La Légende dorée

IX
SAINT JEAN, APÔTRE ET ÉVANGÉLISTE

(27 décembre)

La vie de saint Jean l’Évangéliste a été écrite par Milet, évêque de Laodicée : un résumé en a été fait par Isidore, dans sa Vie et Mort des Saints.

I. L’apôtre et évangéliste Jean, lorsque après la Pentecôte les apôtres se séparèrent, se rendit en Asie, où il fonda de nombreuses églises. Or, l’empereur Domitien, ayant appris sa renommée, le manda à Rome, et le fit plonger dans une chaudière d’huile bouillante ; mais le saint en sortit sain et sauf, de même qu’il avait échappé à la corruption des sens. Ce que voyant, l’empereur le relégua en exil dans l’île de Patmos, où, vivant seul, il écrivit l’Apocalypse. Mais, la même année, le cruel empereur fut tué, et le Sénat révoqua tout ce qu’il avait décrété. Ainsi arriva que saint Jean, qui avait été déporté comme un criminel, revint à Éphèse couvert d’honneurs ; et toute la foule accourait au-devant de lui, disant : « Béni celui qui vient au nom du Seigneur ! » Or, comme il entrait dans la ville, il rencontra le cortège qui conduisait les restes mortels d’une femme nommée Drusienne, qui autrefois avait été sa plus fidèle amie, et qui, plus que personne, avait souhaité son retour. Et les parents de cette femme, et les veuves et les orphelins d’Éphèse, dirent à saint Jean : « Voici que nous portons en terre Drusienne, qui toujours, suivant tes conseils, nous nourrissait tous de la parole divine et qui plus que personne souhaitait ton retour, disant : “Oh, si je pouvais revoir l’apôtre de Dieu avant de mourir”. Et voici que tu es revenu, et qu’elle n’a pas pu te revoir ! » Alors l’apôtre fit déposer à terre le cercueil, le fit ouvrir, et dit : « Drusienne, mon maître Jésus-Christ te ressuscite ! Lève-toi, va dans ta maison, et prépare-moi mon repas ! » Et aussitôt elle se leva et s’en alla vers sa maison, avec l’impression de s’être éveillée du sommeil, et non de la mort.

II. Le lendemain de l’arrivée de saint Jean à Éphèse, un philosophe nommé Craton convoqua le peuple, sur la place, pour lui montrer comment on devait mépriser le monde. Il avait ordonné à deux jeunes gens très riches de vendre tout leur patrimoine, pour acheter en échange des diamants d’un prix énorme ; et, sur son ordre, ces jeunes gens avaient brisé leurs diamants en présence de tous. Or, l’apôtre passait par hasard sur la place : il appela le philosophe, et lui prouva tout ce qu’avait de blâmable une telle façon de mépriser le monde : car le dédain des richesses n’est méritoire que lorsque les richesses dédaignées servent au bien des pauvres, et c’est pour cela que le Seigneur a dit au jeune homme de l’Évangile : « Si tu veux être parfait, va vendre tous tes biens et donnes-en le produit aux pauvres ! » Alors Craton lui dit : « Si vraiment ton maître est Dieu, et s’il veut que le prix de ces diamants profite aux pauvres, fais qu’ils reprennent leur intégrité, réalisant ainsi à la gloire de ton Maître ce que j’ai su réaliser en vue de la gloire humaine ! » Alors saint Jean réunit dans sa main les fragments des pierres précieuses, et pria ; et aussitôt les pierres redevinrent telles qu’avant d’être brisées, et le philosophe et les deux jeunes gens crurent en Jésus, et le produit des diamants fut distribué aux pauvres.

