La Légende dorée

CLX
LE JOUR DES ÂMES

(2 novembre)

L’Église a institué, en ce jour, la commémoration des fidèles défunts, afin d’accorder un bénéfice général de prières à ceux, parmi ces défunts, qui n’en possèdent point de particuliers. Cette fête a été instituée à la suite de la vision racontée au chapitre précédent. Pierre Damien raconte aussi que saint Odilon, abbé de Cluny, apprenant que l’on entendait souvent sortir de l’Etna les hurlements des démons, et les voix plaintives d’âmes défuntes qui demandaient à être arrachées de leurs mains par des aumônes et des prières, décida que, dans les monastères de son ordre, la fête de la Toussaint serait suivie de la commémoration des âmes défuntes ; et cette décision fut ensuite approuvée par l’Église entière.

Trois questions sont à considérer, à propos de cette fête : 1°quelles sont les âmes qui vont au purgatoire ? 2° par qui sont-elles châtiées ? 3° en quel lieu vont-elles ?

1° Trois sortes d’âmes vont en purgatoire : d’abord celles qui meurent sans avoir accompli la pénitence qui leur a été imposée ; en second lieu celles à qui le prêtre, par ignorance ou par négligence, n’a pas imposé une pénitence suffisante ; en troisième lieu celles qui emportent avec elles, en mourant, « le bois, le foin et la stipule », c’est-à-dire qui, tout en adorant Dieu, restent attachées aux biens de la terre.

2° Sur la question de savoir par qui sont châtiées les âmes du purgatoire, on est d’accord pour affirmer que leur purgation et punition se fait par de mauvais anges, et non par de bons anges. Et l’on doit croire, au contraire, que les bons anges visitent souvent leurs frères et concitoyens dans le purgatoire, les consolent et les exhortent à souffrir avec patience.

3° Enfin, touchant le lieu du purgatoire, bon nombre de savants estiment qu’il se trouve dans le voisinage de l’enfer, bien que d’autres prétendent qu’il est situé dans l’air, et dans la zone torride. Nous savons, d’autre part, que la toute-puissance divine peut assigner aux diverses âmes des demeures différentes, et cela pour cinq causes : 1° pour l’allégement de leur punition ; 2° pour leur plus prompte libération ; 3° pour notre instruction ; 4° pour l’expiation d’une faute commise dans un certain lieu ; 5° en raison de la prière d’un saint. Chacune de ces causes peut être illustrée par un exemple.

Première cause : allégement de la punition. Saint Grégoire rapporte que plusieurs saints ont connu, par révélation, que des âmes étaient simplement punies par le séjour dans les ténèbres.

Seconde cause : plus prompte libération. Cela signifie que certaines âmes sont placées en des lieux d’où elles puissent révéler aux vivants leur misérable condition, et obtenir d’eux des prières pour être plus vite tirées de peine. C’est ainsi que des pêcheurs du diocèse de saint Théobald prirent en automne un grand morceau de glace, prise qui leur fut plus agréable que celle d’un poisson, parce que leur évêque souffrait de douleurs dans les pieds, et n’avait point de glace pour se rafraîchir les membres malades. Mais un jour l’évêque entendit sortir du glaçon une voix humaine qui lui dit : « Je suis une âme condamnée à séjourner dans ce glaçon pour mes péchés ; et je pourrais être délivrée si tu disais pour moi trente messes pendant trente jours de suite ! » Mais comme l’évêque avait déjà dit la moitié des trente messes, et se préparait à en dire une nouvelle, le diable souleva un grand conflit entre les habitants de la ville : l’évêque, mandé pour apaiser la discorde, se dépouilla de ses ornements sacrés, et ne dit point la messe ce jour-là. Il eut donc à recommencer le lendemain une nouvelle trentaine, et déjà il avait dit vingt messes lorsqu’une immense armée assiégea la ville, et l’obligea, cette fois encore, à passer la journée loin de son église. Il recommença, le lendemain, une nouvelle trentaine ; et déjà il s’apprêtait pour la dernière messe lorsqu’on vint lui annoncer que sa maison était en feu. Mais, comme on voulait qu’il interrompît sa messe, il s’écria : « Si même la ville entière brûlait, je dirais ma messe jusqu’au bout ! » Et à peine l’eût-il dite que la glace fondit, et que le feu s’évanouit comme un brouillard, sans laisser aucun dommage.

