Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

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La vie et la mort à Tanna

(1858-1859)

« Le John Knox ne pouvant suffire, nous traitâmes avec un navire marchand qui voulut bien, pour 750 €, nous transporter, avec nos trente colis, d’Aneityum à Tanna, Port Resolution, où nous abordâmes le 5 novembre 1858. Le Dr Geddie vint passer quinze jours à Kwamera pour aider M. et Mme Mathieson à s’installer. En abordant à Port Resolution, M. Copeland, ma femme et moi, nous constatâmes que nous avions affaire à de vrais sauvages entièrement nus et peints ; à peine les femmes portaient-elles un petit tablier d’herbes.

Ces pauvres gens vinrent en foule vers nous. Ne sachant rien de leur langage, nous ne pouvions leur dire un mot. Nous nous regardions, nous nous faisions des sourires, des signes, et c’était tout. Je vis un homme prendre un de nos objets et dire à un autre : « Nungsi nari enu ? » J’en conclus qu’il disait : « Qu’est-ce que c’est ? » Je pris immédiatement un morceau de bois et je leur dis : « Nungsi nari enu ? » Ils rirent et parlèrent entre eux, sans doute, se disaient-ils : « Il a saisi quelque chose de notre langage ; » puis ils me dirent le mot de leur langue qui désignait l’objet que je leur avais présenté. Je pouvais désormais leur demander le nom en leur langue de tout objet que je leur présenterais ; ce que nous fîmes, notant soigneusement leurs réponses. Un jour je vis deux hommes approcher ; l’un d’eux, un étranger, me montrant du doigt dit à son compagnon : « Se nangin ? » Je compris qu’il demandait le nom par lequel on me désignait. Je montrai aussitôt l’un d’eux de mon doigt et dis à l’autre : « Se nangin ? » Ils sourirent et me donnèrent leurs noms. Etant toujours aux aguets pour saisir quelque chose de leur conversation, nous fîmes de grands progrès dans la connaissance de leur langue. Je louai quelques-uns des plus intelligents pour causer avec nous et répondre à nos questions ; mais il y eut tant de malentendus entre nous, que nous n’apprîmes rien de bien certain jusqu’à ce que nous eûmes acquis quelque connaissance de la construction grammaticale de leur langue et qu’eux-mêmes eurent pris intérêt à notre étude.

Parmi mes aides les plus zélés étaient deux chefs âgés, Nowar et Nouka, à plusieurs égards deux des plus nobles sujets, bons envers tous, et distingués par la dignité de leurs manières. Mais ils étaient dans la dépendance de Miaki, sorte de démon qui régnait sur plusieurs tribus, et qui, avec son frère, était passé maître en fait d’œuvres ténébreuses et criminelles. Ces deux derniers chefs pouvaient toujours prendre les hommes qu’ils désiraient et leur faire faire ce qu’ils voulaient.

Les Tannésiens avaient des armées d’idoles en pierre, de charmes, d’objets sacrés auxquels ils croyaient aveuglément et dont ils avaient peur. Ils étaient adonnés à des superstitions sans nombre, et tenaient fermement à leurs pratiques ténébreuses. Leur culte n’était que celui de la frayeur ; il n’avait d’autre but que d’apaiser quelque mauvais esprit, prévenir quelque malheur, obtenir quelque vengeance. Comme les anciens Romains, ils déifiaient leurs chefs, de sorte que chaque tribu avait ses hommes sacrés ; hommes qui exerçaient une grande et funeste influence, car on croyait que par leurs cérémonies religieuses ils pouvaient disposer de la vie de chacun, dans toute l’étendue des îles. Femmes et hommes sacrés, devins, sorciers, recevaient des présents pour influencer les dieux, obtenir la pluie, etc. Ils pratiquaient aussi le Nahak, incantation faite sur des restes de nourriture, pelures de fruits, etc., laissés par la personne sur laquelle ils voulaient opérer. Par le moyen de leurs idoles de pierre et de bois, ils rendaient un culte aux ancêtres, surtout aux héros ; ils redoutaient les esprits de ces morts et cherchaient leur appui ; ils cherchaient surtout à se concilier ceux qui présidaient à la guerre et à la paix, à la famine et à l’abondance, à la santé et à la maladie, à la vie et à la mort. Ils n’avaient aucune idée d’un Dieu de miséricorde et de grâce ; ils ne connaissaient que la crainte servile.