III. Mais un jour ces deux jeunes gens, voyant leurs anciens esclaves vêtus de manteaux de prix, tandis qu’eux-mêmes étaient mis comme des mendiants, commencèrent à se désoler. Ce que voyant sur leurs visages, saint Jean se fit apporter du bord de la mer des roseaux et des pierres, et les changea en or et en diamants. Et, sur son ordre, tous les orfèvres de la ville examinèrent pendant sept jours l’or et les diamants ainsi obtenus ; et quand ils eurent déclaré n’en avoir jamais vu d’aussi purs, le saint dit aux deux jeunes gens : « Allez, et rachetez les terres que vous avez vendues ! Puisque vous avez perdu les trésors du ciel, soyer florissants, mais afin de vous dessécher ; soyez riches temporellement, mais afin d’être mendiants dans l’éternité ! » Et il se mit alors à parler des richesses, dénombrant les six motifs qui doivent nous empêcher d’un désir immodéré des biens terrestres. Le premier de ces motifs est le texte écrit : et saint Jean raconta l’histoire du riche et de Lazare le pauvre. Le second motif est la nature : l’homme naît nu et meurt de même. Le troisième motif est la création : car de même que le soleil, la lune, les étoiles, l’air, sont communs à tous et partagent entre tous leurs bienfaits, de même entre les hommes tout devrait être commun. Le quatrième motif est le hasard des richesses. Le cinquième est le souci qu’elles imposent. Enfin le sixième motif est les mauvaises conséquences qu’entraîne la possession des richesses, aussi bien dans cette vie que dans la future.

IV. Et, pendant que saint Jean parlait ainsi contre les richesses, il rencontra le convoi d’un jeune homme, mort après trente jours de mariage. Alors la mère et la veuve de ce jeune homme, et tous ses amis, se jetèrent en pleurant aux pieds de l’apôtre, le suppliant de ressusciter le mort au nom de Dieu, comme il avait ressuscité Drusienne, Et l’apôtre, après avoir longtemps pleuré et prié, ressuscita le jeune homme, et lui dit de raconter aux deux jeunes riches le châtiment qu’ils avaient encouru et la gloire qu’ils avaient perdue. Alors le ressuscité parla de la gloire du paradis et des châtiments de l’enfer, dont il venait d’être témoin. Il dit aux deux riches, qu’ils avaient perdu des palais éternels, construits de pierres brillantes, éclairés d’une lumière merveilleuse, pourvus de mets exquis, et tout remplis de joies et de délices. Et il leur dit les huit peines de l’enfer, qu’on a résumées dans ce distique : « Les vers et les ténèbres, le fouet, le froid et le feu, – la vue du diable, le remords, le désespoir. » Puis il ajouta, s’adressant aux deux riches : « Et j’ai vu vos anges gardiens qui pleuraient, qui gémissaient. Ô malheureux que vous êtes ! » Alors le ressuscité et les deux riches, se prosternant aux genoux de l’apôtre, le supplièrent d’invoquer le pardon du ciel. Et l’apôtre dit aux deux jeunes gens : « Faites pénitence pendant trente jours, et priez que les roseaux et les pierres reprennent leur ancienne forme ! » C’est ce qu’ils firent, et les roseaux et les pierres reprirent leur ancienne forme, et les deux riches obtinrent leur pardon.

V. Et lorsque saint Jean eut prêché dans toute l’Asie, les adorateurs des idoles le traînèrent au temple de Diane, voulant le forcer à sacrifier à cette déesse. Alors le saint leur offrit cette alternative : il leur dit que si, en invoquant Diane, ils parvenaient à renverser l’église du Christ, il sacrifierait à Diane, mais que si, au contraire, c’était lui qui, en invoquant le Christ, détruisait le temple de Diane, ils auraient à croire au Christ. La plus grande partie du peuple ayant consenti à cette épreuve, Jean fit sortir du temple tous ceux qui s’y trouvaient ; puis il pria, et le temple s’écroula, et la statue de Diane fut réduite en miettes.

Alors le grand prêtre Aristodème souleva une sédition dans le peuple, au point que les deux partis s’apprêtaient à en venir aux mains. Et l’apôtre lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour t’apaiser ? » Et lui : « Si tu veux que je croie en ton Dieu, je te donnerai du poison à boire ; et, s’il ne te fait aucun mal, c’est que ton Dieu sera le vrai Dieu. » Et l’apôtre : « Fais comme tu l’as dit ! » Et lui : « Mais je veux que d’abord tu voies mourir d’autres hommes par l’effet de ce poison, pour en constater la puissance ! » Et Aristodème demanda au proconsul de lui livrer deux condamnés à mort : il leur donna à boire du poison, et aussitôt ils moururent. Alors l’apôtre prit à son tour le calice, et, s’étant muni du signe de la croix, il but tout le poison et n’en éprouva aucun mal : sur quoi tous se mirent à louer Dieu. Mais Aristodème dit : « Un doute me reste encore ; mais s’il ressuscite les deux hommes qui sont morts par le poison, je ne douterai plus, et croirai au Christ. » L’apôtre, sans lui répondre, lui donna son manteau. Et lui : « Pourquoi me donnes-tu ton manteau ? Penses-tu qu’il me transmettra ta foi ? » Et saint Jean : « Va étendre ce manteau sur les cadavres des deux morts en disant : l’apôtre du Christ m’envoie vers vous, pour que vous ressuscitiez au nom du Christ ! » Et Aristodème fit ainsi, et aussitôt les deux morts ressuscitèrent. Alors l’apôtre baptisa le grand prêtre et le proconsul avec toute sa famille ; et ceux-ci, plus tard, élevèrent une église en l’honneur de saint Jean.

VI. Saint Clément rapporte, ainsi qu’on le lit au livre quatrième de l’Histoire ecclésiastique, qu’un jour saint Jean convertit certain jeune homme brave et beau, et le confia au soin d’un évêque, comme un dépôt. Or, quelque temps après, le jeune homme abandonna l’évêque pour devenir chef de brigands. Et, l’apôtre ayant ensuite redemandé à l’évêque le dépôt qu’il lui avait confié, l’évêque répondit : « Mon père vénéré, cet homme est mort, quant à l’âme ; il demeure maintenant sur une montage, avec des brigands dont il est le chef. » Ce qu’entendant, l’apôtre déchira son manteau et se frappa la tête de ses poings ; et aussitôt il se fit seller un cheval, et monta, sans escorte, sur la montagne où était le brigand. Mais celui-ci, pris de honte à sa vue, enfourcha son cheval et s’enfuit. Or, l’apôtre, oubliant son âge, se mit à le poursuivre, en lui criant : « Hé, quoi, fils bien-aimé, tu fuis ton père, qui n’est qu’un vieillard sans armes ? Ne crains rien, mon fils, car je rendrai compte pour toi au Christ, et je t’assure que bien volontiers je mourrai pour toi, de même que le Christ est mort pour nous ! Reviens, mon fils, reviens ! C’est le Seigneur qui m’envoie ! » En entendant ces paroles, le jeune homme se retourna, s’approcha du saint, et fondit en larmes. Alors l’apôtre se jeta à ses pieds, lui prit la main, et la couvrit de baisers. Et il pria et jeûna pour lui, et obtint son pardon ; et, plus tard, il l’ordonna évêque.

VII. Cassien, dans son livre des Collations, raconte ceci. On offrit un jour à saint Jean une perdrix vivante ; et comme le saint la caressait dans sa main, un adolescent dit en riant à ses camarades : « Voyez donc ce vieillard qui joue avec un oiseau, comme un enfant ! » Alors, saint Jean, devinant la pensée de l’adolescent, l’appela et lui demanda pourquoi il tenait en main un arc et des flèches. Et l’adolescent : « C’est pour viser des oiseaux au vol ! » Et l’apôtre : « Comment fais-tu cela ? » Alors le jeune homme tendit son arc, et le garda tendu dans sa main. Mais, comme l’apôtre ne lui disait rien, il ne tarda pas à détendre son arc. Alors saint Jean : « Mon fils, pourquoi as-tu débandé ton arc ? » Et lui : « Si je l’avais tenu bandé plus longtemps, il serait devenu faible pour lancer des flèches. » Et l’apôtre : « De même, notre fragile nature humaine s’affaiblirait pour la contemplation, si, persistant dans sa rigueur, elle refusait de céder parfois à sa fragilité. Ne sais-tu pas que l’aigle, qui vole plus haut que tous les autres oiseaux, et qui regarde le soleil en face, doit cependant, de par sa nature, descendre vers la terre : de même l’esprit humain, après s’être un peu relâché de la contemplation des choses célestes, y revient ensuite avec plus d’ardeur. »