Troisième cause : notre instruction. Des âmes peuvent être placées en un lieu d’où elles nous avertissent de la grandeur des peines que nous vaudront nos péchés. C’est de quoi nous avons un exemple dans un fait arrivé à Paris, et qui nous est raconté par le Chantre parisien. Maître Silo avait demandé à un docteur de ses amis, qui était malade, de revenir, après sa mort, pour lui faire part de l’état où il se trouvait. Quelques jours après, le docteur défunt lui apparut tout vêtu d’une chape de parchemin où étaient inscrits des sophismes ; et, à l’intérieur cette chape était garnie de charbons ardents. Et il dit à son ancien compagnon : « Cette chape pèse plus lourdement à mon corps que si je portais une tour sur mes épaules ! Elle m’a été imposée en punition de la gloire que m’avaient value mes sophismes. » Et comme maître Silo estimait que c’était là une punition assez facile à supporter, le défunt lui dit de lui toucher la main, et, de sa main, fit tomber sur lui une goutte de sueur : cette goutte perfora la main de maître Silo plus cruellement que n’aurait fait une flèche, et il y sentit une douleur épouvantable. Alors le défunt lui dit : « Voilà ce que je sens dans tout mon corps ! » Sur quoi maître Silo, effrayé de l’énormité d’une telle peine, résolut de renoncer au siècle et d’entrer en religion, ce qu’il fit après avoir d’abord composé, à l’usage de ses collègues et élèves, le distique suivant :

Linquo choas ranis, cra corvis, vanaque vanis.
Ad logicam pergo quæ mortis non timet ergo [J’abandonne le coassement aux grenouilles, le croassement aux corbeaux et les vanités aux vains ; et je vais vers la seule logique qui ne redoute point les ergo de la mort !].

Quatrième cause : l’expiation d’une faute. Saint Augustin dit en effet que certaines âmes subissent leur peine dans le lieu même où elles ont commis leur faute, et c’est ce que prouve un exemple raconté par saint Grégoire dans son quatrième dialogue. Un prêtre trouvait toujours, lorsqu’il entrait dans son bain, un homme inconnu qui le servait avec de grands égards. Et comme un jour, pour le récompenser, il lui offrait du pain bénit, l’inconnu lui répondit tristement : « Hélas, mon Père, je ne puis toucher à ce pain consacré ! J’étais autrefois le maître de ce lieu, et j’y suis retenu aujourd’hui, après ma mort, en punition de mes fautes. Mais je te prie d’offrir à Dieu ce pain pour mes péchés ; et, le jour où tu ne me trouveras plus ici, tu sauras que tes prières auront été exaucées. » Le prêtre offrit pour lui la sainte hostie pendant une semaine ; après quoi, quand il revint au bain, il ne le trouva plus.

Cinquième cause : la prière d’un saint. C’est ainsi que, dans le chapitre consacré à la fête de saint Patrice, nous avons raconté comment ce saint a obtenu, pour certains morts, d’avoir leur purgatoire en un certain lieu sous la terre.

On peut se demander, ensuite, quels sont les suffrages qui peuvent aider les âmes du purgatoire. Parmi ceux qui sont les plus utiles à ces âmes, figurent la prière des amis, les aumônes, l’immolation de la sainte hostie et l’observation des jeûnes.

L’utilité des prières des amis nous est prouvée par l’exemple de Paschase, tel que nous le raconte saint Grégoire dans ses Dialogues. Ce Paschase était un homme plein de vertu et de sainteté ; mais comme on avait élu deux souverains pontifes, et qu’ensuite l’Église s’était décidée à reconnaître l’un d’entre eux, Paschase s’était obstiné, jusqu’à sa mort, à lui préférer l’autre. Quand il mourut, un possédé fut guéri en touchant sa dalmatique, posée sur son cercueil. Mais, longtemps après, l’évêque de Capoue, Germain, étant entré au bain pour cause de santé, aperçut le susdit Paschase qui le servait humblement. Effrayé, il se demanda ce que pouvait faire là un si saint homme. Et Paschase lui dit qu’il portait le châtiment d’avoir soutenu la mauvaise cause dans la rivalité des deux papes. Et il ajouta : « Prie Dieu pour moi ; et le jour où tu ne me retrouveras plus ici, c’est que ta prière aura été exaucée ! » Germain pria donc pour lui ; et, quelques jours après, en revenant au bain, il ne le vit plus. – Autre exemple : Pierre de Cluny raconte qu’un prêtre, qui célébrait tous les jours une messe pour les morts, fut dénoncé à son évêque, et suspendu de son office. Or, un jour que l’évêque traversait le cimetière pour célébrer les matines, les morts se soulevèrent contre lui en disant : « Cet évêque, non content de ne point dire de messe pour nous, nous a encore enlevé notre prêtre. Mais, s’il ne répare point le mal qu’il a fait, la mort l’attend ! » Aussi l’évêque s’empressa-t-il de lever la suspension du prêtre, et de dire lui-même, désormais, des messes pour les morts.

