La Légende dorée

CLIX
LA TOUSSAINT

(1er novembre)

La fête de la Toussaint a été instituée pour quatre objets : en premier lieu, pour commémorer la consécration d’un certain temple ; en second lieu pour suppléer à des omissions ; en troisième lieu pour expier nos négligences ; en quatrième lieu pour nous faciliter l’accomplissement de nos vœux.

1° Voici d’abord l’histoire de la consécration du temple. Les Romains, devenus maîtres du monde, avaient construit un temple énorme, au milieu duquel ils avaient placé leur idole ; et tout à l’entour étaient les idoles de toutes les provinces conquises, la face tournée vers l’idole des Romains. Et l’on raconte que, lorsque l’une des provinces se révoltait, son idole, par un artifice diabolique, tournait le dos à celle des Romains ; sur quoi Rome envoyait dans cette province une nombreuse armée. Mais bientôt ce temple ne suffit pas aux Romains, qui construisirent pour chaque dieu un temple particulier. Et comme tous les dieux ne pouvaient pas avoir un temple à eux dans la ville, les Romains, pour mieux étaler leur folie, construisirent en l’honneur de tous les dieux un temple plus admirable encore que les autres, et l’appelèrent le Panthéon, ce qui signifie le temple de tous les dieux. Pour tromper le peuple, les prêtres des idoles lui racontèrent que la déesse Cybèle, qu’ils appelaient la mère de tous les dieux, leur était apparue ; et cette déesse leur aurait dit que, si Rome voulait remporter la victoire sur toutes les nations, on eût à élever, à tous les dieux ses fils, un temple magnifique. Ce temple fut construit sur une base circulaire, afin de symboliser l’éternité des dieux ; mais lorsqu’on eût élevé les murs à une certaine hauteur, on vit qu’ils ne pouvaient pas tenir à cause de la largeur du diamètre. Alors, on imagina de remplir l’intérieur de terre, pour faire tenir les murs ; et à cette terre on mêla quelques pièces d’argent. Puis, quand le temple fut achevé, on déclara que tous ceux qui emporteraient de la terre pour le déblayer auraient le droit de s’approprier tout ce qu’ils trouveraient dans la terre : sur quoi le peuple se précipita en foule dans le temple, avec l’espoir de s’approprier les pièces d’argent mêlées à la terre, et le temple ne tarda pas à être déblayé. On dit aussi que, au sommet du temple, les Romains placèrent une coupole de bronze doré où étaient sculptées toutes les provinces ; mais cette coupole, plus tard, tomba, laissant un vide dans le toit du temple. Or, sous le règne de l’empereur Phocas, lorsque depuis longtemps déjà Rome était devenue chrétienne, le pape Boniface, quatrième successeur de saint Grégoire, obtint de l’empereur le susdit temple, le débarrassa de toutes ses idoles, et, le 3 mai de l’année 605, le consacra à la Vierge Marie et à tous les martyrs : d’où il reçut le nom de Sainte-Marie-aux-Martyrs, mais le peuple l’appelle plus couramment Sainte-Marie-la-Ronde. Plus tard encore, un pape nommé Grégoire transporta au 1er novembre la date de la fête anniversaire de cette consécration : car à cette fête les fidèles venaient en foule, pour rendre hommage aux saints martyrs, et le pape jugea meilleur que la fête fut célébrée à un moment de l’année où, les vendanges et les moissons étant faites, les pèlerins pouvaient plus facilement trouver à se nourrir. En même temps, ce pape décréta qu’on célébrerait, ce jour-là, dans l’Église tout entière, non seulement l’anniversaire de cette consécration, mais la mémoire de tous les saints. Et ainsi ce temple, qui avait été construit pour toutes les idoles, se trouve aujourd’hui consacré à tous les saints.

2° La fête de la Toussaint a été instituée pour suppléer à des omissions : car il y a beaucoup de saints que nous oublions, et qui non seulement n’ont pas de fête propre, mais qui ne se trouvent même pas commémorés dans nos prières. C’est, en effet, chose impossible que nous célébrions séparément la fête de tous les saints, tant à cause de leur innombrable quantité que de notre faiblesse et du manque de temps. Dans l’épître qu’il a mise en préface à son calendrier, saint Jérôme dit : « À l’exception du 1er janvier, il n’y a pas, dans toute l’année, un seul jour où l’on ne puisse trouver inscrite la mémoire d’au moins cinq mille martyrs. Et c’est pour cela que l’Église, dans sa sagesse, ne pouvant pas accorder à chacun des saints un jour de fête spécial, a décrété que, du moins, une fois par an, tous les saints seraient fêtés ensemble en grande solennité. »

3° La fête de la Toussaint a été instituée pour expier des négligences. Car bien que nous ne célébrions la fête que de peu de saints, encore négligeons-nous souvent ceux-là même, par ignorance ou par paresse. Et c’est de ce péché que nous pouvons nous délivrer en célébrant d’une façon générale tous les saints, le jour de la Toussaint.

Notons, à ce propos, que les saints du Nouveau Testament que nous fêtons en ce jour, comme dans tout le cours de l’année, se répartissent en quatre catégories : les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges. La première catégorie est celle des apôtres, qui dépassent tous les autres saints en dignité, en pouvoir, en sainteté et en efficacité. La seconde catégorie est celle des martyrs, dont l’excellence se manifeste en ce qu’ils ont souffert des maux très variés, avec une constance invariable et une extrême utilité pour le salut des hommes. La troisième catégorie est celle des confesseurs, qui ont proclamé Dieu de trois façons : par le cœur, la bouche, et les œuvres. Enfin, la quatrième catégorie est celle des vierges, dont la dignité et l’excellence se manifestent en ce que : 1° elles sont les épouses du Roi éternel ; 2° elles sont comparables aux anges ; 3° elles jouissent au Ciel de nombreux privilèges (étant admises à porter la couronne de l’auréole, à chanter les cantiques, à marcher derrière l’Agneau, etc.) ; 4° elles sont supérieures aux femmes mariées. Car, comme le dit saint Augustin, « la fécondité la plus riche et la plus heureuse, pour une femme, est celle qui consiste non à s’alourdir le ventre mais à s’agrandir l’âme », attendu que « la fécondité du ventre ne remplit que la terre, tandis que la fécondité de l’âme remplit le ciel ». Gilbert dit que, « si l’état de mariage est bon, la virginité est meilleure ». Et saint Jérôme écrit, dans sa lettre à Pammaque : « Entre l’état de mariage et la virginité, la différence est la même qu’entre l’état de non-péché et l’état de bonnes œuvres ; ou encore, d’une façon plus simple, qu’entre le bien et le mieux. »

4° Enfin la fête de la Toussaint a été instituée pour nous faciliter l’obtention de nos vœux. De même que nous honorons en ce jour tous les saints, de même nous leur demandons d’intercéder, tous ensemble, pour nous, de façon à nous faire avoir plus facilement la miséricorde de Dieu. Les saints peuvent, en effet, intercéder pour nous par leurs mérites et par leur affection : par leurs mérites, en ce que le surplus de leurs bonnes œuvres s’emploie à compenser nos fautes ; par leur affection, en ce qu’ils demandent à Dieu que nos vœux se réalisent, chose qu’ils ne font, cependant, que quand ils savent que cela ne contrarie pas la volonté de Dieu.

Et que, dans ce jour, tous les saints se joignent pour intercéder en notre faveur, c’est ce que prouve une vision qui eut lieu l’année qui suivit l’institution de cette fête. Le jour de la Toussaint de cette année-là, le gardien de l’église de Saint-Pierre, après avoir pieusement fait le tour de tous les autels et imploré les suffrages de tous les saints, s’assoupit un moment devant l’autel de saint Pierre. Il fut alors ravi en extase et vit le Roi des Rois assis sur son trône, avec tous les anges autour de lui. Puis vint la Vierge des Vierges, avec un diadème de feu autour de la tête, et suivie de la foule innombrable des vierges. Dès qu’elle entra, le Roi se leva et la fit asseoir sur un trône, près de lui. Puis vint un homme vêtu de poils de chameau, et suivi d’une multitude de vieillards vénérables ; puis un autre homme, en habits de pontife, suivi d’un groupe d’hommes habillés de la même façon. Derrière eux s’avança une foule innombrable de soldats, que suivait à son tour une foule infinie d’hommes de toutes les nations. Tous, parvenus devant le Roi des Rois, s’agenouillèrent devant lui et se mirent à l’adorer. L’homme en habits pontificaux entonna les matines ; et ainsi commença le service divin. Et l’ange qui avait conduit le susdit gardien lui expliqua ensuite le sens de cette vision. Il lui dit que la Vierge assise sur le trône était la mère de Dieu, que l’homme vêtu de poils de chameau était saint Jean-Baptiste, ayant derrière lui les patriarches et les prophètes ; que l’homme en habits pontificaux était saint Pierre, suivi des apôtres ; que les soldats étaient les martyrs, et que la foule était formée des saints confesseurs. Et l’ange dit au gardien que tous ces saints étaient venus en présence du Roi des Rois pour le remercier de l’honneur que lui rendaient, en ce jour, les hommes, et pour prier pour le monde entier. Puis l’ange conduisit le gardien dans un autre lieu, où il lui montra des personnes des deux sexes, dont les unes étaient vêtues d’or, ou assises à des tables somptueuses, tandis que d’autres, nues et misérables, mendiaient du secours. Et l’ange dit au gardien : « Ce lieu est le Purgatoire. Les âmes que tu vois dans l’abondance sont celles qu’assistent copieusement les suffrages de leurs amis ; les âmes de ces mendiants sont celles de personnes qui n’ont point d’amis, au ciel ni sur la terre, pour s’occuper d’elles. » Et l’ange ordonna au gardien de rapporter tout cela au souverain pontife, afin que, après la fête de la Toussaint, il instituât la fête des Âmes, c’est-à-dire une fête où, du moins, des suffrages communs s’élèveraient au Ciel en faveur de ceux qui n’avaient personne pour adresser en leur faveur des suffrages particuliers.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant