement abatu, que le corps de Jésus-Christ estant invisible, est mangé réalement et de faict, combien que ce ne soit pas spirituellement. Nous oyons aussi qu’il ne laisse rien aux incrédules et profanes, sinon qu’ils reçoyvent le signe visible. Et de là vient son dire, qui est assez commun, asçavoir que les autres disciples ont mangé le pain, qui estoit Jésus-Christ, mais que Judas n’a mangé que le pain de Jésus-Christ[r]. En quoy il exclud les incrédules de la participation du corps et du sang. Ce qu’il dit ailleurs tend à un mesme but : Pourquoy t’esbahis-tu si le pain du Seigneur a esté donné à Judas, par lequel il fust asservy au diable, quand tu vois au contraire, que le messager du diable a esté donné à sainct Paul pour le parfaire en Jésus-Christ. Il dit bien en un autre passage, que le pain de la Cène n’a pas laissé d’estre le corps de Christ à ceux qui le mangeoyent indignement à leur condamnation : et s’ils l’ont mal prins, que ce n’est pas à dire qu’ils n’ayent rien prins : mais il explique en un autre passage, quelle est son intention[s] 2Cor. 12.7 ; 1Cor. 11.29. Car en déchirant au long comment les meschans et dissolus, qui font profession de chrestienté en leur bouche, et la renoncent en leur vie, mangent le corps de Jésus-Christ : voire et disputant contre l’opinion d’aucuns, qui pensoyent que non-seulement ils receussent le Sacrement, mais aussi le corps : Il ne faut pas, dit-il, estimer que telles gens mangent le corps de Christ : veu qu’ils ne doyvent pas estre contez entre les membres de Christ. Car encores que je laisse beaucoup d’autres raisons, ils ne peuvent estre membres de Christ, et membres d’une paillarde. D’avantage, le Seigneur en disant, Qui mange ma chair et boit mon sang, il demeure en moy, et moy en luy : monstre que c’est de manger son corps en vérité, et non pas en Sacrement : c’est de demeurer en Christ, afin qu’il demeure en nous : comme s’il disoit : Celuy qui ne demeure point en moy, et auquel je ne demeure point, n’estime pas et ne se vante de manger ma chair et boire mon sang[t] Jean 6.54. Que les lecteurs poisent bien ces mots, où il oppose Manger le Sacrement, et Manger en vérité : et il ne leur restera nulle obscureté ne doute. Il conferme encores mieux ce propos en disant, N’apprestez point vostre gosier, mais le cœur : car c’est pour cela que la Cène nous est ordonnée. Voyci, nous croyons en Jésus-Christ, et ainsi nous le recevons par foy : nous sçavons en le recevant ce que nous pensons : nous prenons un petit morceau de pain, et nous sommes rassasiez au cœur. Parquoy ce n’est pas ce qu’on voit qui repaist, mais ce qu’on croit[u]. Il restreint aussi bien en ce passage, comme cidessus, au signe visible ce que les incrédules recoyvent : et prononce que Jésus-Christ ne peut estre receu que par foy. Autant en dit-il ailleurs : c’est que tant les bons que les mauvais communiquent aux signes, et exclud les incrédules de la vraye communication de la chair de Christ ; ce qu’il n’eust pas fait, s’il eust eu ceste lourde fantasie, en laquelle nos adversaires le veulent envelopper. En un autre lieu traittant de la manducation et du fruit d’icelle, il conclud ainsi : Le corps et le sang de Jésus-Christ sont vie à chacun, si ce qu’on prend visiblement est spirituellement mangé et beu[v]. Parquoy ceux qui veulent faire les incrédules participans de la chair et du sang de Jésus-Christ : pour consentir avec sainct Augustin, qu’ils nous représentent le corps de Jésus-Christ visible, puis qu’il prononce que toute la vérité du Sacrement est spirituelle. Il est aisé de recueillir de ses paroles, que le manger sacramental n’emporte autre chose que le manger visible et extérieur du signe, quand l’incrédulité ferme la porte à la substance. Et de faict, si on pouvoit vrayement manger le corps de Jésus-Christ, sans le manger spirituellement, que deviendroit ceste sentence du mesme docteur, Vous ne mangerez point le corps que vous voyez, et ne beuverez point le sang qu’espandront ceux qui me crucifieront. Je vous ay ordonné un Sacrement lequel vous vivifiera estans spirituellement entendu[x]. Il n’a pas voulu nier que le mesme corps que Jésus-Christ a offert en sacrifice, ne nous soit donné en la Cène : mais il a noté la façon d’y participer : c’est que ce corps nous inspire vie par la vertu secrète du sainct Esprit, combien qu’il soit en la gloire céleste. Je confesse bien que ce bon Docteur dit souventesfois, que le corps de Jésus-Christ est prins des infidèles : mais il s’explique, en disant que c’est sacramentalement : et puis il déclaire que la manducation spirituelle est, quand nous ne consumons point la grâce de Dieu par nos morsures[x]. Et afin que les adversaires n’allèguent pas que je vueille vaincre en faisant grand amas de passages, je voudroye bien sçavoir comment ils se despestreront de ce qu’il dit, que les Sacremens ne donnent et n’apportent ce qu’ils figurent sinon aux esleus seulement. Ils n’oseront pas nier que le pain en la Cène ne figure le corps de Jésus-Christ : dont il s’ensuyt que les réprouvez sont forclos de la participation d’iceluy. Il y a aussi une sentence de Cyrille, qui monstre qu’il n’en a point autrement pensé : Comme si en une cire fondue (dit-il) on en jettoit d’autre, toutes les deux se meslent : aussi est-il nécessaire que si quelqu’un reçoit la chair et le sang du Seigneur, il soit conjoinct avec luy, afin qu’il soit trouvé en Christ, et Christ en luy[y]. Je pense avoir suffisamment prouvé et liquidé, que ceux qui ne reçoyvent le corps de Jésus-Christ sacramentalement, sont forclos du vray manger et réal d’autant que l’essence du corps ne se peut séparer de sa vertu : et que la vérité des promesses de Dieu n’est point esbranlée pour cela, veu qu’il ne laisse pas de plouvoir du ciel, combien que les pierres et rochers n’en reçoyvent au dedans nulle liqueur.

[p] Homil. in Joann., XXVI.
[q] Homil. in Joann., LIX.
[r] Homil. LXII.
[s] Contra Donatistas, lib. V.
[t] De civitate Dei, lib XXI, cap. XXV.
[u] Contra Faustum, lib. XIII, cap XV.
[v] Serm. II, De verbis Apostoli.
[w] In Psalm. XCVIII.
[x] Homil. in Joann. XXVII.
[y] In sextum cap. Joann., cap XVII.

