La Légende dorée

CXXXIX
SAINT MAURICE ET SES COMPAGNONS, MARTYRS

(22 septembre)

I. Maurice était le chef de la sainte légion connue sous le nom de Légion thébaine. Cette légion s’appelait ainsi à cause de la ville de Thèbes, patrie des légionnaires, ville d’une fertilité et d’une richesse merveilleuses, et dont les habitants avaient la réputation d’être grands de taille, courageux au combat, pleins de sagesse et d’intelligence. Thèbes avait cent portes et était placée sur le fleuve Nil, qui s’appelle aussi Gyon, et qui a sa source dans le Paradis Terrestre. C’est à Thèbes que prêcha saint Jacques, frère du Seigneur ; et, grâce à lui, les Thébains se trouvèrent parfaitement instruits dans la foi du Christ.

Or, en l’an 277, Dioclétien et Maximien, voulant extirper du monde entier la foi du Christ, envoyèrent dans toutes les provinces où se trouvaient des chrétiens une lettre déclarant que, si les chrétiens ne se convertissaient pas au culte des idoles, des supplices terribles leur seraient réservés. Mais les chrétiens, ayant reçu cette lettre, congédièrent les messagers sans leur donner de réponse. Alors les deux empereurs, furieux, mandèrent aux diverses provinces que tous les hommes valides eussent à être armés et à venir à Rome pour faire partie des troupes impériales. Sur quoi les Thébains, se conformant au principe chrétien de rendre à César ce qui appartenait à César, organisèrent une légion de six mille six cent soixante-six soldats, qu’ils envoyèrent aux empereurs afin qu’ils assistassent ceux-ci dans les guerres, à la condition de ne point prendre les armes contre les chrétiens. Cette légion avait pour chef saint Maurice : ses porte-étendards s’appelaient Candide, Innocent, Exupère, Victor et Constantin.

Dioclétien confia la Légion thébaine à son associé Maximien, qui se rendait en Gaule avec une grande armée. Et, avant le départ, le saint pape Marcelin exhorta les légionnaires à se laisser tuer plutôt que de manquer à leur foi chrétienne. Or, lorsque l’armée eut traversé les Alpes, l’empereur ordonna que toutes les légions sacrifiassent aux idoles et jurassent, d’une seule voix, de combattre les rebelles, et tout particulièrement les chrétiens. Ce qu’entendant, la Légion thébaine se sépara du reste de l’armée et alla s’établir à huit milles plus loin, dans un endroit magnifique appelé Agaune, sur la rive du Rhône [Aujourd’hui Saint-Maurice-en-Valais.]. Et quand Maximien lui enjoignit de venir sacrifier aux dieux avec le reste de l’armée, les légionnaires répondirent qu’ils ne pouvaient le faire, étant eux-mêmes chrétiens. L’empereur, furieux, s’écria : « Que ces traîtres sachent donc que ce n’est pas seulement moi-même, mais encore mes dieux que je vais venger d’eux ! » Et il envoya vers la Légion thébaine une autre de ses légions, avec ordre de décapiter un sur dix des légionnaires rebelles. Et les saints, tendant avec joie leurs cous, se disputaient l’un à l’autre l’honneur de recevoir la mort.

Alors saint Maurice, se levant parmi eux, leur parla ainsi : « Je vous félicite d’être tous prêts à mourir pour le Christ ! J’ai supporté que vos compagnons fussent mis à mort parce que j’ai voulu suivre le précepte du Seigneur, qui a dit à Pierre de remettre son épée au fourreau. Mais maintenant que nous voici entourés des cadavres de nos compagnons, et que nos manteaux sont rougis de leur sang, suivons-les à notre tour dans le martyre ! » Puis, avec l’assentiment de toute la légion, il fit porter à l’empereur la réponse suivante : « Empereur, nous sommes tes soldats, et nous avons pris les armes pour défendre la chose publique. Nous ne sommes ni des traîtres ni des lâches, mais rien ne nous fera abandonner la foi du Christ ! » L’empereur, en entendant cette réponse, ordonna que de nouveau la Légion fût décimée. Et ainsi fut fait. Alors le porte-étendard Exupère, se dressant au milieu de ses compagnons avec son étendard, dit : « Notre glorieux chef Maurice nous a parlé de la gloire de nos compagnons défunts. Exupère, lui non plus, n’a point pris les armes pour résister à de telles attaques. Que nos bras droits jettent donc à terre ces armes terrestres, et ne soient plus armés que de vertu chrétienne ! » Après quoi, avec l’assentiment de tous, il fit répondre à l’empereur : « Empereur, nous sommes tes soldats, mais nous sommes les esclaves du Christ. À toi nous devons le service militaire, à lui l’innocence de nos cœurs. De toi nous recevons le prix de notre travail, de lui nous avons reçu le principe de notre vie. Et nous sommes prêts à subir tous les tourments plutôt que de renier sa foi ! » Alors l’empereur ordonna à son armée de cerner toute la Légion, de façon que pas un seul des légionnaires n’échappât à la mort. Ces soldats du Christ furent donc entourés par les soldats du diable, égorgés, foulés aux pieds des chevaux, et consacrés au Christ par un glorieux martyr. Cela eut lieu en l’an du Seigneur 280.

Cependant, Dieu permit que plusieurs des légionnaires s’échappassent, qui, venant dans d’autres régions, y prêchèrent le nom du Christ. De ce nombre furent Solutor, Adventor et Octave, qui se rendirent à Turin, Alexandre, qui vint à Bergame, Segond, qui évangélisa Vintimille, et aussi les bienheureux Constant, Victor Ours, et d’autres encore.

Or, pendant que les bourreaux de la Légion, s’étant partagé le butin, mangeaient ensemble, un vieillard nommé Victor passa par hasard près d’eux. Invité à s’asseoir avec eux, il leur demanda comment ils avaient le courage de manger parmi tant de cadavres. Et lorsqu’il apprit que c’était pour la foi du Christ que leurs victimes étaient mortes, il soupira profondément, déclarant qu’il aurait été bien heureux de périr avec elles : sur quoi, les bourreaux, découvrant qu’il était chrétien, l’égorgèrent aussitôt.

Plus tard Maximien et Dioclétien se dépouillèrent tous deux, le même jour, de la pourpre impériale, le premier à Milan, le second à Nicomédie, laissant l’empire à trois jeunes gens, Constance, Maxime et Galère. Mais comme Maximien voulait reprendre le pouvoir, il fut poursuivi par son gendre Constance, et finit ses jours par la pendaison.

Le corps de saint Innocent, un des légionnaires, était tombé dans les eaux du Rhône ; il en fut retiré et enseveli avec les autres corps, dans l’église du lieu, par les évêques Domitien, de Genève, Gratus, d’Aoste, et Protais. À la construction de cette église était employé un artisan païen. Le dimanche, il travaillait seul, pendant que ses compagnons célébraient le jour du Seigneur. Or la Légion sacrée lui apparut, et lui reprocha de profaner, comme il faisait, le jour sacré, en s’occupant d’un travail manuel au lieu de s’occuper des choses divines. Et aussitôt cet artisan, convaincu, courut à l’église et demanda à devenir chrétien.

II. Certaine femme avait confié son fils à l’abbé du monastère de Saint-Maurice-en-Valais, où reposent les corps des saints martyrs. Le jeune homme mourut au milieu de ses études ; et sa mère, désespérée, le pleurait jour et nuit. Alors saint Maurice lui apparut et lui dit : « Ne pleure point ton fils comme s’il était mort, mais sache qu’il habite avec nous. Que si tu en désires une preuve, demain et tous les jours de ta vie lève-toi à temps pour assister aux matines : tu entendras la voix de ton fils parmi les voix des moines qui chantent les psaumes ! » Et en effet, la mère, tous les matins, entendit la voix de son fils mêlée à celle des moines.

III. Le roi Gontran qui, ayant renoncé aux pompes du monde, distribuait ses trésors aux pauvres et aux églises, envoya un prêtre à Saint-Maurice pour demander quelques reliques des saints légionnaires. Mais comme le prêtre revenait avec les reliques, une grande tempête s’éleva sur le lac de Lausanne, où le bateau qui le portait faillit périr ; mais il plaça sur les flots la châsse qui contenait les reliques, et aussitôt un grand calme succéda à la tempête.

IV. L’an du Seigneur 963, des moines, qui venaient de Rome et avaient obtenu du pape Jean les corps du pape saint Urbain et du martyr saint Tiburce, visitèrent en passant l’église des saints martyrs. Ils obtinrent de l’abbé et des moines d’emporter aussi le corps de saint Maurice et la tête de saint Innocent, pour les placer à Auxerre, dans l’église que saint Germain avait dédiée à ces deux saints.

V. Pierre Damien raconte qu’il y avait en Bourgogne un clerc orgueilleux et ambitieux qui s’était emparé par force d’une église de saint Maurice. Et comme, un jour, à la fin de la messe, il entendait chanter que « quiconque s’élève sera abaissé », le misérable s’écria : « C’est faux, car, si je m’étais humilié devant mes ennemis, je ne posséderais pas aujourd’hui une aussi riche église ! » Mais aussitôt la foudre, pareille à un glaive de feu, pénétra dans la bouche qui venait de prononcer ce blasphème ; et le mauvais clerc fut tué sur-le-champ.

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