La Légende dorée

CXXXIII
L’EXALTATION DE LA SAINTE CROIX

(14 septembre)

I. La fête de l’Exaltation de la sainte Croix a été instituée en souvenir d’un solennel hommage rendu à la croix du Seigneur. L’an 615, Dieu permit que son peuple fût livré en proie à la cruauté des païens. Cette année-là, le roi des Perses, Cosroës, conquérant du monde, vint à Jérusalem, et y fut frappé de terreur devant le sépulcre du Christ ; mais, en s’en allant, il emporta avec lui la partie de la sainte Croix que sainte Hélène avait laissée à Jérusalem. Puis, rentré dans sa capitale, il imagina de se faire passer pour dieu. Il se construisit une tour d’or et d’argent toute semée de pierreries, et y plaça les images du soleil, de la lune et des étoiles. Au sommet de la tour il recueillait de l’eau, qui montait jusque-là par un conduit secret, et il la faisait pleuvoir sur la ville comme une vraie pluie. Il y avait aussi sous la tour, dans une caverne, des chevaux qui tournaient en traînant des chars, de telle sorte qu’ils semblaient ébranler la tour, avec un bruit imitant le tonnerre. Abandonnant à son fils le soin du royaume, Cosroës se retira dans cette tour, s’assit dans un trône, comme s’il était Dieu le Père, plaça à sa droite le bois de la croix pour représenter le Fils, à gauche plaça le coq pour représenter le Saint-Esprit, et ordonna qu’on lui rendît le culte divin.

Alors l’empereur Héraclius réunit une nombreuse armée, et vint livrer bataille au fils de Cosroës sur les bords du Danube. Et les deux princes convinrent qu’ils lutteraient seuls sur un pont, de telle sorte que le vainqueur pût obtenir l’empire sans aucun dommage pour l’une ni l’autre armée. Et l’on décréta que quiconque voudrait aider son prince aurait les jambes et les bras coupés, et serait jeté dans le fleuve. Mais Héraclius se recommanda à Dieu et à la sainte Croix. Aussi fut-il vainqueur, après une longue lutte, et soumit-il à son empire l’armée ennemie. Tout le peuple de Cosroës se convertit à la foi chrétienne et reçut le baptême. Seul Cosroës ignorait l’issue de la guerre : car, afin d’être adoré comme un dieu, il n’admettait aucun homme à lui parler familièrement. Mais Héraclius parvint jusqu’à lui et, le trouvant assis sur son trône doré, il lui dit : « Puisque tu as honoré en une certaine mesure le bois de la sainte Croix, je te laisserai la vie et le pouvoir royal si tu consens à recevoir le baptême ; si, au contraire, tu t’y refuses, je te trancherai la tête ! » Cosroës ayant refusé de se convertir, Héraclius tira son épée et lui trancha la tête. Puis, quand il l’eut fait ensevelir avec les honneurs dus à sa royauté, il fit baptiser son jeune fils âgé de dix ans, le présenta lui-même sur les fonts baptismaux, et lui transmit le royaume de son père. Il fit seulement détruire la tour de Cosroës, et en distribua l’argent à son armée, réservant l’or et les pierreries pour servir à la reconstruction des églises que le tyran avait détruites.

Il alla ensuite rapporter à Jérusalem la sainte Croix. Et comme, sur son cheval royal et avec ses ornements impériaux, il descendait du mont des Oliviers, il arriva devant la porte par où était entré Notre-Seigneur, la veille de sa passion. Or voici que les pierres de la porte se rejoignirent de façon à former comme un mur. Et au-dessus de la porte apparut un ange qui, tenant en main le signe de la croix, dit : « Lorsque le Roi des Cieux est entré par cette porte, ce n’est pas avec un luxe princier, mais en pauvre, et monté sur un petit âne : en quoi il vous a laissé un exemple d’humilité que vous devez suivre ! » Puis, cela dit, l’ange disparut. Alors l’empereur, tout en larmes, se déchaussa, se dépouilla de ses vêtements jusqu’à la chemise, et, prenant la croix du Seigneur, il en frappa humblement la porte qui, se soulevant, le laissa passer avec toute sa suite. Et une odeur délicieuse se dégagea du bois sacré. Et l’empereur s’écria pieusement : « Ô croix plus splendide que tous les astres, célèbre et chère, qui seule as mérité de porter l’âme du monde, doux bois, clous précieux, sauvez la troupe qui se réunit aujourd’hui pour vous louer, munie de votre signe ! » Et aussitôt que la croix fut restituée en son lieu, les anciens miracles se renouvelèrent. Des morts ressuscitèrent, quatre paralytiques furent guéris, dix lépreux furent purifiés, quinze aveugles recouvrèrent la vue, des démons s’enfuirent des corps dont ils s’étaient emparés ; et ainsi l’empereur, après avoir reconstruit les églises et les avoir comblées de présents, revint dans sa capitale.