4.17.35

Ces choses nous estans cognues, elles nous distrairont facilement de l’adoration charnelle, laquelle on a mis sus témérairement pource qu’on faisoit tel compte : Si le corps y est, aussi par conséquent et l’âme et la divinité y sont ensemble avec le corps : car ils n’en peuvent plus estre séparez ne divisez. Doncques Christ doit estre là adoré. Premièrement, si on leur nie ceste déduction, qu’ils appellent Concomitance, que feront-ils. Car quoy qu’ils allèguent qu’il y auroit grande absurdité de séparer l’âme et la divinité d’avec le corps, si est-ce qu’ils ne persuaderont à nul homme de sens rassis, que le corps de Jésus-Christ soit Jésus-Christ : mesmes il leur semble bien que cela s’ensuyt de leurs argumens. Mais puis que Jésus-Christ parle distinctement de son corps et de son sang, sans spécifier la façon de la présence, que conclurront-ils d’une chose douteuse ? Certes s’il advient que leurs consciences soyent agitées par quelque forte tentation, facilement avec leurs syllogismes ils seront estonnez, esperdus et confus, quand ils se verront ainsi destituez de certaine Parole de Dieu, par laquelle seule nos âmes consistent lors qu’elles sont appelées à rendre conte et raison, et sans laquelle en un chacun moment elles trébuschent et sont ruinées, quand ils verront que la doctrine et les exemples des Apostres leur contrarieront, et quand ils se trouveront avoir esté seuls autheurs de leurs fantasies. Avec tels assauts surviendront plusieurs autres aiguillons et remors de conscience : Quoy ? estoit-ce une chose de nulle conséquence, qu’adorer Dieu en ceste forme, sans qu’il nous en fust rien ordonné ? Faloit-il par si grande légèreté faire ce dont on n’avoit jamais eu aucune parole, quand il estoit question du service et de la gloire de Dieu ? Mais si en telle humilité qu’il faloit, les forgeurs de tels argumens eussent contenu sous la Parole de Dieu toutes les cogitations de leur sens, ils eussent certes escouté ce qu’il dit, Prenez, mangez, beuvez : et eussent obéy à ce commandement, par lequel il commande que le Sacrement soit prins et non pas adoré. Parquoy ceux qui le prenent sans adoration, ainsi qu’il a esté commandé du Seigneur, ils sont asseurez qu’ils ne se destournent point du commandement de Dieu. Laquelle asseurance est la meilleure consolation qui nous pourroit advenir, quand nous entreprenons et encommençons quelque chose. Ils ont l’exemple des Apostres, lesquels nous ne lisons point avoir à genoux adoré le Sacrement : mais comme ils estoyent assis, l’avoir prins et mangé. Ils ont l’usage de l’Eglise apostolique, laquelle sainct Luc raconte avoir communiqué, non en l’adoration, mais en la fraction du pain Actes 2.42. Ils ont la doctrine apostolique, par laquelle sainct Paul instruit l’Eglise des Corinthiens, après avoir protesté qu’il avoit prins du Seigneur ce qu’il leur enseignoit 1Cor. 11.23.

4.17.36

Toutes ces choses tendent à ce but, que les Chrestiens advisent bien quel danger c’est que d’extravaguer en nos fantasies outre la Parole de Dieu, quand il est question de choses si hautes et de telle importance. Or ce qui a esté traitté jusques à ceste heure, nous doit délivrer de tout scrupule. Car nous avons monstré que l’homme chrestien, pour bien recevoir Jésus-Christ en la Cène, doit eslever son esprit et son âme au ciel. Et de faict, si l’office du Sacrement est d’aider l’entendement de l’homme, qui autrement est infirme, à ce qu’il se puisse eslever pour parvenir à la hautesse des mystères célestes, ceux qui s’amusent au signe, se fourvoyent du droict chemin de bien chercher Jésus-Christ. Qui est-ce doncques qui niera que ce ne soit une superstition meschante, que les hommes s’agenouillent devant le pain, pour adorer là Jésus-Christ ? Il n’y a nulle doute que le Concile de Nice n’ait voulu obvier à un tel inconvénient, défendant aux Chrestiens de s’arrester et ficher leur entendement avec humilité aux signes visibles. Et n’y a point eu autre raison pourquoy on ait institué en l’Eglise ancienne, que le Diacre criast à haute voix et claire au peuple devant la consécration, que chacun eust le cœur en haut. Et mesmes l’Escriture, outre ce qu’elle nous expose diligemment l’ascension de nostre Seigneur Jésus, quand elle fait mention de luy, elle nous exhorte d’eslever nos cœurs en haut Col. 3.1 afin de nous retirer de toute cogitation charnelle. Suyvant doncques ceste reigle, il le nous faloit plustost adorer spirituellement en la gloire des cieux, qu’inventer ceste si dangereuse forme d’adoration, procédant d’une resverie lourde et plus que charnelle, que nous concevons de Dieu et de Jésus-Christ. Parquoy ceux qui ont controuvé l’adoration du Sacrement, ne l’ont pas seulement songé d’eux-mesmes outre l’Escriture, en laquelle il ne s’en peut trouver un seul mot, ce qui n’eust point esté oublié, si elle eust esté agréable à Dieu : mais aussi plenement contre l’Escriture ils se sont forgé un dieu nouveau à leur poste, en délaissant le Dieu vivant. Car quelle idolâtrie y a-il au monde, si ceste-là ne l’est, d’adorer les dons au lieu du donateur ? En quoy mesmes on a doublement failly. Car l’honneur a esté ravy à Dieu, pour le transférer à la créature. Et Dieu aussi a esté déshonoré en ce qu’on a pollu et profané son don et bénéfice, quand de son sainct Sacrement on a fait une idole exécrable. Nous au contraire, afin que ne tombions en mesme fosse, fichons entièrement nos aureilles, nos yeux, nos cœurs, nos pensées, nos langues en la très-sacrée doctrine de Dieu. Car elle est l’eschole du sainct Esprit très-bon maistre : en laquelle on proufite tellement, qu’il n’est mestier d’y rien adjouster d’ailleurs, et est à ignorer volontiers tout ce qu’en icelle n’est point enseigné.

