La Légende dorée

CXXXII
SAINTS PROTHE ET HYACINTHE, MARTYRS

(11 septembre)

Prothe et Hyacinthe étaient compagnons d’études d’Eugénie, fille d’un noble romain nommé Philippe. Celui-ci, ayant été nommé par le Sénat préfet d’Alexandrie, avait emmené avec lui dans cette ville sa femme Claudie, ses fils Avit et Serge, et sa fille Eugénie, instruite excellemment dans la connaissance des arts et des lettres. À quinze ans, Eugénie fut demandée en mariage par Aquirin, fils du consul Aquilin. Mais elle : « Ce n’est point d’après la naissance qu’on doit se choisir un mari, mais d’après les mœurs et le caractère ! »

Un hasard fit tomber entre ses mains la doctrine de saint Paul, et aussitôt son âme commença à devenir chrétienne. Les chrétiens avaient alors l’autorisation de demeurer dans un village voisin d’Alexandrie. Eugénie s’y rendit, comme en promenade, et elle entendit que les chrétiens chantaient : « Tous les dieux des nations ne sont que des idoles ; un seul Dieu a créé le ciel et la terre. » Alors elle dit à ses compagnons d’études Prothe et Hyacinthe : « Nous avons approfondi tous les syllogismes des philosophes, les catégories d’Aristote, et les idées de Platon, et les préceptes de Socrate. Mais voici que la phrase que chantent ces chrétiens détruit tout ce qu’ont dit les poètes, les orateurs et les philosophes. Une puissance usurpée a fait de moi votre supérieure ; mais à présent la sagesse fait de moi votre sœur. Donc, soyez mes frères, et suivons le Christ ! » Les deux esclaves y consentirent, et Eugénie, ayant revêtu des habits masculins, se rendit avec eux dans un monastère dont l’abbé était un saint homme nommé Hélénus. Cet Hélénus, discutant un jour avec un hérétique, et ne parvenant pas à le convaincre par ses arguments, fit allumer un grand feu, et offrit à son adversaire d’y entrer avec lui, sous la condition que celui des deux qui en sortirait indemne, serait considéré comme professant la vérité. Puis il entra lui-même, le premier, dans la flamme, et en sortit sans le moindre mal. Et l’hérétique, ayant refusé d’y entrer à son tour, fut honteusement chassé par la foule. C’est donc vers cet Hélénus que se rendit la jeune fille, et elle lui dit qu’elle était un homme. Et lui : « Tu as bien raison de le dire, car, bien que tu sois femme, tu agis en homme ! » Après quoi il l’admit au nombre de ses moines avec Prothe et Hyacinthe, et lui ordonna de prendre le nom de frère Eugène.

Cependant, le père et la mère d’Eugénie, ne la voyant pas revenir chez eux, la firent rechercher partout sans pouvoir la trouver. Des devins, consultés par eux, leur répondirent que la jeune fille avait été transportée au ciel, où elle était devenue un astre. Aussi le père fit-il exécuter une statue de sa fille, et enjoignit-il au peuple de l’adorer. Et Eugénie, dans son monastère, vivait avec ses compagnons dans la crainte de Dieu, de telle sorte que, à la mort de l’abbé, c’est elle qui fut élue pour le remplacer.

