La Légende dorée

XXVIII
SAINT JULIEN, ÉVÊQUE ET CONFESSEUR

(26 janvier)

I. Saint Julien fut évêque du Mans. C’était, dit-on, le même homme que ce Simon le Lépreux qui, guéri de sa lèpre par Jésus, invita celui-ci à sa table. Après l’ascension du Seigneur il fut ordonné évêque du Mans. Il brilla de nombreuses vertus, ressuscita trois morts, et s’endormit lui-même dans la paix du Seigneur. Peut-être est-ce ce saint Julien-là que les voyageurs invoquent pour leur faire trouver une bonne hospitalité sur leur route : ce privilège lui viendrait, en ce cas, de l’honneur qu’il a eu d’offrir l’hospitalité à notre Seigneur. Mais, plus vraisemblablement le saint Julien qu’on nomme « l’Hospitalier » est un autre saint Julien, dont nous raconterons l’histoire tout à l’heure, à savoir celui qui a tué ses parents sans les connaître.

II. Il y eut un autre saint Julien, qui fut originaire d’Auvergne, noble de race, mais plus noble encore de foi, et qui, par soif du martyre, allait au-devant de ses persécuteurs. Enfin le consul Crispin envoya un de ses officiers avec ordre de le tuer : ce qu’apprenant Julien courut à la rencontre de l’officier, et tendit son corps à ses coups. On porta sa tète coupée à son ami Ferréol, en le menaçant d’une mort semblable s’il ne sacrifiait aussitôt aux idoles. Et comme saint Ferréol s’y refusait, on le tua, et on mit dans le même tombeau son corps et la tête de saint Julien. Et de longues années après, saint Mamert, évêque de Vienne, trouva la tête de saint Julien entre les mains de saint Ferréol ; et cette tête était intacte et fraîche comme si on l’eût ensevelie le jour même. – Grégoire de Tours raconte qu’un paysan qui voulait labourer le dimanche eut aussitôt les doigts contractés de telle façon que la cognée dont il se servait pour nettoyer le soc de sa charrue se trouvât attachée à sa main ; et ce paysan ne fut guéri que deux années plus tard, dans l’église de saint Julien, sur les prières de ce saint.

III. Il y eut encore un autre saint Julien, qui était frère de saint Jules ; ces deux frères vinrent trouver l’empereur Théodose, qui était plein de zèle pour la foi chrétienne, et lui demandèrent la permission d’élever partout, sur leur chemin, des églises à la place des temples des idoles. L’empereur le leur permit volontiers, et leur donna un écrit aux termes duquel tout le monde devait leur obéir et les aider, sous peine de mort. Or, comme, près de Tours, saint Julien et saint Jules étaient occupés à construire une église dans un lieu nommé Joué, et se faisaient aider par tous les passants, une compagnie d’hommes, qui avaient à passer par là en voiture, se dirent : « Quelle excuse pourrions-nous trouver pour passer librement, sans devoir nous arrêter et travailler à construire l’église ? » Et ils se dirent : « Que l’un de nous se couche sur le dos, au fond de la voiture ; nous le couvrirons d’un drap et nous dirons que nous conduisons un mort : sur quoi on nous laissera passer librement. » L’un de ces hommes s’étendit donc dans la voiture, et ses compagnons lui dirent : « Ne parle pas, ferme les yeux, et fais semblant d’être mort jusqu’à ce que nous ayons dépassé l’église que l’on construit ! » Et lorsque la voiture arriva à l’endroit où Julien et Jules construisaient l’église, les deux saints dirent aux voyageurs : « Chers enfants, daignez-vous arrêter un moment, pour nous donner un coup de main dans notre travail ! » Les voyageurs répondirent : « Nous ne pouvons nous arrêter, car nous conduisons un mort, dans notre voiture ! » Et saint Julien leur dit : « Mes enfants, pourquoi mentez-vous ? » Et eux : « Seigneur, nous ne mentons pas : c’est la vérité que nous vous disons ! » Et saint Julien leur dit : « Qu’il en soit donc comme vous le dites ! » Et les voyageurs, piquant leurs bœufs, s’éloignèrent ; et quand ils furent arrivés à quelque distance, ils se mirent à appeler leur compagnon, en lui disant : « Lève-toi maintenant, et, aide-nous à stimuler le bœuf, car nous n’avançons pas ! » Et comme l’homme ne bougeait pas, ils se mirent à le secouer, en disant : « Rêves-tu ? Allons, lève-toi ! » Et, comme il ne répondait toujours pas, ils le découvrirent ; et ils virent qu’il était mort. Personne, depuis ce moment, n’osa plus mentir aux serviteurs de Dieu.