4.17.37

Or comme la superstition après avoir une fois outrepassé les limites n’a nulle fin, on s’est esgaré encores plus loing. Car on a forgé des façons et cérémonies qui ne convenoyent nullement à l’institution de la Cène, afin seulement d’honorer le signe comme Dieu. Quand nous remonstrons cela à nos adversaires, ils disent que c’est à Jésus-Christ qu’ils font cest honneur. Premièrement, si cela se faisoit en la Cène, encores diroy-je que la vraye adoration ne se doit point addresser au signe, mais à Jésus-Christ estant au ciel. Maintenant, puis que hors la Cène ils font leurs fatras, quelles couleurs ont-ils, de dire qu’ils honorent Jésus-Christ dedans le pain, veu qu’ils n’ont nulle promesse pour eux ? Ils consacrent leur hostie pour la porter en procession, pour la monstrer en pompe, pour la tenir pendue au ciboire, afin qu’on l’adore et qu’on l’invoque. Je leur demande en quelle vertu ils pensent qu’elle soit consacrée. Ils m’allégueront ceste parole, Ceci est mon corps. Je leur répliqueray qu’il est quant et quant dit, Prenez et mangez : et auray bonne raison de ce faire. Car puis que la promesse est conjoincte avec le commandement, je di qu’elle est tellement enclose sous iceluy, que si on les sépare elle est nulle. Cela s’entendra plus aisément par un exemple semblable. Nostre Seigneur nous a donné un commandement, en disant, Invoque-moy : il a quant et quant adjousté la promesse, en disant. Je l’exauceray Ps. 50.15. Si quelqu’un en invoquant sainct Pierre ou sainct Paul, se glorifioit de ceste promesse, chacun ne diroit-il pas qu’il seroit fol et enragé ? Or, je vous prie, que font autre chose ceux qui retranchent ceste promesse de la Cène, où il est dit, Voyci mon corps, d’avec le commandement qui est annexé avec, pour user de façon de faire toutes estranges de l’institution de Christ ? Qu’il nous souviene doncques que ceste promesse est donnée à ceux qui font et observent ce que Jésus-Christ leur commande là : au contraire, que ceux qui transfèrent le commandement à autre usage, sont destituez de toute parole de Dieu. Jusques yci nous avons traitté comment ce Sacrement sert à nostre foy devant Dieu. Or puis que nostre Seigneur non-seulement nous y réduit en mémoire si grande largesse de sa bonté, mais nous la présente quasi de main en main, comme nous avons ci-dessus déclairé, et nous advertit de la recognoistre, pareillement il nous admoneste que ne soyons ingrats à une telle bénignité qu’il y desploye : mais que plustost nous la magnifiions par telles louanges qu’il est convenable, et la célébrions avec actions de grâces. Pourtant quand il donnoit l’institution de ce Sacrement à ses Apostres, il leur commanda de le faire ainsi en la mémoire de soy. Ce que sainct Paul interprète, Annoncer la mort du Seigneur Luc 22.19 ; 1Cor. 11.26 : c’est que publiquement et tous ensemble, comme d’une bouche, évidemment confessions toute nostre fiance de vie et de salut estre en la mort du Seigneur : afin que par nostre confession nous le glorifiions, et par nostre exemple exhortions les autres de luy donner aussi mesme gloire. Yci nous voyons derechef où tend le but du Sacrement : c’est asçavoir à nous exercer en la mémoire de la mort de Jésus-Christ. Car ce qui nous est commandé d’annoncer la mort du Seigneur jusques à ce qu’il viendra au jugement, n’est autre chose sinon que nous déclairions par confession de bouche, ce que nostre foy a recognu au Sacrement : c’est asçavoir que la mort de Jésus-Christ est nostre vie. C’est-ci le second usage de ce Sacrement, qui appartient à la confession extérieure.

4.17.38

Tiercement nostre Seigneur a voulu qu’il nous soit pour exhortation : qui est telle, que nul autre ne nous pourroit de plus grande véhémence inciter et enflamber à charité, paix et union. Car nostre Seigneur ainsi nous communique là son corps, qu’il est entièrement fait un avec nous, et nous avec luy. Or puis qu’il n’a qu’un corps, duquel il nous fait tous participans, il faut nécessairement que par ceste participation nous soyons faits aussi tous ensemble un corps, laquelle unité nous est représentée par le pain qui nous est offert au Sacrement. Car comme il est fait de plusieurs grains de blé, qui y sont tellement meslez et confus ensemble, qu’on ne pourroit discerner ne séparer l’un de l’autre : en ceste manière nous devons aussi estre par accord de volonté tellement conjoincts et assemblez entre nous, qu’il n’y ait aucune noise ne division. Ce que j’aime mieux estre expliqué par les paroles de sainct Paul : La coupe, dit-il, de bénédiction laquelle nous bénissons, est la communication du sang de Christ : et le pain de bénédiction que nous rompons, est la participation du corps de Christ 1Cor. 10.16. Doncques nous sommes un mesme corps, nous tous qui participons d’un mesme pain. Nous aurons beaucoup proufité au Sacrement, si ceste cognoissance est engravée et imprimée dedans nos cœurs, que nul des frères ne peut estre de nous mesprisé, rejetté, violé, blessé, ou en aucune manière offensé, que semblablement nous ne blessions, mesprisions, ou offensions en luy Jésus-Christ, et le violions par nos injures : que nous ne pouvons avoir discord ne division avec nos frères, que ne discordions et soyons divisez de Jésus-Christ : que Jésus-Christ ne peut estre aimé de nous, que nous ne l’aimions en nos frères : que telle solicitude et soin que nous avons de nostre propre corps, nous le devons aussi avoir de nos frères, qui sont membres de nostre corps : que comme nulle partie de nostre corps ne peut souffrir aucune douleur que le sentiment n’en soit espandu en toutes les autres : aussi nous ne devons endurer que nostre frère soit affligé de quelque mal, duquel nous ne portions pareillement nostre part par compassion. Et pourtant non sans cause sainct Augustin a si souvent appelé ce Sacrement, Lien de charité. Car quel aiguillon pourroit estre plus aspre et plus picquant à nous inciter d’avoir mutuelle charité entre nous, que quand Jésus-Christ, en se donnant à nous, non-seulement nous convie et nous monstre par son exemple que nous nous donnions et exposions mutuellement les uns pour les autres, mais d’autant qu’il se fait commun à tous, il nous fait aussi vrayement estre tous un en luy ?