Il y avait alors à Alexandrie une femme riche et noble, appelée Mélancie, que sainte Eugénie avait guérie de la fièvre quarte en l’oignant d’huile au nom de Jésus. Cette femme, frappée de l’élégance et de la beauté de celui qu’elle croyait être le Frère Eugène, se prit pour lui d’un violent amour, et songea aux moyens d’entrer en relations intimes avec lui. Elle imagina de feindre une maladie, et de prier le Frère de venir la voir. Et, quand il fut venu, elle lui révéla combien elle le désirait ; après quoi, le suppliant de s’unir charnellement à elle, elle se jeta à son cou et le couvrit de baisers. Indigné de cette conduite, le Frère Eugène lui dit : « Tu mérites bien ton nom de Mélancie, car tu es pleine de noirceur, et la digne fille du prince des ténèbres ! » Aussitôt la dame, furieuse de sa déception, et craignant en outre d’être dénoncée, se résolut à dénoncer la première, et proclama que le Frère Eugène avait voulu la violer. S’étant rendue chez le préfet Philippe, elle lui dit : « Un jeune chrétien, venu chez moi sous prétexte de me guérir, a eu l’impudence de se jeter sur moi pour me violer ; et sans l’aide de ma servante, qui se trouvait dans ma chambre, le monstre aurait assouvi sur moi son ignoble désir. » Ce qu’entendant, le préfet, irrité, fit saisir Eugénie et les autres serviteurs du Christ, et déclara que tous seraient livrés aux bêtes. Quand Eugénie fut amenée devant lui, il lui dit : « Apprends-nous donc, scélérat, si c’est votre Christ qui vous a ordonné de violer les femmes de noble maison ! » Alors Eugénie, baissant la tête pour n’être pas reconnue, répondit : « Notre Christ nous a enseigné la chasteté, et a promis la vie éternelle à ceux dont les âmes et les corps seraient purs. Quant à cette Mélancie, nous pourrions la convaincre de faux témoignage ; mais mieux vaut que nous souffrions nous-mêmes, car, pour faire la preuve de son mensonge, nous devrions sacrifier le fruit de notre patience ! » On fit alors venir la servante, de Mélancie ; cette femme, stylée par sa maîtresse, répéta que le Frère Eugène avait voulu violer celle-ci. Et Eugénie : « Puisque c’est ainsi, puisque l’impudique ose accuser d’un tel crime les serviteurs du Christ, je dévoilerai la vérité, non point par orgueil, mais pour la gloire de Dieu ! » Disant cela, elle coupa sa tunique de haut en bas, jusqu’à la ceinture, et l’on vit qu’elle était une femme. Et elle dit au préfet : « Je suis Eugénie, ta fille, Claudie est ma mère, Avit et Serge, que je vois assis près de toi, sont mes frères, et les deux moines que voici sont Prothe et Hyacinthe ! » Aussitôt le père, reconnaissant sa fille, se jeta dans ses bras en pleurant, et au même instant une flamme, descendue des cieux, consuma Mélancie et tous ses faux témoins.

C’est ainsi qu’Eugénie convertit son père, sa mère, ses frères, et toute leur maison. Philippe, se démettant de ses fonctions, fut élu évêque par les chrétiens, et souffrit le martyre pour la foi. Eugénie revint, avec ses frères et sa mère, à Rome, où ils firent de nombreuses conversions. Et un jour, par ordre de l’empereur, elle fut attachée à une grosse pierre et jetée dans le Tibre ; mais la pierre se détacha de son corps, et on vit la jeune fille marcher saine et sauve sur les eaux. On la plongea dans une fournaise ardente ; la flamme s’éteignit aussitôt. On l’enferma dans un cachot sans fenêtre ; mais le cachot se remplit d’un rayonnement de lumière. On la laissa dix jours sans nourriture ; le dixième jour, le Sauveur lui apparut, lui offrit un pain, et lui dit : « Reçois cette nourriture de ma main ! Je suis ton Sauveur, que tu as aimé de toute ton âme ! Et sache que, le jour anniversaire de ma naissance terrestre, je t’appellerai près de moi ! » Et en effet, le jour de Noël, un bourreau trancha la tête de la sainte. Alors celle-ci apparut à sa mère, et lui annonça que, le dimanche suivant, elles se retrouveraient au ciel. Et en effet, le dimanche suivant, Claudie, pendant qu’elle se tenait en prière, rendit son âme à Dieu. Quant à Prothe et Hyacinthe, sur leur refus de sacrifier aux idoles, ils eurent la tête tranchée. Cela se passait sous le règne de Valérien et de Gallien, en l’an du Seigneur 256.

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