La Légende dorée

CXXXVII
SAINT EUSTACHE, MARTYR

(20 septembre)

Eustache s’appelait d’abord Placide. Il commandait les armées de l’empereur Trajan. C’était un homme bon et miséricordieux, mais adonné au culte des idoles. Il avait une femme, païenne comme lui, et comme lui excellente ; et deux fils, à qui il avait fait donner l’éducation la plus raffinée.

Et, comme il persistait dans les bonnes œuvres, Dieu le jugea digne d’être admis à la voie de la vérité. Un jour, étant à la chasse, il rencontra un troupeau de cerfs, parmi lesquels s’en trouvait un plus grand et plus beau que les autres, et qui, dès qu’il aperçut les chasseurs, se sépara de ses compagnons pour s’enfoncer dans le bois. Aussitôt Placide se mit à le poursuivre ; mais, après une longue course, le cerf grimpa sur un rocher ; et Placide, arrêté au pied du rocher, songeait aux moyens de l’atteindre. Et comme il observait avec attention le cerf, il vit briller entre ses cornes une grande croix avec l’image de Notre-Seigneur. Et Dieu, parlant par la bouche du cerf, comme jadis par celle de l’âne de Balaam, lui dit : « Placide, pourquoi me persécutes-tu ? C’est par faveur pour toi que je te suis apparu sous cette forme ; et je suis le Christ, que tu sers sans le connaître. Car tes aumônes sont montées jusqu’à moi ; et c’est pour cela que je suis venu, afin de te faire la chasse, par l’entremise de ce cerf à qui tu fais la chasse ! » Ce qu’entendant, Placide, effrayé, sauta de cheval et se prosterna. Une heure après, se relevant, il dit : « Explique-moi qui tu es, et je croirai en toi ! » Et la voix : « Placide, je suis le Christ, qui ai créé le ciel et la terre, qui ai séparé la lumière des ténèbres, qui ai constitué les années et les jours, qui ai formé l’homme du limon de la terre, qui me suis incarné pour le salut du genre humain, qui ai été crucifié, enseveli, et qui suis ressuscité le troisième jour ! » Ce qu’entendant, Placide se prosterna de nouveau et dit : « Seigneur, je crois en toi ! » Et la voix : « Si tu crois, va trouver l’évêque, et fais-toi baptiser ! » Et Placide : « Seigneur, permets-tu que j’instruise de tout cela ma femme et mes fils, pour que, eux aussi, ils croient en toi ? » Et la voix : « Instruis-les de tout cela, afin qu’ils se purifient avec toi ! Et demain, reviens à cette place ; je t’apparaîtrai de nouveau et je te révélerai ce qui doit arriver. » De retour chez lui, Placide, au lit, raconta l’aventure à sa femme, qui lui dit : « Figure-toi, mon ami, que j’ai vu, moi aussi, en rêve, la nuit passée, un crucifix, et qu’il m’a annoncé que demain, avec mon mari et mes fils, je viendrais à lui ! Je sais maintenant que c’était Jésus-Christ. » Ils se rendirent donc aussitôt auprès de l’évêque de Rome, qui les baptisa avec grande joie, donnant à Placide le nom d’Eustache, à sa femme celui de Théospite, et nommant ses fils Théospit et Agapet.

Après cela Eustache repartit de nouveau en chasse, de nouveau se sépara de son escorte, et, arrivé au pied du rocher, aperçut de nouveau sa vision de la veille. Se prosternant, la face contre terre, il dit : « Daigne, Seigneur, tenir la promesse que tu as faite à ton serviteur ! » Et la voix : « Heureux es-tu, Eustache, d’avoir reçu le signe de ma grâce ! Mais déjà le diable, furieux de ton abandon, arme contre toi. Sache donc que tu auras beaucoup à souffrir, avant d’obtenir la couronne de la victoire ! Ne défaille pas, ne regrette pas ton ancienne gloire ; car je veux que tu apparaisses aux hommes comme un autre Job. Et quand tu seras au comble de l’humiliation, je viendrai à toi et t’apporterai une gloire nouvelle. Dis-moi seulement si tu te résignes à subir toutes ces épreuves ! » Et Eustache : « Seigneur, si c’est nécessaire, envoie-moi toutes les épreuves, à la condition que tu daignes m’accorder la force de les supporter ! » Alors le Seigneur s’envola au ciel, et Eustache, revenu chez lui, raconta à sa femme ce second miracle.