4.17.39

Et de là appert très-bien ce que j’ay dit ci-dessus, que la vraye administration des Sacremens consiste en la Parole. Car toute l’utilité qui nous revient de la Cène, requiert que la Parole y soit quant et quant. S’il est question de nous confermer en foy, ou de nous exercer en la protestation de nostre Chrestienté, ou de nous exhorter à saincte vie, il faut que la Parole viene en avant. C’est doncques une chose plus que perverse, quand on convertit la Cène en une façon de faire muette et sans prédication, comme il en a esté fait sous la tyrannie du Pape. Car ils ont obtenu que toute la consécration dépendoit de l’intention du Prestre : comme si cela n’appartenoit rien au peuple, auquel le mystère devait estre exposé. Or l’erreur est venu de ce qu’on n’a point considéré que les promesses, desquelles la consécration dépend, ne s’addressent point aux signes, mais à ceux qui les reçoivent. Or Jésus-Christ ne parle point au pain, pour luy commander qu’il deviene son corps : mais il commande à ses disciples d’en manger, et leur promet que ce leur sera un tesmoignage de la communion de son corps. Et sainct Paul ne nous enseigne point autre ordre, que d’offrir et prononcer les promesses aux fidèles, en leur donnant le pain et le calice. Et de faict il est ainsi. Car il ne nous faut point yci imaginer un enchantement ou conjuration de Magiciens, comme s’il suffisoit d’avoir murmuré les paroles sur les créatures insensibles : mais il nous faut entendre que la Parole, par laquelle les Sacremens sont consacrez, est une prédication vive, qui édifie ceux qui l’oyent, qui entre en leurs entendemens, qui soit imprimée en leurs cœurs, et qui leur apporte son efficace en accomplissant ce qu’elle promet. De là aussi il appert que c’est une chose sotte et inutile, de réserver le Sacrement pour le donner aux malades extraordinairement. Car ou ils le recevront sans qu’on leur dise mot, ou le ministre, en leur donnant, leur déclairera la signification et usage. S’il ne s’y dit mot, c’est un abus et folie. S’il y a déclaration du mystère, afin que ceux qui le doyvent recevoir, le reçoivent en édification et avec fruit, c’est là où gist la vraye consécration. A quel propos doncques tiendra-on le pain pour Sacrement, quand il aura esté consacré en l’absence de ceux ausquels on le doit distribuer, veu que cela ne leur sert de rien ? On m’alléguera qu’on le fait à l’exemple de l’Eglise ancienne. Je le confesse. Mais en chose de si grande conséquence, il n’y a rien meilleur ne si seur, que de suyvre la pure vérité, veu qu’on n’y peut errer sans grand danger.

4.17.40

Mais comme nous voyons que ce sacré pain de la Cène de nostre Seigneur, est une viande spirituelle, douce et savoureuse, et aussi proufitable aux vrais serviteurs de Dieu, ausquels il donne à recognoistre Jésus-Christ estre leur vie, lesquels il induit à action de grâces, ausquels il est exhortation à charité mutuelle entre eux : aussi au contraire, il est tourné en poison mortelle à ceux desquels il n’enseigne, nourrit et ne conforte la foy, et lesquels il n’incite à confession de louange et à charité. Car tout ainsi qu’une viande corporelle, quand elle trouve un estomach occupé de mauvaises humeurs, se corrompt, et ainsi estant corrompue nuit plus qu’elle ne proufite : en telle sorte ceste viande spirituelle, si elle eschet en une âme pollue de malice et perversité, elle la précipite en plus grande ruine : non pas par sa faute, mais pource qu’il n’y a rien de pur à ceux qui sont souillez d’infidélité Tite 1.15, comment qu’il soit sanctifié parla bénédiction de Dieu. Car comme dit sainct Paul, ceux qui en mangent indignement, sont coulpables du corps et du sang du Seigneur : et mangent et boyvent leur jugement et condamnation, ne discernans point le corps du Seigneur 1Cor. 11.29. Car telle manière de gens, qui sans aucune scintille de foy, sans aucune affection de charité s’ingèrent comme porceaux à prendre la Cène du Seigneur, ne discernent point le corps du Seigneur. Car d’autant qu’ils ne croyent point qu’iceluy soit leur vie, ils le déshonorent en ce qu’il leur est possible, le despouillans de toute sa dignité : et le profanent et polluent, en le prenant ainsi. Et d’autant qu’estans discordans et aliénez de leurs frères, ils osent mesler le signe sacré du corps de Jésus-Christ avec leurs différens et discors, il ne tient point à eux que le corps de Jésus-Christ ne soit divisé et deschiré membre à membre. Pourtant non sans cause ils sont coulpables du corps et du sang du Seigneur, que par horrible impiété ils polluent si vilenement. Doncques par ceste indigne manducation ils prenent leur condamnation. Car combien qu’ils n’ayent nulle foy assise en Jésus-Christ : toutesfois par la réception du Sacrement ils protestent qu’ils n’ont point de salut ailleurs qu’en luy, et renoncent à toute autre fiance. Parquoy ils s’accusent eux-mesmes, ils proposent tesmoignage contre eux-mesmes, et signent leur condamnation. D’avantage, puis qu’estans par haine et malvueillance divisez et distraits de leurs frères, c’est-à-dire des membres de Jésus-Christ, ils n’ont nulle part en Jésus-Christ : toutesfois ils testifient ce estre le seul salut : c’est asçavoir de communiquer à Jésus-Christ, et d’estre à luy unis. Pour la raison susdite sainct Paul, commande que l’homme s’esprouve soy-mesme, devant qu’il mange de ce pain ou boyve de ceste coupe. En quoy, comme je l’interprète, il a voulu qu’un chacun regarde et pense en soy-mesme, si en fiance de cœur il recognoist Jésus-Christ estre son Sauveur, et l’advoue par sa confession de bouche : si à l’exemple de Jésus-Christ il est prest de se donner soy-mesme à ses frères, et de se communiquer à ceux ausquels il voit Jésus-Christ estre commun : si comme il advoue Jésus-Christ, ainsi pareillement il tient tous ses frères pour membres de son corps : s’il désire et est prest de les soulager, conserver et aider comme ses propres membres. Non pas que ces devoirs de foy et de charité puissent maintenant estre parfaits en nous : mais par ce qu’il nous faut efforcer, et souhaiter d’un désir ardent que nostre foy encommencée, de plus en plus tous les jours s’augmente et se fortifie : et nostre charité estant encores imbécille, se conferme.

4.17.41

Communément en voulant disposer les hommes à celle dignité de prendre le Sacrement, on a agité et tormenté cruellement les povres consciences, et n’a-on pas toutesfois enseigné rien de ce qu’il faloit. Ils ont dit que ceux qui estoyent en estat de grâce, mangeoyent dignement le Sacrement : et ont interprété qu’estre en estat de grâce, c’estoit estre net et purgé de tout péché, par laquelle doctrine tous les hommes qui ont jamais esté et sont en terre, estoyent exclus de l’usage de ce Sacrement. Car s’il est question que nous prenions nostre dignité en nous, c’est fait de nous. Nous ne pouvons avoir seulement que ruine, confusion et désespoir. Combien que nous nous esvertuions de toutes nos forces, nous ne proufiterons autre chose, sinon que lors finalement nous serons plus qu’indignes, quand nous aurons prins peine tant qu’il nous aura esté possible, à trouver aucune dignité. Pour cuider guairir ceste playe, ils ont inventé un moyen d’acquérir dignité : c’est que, ayans deuement examiné nostre conscience, nous purgions nostre indignité par contrition, confession et satisfaction. Nous avons dit ci-dessus quelle est la manière de ceste purgation, où le lieu estoit plus propre d’en traitter. Quant à ce qui appartient au présent propos, je di que ces remèdes et soulagemens sont trop maigres et frivoles pour les consciences troublées, abatues, affligées et espovantées de l’horreur de leur péché. Car si nostre Seigneur par sa défense ne reçoit nul à la participation de sa Cène, s’il n’est juste et innocent, il ne faut pas petite asseurance pour rendre quelqu’un certain qu’il ait ceste justice, laquelle il oit estre requise de Dieu. Et dont nous sera confermée ceste sécurité, que ceux se sont acquittez envers Dieu, qui auront fait ce qui est en eux ? Et encores qu’ainsi fust, quand sera-ce que quelqu’un s’osera promettre qu’il aura fait ce qui estoit en luy ? En ceste manière, puis que nulle certaine asseurance de nostre dignité ne nous seroit proposée : tousjours l’entrée à la réception du Sacrement nous demeureroit close par cest horrible prohibition, qui porte que ceux-là mangent et boyvent leur jugement, qui mangent et boyvent indignement du Sacrement.

4.17.42

Maintenant il est facile à juger quelle est ceste doctrine laquelle règne en la Papauté, et de quel autheur elle est issue : asçavoir de priver avec une cruelle austérité, et despouiller les povres pécheurs et qui desjà sont à demi transis, de toute la consolation de ce Sacrement, auquel toutesfois toutes les douceurs de l’Evangile nous estoyent proposées. Certes le diable, pour le plus court, n’eust sceu mieux perdre les hommes, que d’ainsi les décevoir et abestir, afin qu’ils ne prinssent point de goust ne saveur à telle nourriture, par laquelle le très-bon Père céleste les avoit voulu repaistre. Afin doncques que ne trébuschions en telle confusion et abysme, cognoissons que ces sainctes viandes sont médecine aux malades, confort aux pécheurs, aumosne aux povres, les quelles ne serviroyont de rien aux sains, justes et riches, s’il s’en pouvoit trouver aucuns. Car puis qu’en icelles Jésus-Christ nous est donné pour nourriture, nous entendons bien que sans luy nous défaillons et allons à néant, comme le corps s’escoule par faute de manger. D’avantage, puis qu’il est donné pour vie, nous entendons bien que sans luy nous sommes du tout morts en nous-mesmes. Parquoy la seule et très-bonne dignité que nous pouvons apporter à Dieu, est ceste-ci, que luy offrions nostre vilité et indignité, afin que par sa miséricorde il nous face dignes de soy : que nous soyons confus en nous-mesmes, afin d’estre consolez en luy : que nous nous humiliions en nous-mesmes, afin que soyons exaltez de luy, que nous accusions nous-mesmes, afin que soyons justifiez en luy, que soyons morts en nous-mesmes, afin d’estre vivifiez en luy. D’avantage, que nous désirions et tendions à telle unité, laquelle il nous recommande en sa Cène. Et comme il nous fait estre tous un en luy, qu’ainsi souhaitions qu’un mesme vouloir, un mesme cœur, une mesme langue soit en nous tous. Si nous avions bien pensé et considéré ces choses, jamais ces cogitations ne nous troubleroyent, ou pour le moins ne nous renverseroyent point : comment nous estans desprouveus et desnuez de tous biens, estans souillez et infects de taches et péchez, estans demi-morts, pourrions manger dignement le corps du Seigneur. Plustost nous penserions que nous venons povres à un bénin aumosnier, malades au médecin, pécheurs à l’autheur de justice, et povres trespassez à celuy qui vivifie : et que ceste dignité qui est demandée de Dieu, consiste premièrement et principalement en la foy, laquelle attribue tout à Christ, et se remet entièrement à luy sans rien colloquer en nous : secondement, en charité, laquelle mesmes il suffit présenter imparfaite à Dieu, afin qu’il l’augmente en mieux, veu qu’elle ne se peut offrir en perfection. Aucuns autres accordans avec nous en cela, que la dignité gist en foy et en charité, ont toutesfois grandement erré en la mesure de ceste dignité, requérans une perfection de foy, à laquelle rien entièrement ne se puisse adjouster : et une charité pareille à celle que nostre Seigneur Jésus-Christ a eue envers nous. Mais par cela mesme ils déchassent et reculent tous les hommes de la réception de ceste saincte Cène, non pas moins que font les autres devant dits. Car si leur opinion avoit lieu, nul ne la prendroit sinon indignement, puis que tous jusques à un seroyent détenus coulpables et convaincus de leur imperfection. Et certes ç’a esté une trop grande ignorance, afin que je ne die bestise, que de requérir telle perfection pour recevoir le Sacrement, laquelle le feroit vain et superflu. Car il n’est pas institué pour les parfaits, mais pour les imbécilles et débiles : afin d’esveiller, stimuler, inciter et exercer tant leur foy que leur charité, et corriger le défaut de toutes les deux.

