Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

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Etablissement à Aniwa

Ayant achevé ma tâche dans les Colonies, dit Paton, nous fîmes voile pour les îles avec le Dayspring le 8 août 1866 ; et le 20 du même mois, nous atteignions Aneityum. Notre synode annuel réuni dans cette île, et composé de tous nos missionnaires, fut unanime à décider que je ne retournerais pas à Tanna, où ma vie ne pouvait être en sûreté, et que je devais me rendre à Aniwa, petite île voisine d’où je pourrais, du reste, me rendre facilement à Tanna, si Dieu m’en rouvrait le chemin.

Ne pouvoir rentrer dans ce cher vieux Tanna fut une des plus grandes épreuves de ma vie.

Quand, avec le Dayspring, nous allâmes déposer chaque missionnaire dans son poste respectif, les natifs exprimèrent un étonnement que rien ne saurait exprimer.

« Comment donc ! s’écriaient-ils, nous les chassons, nous les tuons, nous pillons leurs maisons, et ils reviennent plus nombreux que jamais ! Les voici avec un beau vaisseau neuf ! Si on nous avait traités comme ils l’ont été, rien ne nous aurait décidés à revenir. Et ce n’est pas pour trafiquer, pour gagner de l’argent qu’ils viennent ; c’est pour nous parler de Dieu Jéhovah et de son fils Jésus. Si leur Dieu les rend tels, nous pouvons bien l’adorer. »

Aussi les chefs s’engagèrent-ils à aimer et à protéger chaque missionnaire.

En nous rendant à Aniwa, le mauvais temps nous obligea à passer plusieurs jours à Port-Resolution, séjour qui rouvrit en moi maintes blessures qui après vingt-cinq années, à l’heure où j’écris, saignent encore comme au premier jour.

Nowar voulait nous retenir par ruse ou par force. « Vous n’avez pas besoin de débarquer les colis, disait-il au capitaine, vous n’avez qu’à les jeter par dessus bord, mes hommes et moi nous les prendrons avant qu’ils touchent l’eau et nous les mettrons en sûreté sur le rivage. »

Les refus du capitaine le mettaient dans la détresse, aussi imagina-t-il de s’y prendre autrement. Pensant que ma chère femme avait peur d’eux, il nous fit venir sur le rivage pour nous montrer ses grandes plantations : « Abondance de nourriture ! » fit-il en se tournant vers ma femme et me priant d’interpréter, « tant que j’aurai un igname ou une banane, vous ne manquerez de rien ! »

Ma femme répondit qu’elle ne craignait pas le manque de nourriture. Montrant alors ses guerriers : « Nous sommes nombreux ! s’écria-t-il, nous sommes forts, nous vous protégerons ! »

« Je n’ai pas peur » répliqua calmement Mme Paton.

Nowar nous conduisit alors au châtaignier sur lequel j’avais passé une nuit à jamais mémorable, et montrant le haut de l’arbre : « Le Dieu qui a protégé Missi là-haut, vous protégera toujours ! » fit-il.

Et ma femme dut lui expliquer que nous devions aller à Aniwa et qui, si Dieu nous ouvrait le chemin, nous reviendrions à Tanna. Nowar, Arkurat et d’autres paraissaient véritablement affligés ; j’en fus profondément touché ; il m’était bien dur de ne pouvoir les satisfaire.

Il y avait alors à Tanna un chef d’Aniwa qui visitait ses amis ; il était un des principaux hommes sacrés des Aniwains ; et nous lui avions promis de le prendre avec ses gens sur le Dayspring et de remorquer ses canots. Or, à ce que nous apprîmes plus tard, Nowar voyant qu’il ne pouvait pas nous garder, vint à ce chef et ôtant de ses bras les coquilles blanches qui sont les insignes du pouvoir, les attacha aux bras de l’Aniwain. « Par ces insignes, lui dit-il alors, vous promettez de protéger mon Missi, sa femme et son enfant. Faites en sorte qu’il ne leur arrive aucun mal, autrement mon peuple et moi nous serions obligés de les venger. »

Cet acte de Nowar, selon toute probabilité, nous sauva plus tard la vie, comme nous le raconterons. Après tout, quelque chose de l’Esprit de Christ avait fini par pénétrer dans l’âme du vieux cannibale ; et cet Esprit me faisait gémir profondément à la pensée de laisser cette âme dans l’obscurité où elle était encore.