IV. Il y eut encore un autre saint Julien. Celui-là, qui était de famille noble, se trouvait un jour à la chasse, dans sa jeunesse, et poursuivait un cerf, lorsque soudain le cerf, sur un signe de Dieu, se retourna vers lui et lui dit : « Comment oses-tu me poursuivre, toi qui est destiné à être l’assassin de ton père et de ta mère ? » Et le jeune homme, à ces paroles, fut si épouvanté, que, pour empêcher la prédiction du cerf de se réaliser, il s’éloigna secrètement, traversa d’immenses régions, et parvint enfin dans un royaume où il entra au service du roi. Il se conduisit avec tant d’éclat dans la guerre et dans la paix que le roi le créa chevalier, et lui donna pour femme la veuve d’un très riche seigneur. Cependant, les parents de Julien, désolés de sa disparition, erraient à travers le monde, en quête de leur fils, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent, un jour, au château qui était maintenant la demeure de Julien. Mais celui-ci, par hasard, n’était pas au château, et ce fut sa femme qui reçut les deux voyageurs. Et quand ils lui eurent raconté toute leur histoire, elle comprit qu’ils étaient les parents de son mari : car celui-ci, sans doute, lui avait souvent parlé d’eux. Aussi leur fit-elle l’accueil le plus tendre, par amour pour son mari ; et elle les fit coucher dans son propre lit. Le lendemain matin, pendant qu’elle était à l’église, voici que Julien rentra. Il s’approcha du lit pour réveiller sa femme ; et, voyant deux personnes qui dormaient sous les draps, il crut que c’était sa femme avec un amant. Sans rien dire, il tira son épée et tua les deux dormeurs. Puis, sortant de la maison, il rencontra sa femme qui revenait de l’église, et il lui demanda, stupéfait, qui étaient les deux personnes qui dormaient dans son lit. Et sa femme lui répondit : « Ce sont tes parents, qui longtemps t’ont cherché ! Je les ai fait coucher dans notre lit. » Ce qu’entendant, Julien pensa mourir de chagrin. Il fondit en larmes, et dit : « Que vais-je devenir, misérable que je suis ? Ce sont mes chers parents que j’ai tués ! J’ai accompli la prédiction du cerf, pour avoir essayé d’y échapper ! Adieu donc, ma douce petite sœur, car je n’aurai plus de repos jusqu’à ce que je sache que Dieu a agréé mon repentir ! » Mais elle : « Ne crois pas, mon frère bien-aimé, que je te laisse partir sans moi ! De même que j’ai participé à ta joie, je participerai à tes douleurs ! » Ainsi, s’enfuyant ensemble, ils allèrent demeurer au bord d’un grand fleuve dont la traversée était pleine de périls ; et là, tout en faisant pénitence, ils transportaient d’une rive à l’autre ceux qui voulaient traverser le fleuve. Et ils les recueillaient dans un hôpital qu’ils avaient construit. Et, longtemps après, par une nuit glaciale, Julien, qui s’était couché accablé de fatigue, entendit la voix plaintive d’un étranger qui lui demandait de lui faire traverser le fleuve. Aussitôt, se levant, il courut vers l’étranger, à demi mort de froid ; et il l’emporta dans sa maison, et alluma un grand feu pour le réchauffer. Puis, le voyant toujours glacé, il le porta dans son lit et le couvrit avec soin. Or voici que cet étranger, qui était rongé de lèpre et répugnant à voir, se transforma en un ange éclatant de lumière. Et tout en s’élevant dans les airs il dit à son hôte : « Julien, le Seigneur m’a envoyé vers toi pour t’apprendre que ton repentir a été agréé, et que ta femme et toi pourrez bientôt vous reposer en Dieu. » Et l’ange disparut, et, peu de temps après, Julien et sa femme s’endormirent dans le Seigneur, pleins d’aumônes et de bonnes œuvres.

V. Et il y eut encore un autre Julien, qui, celui-là, ne fut pas un saint, mais un monstre abominable : c’est, à savoir, Julien l’Apostat. Ce Julien fut d’abord moine, et feignit une grande piété. Mais voici ce que raconte de lui maître Jean Beleth, dans sa Somme de l’Office de l’Église. Certaine femme avait trois pots pleins d’or, et, pour cacher l’or, elle l’avait recouvert de cendres ; et elle avait remis les pots à la garde de Julien, qu’elle tenait pour le plus saint moine du couvent. Mais Julien, dès qu’il eut les pots, regarda ce qu’ils contenaient, et il prit tout l’or qui s’y trouvait, mit des cendres à sa place, et s’enfuit à Rome avec cet or volé. Et il fit si bien que, grâce à cet or, il devint consul, et fut ensuite élevé à l’empire.

Il avait été instruit dès l’enfance dans l’art de la magie, et y avait pris beaucoup de goût. Un jour (à ce que raconte l’Histoire tripartite), encore enfant, il invoqua les démons en l’absence de son maître ; et aussitôt apparut devant lui une nombreuse troupe de démons, sous la forme de nègres d’Éthiopie. Alors Julien, effrayé, se hâta de faire le signe de la croix ; et aussitôt les démons disparurent. Et le maître de Julien lui dit, au récit de cette aventure : « C’est que les démons ne haïssent et ne craignent rien autant que le signe de la croix ! » Aussi, lorsque Julien fut élevé à l’empire, se rappelant cette aventure, et désirant recourir à l’art de la magie, il renia sa foi, détruisit partout le signe de la croix, et persécuta les chrétiens de toutes ses forces, afin de se faire mieux obéir des démons.

>On lit dans les Vies des Pères que Julien, ayant envahi la Perse, envoya un démon en occident pour savoir ce qui s’y passait ; mais le démon dut rester immobile pendant dix jours devant la cellule d’un moine, et revint vers Julien sans avoir pu continuer sa route. Et il dit à l’empereur : « J’ai attendu pendant dix jours que ce maudit moine s’interrompît de prier, car, sa prière m’empêchait de passer ; mais, le dixième jour, comme il ne s’interrompait toujours pas, j’ai dû rebrousser chemin et revenir ici. » Alors Julien, furieux, dit qu’en arrivant au désert il tirerait vengeance de ce moine.

Les démons lui avaient promis qu’il vaincrait les Perses. Son sophiste dit un jour à un chrétien : « Que penses-tu que fasse, à cette heure, le fils du charpentier ? » Et le chrétien répondit : « Il prépare le cercueil de Julien. » Et lorsque Julien arriva à Césarée de Cappadoce (ainsi que le raconte l’histoire de saint Basile, et que l’atteste Fulbert, évêque de Chartres), saint Basile vint au-devant de lui et lui fit présent de quatre pains d’orge. Et Julien, furieux, refusa de les prendre, et, en échange, fit porter à saint Basile une botte de foin, en disant : « Reçois l’équivalent de ce que tu m’as donné ! » Et saint Basile répondit : « Nous t’avons donné, nous, ce que nous mangions nous-mêmes ; et toi, tu nous as donné ce que tu fais manger à tes bêtes ! » Et Julien irrité, répondit : « Quand j’aurai soumis les Perses, je détruirai votre ville et y ferai promener la charrue, et elle méritera plus de s’appeler “frumentifère” qu’“hominifère” !

La nuit suivante, saint Basile vit en rêve une multitude d’anges réunis dans l’église de Notre-Dame. Et au milieu d’eux trônait une femme, qui leur disait : « Faites-moi venir tout de suite le vaillant Mercure, afin qu’il tue l’apostat Julien, qui, dans sa superbe, blasphème contre mon Fils et moi ! » Ce Mercure était un soldat chrétien que Julien avait mis à mort en punition de sa foi, et qui se trouvait enterré avec ses armes dans l’église Notre-Dame. Et aussitôt saint Mercure apparut devant l’auguste assemblée, et, sur l’ordre de la Vierge, se prépara au combat. Frappé de ce rêve, saint Basile, dès qu’il fut levé, fit ouvrir le tombeau de saint Mercure, et vit que le saint ni ses armes n’y étaient plus. Il interrogea le gardien de l’église, mais celui-ci lui jura que, la veille encore, il avait vu les armes du saint à leur place accoutumée. Et quand saint Basile se fit de nouveau ouvrir le tombeau, le matin suivant, le corps du saint s’y trouvait réinstallé avec ses armes ; et sa lance était rouge de sang. Et bientôt quelqu’un, qui revenait de l’armée, raconta qu’un chevalier inconnu était venu attaquer Julien au milieu de ses gardes, l’avait transpercé de sa lance, et s’était éloigné si vite qu’on n’avait pu le rejoindre.

Et l’infâme Julien, avant de mourir, prit dans sa main des gouttes de son sang et les lança en l’air, disant : « Tu as vaincu, Galiléen ! » Après quoi il rendit son âme misérable ; et son corps, abandonné des siens, resta sans sépulture ; et les Perses lui arrachèrent la peau, que leur roi fit tendre sur le trône où il s’asseyait.

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