4.17.43

Quant à la façon extérieure, que les fidèles prenent en la main le pain, ou ne le prenent pas : qu’ils en divisent entre eux, ou que chacun mange ce qui luy aura esté donné : qu’ils rendent la coupe en la main du Ministre, ou qu’ils la présentent à leur prochain suyvant : que le pain soit fait avec levain, ou sans levain ; que le vin soit rouge ou blanc : c’est tout un, et n’en peut chaloir. Car ces choses sont indifférentes, et laissées en la liberté de l’Eglise. Combien qu’il soit certain, la manière de l’ancienne Eglise avoir esté, que tous le prinssent en la main. Et Jésus-Christ a dit, Divisez-le entre vous Luc 22.17. Il appert par les histoires, que devant le temps d’Alexandre Evesque de Rome, on usoit en la Cène du pain fait de levain, et tel que celuy qu’on mange ordinairement. Ledit Alexandre se délecta le premier d’y avoir du pain fait sans levain. Et ne voy point pour quelle raison, sinon afin que par un nouveau spectacle il tirast les yeux du populaire en admiration, plustost que d’instruire leurs cœurs en vraye religion. J’adjure tous ceux qui sont touchez (encores que ce soit bien petitement) de quelque affection de piété, s’ils ne voyent pas évidemment combien plus clairement la gloire de Dieu reluit en tel usage de Sacremens, et combien plus grande douceur et consolation spirituelle en revient aux fidèles, que de ces folles et vaines bastelleries, qui ne servent à autre chose, sinon qu’elles déçoyvent le sens du peuple qui s’en esmerveille et espovante. Ils appellent cela, Le peuple estre maintenu en religion et crainte de Dieu, quand tout estourdy et abesty de superstition, il est mené par tout, ou plustost traisné où ils veulent. Si quelqu’un veut défendre par ancienneté ces inventions, je ne suis point ignorant combien est ancien l’usage du Chresme, et soufflement au Baptesme : combien peu après le temps des Apostres la Cène de nostre Seigneur a esté comme enrouillée par humaines inventions. Mais c’est la légèreté et folie avec la hardiesse de l’esprit humain, qui ne se peut contenir qu’il ne se joue aux mystères de Dieu. Nous au contraire, ayons souvenance que Dieu estime tant l’obéissance de sa Parole, qu’il veut qu’en icelle nous jugions et ses Anges et tout le monde. Laissant tous ces amas de pompes et cérémonies, la saincte Cène pouvoit ainsi estre administrée bien convenablement, si bien souvent, et pour le moins une fois en chacune sepmaine elle estoit proposée à l’Eglise en ceste manière : premièrement, qu’on commençast aux prières publiques : puis qu’on feist la prédication : et qu’après, le pain et le vin estant sur la table, le Ministre récitast l’institution de la Cène : conséquemment déclairast les promesses lesquelles sont laissées en icelle : ensemble qu’il en excommuniast tous ceux qui par l’interdiction de nostre Seigneur en sont exclus : après, qu’on priast que par telle bénignité que nostre Seigneur nous a eslargy ceste sacrée nourriture, aussi il luy pleust nous enseigner et disposer par foy et gratitude de cœur à la bien recevoir : et que par sa miséricorde il nous feist dignes de tel convive, puis que de nous-mesmes nous ne le sommes point. En cest endroict qu’on chantast des Pseaumes, ou qu’on leust quelque chose de l’Escriture : et en tel ordre qu’il est convenable, que les fidèles communiquassent de ces sainctes viandes : les Ministres rompans et distribuans le pain, et présentans la coupe. La Cène achevée, qu’on feist une exhortation à pure foy, et ferme confession d’icelle, à charité et mœurs dignes de Chrestiens. Finalement, qu’on rendist action de grâces, et que louanges fussent chantées à Dieu. Toutes lesquelles choses achevées, l’Eglise et la compagnie fust renvoyée en paix.

4.17.44

Ce que nous avons traitté de ce Sacrement jusques yci, monstre amplement qu’il n’a pas esté institué à ce qu’il fust prins une fois l’an, et ce par forme d’acquit : comme maintenant en est la coustume publique : mais afin qu’il fust en fréquent usage à tous Chrestiens ; pour leur réduire souvent en mémoire la passion de Jésus-Christ : par laquelle recordation et souvenance leur foy fust soustenue et confermée, et eux incitez et exhortez à faire confession de louange au Seigneur, et à magnifier et publier sa bonté : par laquelle finalement, charité mutuelle entre eux fust nourrie et entretenue : et aussi afin qu’ils se la testifiassent les uns aux autres, voyans la conjonction d’icelle en l’unité du corps de Jésus-Christ. Car toutes fois et quantes que nous communiquons au signe du corps du Seigneur, nous nous obligeons mutuellement l’un à l’autre comme par scédule, à tous offices de charité : à ce que nul de nous ne face rien par quoy il blesse son frère, et n’omette rien par quoy il le puisse aider et secourir, toutes fois et quantes que la nécessité le requerra, et que la faculté luy en sera donnée. Sainct Luc récite aux Actes, que l’usage de l’Eglise apostolique en estoit tel, quand il dit les fidèles avoir esté persévérans en la doctrine des Apostres, en communication, c’est-à-dire en aumosne, en fraction du pain, et oraisons Actes 2.42. Ainsi faloit-il entièrement faire, que nulle assemblée d’Eglise ne fust faite sans la Parole, ne sans aumosne, ne sans la participation de la Cène, ne sans oraisons. On peut bien aussi assez conjecturer des escrits de sainct Paul, que cest ordre estoit institué en l’Eglise des Corinthiens : et est notoire qu’on en a usé long temps après. Car de là vienent ces Canons anciens qu’on attribue à Anaclète et Calixte, où il est ordonné que sur peine d’excommuniement tous communiquent la Cène, après que la consécration sera faite. Semblablement ce qui est dit aux Canons qu’on intitule des Apostres, que tous ceux qui ne demeurent point jusques à la fin, et ne reçoyvent le Sacrement, doyvent estre corrigez comme turbateurs de l’Eglise. Suyvant cela, il fut déterminé au Concile d’Antioche, que ceux qui entrent en l’Eglise, oyent le sermon et se déportent de recevoir la Cène, doyvent estre excommuniez jusques à ce qu’ils se soyent corrigez de ce vice. Laquelle ordonnance, combien qu’elle ait esté adoucie au Concile de Tolose le premier, toutesfois quant en substance elle a esté suyvie. Car il est là dit, que ceux qu’on cognoistra ne point communiquer au Sacrement après avoir ouy le sermon, doyvent estre admonestez : et s’ils n’obéissent à l’admonition, qu’ils doyvent estre rejettez de l’Eglise.

4.17.45

Il est aisé à veoir que par ces statuts les saincts Pères ont voulu entretenir l’usage fréquent de la Cène, tel qu’il avoit esté institué depuis le temps des Apostres : d’autant qu’ils le voyoyent estre proufitable au peuple de Dieu, et néantmoins que par négligence on le délaissoit petit à petit. Sainct Augustin rend tesmoignage quant à son temps, parlant ainsi : Ce Sacrement de l’unité que nous avons au corps du Seigneur, se célèbre en quelques Eglises journellement, aux autres par certains jours : et les uns le prenent à leur salut, les autres à leur damnation. Item en l’Epistre première à Januarius, En quelques Eglises il ne se passe jour qu’on ne reçoyve le Sacrement du corps et du sang du Seigneur : aux autres on ne le reçoit que le samedi et le dimanche : aux autres on ne le reçoit que le dimanche seulement[a]. Or pource que le peuple ne s’acquittoit guères bien de son devoir, comme nous avons dit, les saincts Pères reprenoyent asprement une telle nonchalance : afin qu’il ne semblast point advis qu’ils l’approuvassent. Et de cela nous en avons un exemple de sainct Chrysostome en l’Epistre aux Ephésiens, où il dit, Il n’a pas esté dit à celuy qui faisoit déshonneur au banquet, Pourquoy t’es-tu assis ? mais, Pourquoy es-tu entré ? Celuy doncques qui assiste yci, et ne participe point au Sacrement, est audacieux et effronté. Je vous prie, si quelqu’un estoit appelé en un banquet, et qu’il se lavast, qu’il s’assist, et se disposast à manger, et puis ne goustast rien, ne feroit-il point déshonneur au banquet, et à celuy qui l’auroit convié ? Tu assistes yci entre ceux qui par oraison se préparent à recevoir le Sacrement, et entant que tu ne te retires point tu te confesses estre de leur nombre, et à la fin tu ne participes point avec eux : ne seroit-il point meilleur que tu n’y fusses point comparu ? Tu me diras que tu es indigne : je te respon que tu n’es pas doncques digne de prier, veu que c’est une préparation à recevoir ce sainct mystère[b] Matt. 22.12.