VIII. Et saint Jérôme nous rapporte ceci : « Saint Jean, qui demeura à Éphèse jusqu’à l’extrême vieillesse, devint si faible que ses disciples avaient à le porter à l’église, et qu’il pouvait à peine ouvrir la bouche ; mais à tout instant il répétait cette seule et même phrase : “Mes enfants, aimez-vous les uns les autres !” Or, un jour, les fidèles qui étaient près de lui, s’étonnant de ce qu’il répétât toujours la même chose, lui en demandèrent le motif. Et le saint leur répondit : “Parce que c’est le grand précepte du Seigneur ; et, si seulement on applique celui-là, cela suffit.”

IX. Hélinand rapporte, d’autre part, que lorsque saint Jean eut à écrire son évangile, il ordonna d’abord aux fidèles de jeûner et de prier, afin que Dieu l’inspirât. Et quand, ensuite, il se fut retiré dans le lieu solitaire où il allait écrire le livre divin, il pria que ce livre fût abrité contre l’outrage des vents et des pluies. Et l’on dit que, aujourd’hui encore, ce lieu est respecté par les éléments.

X. Enfin voici ce que nous lisons dans le livre d’Isidore : « Quand saint Jean fut arrivé à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans, l’an soixante-septième de la passion du Seigneur, Jésus lui apparut avec ses disciples et lui dit : “Viens à moi, mon bien-aimé, car voici le temps où tu vas pouvoir manger à ma table avec tes frères !” Et saint Jean se levant se mit en marche. Mais Jésus lui dit : “Non, c’est dimanche que tu viendras à moi.” Donc, le dimanche suivant, tout le peuple s’assembla dans l’église. Et saint Jean, retrouvant ses forces, prêcha dès le chant du coq, leur disant d’être stables dans la foi et fervents pour les ordres du Christ. Après quoi il fit creuser, près de l’autel, une fosse carrée, et il en fit jeter la terre hors de l’église ; et, descendant dans la fosse et étendant les mains vers le ciel, il dit : “Invité à ta table, mon Seigneur Jésus-Christ, voici que je viens, en te remerciant d’avoir daigné m’inviter, car tu sais que je l’ai désiré de tout mon cœur !” Lorsqu’il eut ainsi prié, une lumière aveuglante l’entoura. Et lorsque la lumière se dissipa, le saint avait disparu, et la fosse était remplie de manne ; et l’on dit que cette manne sort aujourd’hui encore de la fosse, à la manière d’une source. »

XI. Saint Edmond, roi d’Angleterre avait coutume de ne rien refuser à ceux qui lui demandaient au nom de saint Jean l’Évangéliste. Un jour, pendant l’absence du chambellan du roi, certain pèlerin s’approcha d’Edmond et lui demanda l’aumône au nom de saint Jean l’Évangéliste. Et le roi, n’ayant rien d’autre qu’il pût lui donner, lui donna la bague de prix qu’il portait au doigt. Or, plusieurs jours après, un soldat anglais, qui se trouvait outremer, rencontra le même pèlerin ; et celui-ci lui remit la bague, lui disant de la porter à son roi avec ces paroles : « Celui pour l’amour de qui tu as donné cette bague, c’est lui qui te la renvoie ! » D’où apparut clairement que c’était saint Jean lui-même qui s’était montré au roi sous l’habit d’un pèlerin.

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