La Légende dorée

XLV
SAINT MATHIAS, APÔTRE

(24 février)

La vie de saint Mathias, telle qu’elle se lit dans les églises, a été écrite, croit-on, par le vénérable Bède.

I. Mathias fut appelé à prendre, parmi les apôtres, la place laissée vide par la défection de Judas. Et, puisque l’occasion s’en présente à nous, nous allons d’abord résumer ce que l’on a dit de l’origine et de la jeunesse de Judas lui-même. Certaine histoire, qui malheureusement est apocryphe et ne mérite que peu de créance, raconte à ce sujet ce qui suit :

Il y avait à Jérusalem un homme appelé Ruben (et de son autre nom Simon) de la tribu de Dan (ou, selon saint Jérôme, de la tribu d’Issachar) et marié à une femme nommée Ciborée. Or, une nuit, après que les deux époux eussent accompli le devoir conjugal, Ciborée, s’étant endormie, eut un songe dont elle s’éveilla tout effrayée, avec des gémissements et des soupirs. Et elle dit à son mari : « J’ai vu en rêve que j’enfantais un fils monstrueux, qui devait causer la perte de toute notre race. » Et Ruben : « Quelle sottise scandaleuse tu dis là ! Le diable, sans doute, te fait délirer ! » Mais elle : « Si notre acte de cette nuit a pour effet que je conçoive un fils, ce sera la preuve que je ne suis point victime d’une illusion diabolique, mais que mon rêve est bien la révélation de la vérité ! » Et comme, neuf mois après cette nuit, elle mit au monde un fils, son mari et elle furent épouvantés, et ne surent que faire : car ils avaient horreur de tuer leur enfant, et, d’autre part, ne pouvaient consentir à nourrir le futur destructeur de leur race. Ils décidèrent enfin de poser l’enfant dans un petit panier et de le laisser aller au gré des flots. Et ceux-ci poussèrent le panier jusqu’à une île nommée Iscarioth, d’où viendrait le nom de Judas Iscarioth donné à l’apôtre maudit. Et la reine de cette île, qui n’avait point d’enfants, ayant aperçu le panier pendant qu’elle se promenait sur le rivage, le fit tirer de l’eau, et s’écria, quand elle vit l’enfant : « Oh ! comme je serais heureuse d’avoir un tel enfant, afin que mon trône, après moi, ne restât pas vide ! » Et elle fit nourrir l’enfant en cachette, et feignit d’être enceinte, et présenta l’enfant comme son fils, ce qui fut fêté par tout le royaume. Le roi, enchanté d’être père, fit élever l’enfant avec toute la magnificence qui convenait à son rang. Or, peu de temps après, la reine fut vraiment enceinte du fait de son mari, et mit au monde un fils. Les deux enfants furent élevés ensemble ; mais Judas, dans leurs jeux, injuriait et battait souvent l’enfant royal, et le faisait pleurer : sur quoi la reine, qui savait qu’il n’était pas son fils, le faisait très souvent battre à son tour. Mais rien ne parvenait à corriger le méchant enfant. Un jour enfin toute la vérité se découvrit, et l’on sut que Judas n’était pas le vrai fils du roi. Alors Judas, plein de honte et de jalousie, tua secrètement le vrai fils du roi, son frère supposé. Puis, craignant d’en être puni, il s’enfuit avec ses familiers à Jérusalem, où le préfet Pilate (tant on a raison de dire que qui se ressemble s’assemble) reconnut en lui un caractère pareil au sien, et se prit pour lui d’une vive affection.

Voilà donc Judas régnant en maître à la cour de Pilate. Et un jour, Pilate, considérant un champ de pommes voisin de son palais, éprouva un extrême désir de goûter aux pommes de ce champ. Or ce champ appartenait à Ruben, le père de Judas ; mais ni Judas ne connaissait son père, ni celui-ci ne savait que Judas était son fils. Et Judas, voyant le désir de Pilate, entra dans le champ et cueillit des pommes. Et comme Ruben le surprit, tous deux commencèrent par s’injurier, puis en vinrent aux coups ; et Judas finit par tuer Ruben en le frappant d’une pierre sur la nuque. Après quoi il porta les pommes à Pilate et lui raconta ce qui s’était passé. Et lorsque la mort de Ruben fut connue, Pilate donna à son favori Judas tous les biens du mort, et le maria avec la veuve de celui-ci, qui n’était autre que sa mère Ciborée.

Un soir, Ciborée soupirait si tristement que Judas, son nouveau mari, lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit : « Hélas ! je suis la plus malheureuse de toutes les femmes ! J’ai dû noyer mon unique enfant, on m’a tué mon mari, et, pour comble de misère, Pilate m’a forcée à me remarier malgré mon deuil ! » Elle raconta alors l’histoire de l’enfant ; et Judas lui raconta toutes ses aventures ; et ils découvrirent ainsi que Judas avait tué son père et épousé sa mère. Alors, sur le conseil de Ciborée, le misérable voulut faire pénitence, et, étant allé trouver Notre-Seigneur Jésus-Christ, il implora de lui le pardon de ses péchés. Voilà ce qu’on lit dans cette histoire apocryphe. Doit-on tenir pour vraie ou non cette suite d’aventures ? C’est au lecteur à en décider : mais, suivant nous, elle mérite infiniment plus d’être rejetée qu’admise.

Ce qui est, au contraire, certain, c’est que Notre-Seigneur fit de Judas son disciple, et l’élut au nombre de ses douze apôtres. Et Judas entra si fort dans sa familiarité qu’il devint son procureur. C’était lui, en effet, qui portait les aumônes qu’on donnait à Jésus ; et, sans doute, il ne se faisait pas faute de les voler. Peu de temps avant la passion de Notre-Seigneur, il s’irrita de ce qu’on ne vendît point un parfum qu’on avait donné à Jésus, et qui valait trois cents deniers : car, sans doute, il avait projeté de s’approprier cette somme. Il alla donc trouver les Juifs, et leur vendit le Christ pour trente deniers. Notons que deux versions ont cours sur ce point. L’une prétend que les deniers obtenus par Judas valaient chacun dix deniers ordinaires, de façon qu’en les recevant Judas eut l’équivalent des trois cents deniers que lui aurait procurés la vente du parfum. D’après l’autre version, Judas avait l’habitude de s’approprier la dixième partie de l’argent qu’on lui donnait à garder ; et ainsi les trente deniers reçus des Juifs ont été, pour lui, l’équivalent du profit qu’il aurait tiré de la vente du parfum. Mais, dès qu’il eut reçu les trente deniers, la honte le prit ; et il les rapporta, et il alla se pendre à un arbre, et son corps creva par le milieu, et tous ses boyaux se répandirent sur le sol. Il ne les vomit point par la bouche, car sa bouche ne pouvait pas être profanée, ayant eu l’honneur de toucher le visage glorieux du Christ. Et il mourut en l’air, car, ayant offensé les anges dans le ciel et les hommes sur la terre, il avait mérité de périr entre ciel et terre.

II. Or, quelques jours après l’Ascension du Seigneur, saint Pierre se leva au milieu des disciples et dit : « Frères, il faut que, de ceux qui ont été avec nous tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, il y en ait un pour témoigner avec nous de sa résurrection. » Alors les disciples présentèrent deux d’entre eux, à savoir : 1°Joseph, appelé Barsabas, et surnommé le Juste en raison de sa sainteté ; 2°Mathias, dont l’auteur des Actes a jugé inutile de faire l’éloge, estimant que le fait de son élection à l’apostolat rendait tous les éloges superflus. Et, tombant en prière, les apôtres dirent : « Toi, Seigneur, qui connais les cœurs de tous, montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choisi pour prendre la place de Judas, dans le ministère et l’apostolat ! » Et l’on jeta les sorts, et le sort désigna Mathias, qui, d’un commun accord, fut adjoint aux onze apôtres.

Saint Jérôme fait observer, à ce propos, que l’exemple de ce choix ne prouve nullement qu’on doive se servir du sort pour les élections religieuses : car le privilège du petit nombre ne saurait constituer la loi de tous. Comme le dit en effet, Bède, c’est seulement au jour de la Pentecôte que fut consommée l’hostie immolée dans la Passion ; c’est au jour de la Pentecôte que la vérité du dogme se trouva entièrement constituée. Or, l’élection de Mathias étant avant la Pentecôte, on s’y est servi du sort pour se conformer à la loi ancienne, suivant laquelle le grand prêtre était choisi au sort. Mais, dès que la Pentecôte eut achevé d’abroger l’ancienne loi, ce n’est plus au sort que furent élus les sept diacres, mais bien par le choix des disciples ; et ils furent ensuite ordonnés par l’imposition des mains des apôtres.

III. L’apôtre Mathias eut pour mission d’évangéliser la Judée. Il y prêcha de longues années, fit de nombreux miracles, et s’endormit enfin dans la paix du Seigneur. Certains auteurs affirment, cependant, qu’il souffrit le martyre et périt sur la croix. Son corps est, dit-on, enseveli à Rome, sous une dalle de porphyre, dans l’église Sainte-Marie-Majeure, et l’on y montre sa tête aux fidèles.

D’après une autre légende, qui a cours à Trèves, Mathias serait né à Bethléem, d’une famille noble de la tribu de Juda. Prêchant en Judée, il éclairait les aveugles, purifiait les lépreux, chassait les démons, rendait aux boiteux la marche, aux sourds l’ouïe, et la vie aux morts. Il opéra de nombreuses conversions : sur quoi les Juifs, par jalousie, le firent passer en jugement. Là deux faux témoins, qui l’avaient accusé, lui jetèrent des pierres ; et il voulut que ces pierres fussent ensevelies avec lui, en témoignage contre eux. Et pendant qu’on le lapidait il eut la tête tranchée d’une hache, à la manière romaine, et rendit l’âme à Dieu, les mains tendues vers le ciel. La même légende ajoute que son corps, après avoir été transporté de Judée à Rome, se trouve aujourd’hui dans une église de Trèves.

IV. Suivant une autre légende, Mathias serait allé en Macédoine, et y aurait bu, au nom du Christ, une potion empoisonnée qui privait de la vue ceux qui en buvaient. Mais non seulement Mathias n’en aurait souffert aucun mal : la légende veut encore qu’il ait rendu la vue, par une simple imposition de mains, à plus de deux cent-cinquante personnes que la susdite potion avait aveuglées. Les habitants de la province lui auraient, ensuite, attaché les mains derrière le dos et l’auraient enfermé dans une prison ; et le Seigneur, venant à lui entouré d’une grande lumière, aurait rompu ses liens et l’aurait remis en liberté. Et comme, ensuite, quelques-uns des Macédoniens persistaient dans l’erreur, le saint leur aurait dit : « Je vous annonce que vous descendrez vivants en enfer ! » Sur quoi la terre se serait ouverte, et les aurait engloutis.

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