Combien sont agréables aux morts les prières des vivants, c’est ce que nous prouve un exemple cité par le Chantre parisien. Un homme avait coutume, en traversant le cimetière, de réciter un psaume pour les morts. Et comme, un jour, ses ennemis le poursuivaient dans le cimetière, les morts se soulevèrent, le protégèrent et mirent en fuite ses ennemis épouvantés.

Voici maintenant, d’après saint Grégoire, un exemple qui prouve combien les aumônes sont précieuses pour la libération des âmes défuntes. Un soldat, qui était mort et revenu à la vie, raconta qu’il avait vu un pont sous lequel coulait un fleuve noir et fétide. Au-delà du pont s’étendait une belle prairie, parée de fleurs parfumées, et où se promenaient, par groupes, des hommes vêtus de blanc. Mais tout pécheur qui s’aventurait sur le pont tombait dans l’horrible fleuve, et seuls les justes s’avançaient d’un pas sûr jusque dans la prairie. Et le soldat vit, dans ce fleuve, un homme nommé Pierre, qui était couché sur le dos, ayant sur soi un énorme poids de fer. Et on lui dit que cet homme souffrait cette peine parce que, de son vivant, quand il avait à châtier un coupable, il le faisait par cruauté plus que par obéissance. Un autre homme, nommé Étienne, était déjà tombé dans le fleuve, lorsque des hommes vêtus de blanc le prirent par les bras et le hissèrent jusque dans la prairie. Et l’on dit au soldat que ces hommes représentaient les aumônes d’Étienne luttant contre les vices de sa chair.

Combien l’immolation de l’hostie peut servir aux défunts, c’est ce que nous prouvent de nombreux exemples. Saint Grégoire raconte, dans ses Dialogues, qu’un de ses moines, nommé Juste, étant sur le point de mourir, avait avoué qu’il possédait secrètement trois pièces d’or. Saint Grégoire ordonna de placer ces trois pièces dans son cercueil, en disant : « Que ton argent t’accompagne dans la perdition ! » Mais en même temps il demanda aux frères d’immoler l’hostie pour le mort pendant trente jours. Au bout des trente jours, le mort apparut à un de ses frères. Et comme celui-ci lui demandait en quel état il se trouvait : « J’ai été, jusqu’ici, en fort mauvais état ; mais, ce matin, j’ai été admis à la communion et ma peine a cessé ! »

L’immolation de l’hostie peut même servir pour les vivants. Un homme, dont tous les compagnons avaient été écrasés sous une roche, dans une mine d’argent, restait vivant, mais se trouvait enfermé dans la mine, faute d’issue. Sa femme, le croyant mort, faisait dire tous les jours une messe pour lui, où elle assistait elle-même. Mais pendant trois jours le diable, l’arrêtant sur son chemin, lui dit : « Inutile d’aller plus loin, car la messe est déjà dite ! » De telle sorte que, pendant ces trois jours, la femme ne fit point célébrer de messe pour son mari, et ne put pas non plus offrir sur l’autel le pain, la cruche de vin et le cierge qu’elle offrait tous les jours. Or, peu de temps après, un homme qui travaillait dans la mine entendit une voix qui semblait venir d’au-dessous de lui, et qui lui disait : « Ne frappe pas aussi fort, car voici une grosse pierre qui menace de tomber sur moi ! » Alors le mineur cessa de creuser en cet endroit, et, sur le côté, se fraya un chemin jusqu’à un endroit où il trouva, vivant et en parfaite santé, celui que l’on croyait mort. Et comme on lui demandait comment il avait pu vivre là si longtemps, il dit que, tous les jours, excepté pendant trois jours, une main invisible lui avait apporté du pain, une cruche de vin et un cierge allumé. Ce qu’entendant sa femme, ravie de bonheur, comprit que c’était de son offrande que son mari avait vécu. Ce miracle, que nous raconte Pierre de Cluny, a eu lieu dans un village appelé Ferrières, du diocèse de Grenoble. Et pareillement saint Grégoire raconte l’histoire d’un marin qui allait périr en mer lorsqu’une messe, dite pour lui par un prêtre, lui permit de sortir des flots. Et comme on lui demandait de quoi il avait pu vivre, sur son épave, il dit qu’un inconnu lui avait apporté un pain : or, c’était à l’heure même où le prêtre immolait l’hostie pour lui.

