La Légende dorée

CIV
SAINTE MARTHE, VIERGE

(29 juillet)

I. Marthe, l’hôtesse du Christ, avait pour père Syrus, pour mère Eucharie. Son père, qui était de race royale, gouverna la Syrie et beaucoup d’autres régions maritimes. Marthe, suivant toute probabilité, n’eut jamais de mari. Elle s’occupait d’administrer la maison, et, quand elle recevait le Seigneur, non seulement elle se donnait une peine infinie pour bien l’accueillir, mais elle eût encore voulu que sa sœur Madeleine fît comme elle. Après l’ascension du Seigneur, Marthe, avec son frère Lazare, sa sœur Madeleine, et saint Maximin, à qui l’Esprit-Saint les avait recommandés, furent jetés par les infidèles sur un bateau sans voiles, sans rames, et sans gouvernail. Et le Seigneur, comme l’on sait, les conduisit à Marseille. Ils se rendirent de là sur le territoire d’Aix, et y firent de nombreuses conversions. De Marthe, en particulier, on rapporte qu’elle était fort éloquente, et que tous l’aimaient.

Or il y avait à ce moment sur les bords du Rhône, dans une forêt sise entre Avignon et Arles, un dragon, mi-animal, mi-poisson, plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, avec des dents aiguës comme des cornes, et de grandes ailes aux deux côtés du corps ; et ce monstre tuait tous les passagers et submergeait les bateaux. Il était venu par mer de la Galatie ; il avait pour parents le Léviathan, monstre à forme de serpent, qui habite les eaux, et l’Onagre, animal terrible que produit la Galatie, et qui brûle comme avec du feu tout ce qu’il touche. Or sainte Marthe, sur la prière du peuple, alla vers le dragon. L’ayant trouvé dans sa forêt, occupé à dévorer un homme, elle lui jeta de l’eau bénite, et lui montra une croix. Aussitôt le monstre, vaincu, se rangea comme un mouton près de la sainte, qui lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit au village voisin, où aussitôt le peuple le tua à coups de pierres et de lances. Et comme ce dragon était connu des habitants sous le nom de Tarasque, ce lieu, en souvenir de lui, prit le nom de Tarascon : il s’appelait jusque-là Nerluc, c’est-à-dire noir lac, à cause des sombres forêts qui y bordaient le fleuve. Et sainte Marthe, après avoir vaincu le dragon, obtint de sa sœur et du prêtre Maximin la permission de rester dans ce lieu, où elle ne cessa pas de prier et de jeûner, jusqu’à ce qu’enfin une grande congrégation de religieuses s’y réunît auprès d’elle, en même temps qu’une grande basilique fut construite en l’honneur de la Vierge Marie. Et Marthe vivait là de la vie la plus dure, ne mangeant qu’une fois par jour, se privant de chair, de graisse, d’œufs, de fromage et de vin.

Un jour qu’elle prêchait à Avignon, au bord du Rhône, un jeune homme, qui se trouvait sur l’autre rive, eut un tel désir de l’entendre que, ne trouvant point de bateau pour traverser le fleuve, il ôta ses vêtements et voulut passer à la nage : mais aussitôt une vague l’entoura et l’étouffa. Son corps fut retrouvé le lendemain, et déposé aux pieds de sainte Marthe, dans l’espoir que celle-ci parviendrait à le ressusciter. Et la sainte, s’étant prosternée sur le sol, les bras en croix, pria ainsi : « Seigneur Jésus, toi qui as jadis ressuscité mon frère Lazare, que tu aimais, toi qui as reçu mon hospitalité, prends en considération la foi de ceux qui m’entourent, et ressuscite cet enfant ! » Puis elle prit la main du jeune homme, qui aussitôt se leva et reçut le saint baptême.

Saint Ambroise nous dit que c’est Marthe, aussi, qui était l’hémorroïsse guérie par le Christ. Nous savons, d’autre part, que sainte Marthe fut avertie de sa mort un an d’avance, et que, pendant toute l’année qui suivit cet avertissement, elle souffrit de la fièvre. Huit jours avant sa mort, elle entendit le chœur des anges qui emportaient au ciel l’âme de Marie-Madeleine. Aussitôt, rassemblant ses frères et ses sœurs, elle leur fit part de cette heureuse nouvelle. Puis, pressentant sa propre fin, elle les pria de rester près d’elle jusqu’à sa mort, avec des flambeaux allumés. Or, la nuit d’avant sa mort, pendant que tous ses gardes-malades dormaient, un vent violent éteignit les lumières. Et la sainte, voyant accourir autour d’elle la troupe des mauvais esprits, invoqua l’aide de son hôte divin. Et aussitôt elle vit approcher sa sœur Madeleine, qui, tenant en main une torche, ralluma les flambeaux et les lampes. Et pendant que les deux sœurs s’appelaient par leur nom, survint le Christ, qui dit à Marthe : « Viens, chère hôtesse, demeurer maintenant avec moi ! Tu m’as accueilli dans ta maison, je t’accueillerai dans mon ciel ; et j’exaucerai, par amour pour toi, tous ceux qui t’invoqueront. » Le matin suivant, Marthe se fit transporter dehors, pour voir encore le ciel, se fit poser sur de la cendre, demanda qu’on tînt une croix devant elle, et qu’on lui lût la passion dans l’évangile de saint Luc. Et au moment où le lecteur répétait : « Mon père, je remets mon âme entre tes mains », elle rendit l’âme.

II. Le lendemain, qui était dimanche, vers trois heures, saint Front était occupé à célébrer la messe à Périgueux. Après l’épître, il s’endormit sur son siège, et le Seigneur lui apparut, et lui dit : « Mon cher Front, si tu veux tenir la promesse que tu as faite jadis à mon hôtesse Marthe, lève-toi et suis-moi ! » Et aussitôt saint Front, conduit par le Christ, se vit transporté à Tarascon, où il assista aux obsèques de la sainte, et aida à placer son corps dans le sépulcre. Cependant, à Périgueux, le diacre qui allait lire l’Évangile réveilla l’évêque pour lui demander sa bénédiction. Et saint Front, soudain réveillé, répondit : « Mes frères, pourquoi m’avez-vous réveillé ? Notre-Seigneur Jésus m’avait conduit aux obsèques de son hôtesse sainte Marthe ; et, comme je me préparais à l’ensevelir, j’ai laissé dans la sacristie mon anneau et mes deux gants. Et vous m’avez réveillé si vite que je n’ai pas eu le temps de les reprendre. Hâtez-vous donc d’envoyer des messagers qui me les rapportent ! » Aussitôt des messagers partirent pour Tarascon. Ils trouvèrent dans la sacristie l’anneau et les gants de saint Front ; et ils laissèrent dans la sacristie l’un de ces gants, en témoignage du miracle.

III. De nombreux miracles se produisirent au tombeau de la sainte. Clovis, roi de France, qui avait reçu le baptême des mains de saint Remi, fut guéri par sainte Marthe d’une grave maladie des reins. En souvenir de quoi, il dédia à l’église de la sainte la terre, les maisons et les châteaux qui se trouvaient dans un rayon de trois milles des deux côtés du Rhône. Et il affranchit ces lieux de toute servitude.

La vie de sainte Marthe a été écrite pour nous par sa servante Martille, qui se rendit plus tard en Esclavonie pour y prêcher l’Évangile, et qui y mourut, dix ans après la mort de sa maîtresse.

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