La Légende dorée

CLXXVI
SAINT ARSÈNE, ABBÉ

Arsène, étant encore à Rome, dans le palais de ses parents, priait Dieu de le diriger dans les voies du salut. Il entendit une voix qui lui dit : « Fuis les hommes et tu seras sauvé ! » Il adopta donc la vie monacale ; et dès qu’il l’eut fait, la voix lui dit : « Retraite, silence, repos ! »

Au sujet de ce « repos » que doivent rechercher les serviteurs du Christ, on lit dans la Vie des Pères, l’histoire suivante. Trois frères s’étant fait moines, l’un choisit pour tâche de ramener la paix parmi les gens en discorde, le second, de soigner les malades, le troisième, de se reposer dans la solitude. Sur quoi le premier se mit en devoir d’apaiser les querelles ; mais il ne put plaire à tous, et, désespérant de son œuvre, il se rendit chez son frère. Il le trouva non moins abattu que lui-même. Et c’est dans cet état qu’ils se rendirent tous deux auprès du troisième frère. Quand ils lui eurent raconté leurs déboires, l’ermite versa de l’eau dans un bassin et leur dit : « Regardez-vous dans cette eau quand elle est troublée ! » Puis il leur dit : « Regardez-vous maintenant dans la même eau devenue tranquille ! » Cette fois, ils virent leur visage reflété dans l’eau. Et leur frère leur dit : « De la même façon, ceux qui vivent au milieu des hommes se trouvent hors d’état de voir leurs propres péchés ; mais, dès qu’ils se reposent, ils peuvent voir leurs péchés. »

Une vieille dame noble et pieuse vint voir le solitaire Arsène, et, par l’entremise de l’archevêque Théophile, lui fit demander de la recevoir. Comme Arsène s’y refusait, elle se rendit jusqu’à sa cellule, l’aperçut debout devant la porte, et se prosterna à ses pieds. Et Arsène, après l’avoir relevée, avec indignation : « Malheureuse femme, pourquoi as-tu entrepris ce voyage ? Tu vas maintenant revenir à Rome, tu y raconteras à toutes les femmes que tu as vu le solitaire Arsène, et toutes voudront venir pour me voir aussi ! » Et la dame : « Si Dieu me permet de revenir à Rome, je ferai en sorte qu’aucune femme ne vienne ici : mais je te supplie de prier pour moi et de ne pas m’oublier ! » Mais lui : « Je vais prier Dieu qu’il efface ton souvenir de mon cœur ! » Ce qu’entendant la dame, confuse, s’en retourna en ville, et, à force de s’affliger, fut prise de fièvre. L’archevêque, venu près d’elle pour la consoler, lui dit : « Ne sais-tu donc pas que tu es une femme, et que c’est par les femmes que l’ennemi attaque le plus volontiers les saints ? Voilà pourquoi Arsène t’a dit ce qu’il t’a dit ! Mais, quant à ton âme, tu peux être certaine qu’il priera pour elle ! » Et la vieille dame, ainsi consolée, recouvra la santé.

La Vie des Pères raconte, à ce même propos, l’histoire d’un moine qui, ayant à porter sa vieille mère pour traverser un fleuve, commença par s’envelopper les mains dans son manteau. Et sa mère : « Pourquoi couvres-tu tes mains, mon enfant ? » Et lui : « Le corps de toute femme est fait de feu ! J’ai peur que, en te touchant, l’image des autres femmes ne me revienne à l’esprit ! »

Arsène passa toute sa vie assis dans sa cellule, ayant dans son sein un linge pour essuyer les pleurs qui coulaient de ses yeux. Il veillait toute la nuit. Et, le matin, tombant de fatigue, il disait au sommeil : « Viens, mauvais serviteur ! » et il s’endormait pour un peu de temps. Il disait : « Une heure de bon sommeil doit suffire au moine ! »

Le père d’Arsène, qui était un riche sénateur, laissa à son fils, en mourant, toute sa fortune. Alors un certain Magistrien vint lui apporter le testament paternel ; et lui, le prenant en main, voulait le déchirer. Magistrien le supplia de n’en rien faire, disant que, s’il le faisait, on lui trancherait la tête. Et Arsène : « Je suis mort avant mon père. Comment donc peut-il faire de moi son héritier ? » Et il rendit le testament sans vouloir le lire.

Un jour, une voix lui dit : « Viens, je te montrerai les œuvres des hommes ! » Puis, l’ayant conduit en un certain lieu, l’ange lui montra d’abord un Éthiopien s’occupant à faire un fagot de bois si lourd qu’il ne pouvait l’emporter. L’ange lui fit voir ensuite un homme qui puisait de l’eau dans un lac pour la verser dans une citerne creuse, d’où l’eau, tout de suite, retournait dans le lac. Il lui montra aussi deux hommes qui portaient une longue poutre ; mais quand ils voulurent entrer dans le temple, ils ne le purent, à cause de la façon dont ils portaient la poutre. Et l’ange dit : « Ceux-ci, ce sont ceux qui subissent le joug de Dieu avec orgueil, non avec humilité ; et, pour ce motif, ils ne peuvent entrer dans le royaume de Dieu. L’homme qui fait les fagots est le pécheur que sa pénitence n’empêche pas de pécher de nouveau, et qui ajoute ainsi l’iniquité à l’iniquité. L’homme qui verse de l’eau dans la citerne sans fond est l’homme qui, en mêlant les bonnes et les mauvaises actions, perd le bénéfice de ses bonnes actions. » Tout cela est extrait de la Vie des Pères.

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