[a] In VI capitul. Joann., tractat. XXVI.
[b] In cap. I, homil. XXVI.

4.17.46

Sainct Augustin aussi et sainct Ambroise condamnent fort ce vice qui estoit survenu de leurs temps desjà aux Eglises orientales, que le peuple assistoit seulement pour veoir célébrer le Sacrement, et non pas pour y participer ; et certes ceste coustume, laquelle commande de communiquer une fois l’an, est une très-certaine invention du diable, par quiconques elle ait esté mise sus. On dit que Zépherin Evesque de Rome a esté autheur de ceste ordonnance, laquelle je ne croy point avoir esté telle de son temps que nous l’avons maintenant. Touchant de luy, possible est que par son institution il ne prouvoyoit pas mal à son Eglise, comme le temps estoit lors. Car il n’y a point de doute que lors la saincte Cène ne fust proposée aux fidèles, toutes fois et quantes qu’ils convenoyent ensemble en leur congrégation, et qu’une bonne partie d’eux ne communiquast : mais pource qu’à peine jamais il n’advenoit que tous ensemble à une fois communiquassent : et d’autre part qu’il fust nécessaire qu’eux, qui estoyent meslez entre les infidèles et idolâtres, tesmoignassent leur foy par quelque signe extérieur : à ceste cause le sainct homme avoit institué ce jour-là pour ordre et police, auquel tout le peuple des Chrestiens de Rome, par la participation de la Cène de nostre Seigneur, feist confession de sa foy. Au reste, pour cela ils ne laissoyent d’aussi souvent communiquer. Mais l’institution de Zépherin, laquelle estoit autrement bonne, a esté destournée à mal de longue main par les successeurs, quand une certaine loy a esté mise d’une communication en l’année : par laquelle il a esté fait que quasi tous, quand ils ont une fois communiqué, comme s’estans très-bien acquittez pour tout le reste de l’année, s’endorment. Or il faloit bien qu’on feist autrement. On devoit à tout le moins chacune sepmaine une fois proposer à la congrégation des Chrestiens, la Cène de nostre Seigneur : et devoyent estre déclairées les promesses lesquelles en icelle nous repaissent et nourrissent spirituellement. Nul certes n’estoit à contraindre de la prendre, mais tous en devoyent estre exhortez : et ceux qui en eussent esté négligens, reprins et corrigez. Lors tous ensemblement, comme affamez fussent convenus à tel repas. Non sans cause doncques dés le commencement j’ay par complainte dit, que ceste coustume laquelle en nous ordonnant un jour de l’année nous rend paresseux et endormis pour tout le reste du temps, a esté apportée par l’astuce du diable. Il est vray que desjà cest abus commençoit à venir en avant du temps de Chrysostome : mais on voit combien il le réprouve. Car il se plaind fort de ce que le peuple ne recevoit point le Sacrement au reste de l’année, encores qu’il y fust disposé : et qu’à Pasques ils le recevoyent mesmes sans préparation. Et sur cela il s’escrie, meschante coustume ! présomption ! c’est doncques en vain que nous sommes tous les jours à l’autel, veu qu’il n’y a nul qui participe de ce que nous offrons.

4.17.47

D’une mesme invention est procédée une autre constitution, laquelle a ravy et soustrait une moitié de la Cène à la meilleure partie du peuple de Dieu, c’est asçavoir le signe du sang : lequel pour estre réservé en propre à je ne sçay combien de tondus et graissez, a esté défendu aux laïcs et profanes. Car ils baillent tels tiltres et noms à l’héritage de Dieu. L’édict et ordonnance de Dieu éternel est, que tous en boyvent : l’homme l’ose casser et annuller par nouvelle loy et contraire, ordonnant que tous n’en boyvent. Et tels législateurs, afin qu’il ne semble qu’ils combatent contre Dieu sans raison, allèguent les inconvéniens qui pourroyent advenir, s’il estoit abandonné à tous : comme si cela n’eust point esté préveu ny apperceu par la sapience éternelle de Dieu. D’avantage, ils déduisent subtilement, que l’un suffit pour les deux. Car si c’est le corps, disent-ils, c’est tout Jésus-Christ, qui ne peut desjà plus estre disjoinct ne séparé de son corps : doncques, le corps contient le sang. Voylà l’accord de nostre sens avec Dieu, puis que tant peu que ce soit il commence comme à bride avallée de s’escarmoucher et voltiger. Nostre Seigneur monstrant le pain, le dit estre son corps : et monstrant la coupe, il l’appelle son sang. L’audace de la raison et sagesse humaine au contraire réplique, que le pain est le sang, et le vin est le corps : comme si sans cause et sans propos nostre Seigneur eust distingué et par paroles et par signes son corps de son sang : et comme s’il avoit jamais esté ouy, que le corps de Jésus-Christ ou son sang fust appelé Dieu et homme. Certes s’il eust voulu désigner toute sa personne, il eust dit. Ce suis-je, (comme il est accoustumé de parler en l’Escriture) et non pas, Ceci est mon corps, Cela est mon sang. Mais en voulant subvenir à l’infirmité de nostre foy, il a séparé le calice d’avec le pain pour monstrer que luy seul nous suffit, tant pour manger que pour boire. Maintenant quand l’une des parties en est ostée, nous n’y trouvons plus que la moitié de nostre nourriture. Parquoy encores que ce qu’ils prétendent fust vray, c’est que le sang est avec le pain, si est-ce qu’ils fraudent les âmes fidèles de ce que Jésus-Christ leur a donné comme nécessaire pour confirmation de leur foy. Ainsi laissans là leur sotte subtilité, gardons bien qu’on ne nous oste le proufit qui nous revient de la double arre que Jésus-Christ nous a ordonnée.