Cependant d’autres chroniques donnent un autre récit de cette exaltation de la sainte Croix. Elles prétendent que, comme Cosroës s’était emparé de Jérusalem et qu’Héraclius voulait faire la paix avec lui, le roi des Perses avait juré de ne pas accorder la paix aux Romains aussi longtemps qu’ils n’auraient pas renié le crucifix pour adorer le soleil. Sur quoi Héraclius, rempli d’un saint zèle, l’avait attaqué, battu et repoussé jusqu’à Ctésiphon. Là Cosroës, atteint de dysenterie, avait voulu couronner roi son fils Médase. Ce qu’apprenant, son fils aîné, Syroïs, s’était allié avec Héraclius, avait jeté son père en prison et l’avait enfin fait tuer à coups de flèches. Il avait ensuite rendu à Héraclius le bois de la croix, ainsi que le patriarche Zacharie, que Cosroës avait également emmené de Jérusalem. Et l’empereur s’était empressé de rapporter la croix à Jérusalem, d’où il l’avait ensuite transportée à Constantinople.

II. À Constantinople, un Juif, étant entré dans l’église de Sainte-Sophie, avait aperçu une image du Christ. Voyant qu’il était seul, il tira son épée, visa l’image et frappa le Christ à la gorge : et aussitôt un flot de sang jaillit, qui arrosa le visage et toute la tête du Juif. Celui-ci, épouvanté, prit l’image, la jeta dans un puits, et s’enfuit. Il fut rencontré par un chrétien, qui lui dit : « D’où viens-tu, Juif ? Tu as commis un meurtre ! » Et comme le Juif niait, le chrétien lui dit : « Certes, tu as commis un meurtre, car tu as encore la tête tout arrosée de sang ! » Et le Juif : « En vérité le Dieu des chrétiens est un grand Dieu, et tout confirme sa foi ! Ce n’est pas un homme que j’ai frappé, mais l’image du Christ, et aussitôt le sang a jailli de sa gorge ! » Puis le Juif conduisit ce chrétien jusqu’au puits, d’où l’on retira l’image sainte. Et, aujourd’hui encore, on voit la trace de la blessure dans la gorge du Christ.

III. Dans la ville de Bérith, en Syrie, un chrétien, qui avait loué un logement à l’année, avait fixé au mur une croix, devant laquelle il faisait ses prières. Mais, au bout d’une année, il se loua un autre logement et oublia d’emporter le crucifix. Le logement fut alors loué à un Juif qui, un jour, invita à dîner un de ses concitoyens. Et voici que, à table, l’invité aperçoit sur le mur le crucifix. Furieux, il demande à son hôte comment il ose garder chez lui l’image du Nazaréen. En vain l’hôte lui jure, par tous les serments de sa race, que jamais encore il ne s’est aperçu de la présence du crucifix. L’invité feint de se calmer, dit adieu à son hôte affectueusement, et s’en va le dénoncer au chef des Juifs. Aussitôt tous les Juifs de la ville s’assemblent, envahissent le logement, et, apercevant la croix, accablent d’injures et de coups leur malheureux frère, qu’ils jettent, à demi mort, sur les pierres du chemin. Après quoi ils foulent aux pieds l’image sainte, et recommencent sur elle tous les sacrilèges de la passion du Seigneur. Mais, au moment où ils lui percent le flanc d’un coup de lance, voici que de l’eau et du sang en jaillissent si abondamment qu’un grand vase s’en trouve rempli. Les Juifs, stupéfaits, emportent ce sang dans leur synagogue ; et tout malade qui l’applique sur son corps est aussitôt guéri. Ce que voyant, les Juifs vont raconter toute l’histoire à l’évêque du diocèse et reçoivent le baptême. L’évêque transvase le sang miraculeux dans des ampoules de cristal ; puis, mandant près de lui le chrétien à qui appartenait le crucifix, il le questionne sur la provenance de celui-ci. Et le chrétien lui répond : « Ce crucifix est l’œuvre de Nicodème, qui, en mourant, l’a légué à Gamaliel, qui l’a légué lui-même à Zachée, qui l’a légué à Jacques, qui l’a légué à Simon. Après la destruction de Jérusalem, les fidèles l’ont emporté dans le royaume d’Agrippa, et ainsi il est venu entre les mains de mes parents, qui me l’ont légué par héritage. » Ce miracle eut lieu en l’an 750. C’est en souvenir de lui que, le 5 décembre, l’Église institua la fête du Souvenir de la Passion : ou encore, suivant d’autres, le 5 novembre. À Rome, une église fut consacrée en l’honneur du Sauveur, où l’on conserve aujourd’hui encore une ampoule de ce sang, et où une fête solennelle est célébrée à son sujet.

IV. Les infidèles eux-mêmes reconnaissent la vertu de la croix. D’après saint Grégoire, au troisième livre de ses Dialogues, André, évêque de Fondi, ayant permis à une religieuse de demeurer avec lui, le diable, pour le tenter, lui imprima dans l’esprit l’image de cette femme, de telle façon que, dans son lit, il était poursuivi de pensées lubriques. Or, certain soir, un Juif, venant à Rome, et ne trouvant plus de place dans les auberges, s’installa pour la nuit dans un temple d’Apollon. Et, bien qu’il ne fût pas chrétien, il avait si peur d’être puni par les Romains comme un sacrilège, que, par précaution, il eut l’idée de faire le signe de la croix. Or voici que, s’éveillant au milieu de la nuit, il vit toute la troupe des mauvais esprits réunis en conseil, autour d’un chef qui interrogeait chacun d’eux sur le mal qu’il avait réussi à faire.