Peu de jours après, la peste fit périr tous les domestiques d’Eustache, puis ses chevaux et tout son bétail. Ce furent ensuite des voleurs qui, voyant sa maison ainsi dévastée, y pénétrèrent la nuit, emportèrent tout ce qu’il y avait, dans la maison, d’or, d’argent et d’objets de valeur : si bien qu’Eustache fut encore trop heureux de pouvoir s’enfuir, nu, avec sa femme et ses fils. Honteux de leur nudité, ils prenaient le chemin de l’Égypte afin de s’y cacher. Arrivés au bord de la mer, ils trouvèrent un bateau et y montèrent. Or le maître du bateau, frappé de la beauté de la femme d’Eustache, éprouva le désir de la posséder. Et comme les voyageurs n’avaient pas de quoi payer leur transport, cet homme exigea que la jeune femme lui fût laissée en gage : ce à quoi Eustache ne voulut point consentir. Alors le maître du bateau ordonna à ses matelots de le jeter à la mer. Et Eustache, l’ayant appris, dut se résigner à leur laisser sa femme. Tristement il s’en allait avec ses deux enfants, et il gémissait, et il disait : « Malheur à moi et à vous, car voici que votre mère se trouve livrée à un autre mari ! » Il parvint ainsi jusqu’à la rive d’un grand fleuve dont les eaux étaient si hautes qu’il n’osait pas les traverser à la nage avec ses deux fils. Il laissa donc l’un d’eux sur le bord, tandis qu’il transportait l’autre. Puis ayant achevé cette première traversée, il déposa l’enfant sur l’autre rive, et revint chercher celui qu’il avait laissé derrière lui. Mais, comme il se trouvait au milieu du fleuve, il vit un loup qui, s’élançant sur l’enfant qu’il allait chercher, le prenait entre ses dents et l’emportait dans le bois. Désespéré, Eustache voulut du moins rejoindre l’enfant à qui il avait fait déjà passer le fleuve. Mais, avant d’atteindre au rivage, il vit qu’un lion accourait et lui enlevait son second fils. Alors le pauvre homme se mit à gémir et à s’arracher les cheveux ; et, certes, il se serait noyé, si la Providence divine ne l’avait retenu.

Cependant des bergers, voyant un lion qui emportait un enfant, se mirent à sa poursuite avec leurs chiens ; et Dieu permit que le lion rejetât l’enfant sans lui faire aucun mal. De même des laboureurs poursuivirent le loup et parvinrent à retirer de sa gueule l’autre enfant. Mais Eustache, qui ignorait tout cela, pleurait et disait : « Malheureux suis-je, jadis si riche, maintenant dépouillé de tout ! Seigneur, tu m’as dit que j’aurais à être tenté comme Job : mais ma peine dépasse celle de ce saint homme, qui avait du moins un fumier ou s’étendre, et des amis pour en avoir pitié, et une femme ! À moi, hélas, on a tout pris ! » Il se rendit dans un village où, pendant quinze ans, il cultiva les champs pour gagner de quoi vivre. Et ses fils, élevés dans d’autres villages, grandissaient sans savoir qu’ils étaient frères l’un de l’autre. La femme d’Eustache, elle aussi, vivait encore : et Dieu n’avait point permis qu’elle fût possédée par l’homme à qui son mari avait dû la laisser : ce misérable en effet, était mort avant d’avoir pu la toucher.

Or l’empereur et le peuple de Rome avaient beaucoup à souffrir des assauts des ennemis. Et l’empereur, se rappelant Placide, qui maintes fois lui avait assuré la victoire, se désolait de sa fuite soudaine. Il envoya donc des soldats dans les diverses parties du monde pour le rechercher, promettant richesses et honneurs à ceux qui parviendraient à découvrir sa retraite. Et deux de ces soldats, qui jadis avaient servi sous les ordres de Placide, vinrent dans le village où vivait leur ancien chef. Placide, qui travaillait dans son champ, les reconnut aussitôt : et les souvenirs qu’ils évoquèrent en lui ravivèrent sa peine. Et il s’écria : « Seigneur, de même que j’ai pu revoir ces hommes, mes compagnons d’autrefois, ne pourrai-je pas revoir un jour ma chère femme ? car, pour mes fils, je sais qu’ils ont été dévorés par des bêtes féroces ! » Puis il vint au-devant des soldats, qui, sans le reconnaître, lui demandèrent s’il ne savait rien d’un étranger nommé Placide, ayant une femme et deux fils. Il répondit qu’il n’en savait rien ; mais il les pria d’être ses hôtes, et, leur cachant ses larmes, il les servait de son mieux. Et eux, le considérant, se disaient : « Combien cet homme ressemble à celui que nous cherchons ! » Et l’un d’eux dit à l’autre : « Voyons un peu s’il a sur la tête une cicatrice, comme Placide en avait une, à la suite d’une blessure ! » Ils découvrirent la cicatrice, et, certains désormais d’avoir retrouvé l’homme qu’ils cherchaient, ils se jetèrent dans ses bras et l’interrogèrent sur sa femme et sur ses fils. Il leur répondit que ses fils étaient morts, et sa femme prisonnière. Puis les soldats, après avoir raconté aux voisins, accourus en foule, la vaillance et la gloire de leur ancien chef, revêtirent celui-ci d’un manteau somptueux, et se mirent en route avec lui pour se rendre auprès de l’empereur. Ils marchèrent pendant quinze jours. Et l’empereur, apprenant l’arrivée de Placide, courut au-devant de lui, et le couvrit de baisers. Et il le contraignit à reprendre son emploi de jadis, à la tête de l’armée.

Mais Eustache, dénombrant ses troupes, et les jugeant insuffisantes, ordonna de faire une grande levée dans les villes et villages de l’empire. Et, dans chacun des deux villages où étaient élevés ses deux fils, ce furent eux qui se trouvèrent désignés, par le suffrage de tous, comme les plus robustes et les plus vaillants. Ils furent conduits au camp du général, qui, frappé de leur beauté et de leur vertu, se prit d’affection pour eux et les attacha à sa personne.

Ayant défait l’ennemi, Eustache s’arrêta pendant trois jours, avec son armée, dans la ville où demeurait sa femme, qui y tenait une petite auberge. Et Dieu voulut que les deux jeunes gens prissent logement chez leur mère, qu’ils ne connaissaient point. Et là, assis à table, ils se racontaient leurs souvenirs d’enfance. Et leur mère écoutait avidement leurs paroles. Or l’aîné disait au plus jeune : « De mon enfance je ne me rappelle rien, si ce n’est que mon père était général d’armée, que j’avais une mère très belle, et un petit frère également très beau. Une nuit, nous sommes sortis de notre maison, et plus tard nous avons laissé sur un bateau, je ne sais pourquoi, notre mère ; et j’ai vu ensuite, de l’autre rive d’un fleuve, qu’un loup emportait mon frère, et moi-même, quelques instants après, j’ai été emporté par un lion. Mais des bergers m’ont sauvé et nourri. » Ce qu’entendant, le second soldat se mit à pleurer et dit : « Par Dieu, je suis ton frère, car les laboureurs qui m’ont élevé m’ont raconté qu’ils m’avaient tiré de la gueule d’un loup, au bord du même fleuve ! » Et, tout en larmes, ils se jetèrent aux bras l’un de l’autre. Leur mère, cependant, qui avait entendu leur récit, se rendit le lendemain chez le chef de l’armée et lui dit : « Je te prie, Seigneur, de me faire ramener dans ma patrie, car je suis romaine et de race noble ! ». Et, tandis qu’elle parlait, levant les yeux sur Eustache, elle le reconnut. Elle se jeta à ses pieds et lui dit qui elle était. Eustache, la reconnaissant de son côté, la couvrit de baisers, et glorifia Dieu, consolateur des affligés. Puis sa femme lui dit : « Mon ami, où sont nos fils ? » Et lui : « Des bêtes les ont dévorés ! » Et il lui raconta comment il les avait perdus. Et elle : « Rendons grâces à Dieu, car, de même qu’il nous a permis de nous retrouver l’un l’autre, je crois qu’il va nous permettre de retrouver nos enfants. » Sur quoi elle lui répéta le récit des deux jeunes soldats. Et Eustache, les ayant mandés, leur fit encore répéter leurs récits ; et il reconnut ses fils ; et sa femme et lui, fondant en larmes, ne se fatiguaient point de les embrasser.

Mais, lorsque Eustache revint à Rome avec son armée victorieuse, Trajan venait de mourir, et à sa place venait de monter sur le trône le méchant Adrien. Celui-ci, cependant, fit l’accueil le plus empressé au vainqueur des barbares, et offrit en son honneur un repas magnifique. Mais, le lendemain, s’étant rendu au temple pour sacrifier aux idoles, il vit qu’Eustache se refusait à tout sacrifice. Il lui en demanda la raison. Et Eustache : « Je n’adore pas d’autre dieu que le Christ, et à lui seul je puis sacrifier ! » Alors, l’empereur, furieux, le fit exposer dans l’arène avec sa femme et ses fils, et fit lâcher sur eux un lion féroce. Mais le lion, s’étant approché d’eux, baissa la tête comme pour les saluer, et s’éloigna humblement. L’empereur les fit ensuite plonger à l’intérieur d’un bœuf d’airain rougi au feu, et pendant trois jours il les y laissa. Le troisième jour, quand on les retira, ils étaient morts, mais pas un cheveu, pas une partie de leur corps n’avait trace de brûlure. Les chrétiens emportèrent leurs corps, et, plus tard, construisirent un oratoire sur le lieu où ils les avaient ensevelis. Ce martyre s’accomplit le douzième jour d’octobre, en l’an du Seigneur 120, sous le règne d’Adrien.

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