4.17.48

Je sçay bien que les ministres de Satan (comme leur bonne coustume est d’avoir l’Escriture en mocquerie) yci se mocquent et cavillent : premièrement, que d’un simple fait il ne faut pas tirer une reigle perpétuelle, pour astreindre l’Eglise à l’observer. Mais je di qu’ils mentent meschamment, alléguans que c’est un simple fait. Car Jésus-Christ n’a point seulement donné le calice à ses Apostres, mais leur a aussi commandé de faire ainsi pour l’advenir. Car ces paroles emportent ordonnance expresse, Beuvez tous de ce Calice : et sainct Paul ne raconte pas cela seulement comme ayant esté fait, mais pour une ordonnance certaine. Le second subterfuge est, que Jésus-Christ admeit seulement ses Apostres à la participation de ceste Cène : lesquels il avoit desjà ordonnez et consacrez en l’ordre de Sacrificateurs, qu’ils nomment ordre de Prestrise. Mais je voudroye qu’ils me respondissent à cinq demandes, desquelles ils ne pourront eschapper, qu’ils ne soyent facilement avec leurs mensonges convaincus. Premièrement, de quel oracle leur a esté révélée ceste solution tant eslongnée de la Parole de Dieu ? L’Escriture en récite douze qui furent assis avec Jésus-Christ : mais elle n’obscurcit pas tellement la dignité de Jésus-Christ, qu’elle les appelle Sacrificateurs : duquel nom nous parlerons après en son lieu. Et combien qu’il donnast lors le Sacrement à douze, toutesfois il leur commanda qu’ils feissent ainsi : asçavoir, qu’ils le distribuassent ainsi entre eux. Secondement, pourquoy au meilleur temps qui ait esté en l’Eglise, depuis le temps des Apostres jusques à mille ans après, sans exception tous estoyent faits participans des deux parties du Sacrement ? L’Église ancienne ignoroit-elle quelle compagnie Jésus-Christ eust admise à sa Cène ? Ce seroit une trop grande impudence de reculer yci, ou tergiverser. Les histoires ecclésiastiques, et les livres des Anciens se voyent qui donnent bien aperts tesmoignages de ceci. Nostre corps, dit Tertullien, est repeu de la chair et du sang de Jésus-Christ : ainsi que l’âme soit nourrie de Dieu[c]. Et sainct Ambroise disoit à l’empereur Théodose, Comment prendras-tu de tes mains sanglantes le corps du Seigneur ? Comment oseras-tu boire son sang[d]. Sainct Hiérosme : Les Prestres, dit-il, qui consacrent le pain de la Cène, et distribuent le sang du Seigneur au peuple[e]. Sainct Chrysostome : Nous ne sommes point comme en la vieille Loy, où le Prestre mangeoit sa portion, et le peuple avoit le reste : mais yci un mesme corps est donné à tous, et un mesme calice : et tout ce qui est en l’Eucharistie est commun au Prestre et au peuple[f]. Et de cela il y en a plusieurs tesmoignages en sainct Augustin.

[c] Lib. De resur. carn.
[d] Refer. Theod., lib. III, cap. XVIII.
[e] Hieron., In 2 Malach.
[f] Chrysost., In 2 ad Cor., cap VIII, homil. XVIII.

4.17.49

Mais qu’est-ce que je dispute d’une chose tant évidente ? Qu’on lise tous les Docteurs grecs et latins, il n’y a celuy qui n’en parle. Ceste coustume ne s’est point abolie ce pendant qu’il est demeuré en l’Eglise une seule goutte d’intégrité. Mesmes sainct Grégoire lequel à bon droict on peut nommer le dernier Evesque de Rome, monstre qu’on la tenoit encores de son temps, quand il dit, Vous avez apprins que c’est du sang de l’Agneau : non point en oyant parler d’iceluy, mais en le beuvant. Car il se boit de tous les fidèles en la Cène. Qui plus est, elle a duré quatre cens ans après : combien que tout fust desjà corrompu. Car on ne la tenoit point seulement comme coustume, mais comme une loy inviolable. L’institution de nostre Seigneur estoit adoncques encores en révérence, et ne doutoit-on point que ce fust un sacrilège, de séparer les choses que Dieu avoit conjoinctes : comme aussi les paroles de Gélasius Evesque de Rome le portent, Nous avons entendu, dit-il, qu’aucuns recevans seulement le corps du Seigneur, s’abstienent du calice : lesquels d’autant qu’ils pèchent par superstition, doyvent estre contraints de recevoir le Sacrement entier, ou qu’on les rejette du tout. Car la division de ce mystère ne peut estre sans un grand sacrilège[g]. On considéroit lors les raisons qu’ameine sainct Cyprien, comme de faict elles sont bien suffisantes pour esmouvoir tous cœurs chrestiens. Comment, dit-il, exhorterons-nous le peuple d’espandre son sang pour la confession de Christ, si nous luy desnions le sang d’iceluy quand il doit combatre ? ou comment le ferons-nous capable à boire le calice de martyre, sinon que l’admettions à boire premièrement le calice du Seigneur[h]. Touchant ce que les Canonistes glosent, qu’il est parlé des Prestres en la sentence de Gélasius, c’est une chose tant sotte et puérile, qu’il n’est jà mestier d’en parler.

[g] Refert. De consecr., dist. II cap. Comperimus.
[h] Sermo V, De lapsis.

4.17.50

Tiercement, Pourquoy dit Jésus-Christ simplement du pain, qu’ils en mangeassent : mais de la coupe, que tous universellement en beussent ? ce qu’ils feirent. Comme s’il eust voulu expressément prévenir et obvier à ceste malice diabolique. Quartement, Si nostre Seigneur, comme ils prétendent, a réputé dignes de sa Cène les seuls Sacrificateurs, qui eust jamais esté l’homme si hardi et audacieux, d’oser appeler en la participation d’icelle les autres, qui en eussent esté exclus par nostre Seigneur : attendu que celle participation est un don, sur lequel nul n’eust sceu avoir puissance, sans le mandement de celuy qui seul le pouvoit donner ? Mesmes en quelle audace entreprenent-ils aujourd’huy de distribuer au populaire le signe du corps de Jésus-Christ, s’ils n’en ont point ou commandement, ou exemple de nostre Seigneur ? Quintement, asçavoir si sainct Paul mentoit, quand il disoit aux Corinthiens, qu’il avoit apprins du Seigneur ce qu’il leur avoit enseigné 1Cor. 11.23 ? Car après il déclaire l’enseignement avoir esté, que tous indifféremment communiquassent des deux parties de la Cène. Et si sainct Paul avoit apprins de nostre Seigneur, que tous sans discrétion ou différence y devoyent estre admis : que ceux qui en déboutent et rejettent quasi tout le peuple de Dieu, regardent de qui ils l’ont apprins, puis que desjà ils ne peuvent alléguer Dieu pour autheur, auquel il n’y a point d’ouy et nenny 2Cor. 1.19 : c’est-à-dire, qui ne se change ne contredit point. Et encores on couvre telles abominations du nom et tiltre de l’Eglise : et sous telle couverture on les défend : comme si ces Antechrists estoyent l’Eglise, lesquels si facilement mettent sous le pied, dissipent et abolissent la doctrine et les institutions de Jésus-Christ : ou comme si l’Eglise apostolique, en laquelle a esté toute la fleur de Chrestienté, n’eust point esté Eglise.

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