Les jeûnes et autres pénitences, de la part des parents et amis des morts, peuvent également être d’un grand prix pour abréger aux âmes la durée de leur peine. Une veuve se désespérait de sa pauvreté, lorsque le diable lui apparut et lui promit de la rendre riche, si elle consentait à faire ce qu’il voudrait. La femme y consentit ; et le diable lui ordonna quatre choses : 1° de contraindre à la fornication des hommes d’église qui demeuraient chez elle ; 2° d’accueillir chez soi des pauvres, mais pour les renvoyer ensuite nus, au milieu de la nuit ; 3° d’empêcher les prières à l’église, en parlant très haut ; et 4° de ne souffler mot de tout cela à âme qui vive. Or, comme cette femme allait mourir, et que son fils l’engageait à se confesser, elle lui avoua ce qu’elle avait fait, et lui dit que, tel étant son cas, aucune confession ne pourrait la sauver. Mais comme le fils insistait en pleurant, et promettait de faire pour elle autant de pénitence qu’il faudrait, elle finit par consentir à ce qu’il allât chercher un prêtre. Mais, avant que le prêtre ne fût arrivé, les démons se jetèrent sur elle, lui causant une frayeur si forte, qu’elle en mourut. Son fils n’en confessa pas moins au prêtre le péché de sa mère ; et celle-ci, après qu’il eût fait pénitence pendant sept ans, lui apparut, pour le remercier de l’avoir délivrée.

Mais nous devons ajouter que ces suffrages, pour avoir de la valeur, doivent provenir de personnes étant elles-mêmes vertueuses : car les suffrages des méchants ne servent de rien aux âmes des défunts. Un soldat était couché avec sa femme dans son lit ; et, comme la lune envoyait ses rayons dans la chambre, le soldat s’étonnait de ce que les créatures raisonnables refusassent d’obéir à la loi divine, tandis que les êtres sans raison y obéissaient : après quoi il se mit à parler des péchés d’un de ses camarades, qui était mort. Mais au même instant le mort entra dans la chambre et lui dit : « Mon ami, ne pense mal de personne ; et, si j’ai péché envers toi, pardonne-le-moi ! » Le soldat lui ayant demandé en quel état il se trouvait, il répondit : « Je suis torturé de mille façons, en punition surtout d’avoir violé un cimetière et d’y avoir blessé quelqu’un pour lui dérober sa cape. C’est cette cape que je suis condamné à porter sur mon dos ; et une montagne n’y pèserait pas davantage ! » Il demanda à son camarade de faire dire des prières pour lui. Mais comme son camarade lui proposait de les faire dire par tel et tel prêtre, le mort, sans rien répondre, secouait la tête en signe de refus. Enfin le vivant lui demanda s’il voulait qu’un certain ermite priât pour lui. Et le mort : « Oh ! plût à Dieu que celui-là consentît à prier pour moi ! » Et il dit encore à son compagnon, avant de disparaître : « Je te préviens que, dans deux ans d’aujourd’hui, tu mourras à ton tour ! » De telle sorte que le soldat put changer de vie, et s’endormir dans le Seigneur.

Quand nous disons que les suffrages offerts par les méchants ne peuvent servir aux morts, on entend bien que nous voulons parler des prières, jeûnes, etc., mais non des sacrements, tels que la célébration de la messe, dont le plus mauvais prêtre ne saurait empêcher le caractère sacré. Et les mourants doivent, à ce propos, se garder de commettre à des méchants le soin de veiller, après leur mort, sur le salut de leurs âmes, afin que ne leur arrive point l’aventure qui arriva à certain soldat partant pour combattre les Maures avec Charlemagne. Ce soldat avait demandé à un de ses parents, au cas où il mourrait, de vendre son cheval et d’en distribuer le prix aux pauvres. Après quoi le soldat mourut : mais son parent, trouvant le cheval à son goût, le garda pour lui. Or, peu de temps après, le mort lui apparut et lui dit : « Infidèle parent, tu m’as fait souffrir pendant huit jours les peines du purgatoire, en ne donnant pas aux pauvres le prix de mon cheval ; mais tu en seras puni, car, aujourd’hui même, les diables vont emporter ton âme en enfer ! » Et, au même instant, on entendit dans l’air une grande clameur, comme des cris de lions, d’ours et de loups ; et l’âme du mauvais parent fut emportée en enfer.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant