La Légende dorée

CXXXVIII
SAINT MATTHIEU, APÔTRE

(21 septembre)

I. L’apôtre Matthieu, prêchant en Éthiopie, y trouva sur son chemin deux mages nommés Zaroës et Arphaxal qui, par leurs sortilèges, parvenaient à priver les hommes de l’usage de leur langue, ce qui leur avait donné une telle vanité qu’ils se faisaient adorer comme des dieux. Or Matthieu, étant arrivé dans la ville de Nadabar, et y ayant été accueilli par l’eunuque de la reine Candace, qu’avait baptisé l’apôtre Philippe, déroutait de telle sorte les artifices des deux mages que, tout ce que ceux-ci faisaient pour le mal des hommes, il le faisait servir à leur bien. On vint un jour lui dire que les mages s’avançaient, accompagnés de deux dragons qui, vomissant du feu par la bouche et les naseaux, semaient la mort sur leur passage. Aussitôt l’apôtre fit le signe de la croix et alla à leur rencontre. Et, dès que les dragons l’aperçurent, ils vinrent humblement s’étendre à ses pieds. Alors Matthieu dit aux mages : « Où donc est votre pouvoir ? Réveillez vos dragons, si vous le pouvez ! » Et quand la foule se fut rassemblée, il ordonna aux dragons de s’en aller, au nom de Jésus ; et ils s’éloignèrent sans faire aucun mal. Matthieu se mit alors à exposer au peuple la gloire du paradis terrestre, élevé tout près du ciel, plus haut que les plus hautes montagnes. Il dit que, dans ce jardin, n’existaient ni ronces ni épines, que les roses et les lys ne s’y fanaient jamais, que tout y gardait une éternelle jeunesse, que les orgues des anges y jouaient jour et nuit, et que les oiseaux y répondaient à l’appel qu’on leur faisait. Et il dit que, de ce paradis terrestre, l’homme avait été chassé, mais que la nativité du Christ lui avait ouvert la porte du paradis céleste.

Or, pendant qu’il prêchait ainsi, un grand tumulte se produisit, et l’on apprit que le fils du roi venait de mourir. Ne pouvant le ressusciter, les mages avaient imaginé de persuader au roi qu’il avait été appelé à faire partie des dieux, de telle sorte qu’on s’apprêtait à lui élever une statue et un temple. Mais l’eunuque susdit, ayant fait mettre les mages sous bonne garde, appela Matthieu, qui, ayant prié, ressuscita le mort. Ce que voyant le roi, qui s’appelait Égippe, fit dire, dans toutes les provinces de son royaume : « Venez voir un dieu qui se cache sous la figure d’un homme ! » La foule arriva donc de toutes parts, avec des couronnes d’or et mille autres présents, prête à offrir des sacrifices au nouveau dieu. Mais l’apôtre les réprimanda, en leur disant : « Hommes, que faites-vous ? Je ne suis pas un dieu, mais le serviteur de mon maître Jésus-Christ ! » Puis, sur son ordre, l’or et l’argent que la foule avait apportés furent employés à la construction d’une grande église, qui se trouva achevée en trente jours. Et l’apôtre y vécut trente-trois ans, et il convertit toute l’Éthiopie. Le roi Égippe se fit baptiser avec sa femme et toute sa maison. Et sa fille Euphigénie, s’étant vouée à Dieu, fut placée par l’apôtre à la tête d’un couvent de plus de deux cents vierges.

Mais, plus tard, le roi Hirtacus, qui avait succédé à Égippe, désira prendre pour femme la pieuse Euphigénie, et promit à l’apôtre la moitié de son royaume si, par son entremise, elle consentait à ce mariage. L’apôtre lui dit de se rendre à l’église, le dimanche suivant, comme faisait son prédécesseur ; ajoutant que là, en présence d’Euphigénie, il apprendrait combien c’était chose bonne qu’un mariage suivant Dieu. Et le roi s’empressa de se rendre à l’église, car il croyait que Matthieu voulait engager Euphigénie à devenir sa femme. Et en effet Matthieu, en présence de tout le peuple, commença par exposer les avantages d’une sainte union ; ce dont le roi se réjouit fort, pensant que l’objet de l’apôtre était de convaincre Euphigénie. Mais alors Matthieu reprit, poursuivant son discours : « Le mariage étant ainsi chose sacrée et inviolable, un esclave qui voudrait posséder la femme de son roi mériterait la mort. Et de même toi, Hirtacus, sachant qu’Euphigénie est la femme du roi éternel, comment oses-tu songer à prendre la femme de plus puissant que toi ? » Ce qu’entendant, le roi, fou de rage, sortit de l’église. L’apôtre, plein de constance et d’intrépidité, engagea le peuple à la patience, et bénit Euphigénie, qui, épouvantée, s’était prosternée à ses pieds. Quand la messe fut achevée, le roi envoya dans l’église un bourreau qui, frappant par derrière, de son épée, l’apôtre debout devant l’autel et les mains jointes, en prière, le tua sur place, et lui assura ainsi la couronne du martyre.

La foule, indignée, s’apprêtait à courir au palais du roi pour y mettre le feu, lorsque les prêtres et les diacres la retinrent, l’engageant à célébrer plutôt, joyeusement, le martyre de l’apôtre. Et le roi, voyant que ni les entremetteuses ni les mages ne parvenaient à fléchir la résolution d’Euphigénie, fit disposer un cercle de flammes autour de son couvent, pour la faire périr avec les autres vierges. Mais saint Matthieu, apparaissant à celles-ci, détourna le feu de leur maison, vers le palais du roi, qui se trouva aussitôt consumé. Seuls le roi et son fils unique échappèrent à l’incendie ; et aussitôt le fils, confessant les crimes de son père, courut au tombeau de l’apôtre, tandis que le père, atteint d’une lèpre hideuse et incurable, se donna la mort de sa propre main. Alors le peuple prit pour roi le frère d’Euphigénie, qui régna soixante ans. Ce prince, et après lui son fils, étendirent encore le culte du Christ, remplissant d’églises toute l’Éthiopie. Quant à Zaroës et Arphaxal, dès le jour où Matthieu avait ressuscité le fils du roi, ils s’étaient enfuis en Perse, où les apôtres Simon et Jude devaient, à leur tour, déjouer victorieusement leurs sortilèges.

II. Quatre choses sont particulièrement remarquables chez saint Matthieu : 1° c’est d’abord la rapidité de son obéissance ; car dès que le Christ l’appela, aussitôt il abandonna son péage, sans s’occuper du détriment qu’il causait à ses patrons, et s’attacha absolument au Christ ; 2° c’est ensuite sa largesse ou libéralité : car aussitôt il prépara pour le Christ un grand repas dans sa maison ; 3° c’est, en troisième lieu, son humilité, qui s’est montrée de deux façons : car, d’abord, lui seul, parmi les évangélistes, a ouvertement reconnu, qu’il était publicain ; et puis, quand les Pharisiens ont murmuré de ce que le Christ s’asseyait à la table d’un pécheur, Matthieu ne leur a rien répondu, tandis qu’il aurait pu leur rappeler qu’eux-mêmes étaient infiniment plus pécheurs que lui ; 4° enfin l’évangile de Matthieu occupe, dans l’Église, une place privilégiée. Il y est, en effet, plus souvent cité que les autres, de même que les Psaumes de David sont cités plus souvent que le reste de l’Ancien Testament.

Le manuscrit de ce vénérable évangile, écrit de la propre main de saint Matthieu, fut retrouvé vers l’an 500, avec les reliques de saint Barnabé. Celui-ci le portait toujours sur lui, et c’est en le mettant sur la tête des malades qu’il les guérissait.

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