Si jamais il a existé des hommes destitués de la faculté d’adorer et n’ayant pas d’idoles, il semble qu’on aurait dû en trouver parmi les êtres dégradés des Nouvelles-Hébrides ; or ces îles étaient au contraire toutes remplies d’idoles. Les natifs, sans aucune connaissance du vrai Dieu, ne cessaient, de chercher le « Dieu inconnu. » Ne le trouvant pas, ils s’étaient fait des idoles presque de chaque chose : arbres, buissons, pierres, rochers, fontaines, cours d’eau, insectes, bêtes, hommes, esprits des trépassés, reliques telles que cheveux, ongles, etc. Ils adoraient de même les astres et les volcans, bref toutes les choses visibles avaient été tour à tour invoquées par eux comme dieux. Ce qui démontre bien que l’homme, si dégradé qu’il soit, est porté à s’appuyer sur un Être supérieur, à adorer cet Être dans lequel il a la vie, le mouvement et l’être, et sans la connaissance duquel il ne peut trouver le vrai repos, la vie éternelle. Une connaissance imparfaite du langage et des coutumes de certaines tribus a pu faire croire qu’elles n’avaient ni idoles, ni culte ; rien de cela ne paraissant au dehors. Mais il y a toujours une sorte de franc-maçonnerie dans les religions païennes : il s’y trouve des coutumes et des symboles mystérieux que personne parmi les païens même ne connaît, sauf les prêtres et les hommes sacrés qui sont payés pour tenir leurs dévotions secrètes, même au sein de leur propre tribu, et qui le sont à plus forte raison pour les cacher aux étrangers. Partout chez les peuples civilisés comme chez les sauvages, nous voyons qu’il faut ou connaître le vrai Dieu, ou trouver une idole qui le remplace.

Ces faits facilitent la tâche du missionnaire.

Les Tannésiens appelaient le ciel du nom d’Anéai et nous découvrîmes que ce nom désignait aussi le village le plus élevé et le plus magnifiquement situé de l’île. La plus belle partie de la terre était pour eux le type du ciel. Leur Anéai ouvrait leur esprit à l’Anéai de l’Évangile. Leur besoin de connaître les dieux les plus puissants les portait à écouter ce que nous leur disions de Dieu et de Jésus-Christ. Mais lorsque nous leur disions que pour servir Dieu, ils devaient abandonner leurs idoles, leurs coutumes païennes et leurs vices, ils s’élevaient avec colère contre nous, persécutaient quiconque se montrait ami de la Mission et nous faisaient passer par les terribles épreuves que nous aurons à raconter.

Mon compagnon, M. Copeland, dut se charger de la station du Dr Inglis, à Aneityum, pendant que celui-ci se rendait en Angleterre pour faire imprimer son Nouveau Testament aneityumésien. M. Copeland s’acquitta de sa tâche avec grand succès et fut plus tard un précieux collaborateur dans le travail de traduction de l’Ancien Testament dans la langue d’Aneityum. Mais sa femme mourut, sa santé fut détruite et le moment vint où il fut obligé d’abandonner le champ de la Mission.

Maintenant jetons un regard en arrière, nous comprendrons mieux les événements qui vont suivre.

Les noms fameux de John Williams et de Harris seront toujours associés aux débuts de la mission dans les mers du Sud. Sous les auspices de la Société des missions de Londres, ces deux jeunes gens débarquèrent à Erromanga le 30 novembre 1839. Hélas ! ils étaient aussitôt assommés, cuits et mangés. Les pauvres païens ne savaient pas qu’ils tuaient leurs meilleurs amis ; mais dès lors les prières des chrétiens montèrent au ciel partout où le martyr des deux missionnaires fut connu.

