La Légende dorée

XI
SAINT THOMAS DE CANTORBERY, ÉVÊQUE ET MARTYR

(29 décembre)

I. Thomas de Cantorbery, pendant qu’il était à la cour du roi d’Angleterre, y fut témoin d’actes contraires à la religion. Il quitta alors la cour, et se retira auprès de l’évêque de Cantorbery, qui le sacra archidiacre. Mais ensuite, sur la prière de l’évêque, il accepta de devenir chancelier du roi, afin que la sagesse dont il était doué lui permît d’empêcher les attaques des méchants contre l’Église. Et le roi se prit d’une telle affection pour lui, que, à la mort de l’archevêque de Cantorbery, il lui offrit de le faire nommer pour le remplacer. Thomas, après avoir longtemps résisté, finit par tendre les épaules au manteau archi-épiscopal, tant était grande son obéissance ! Et aussitôt sa nouvelle dignité fit de lui un autre homme, absolument parfait. Il se mit à macérer sa chair par le jeûne et par un cilice, dont il se couvrait non seulement le haut du corps, mais aussi les jambes jusqu’au-dessous des genoux. Et il cachait si soigneusement sa sainteté que son costume extérieur ressemblait à celui des autres évêques, sans que rien y révélât l’austérité de ses mœurs privées. Et tous les jours, se mettant à genoux, il lavait les pieds à treize pauvres, qu’ensuite il nourrissait, et à qui il donnait encore quatre deniers d’argent.

Mais le roi s’efforçait de le fléchir à sa propre volonté, au détriment de l’Église. Il voulait que Thomas approuvât, comme avaient fait ses prédécesseurs, certaines coutumes royales qui étaient contraires à la liberté de l’Église. Et comme le nouvel archevêque s’y refusait, il s’attira la colère du roi et des grands. Un jour, le roi le pressa si fort, lui et les autres évêques, allant jusqu’à les menacer de mort, que, trompé par le conseil des grands de l’État, il donna son approbation au désir du roi. Mais quand il vit le danger qui allait en résulter pour les âmes, il résolut de se punir lui-même, et il renonça au service des autels, jusqu’au jour où le souverain pontife le jugerait digne de rentrer en fonction. Et lorsque le roi lui demanda de confirmer par écrit ce qu’il avait approuvé de vive voix, il s’y refusa avec courage, et, tenant sa croix levée, il s’éloigna, poursuivi par les cris de mort des impies. Et deux chevaliers qui lui étaient fidèles vinrent en pleurant lui révéler, sous serment, que plusieurs chevaliers complotaient sa mort. Sur quoi l’homme de Dieu, craignant plutôt pour l’Église que pour lui-même, s’enfuit, fut reçu à Sens par le pape Alexandre, qui le fit entrer dans le monastère de Pontigny ; après quoi il vint en France. Et comme le roi avait envoyé à Rome pour demander qu’un légat vint trancher ce différend, et comme sa demande avait été repoussée, sa colère contre l’archevêque ne connut plus de bornes. Il s’empara de tout ce qui appartenait à Thomas et aux siens, et condamna à l’exil toute sa famille, sans considération d’âge, de sexe, ni d’état.

Cependant, l’évêque, tous les jours, priait pour le roi et pour l’Angleterre. Un jour le ciel lui révéla que le moment approchait où il pourrait rejoindre son église, et que le Christ lui réservait bientôt la palme du martyre. Et en effet, après sept ans d’exil, il fut rappelé en Angleterre, et reçu par tous avec les plus grands honneurs.

Quelques jours avant le martyre du saint, un jeune homme, miraculeusement rappelé à la vie, dit que son âme avait été conduite jusqu’au Saint des Saints, et que là, parmi les apôtres, il avait vu un siège, et qu’un ange lui avait dit que ce siège était réservé à un haut dignitaire de l’Église anglaise.

II. Certain prêtre, qui célébrait tous les jours une messe en l’honneur de la sainte Vierge, fut accusé devant l’archevêque, et celui-ci le suspendit de sa charge, le jugeant idiot et inconscient. Or comme saint Thomas avait à recoudre son cilice, et, en attendant de pouvoir le recoudre, l’avait caché sous son lit, la sainte Vierge apparut au prêtre et lui dit : « Va trouver l’archevêque et dis-lui que Celle pour l’amour de qui tu célébrais des messes a recousu elle-même son cilice, qui est sous son lit ; et dis-lui qu’elle t’envoie à lui, afin qu’il lève l’interdit dont il t’a frappé ! » Et saint Thomas découvrit qu’en effet son cilice avait été recousu. Il leva l’interdit du prêtre, en le priant de lui garder le secret sur le cilice qu’il portait.

III. Et, de même que par le passé, il défendit les droits de l’Église, sans que le roi pût le fléchir par prière ni par force. Alors le roi, voyant qu’il ne pouvait le fléchir, envoya vers lui des soldats en armes, qui, pénétrant dans la cathédrale, demandèrent à haute voix où était l’archevêque. Celui-ci vint au-devant d’eux, et leur dit : « Me voici ; que me voulez-vous ? » Et eux : « Nous venons pour te tuer, ta dernière heure a sonné ! » Alors il leur dit : « Je suis prêt à mourir pour Dieu, et pour la défense de la justice, et pour la défense des libertés de l’Église. Mais puisque c’est moi que vous cherchez, je vous ordonne, de la part de Dieu tout-puissant, et sous peine d’anathème, de ne faire aucun mal à personne de mes prêtres ! Quant à moi, je recommande l’Église et je me recommande moi-même à Dieu, à la sainte Vierge, à saint Denis et à tous les saints. » Puis cela dit, il tendit sa tête vénérable au glaive des impies, qui lui tranchèrent le haut du crâne, faisant jaillir sa cervelle sur le pavé du temple. Ainsi saint Thomas souffrit le martyre, en l’an du Seigneur 1174.

Et, au moment où son clergé allait célébrer pour lui la messe des morts, voici que, à ce que l’on raconte, le chœur des anges vint interrompre la voix des chantres, et se mit à chanter la messe des martyrs Lœlabitur justus in Domino. Honneur, en vérité, unique : mais bien mérité par un saint qui a souffert le martyre pour l’Église, dans l’église, durant la messe, entouré de son clergé ! Et Dieu a daigné faire bien d’autres miracles encore à la prière de ce saint, rendant la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la marche aux boiteux, et la vie aux morts. Bien des malades guérirent pour avoir touché l’eau qui avait servi à laver les linges tachés du sang de saint Thomas.

IV. Certaine dame anglaise qui, par coquetterie et pour devenir plus belle, souhaitait d’avoir les yeux noirs, avait fait vœu, à cette intention, de visiter pieds nus le tombeau de saint Thomas. Or quand, après s’être prosternée en prière, elle se releva, elle s’aperçut qu’elle était devenue complètement aveugle. Aussitôt, pleine de repentir, elle supplia saint Thomas non plus de lui donner des yeux noirs mais de lui rendre ses yeux. Et elle finit par l’obtenir, dit-on, mais à grand-peine.

V. Un oiseau savant et qui savait parler, se voyant un jour poursuivi par un épervier, répéta la phrase qu’on lui avait apprise : « Saint Thomas, viens à mon aide ! » Aussitôt l’épervier tomba mort, et l’autre oiseau fut sauvé.

VI. Certain homme, que saint Thomas avait beaucoup aimé, se voyant très malade, alla au tombeau du saint, et demanda sa santé, qui lui fut rendue. Mais comme il rentrait chez lui guéri de tout mal, l’idée lui vint que, peut-être, cette guérison de son corps ne convenait pas au bien de son âme. Il revint donc au tombeau du saint, et pria que, si sa guérison ne devait pas être utile à son âme, son état de maladie lui fût rendu. Et aussitôt il se retrouva malade comme auparavant.

VII. Quant aux meurtriers du saint, la vengeance du ciel s’abattit sur eux. Les uns se mangèrent les doigts avec leurs dents, d’autres pourrirent vivants, d’autres furent paralysés, d’autres encore perdirent la raison.

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