Saint Grégoire, pour abréger, ne nous dit rien de la discussion qui eut lieu entre ces démons : mais nous pouvons nous en faire une idée d’après un autre exemple, qui se trouve cité dans la vie des Pères. Nous y lisons, en effet, qu’un homme, étant entré dans un temple d’idoles, vit Satan assis et toutes ses milices debout devant lui. Et Satan dit d’abord à l’un des mauvais esprits : « D’où viens-tu ? » Et le démon : « J’ai été dans telle province, j’y ai suscité des guerres, causé toute sorte de troubles, et répandu beaucoup de sang. Voilà ce que j’ai à t’annoncer ! » Et Satan lui dit : « En combien de temps as-tu fait cela ? » Et lui : « En trente jours. » Et Satan : « Pourquoi as-tu mis tant de temps ? » Et il dit à ses serviteurs : « Fouettez-le de verges, et ne craignez pas d’appuyer ! » Puis un autre diable vint et dit : « Seigneur, j’ai été sur la mer, où j’ai soulevé de grandes tempêtes et fait périr une grande quantité d’hommes. » Et Satan : « En combien de temps as-tu fait cela ? » Et lui : « En vingt jours. » Satan le fit fouetter de la même façon en disant : « Tu ne t’es pas fatigué, pour faire si peu de chose en tant de jours ! » Puis vint un troisième diable qui dit : « J’ai été dans une ville où il y avait une noce. J’ai produit une rixe, où beaucoup de sang a été répandu, et où le marié, notamment, est mort. Voilà ce que j’ai à t’annoncer ! » Et Satan : « En combien de temps as-tu fait cela ? » Et le diable : « En dix jours. » Et Satan : « Tu n’as pas honte d’avoir fait si peu d’ouvrage en tant de jours ! » Et il le fit fouetter comme les deux précédents. Puis vint un quatrième diable qui dit : « Je suis allé dans le désert, et pendant quarante ans j’ai peiné autour d’un certain moine ; mais je viens enfin de le précipiter dans un péché de chair ! » À ces mots, Satan se leva de son trône, alla vers ce diable, lui posa sur la tête sa propre couronne et le fit asseoir près de lui, en disant : « Tu as fait là une grande action, et il n’y a personne qui ait mieux employé son temps ! »

C’est sans doute à un débat du même genre qu’aura assisté le Juif dont parle saint Grégoire. Toujours est-il que, après que de nombreux diables eurent rendu compte de leurs méfaits, l’un d’eux s’avança et révéla quelle tentation charnelle il avait inspirée à l’évêque André, ajoutant que, la veille, à l’heure des vêpres, il avait poussé si loin son œuvre de tentation que l’évêque avait, par manière de caresse, posé sa main sur le dos de la religieuse. Alors Satan l’exhorta à compléter son œuvre, qui lui vaudrait une gloire merveilleuse parmi ses pairs. Puis il lui dit d’aller voir quel était le téméraire qui avait osé venir se coucher dans son temple. Le Juif, comme l’on pense, tremblait de tous ses membres ; mais le diable, s’étant approché de lui, découvrit qu’il était muni du signe de la croix. Et il dit à ses compagnons : « C’est un vase vide, en vérité, mais marqué du signe contre lequel nous ne pouvons rien ! » Aussitôt toute la foule des mauvais esprits disparut ; et le Juif, réveillé, alla trouver l’évêque, à qui il raconta sa vision. Aussitôt André gémit profondément et renvoya de sa maison toutes les femmes qui s’y trouvaient. Le Juif, de son côté, se fit baptiser.

V. Saint Grégoire rapporte également dans ses Dialogues, qu’une religieuse, étant entrée dans un jardin, aperçut une laitue qui la tenta si fort qu’elle y mordit sans l’avoir bénie d’un signe de croix. Aussitôt le diable pénétra en elle. Et comme saint Équice venait pour l’exorciser, le diable s’écria : « Qu’ai-je fait de mal ? J’étais tranquillement assis, là, sur cette laitue, et voilà que cette religieuse est venue et m’a mordu ! » Mais, sur l’ordre du saint, il fut bientôt forcé de déguerpir.

VI. Enfin on lit, au livre XI de l’Histoire ecclésiastique, que l’empereur Théodose fit effacer sur les murs d’Alexandrie les emblèmes de Sérapis, et fit peindre, à leur place, le signe de la croix. Ce que voyant, les païens et leurs prêtres se firent aussitôt baptiser, disant qu’une ancienne tradition les avait avertis que leur religion perdrait tout pouvoir le jour où viendrait chez eux le signe de la vie : car il y avait dans leur langue une lettre, tenue pour sacrée, qui avait la forme de la croix, et qui, d’après leur doctrine, était le symbole de la vie future.

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