En 1842, la Société des Missions de Londres envoya Turner et Nisbet qui vinrent s’établir à Tanna, l’île la plus rapprochée d’Erromanga. Mais au bout de six mois la persécution que leur faisaient subir les sauvages était si terrible, qu’ils devaient fuir de nuit sur un petit bateau sans pouvoir rien emporter de leurs effets. Ils auraient péri sur une mer toujours dangereuse, si Dieu ne les avait ramenés à terre où le lendemain, contrairement à toute habitude, abordait un baleinier qui les prit avec tous leurs effets et les transporta à Samoa où leur ministère fut abondamment béni. Turner surtout y forma beaucoup d’instituteurs et de missionnaires indigènes, y fit et y répandit plusieurs éditions de la Bible, ainsi que d’autres livres, et maintenant encore (1891) son ministère, ainsi que celui de sa distinguée compagne, y porte les plus beaux fruits.

La Société de Londres ne se lassa pas de placer dans les Nouvelles-Hébrides des évangélistes natifs de Samoa, mais les fièvres et la brutalité des sauvages rendirent l’œuvre missionnaire impossible.

Le Rév. Geddie et sa femme débarquèrent à Aneityum en 1848 ; le Rév. Inglis y débarqua en 1852 et s’établit du côté opposé de l’île. Chose merveilleuse, les natifs d’Aneityum s’intéressèrent aux missionnaires et les écoutèrent dès le commencement, de sorte qu’en peu d’années 3500 sauvages détruisirent leurs idoles, abandonnèrent leurs coutumes païennes et se vouèrent au culte du vrai Dieu. Peu à peu le culte de famille fut établi dans chaque maison, la prière fut faite à chaque repas, et la paix, la prospérité, l’ordre public furent assurés. Pendant que leurs missionnaires travaillaient nuit et jour à la traduction des Saintes-Ecritures, les Aneityumésiens travaillaient sans relâche à la culture et à la préparation de l’arrow-root afin de pouvoir payer les 180 000 € que devait coûter l’édition de la Bible dans leur langue. L’arrowroot était devenu sacré pour eux, tout ce qu’ils récoltaient de cette précieuse plante était mis à part pour le Seigneur, puis envoyé en Australie et en Écosse. Là des amis vendaient la marchandise et mettaient l’argent de côté pour le but que nous avons dit. Il fallut quinze années de travail incessant pour payer l’impression de la Bible si impatiemment attendue.

Ma maison à Tanna, de même que celle des Mathieson, était sur la plage à quelques pieds au-dessus du niveau de la mer. Nous avions pensé qu’il serait commode d’être placés à la portée des débarquements de marchandises et que nous serions heureux de jouir des délicieuses brises de mer. Hélas ! nous avions à faire de tristes expériences. Ces emplacements, le nôtre surtout, étaient des foyers ardents d’où provenaient les fièvres les plus dangereuses. En bâtissant sur la hauteur sans cesse balayée et rafraîchie par les vents alizés, nous eussions évité une grande partie du danger.

Sur le derrière, notre maison était abritée par une colline abrupte d’environ deux cents pieds de hauteur, magnifiquement ombragée d’arbres à pain et de palmiers aux superbes noix de coco ; ombrages trop beaux, à la vérité, car ils nous enlevaient une grande partie des brises salutaires dont nous avions un urgent besoin. Tout près de nous, au bord de la baie, était un grand marais, à peu près à la même hauteur que notre maison, de sorte que la malaria nous enveloppait constamment. Un jour, après une forte attaque de fièvre, un chef, homme intelligent, me dit : « Missi, si vous restez ici vous serez bientôt mort. Aucun homme de Tanna ne voudrait dormir dans un endroit aussi bas, au milieu des vapeurs, car lui aussi y serait bientôt mort ; nous dormons sur la hauteur, et les vents nous gardent en santé ; il vous faut aller dormir sur la colline et vous verrez que vous serez bientôt mieux. » Je pris donc immédiatement la résolution de transporter notre maison sur la hauteur, quelque peine que cela pût me coûter, car c’était, semblait-il, le seul moyen de prolonger notre existence dans l’île.

Ma chère femme y était arrivée en pleine santé, son état intéressant nous remplissait des plus douces et des plus saintes espérances. Le 12 février 1859, elle mit au monde un fils. Pendant deux jours, elle fut très bien ainsi que l’enfant et nous étions pleins de joie. Mais les forces ne revenaient pas ; la fièvre dont elle avait eu une attaque précédemment revint avec une nouvelle force, et le 3 mars, elle rendait son âme à Dieu. Le 20 mars, c’était mon cher bébé qui me quittait après une semaine de maladie. Ceux-là seuls qui ont passé par de telles épreuves pourront comprendre quelle fut ma douleur.

