La Légende dorée

LII
LA PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR

La passion du Christ fut, en premier lieu, ignominieuse. Elle eut lieu sur le mont du Calvaire, où l’on châtiait les malfaiteurs. Elle eût lieu au moyen de la croix, qui était le supplice le plus honteux de tous. Et elle eut lieu dans une compagnie ignominieuse, puisque le Christ fut crucifié entre deux larrons. L’un d’eux, celui qui était à droite, et s’appelait Dismas (d’après l’évangile de Nicodème), se convertit et fut sauvé ; l’autre, appelé Gesmas, fut damné pour l’éternité.

En second lieu, la passion du Christ fut injuste : car il n’avait point péché, et l’on n’avait point trouvé de ruse dans sa bouche. On l’accusait surtout de trois choses : de s’opposer à ce qu’on payât le tribut, de se dire roi, et de se prétendre le Fils de Dieu.

En troisième lieu, la passion du Christ fut d’autant plus douloureuse qu’elle lui fut infligée par les hommes de sa race, qui auraient dû être ses amis, et à qui il avait rendu d’innombrables services.

En quatrième lieu, la passion du Christ fut douloureuse à cause de la délicatesse de son corps, et parce qu’il eut à la subir en chacun de ses sens. Il la subit en effet dans les yeux, car il pleura. (Il pleura deux autres fois, en voyant pleurer la famille de Lazare, et en prévoyant la ruine de Jérusalem : mais, dans le premier cas, ce furent des larmes d’amour, dans le second des larmes de pitié, tandis que les larmes de sa passion furent des larmes de douleur.) Il subit sa passion dans son ouïe, car il eut à entendre toutes sortes d’opprobres et de blasphèmes. Il eut à la subir dans son odorat : car le calvaire où il fut crucifié était infecté de la puanteur des cadavres qu’on y laissait après le supplice. Il subit la passion dans son goût : car, ayant demandé à boire, il obtint du vinaigre mêlé de myrrhe et de fiel. Le vinaigre, dit-on, faisait mourir plus vite les crucifiés ; le fiel avait pour objet de faire souffrir Jésus dans son goût. Et Jésus subit la passion dans son toucher : car il n’y eut pas une partie de son corps depuis la plante des pieds jusqu’au haut de la tête, qui n’eût à souffrir de la cruauté des bourreaux.

Mais autant cette passion fut douloureuse pour le Christ, autant pour nous elle fut fructueuse. Et son utilité est triple, à savoir par la rémission des péchés, la collation de la grâce, et la démonstration de la gloire céleste.

La passion du Christ eut trois auteurs, qui tous furent justement punis de leurs crimes. C’est d’abord Judas, qui livra le Christ par avidité, puis les Juifs, qui le livrèrent par envie, enfin Pilate, qui le livra par lâcheté. Mais le récit du châtiment de Judas se trouve dans l’histoire de saint Mathias, celui du châtiment des Juifs, dans l’histoire de saint Jacques le Mineur. Quant au châtiment et à toute la vie de Pilate, le récit suivant nous en est donné par une histoire, qui est, en vérité, apocryphe.

Un roi nommé Tyrus, ayant séduit une jeune fille nommée Pyla, fille d’un meunier nommé Atus, eut d’elle un fils ; et Pyla donna à son fils un nom composé du sien propre et du nom de son père, à savoir Pylatus. Et lorsque Pilate eut trois ans, sa mère le transmit au roi, qui le donna pour compagnon de jeux à son fils légitime, à peu près du même âge. Mais le fils légitime, de même qu’il était plus noble de naissance que Pilate, était encore plus habile que lui à tous les exercices de son âge : de telle sorte que Pilate, miné par la jalousie jusqu’à ressentir une douleur dans le foie, tua son frère. Ce qu’apprenant, le roi convoqua son assemblée pour la consulter sur ce qu’il devait faire du meurtrier. Tous furent d’avis de le mettre à mort ; mais le roi, rentrant en lui-même, ne voulut point doubler un crime d’un autre crime, et envoya son fils à Rome, en otage du tribut annuel qu’il devait à l’empire.

Or se trouvait à Rome, en même temps, le fils du roi de France, envoyé de la même façon, en otage. Pilate l’eut pour compagnon, et, le voyant supérieur à lui tant pour les mœurs que pour le talent, en fut jaloux et le tua. Et comme les Romains se demandaient ce qu’ils pourraient faire de lui, ils se dirent : « Un gaillard qui a déjà tué son frère et son compagnon peut être très utile à la république pour dompter ses ennemis ! » Ils l’envoyèrent donc, en qualité de juge, dans l’île de Pont, dont les habitants ne pouvaient supporter aucun juge. Et Pilate, sachant que sa vie était l’enjeu de ses succès, fit si bien, par les promesses et les menaces, par les récompenses et les supplices, qu’il dompta cette race, qu’on croyait indomptable. En souvenir de quoi il fut appelé Pilate le Pontien ou Ponce Pilate.

Or Hérode, en apprenant l’habileté de cet homme, l’invita à venir à Jérusalem, et lui transmit son pouvoir sur les Juifs. Mais Pilate, plus tard, obtint de Tibère, à force d’argent, de remplacer Hérode dans toute son autorité : ce qui eut pour effet de brouiller Pilate et Hérode, jusqu’au jour où celui-ci, pour se réconcilier, envoya à Pilate Notre-Seigneur Jésus.

Lorsque Pilate eut transmis Jésus aux Juifs pour le crucifier, il craignit que l’empereur Tibère ne s’offensât de ce qu’il avait condamné le sang innocent, et, pour se justifier, il envoya à l’empereur un de ses familiers. Tibère souffrait alors d’une grave maladie, et comme on lui disait qu’il y avait à Jérusalem un médecin qui, d’un seul mot, guérissait toutes les maladies, l’empereur (ignorant que ce médecin venait d’être mis à mort par Pilate), dit à un de ses familiers, nommé Volusien : « Va vite au-delà des mers, et dis à Pilate de m’envoyer ce médecin ! » Volusien se mit en route ; mais Pilate, effrayé, demanda un délai de quatorze jours.

Pendant ce temps Volusien, ayant rencontré une femme nommée Véronique, qui avait connu Jésus, lui demanda où il pourrait trouver celui-ci. Et Véronique lui dit : « Hélas, Jésus était mon maître et mon Dieu, mais Pilate, par envie, l’a condamné et fait crucifier ! » Volusien fut désolé et dit : « Je regrette de ne pouvoir pas accomplir l’ordre de mon maître. » Et Véronique : « Comme Jésus était toujours en route pour prêcher, et que sa présence me manquait fort, je me rendis un jour chez un peintre pour qu’il me fît son portrait, sur une toile que je lui portais. Or le Seigneur, m’ayant rencontrée, et ayant su où j’allais, appuya ma toile contre sa face, et je vis que son image s’y était gravée. Que si l’empereur ton maître regarde pieusement cette image, il sera aussitôt guéri. » Et Volusien : « Peut-on acquérir cette image pour de l’or ou de l’argent ? » Et Véronique : « Non, mais on peut en acquérir le bénéfice par une piété sincère. Je vais aller à Rome avec toi, je montrerai l’image à César, et puis je reviendrai ici ! » Ainsi fut fait, et Volusien dit à Tibère : « Ce Jésus que tu désirais voir a été injustement condamné et crucifié par Pilate et les Juifs. Mais j’ai amené avec moi une femme qui possède une image de Jésus, et qui dit que, si tu regardes cette image avec dévotion, tu recouvreras bientôt la santé. » Alors Tibère fit tendre tout le chemin d’étoffes de soie, et se fit présenter l’image et, dès qu’il l’eût regardée, il recouvra la santé.

Ponce Pilate fut alors conduit à Rome, et Tibère, furieux, ordonna qu’on le fît venir devant lui. Mais Pilate avait pris la précaution de revêtir la tunique sans couture de Notre-Seigneur : de telle sorte que Tibère, en le voyant, oublia toute sa fureur, et ne put s’empêcher de le traiter avec déférence. À peine l’eût-il congédié, que sa fureur le ressaisit de plus belle : mais, chaque fois qu’il le revoyait, sa fureur tombait, au grand étonnement de tous. Enfin, sur l’ordre de Dieu, et peut-être sur le conseil d’un chrétien, Tibère fit dépouiller Pilate de sa tunique, et, pouvant désormais s’abandonner à sa fureur contre lui, il le fit jeter en prison pour y attendre la mort honteuse qu’il lui réservait. Ce qu’apprenant, Pilate prit son couteau et se tua. Son cadavre fut attaché à une grosse pierre et lancé dans le Tibre ; mais les esprits malins et sordides s’emparèrent avec joie de ce corps malin et sordide ; tantôt le plongeant dans l’eau, tantôt le ravissant dans les airs, ils causaient d’innombrables inondations, tempêtes, etc., dont tout le monde était effrayé. Aussi les Romains retirèrent-ils du Tibre ce cadavre malfaisant et l’envoyèrent-ils à Vienne, par dérision, pour y être plongé dans le Rhône, car le nom de Vienne provient de Via gehennœ, qui veut dire : Voie de la malédiction. Mais, là encore, les mauvais esprits recommencèrent leurs tours, si bien que les habitants de Vienne, pressés de se défaire de ce vase de malédiction, l’ensevelirent sur le territoire de la ville de Lausanne. Mais les habitants de cette ville, voulant eux aussi s’en débarrasser, le jetèrent au fond d’un puits entouré de hautes montagnes, et l’on dit que, aujourd’hui encore, on voit bouillonner, en ce lieu, des machinations diaboliques.

Tel est le récit qu’on lit dans la susdite histoire apocryphe : je laisse au lecteur le soin de juger du degré de confiance qu’il mérite. Et je dois ajouter que, d’après l’Histoire scholastique, Pilate fut accusé par les Juifs, devant Tibère, d’avoir permis le massacre des Innocents, et d’avoir fait placer dans les temples des images païennes, et d’avoir affecté à son usage personnel l’argent déposé dans les troncs : toutes accusations qui lui valurent d’être exilé à Lyon, d’où il était originaire, et où il est mort, l’opprobre de sa race. D’autre part Eusèbe et Bède, dans leur chronique, ne parlent point de son exil, mais disent seulement que, accablé de justes calamités, il se tua de ses propres mains.

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