Je vis alors, mais trop tard, que nous avions commencé notre œuvre à une époque trop rapprochée de la saison des pluies. Nous étions pleins de courage et de santé ; je faisais chaque jour tout ce qui était en mon pouvoir pour rendre notre demeure plus confortable, espérant que nous aurions ainsi de longues années à consacrer au salut des païens. Mais quels ne furent pas mes regrets de n’avoir pas laissé ma chère femme à Aneityum jusqu’après la saison des pluies ! Elle ne voulait pas entendre parler de me laisser seul ; elle était remplie d’ardeur et d’espérance. C’est ainsi que nous courûmes des risques que nous n’aurions jamais dû affronter. Je le dis pour que cela serve d’avertissement à d’autres.

Anéanti par le coup qui me frappait au moment même où Dieu m’établissait dans mon champ de travail, ma raison sembla pendant quelque temps sur le point de m’abandonner. La fièvre de son côté m’accablait et m’affaiblissait considérablement. Le Seigneur plein de miséricorde me soutint. Je creusai de mes propres mains, tout près de ma maison, la tombe où je pus réunir les restes de mes bien-aimés ; je l’entourai de blocs de corail, et elle fut mon lieu de prières le plus sacré pendant les années que je consacrai au salut des sauvages de Tanna, au milieu des plus grandes difficultés et des plus grands dangers. Si jamais Tanna se tourne vers Jésus-Christ, les chrétiens de cette île se rappelleront cette tombe toujours verte, où des prières incessantes, avec grands cris et larmes, sont montées à Dieu en leur faveur. Sans la communion de Jésus, j’aurais perdu la raison et bientôt la vie auprès du tombeau solitaire, témoin de mes prières et de mes larmes.

« En moins de trois mois, dit le Dr Inglis, Mme Paton avait formé à Tanna une classe de huit femmes qui se rendaient régulièrement auprès d’elle pour recevoir instruction. Sa piété profonde, son dévouement, son excellente éducation, sa grande bonté et l’influence qu’elle avait si vite acquise sur les natifs, avaient fait naître les plus grandes espérances quant au ministère qu’elle était appelée à poursuivre dans l’île. »

Peu après sa mort, l’excellent évêque Selwyn vint avec son bateau missionnaire me faire visite à Port Resolution ; il était accompagné du Rév. Patteson. Ils avaient fait connaissance de Mme Paton l’année précédente à Aneityum, alors qu’elle semblait être l’image même de la santé, et ils sentaient vivement la grande perte que nous avions faite en sa personne. Réunis autour du tombeau de la mère et de l’enfant, je sanglotais à côté de Patteson qui ne pouvait retenir ses larmes, lorsque le bon évêque plaçant ses mains sur ma tête, répandit son cœur devant Dieu, avec sanglots et larmes, invoquant sur moi les plus riches bénédictions d’En Haut. Oh ! quelle consolation je ressentis alors ! cette consécration fut toujours pour moi des plus précieuses.

Ces amis me pressèrent de me joindre à eux pour accomplir un voyage autour des îles. Ma vie était journellement en grand danger de la part des sauvages et j’avais grand besoin de repos et de changement ; aussi mes compagnons voulaient-ils m’éloigner et m’établir à Aneityum ou en quelque autre lieu sûr. Je les remerciai avec la plus vive gratitude, mais je leur dis que je ne pouvais abandonner le poste où Dieu m’avait placé ; que, du reste, je craindrais, au cas où je m’absenterais, que les sauvages ne me laissassent pas aborder de nouveau. J’étais, en effet, résolu à rester aussi longtemps que possible, malgré les épreuves et la fièvre qui ruinaient ma santé. Le deuil et la solitude furent pour moi plus poignants que je ne pourrai jamais dire ; mais bien assuré que Dieu est trop sage et trop aimant pour permettre quoi que ce soit de fâcheux, je redoublai d’efforts dans son œuvre, comptant sur Lui pour le secours dont j’avais besoin. Je savais que je n’avais qu’une seule chose à faire : aimer, servir notre Sauveur, de sorte que je fusse toujours prêt à comparaître devant lui à son appel pour l’éternité.

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