Nous arrivâmes à Aniwa en novembre 1866 ; j’y travaillai pendant quinze ans ; mais depuis 1881, hélas ! mes fréquentes missions parmi les églises de la Grande-Bretagne et des Colonies ont rendu mes visites à Aniwa courtes et rares. Dieu ne m’a pas ramené à Tanna, mais d’autres missionnaires y ont établi le règne de Dieu. Et, par sa grâce, le Seigneur m’a donné d’amener les Aniwains à ses pieds.

Aniwa est une des plus petites des Nouvelles-Hébrides ; elle a environ onze kilomètres de longueur sur onze de largeur. Elle est complètement entourée de récifs de coraux ; la mer s’y brise avec un bruit de tonnerre et le ressac y lance au loin sa blanche écume. Il y a cependant des jours où la mer est unie comme un miroir. Aucune autre pierre que le corail n’apparaît dans l’île. La partie la plus élevée du pays n’est guère qu’à cent mètres au-dessus de la mer. Le sol y est généralement léger ; mais des parties en sont bonnes et profondes, surtout dans le sud et près du cratère d’un ancien volcan où se trouvent de magnifiques plantations. Si ces parties étaient cultivées avec soin, elles pourraient nourrir une population dix fois plus nombreuse que la population actuelle de l’île.

Aniwa n’ayant pas de collines pour attirer et condenser les nuages, souffre beaucoup du manque de pluies vivifiantes ; quant aux pluies torrentielles des ouragans et des tempêtes, elles disparaissent comme par enchantement dans le sol léger et dans le roc poreux qui le soutient. Cependant l’atmosphère moite et les abondantes rosées couvrent l’île d’une verdure perpétuelle, au sein de laquelle émergent de magnifiques arbres couverts de fruits. Les natifs sont affectés d’une sorte d’éléphantiasis due probablement à la mauvaise eau qu’ils boivent, ainsi qu’au climat brûlant et humide de l’île.

Aniwa n’a aucun port, aucune place où un vaisseau puisse jeter l’ancre en sécurité. Un étroit passage dans la ceinture de corail permet aux petits bateaux d’atteindre le rivage ; mais le rivage lui-même formant un quai de corail a été souvent emporté par les ouragans qui n’auraient laissé à la côte ni embarcation ni objet quelconque.

J’avais déjà été en rapport avec les Aniwains quand j’étais à Tanna. Une troupe des leurs étaient venus dans cette île avec leurs canots pour tâcher d’y acquérir des vivres et m’avaient sollicité de venir m’établir au milieu d’eux : « Vous êtes deux missionnaires à Tanna, m’avaient-ils dit, et il n’y a pas un seul missionnaire à Aniwa. » Leur « orateur » était un homme intelligent, qui parlait bien le tannésien et qui nous informa que les trafiquants excitaient les natifs à nous chasser ou à nous tuer, leur promettant abondance de tabac et de munitions s’ils le faisaient, ce qui nous expliquait que notre vie fut si souvent menacée.

A Aniwa nous avions tout à apprendre à nouveau. Quand nous abordâmes, les natifs nous reçurent amicalement. Eux et leurs instituteurs aneityumésiens nous conduisirent à la demeure temporaire qu’ils nous avaient préparée. C’était une grande hutte indigène faite d’une forte charpente de bois garnie de roseaux et de feuilles de cannes à sucre. Elle n’avait ni porte ni fenêtre, elle n’avait que les espaces ouverts : « portes sans portes, fenêtres sans fenêtres. » Seul le sol avait un aspect agréable, il était tout pavé de corail blanc, brisé menu. Il ne s’y trouvait qu’une chambre qui devait servir de salle publique, d’école et d’église. Au moyen d’un rideau nous en séparâmes une partie où nous mîmes notre lit et nos objets les plus précieux.

Dès le premier jour les natifs du voisinage s’assemblèrent pour nous voir prendre nos repas. Nous avions une caisse pour siège et un couvercle de caisse pour table. Notre cuisine se faisait toute en plein air, sous un grand arbre ; et nous avions un confort étonnant. Mais la maison était abritée par un rocher de corail ; il y manquait d’air, et nous comprîmes tout de suite qu’en certaines saisons elle serait une étuve féconde en fièvres. Nous n’étions cependant que trop contents de nous y abriter, en attendant de pouvoir en construire une meilleure.

Les Aniwains n’étaient pas si violents que les Tannésiens. Mais ils avaient la manie de demander d’une manière menaçante les objets qu’ils convoitaient ; parfois ils brandissaient leur tomahawk pour appuyer leurs demandes. Nous n’avions naturellement aucun moyen d’obtenir justice et réparation : il fallait subir pertes et ennuis sans se plaindre. Mais nous nous efforcions de tenir nos effets cachés, sachant bien que parfois l’occasion fait le larron.

La punition qu’un vaisseau de guerre avait infligée aux Tannésiens pour vol et meurtre au préjudice des blancs, fit plus pour notre sécurité que toute autre chose. Un cannibale disait à ses compagnons : « Il ne s’agit pas de voler ou de tuer les blancs, car le vaisseau de guerre qui a puni les Tannésiens ferait sauter notre petite île. »

Nous devions bâtir notre maison sur un terrain élevé, loin des miasmes de la côte ; et nous avions trouvé pour cela un monticule charmant couvert de grands arbres ; mais par des raisons superstitieuses que nous ne pouvions comprendre, les natifs ne voulurent pas le céder ; ils nous contraignirent de bâtir plus près du rivage. Ce fut heureux car, en fin de compte, l’emplacement que nous dûmes prendre se trouva être de beaucoup plus favorable à notre œuvre. Nous apprîmes en effet plus tard que cet emplacement nous avait été assigné dans la pensée qu’il serait notre ruine ; il contenait les restes, ossements, etc. des festins de cannibales depuis un grand nombre de générations, et les hommes sacrés seuls pouvaient y toucher. Tandis que nous le creusions, les natifs nous observaient attentivement s’attendant à nous voir tomber morts, frappés par leur dieux. Mais comme aucun mal ne nous arrivait, ils étaient obligés d’en conclure, selon leur propre manière de voir, que notre Dieu était plus puissant que leurs idoles.

Pendant nos travaux, j’avais ramassé deux grands paniers d’ossements humains et je demandai à un chef s’il savait comment ces ossements étaient venus là. Il me répondit en haussant les épaules et d’un air cynique : « Nous ne sommes pas des Tannésiens ; nous ne mangeons pas les os ! »

Pendant que je préparais le terrain pour notre construction, Mme Paton gardait ordinairement notre hutte à environ huit cents mètres de là, entourée d’un ou deux natifs amis, bien qu’elle ne pût parler leur langage. Or, un jour, étant assise seule, notre enfant jouant à ses pieds, un remue-ménage effroyable se fait entendre parmi les caisses, derrière le rideau qui servait de paravent. Ma femme avait été là tout le matin et personne n’était entré dans la hutte ; aussi était-elle frappée de terreur à l’ouïe de ce bruit. Mais soudain le rideau est jeté de côté et une figure noire, les yeux rouge-sang, les dents blanches comme du lait, apparaît au milieu de la hutte : « Moi, pas voleur ! moi, pas voleur ! » criait le sauvage en mauvais anglais. Et d’un bond il disparaît. Ma femme craignant un retour subit de ce diable noir, saisit notre enfant et se précipite du côté où je me trouvais. Elle ne sentait plus le sol sous ses pieds : elle courut jusqu’à ce qu’elle tomba épuisée à mes côtés. Nous remerciâmes Dieu pour cette délivrance et nous jugeâmes sage de rester où nous étions et d’y finir la tâche de la journée. On nous apprit ensuite que, ne nous voyant pas revenir, cet homme s’était calmé et s’en était allé. C’était une sorte de brute sauvage d’un caractère terrible ; peu de temps auparavant il avait tué un de ses voisins.

Ayant préparé notre terrain, nous nous demandâmes si nous devions nous construire une maison temporaire, avec espérance de retourner bientôt dans mon cher vieux Tanna, ou si nous devions entreprendre la tâche beaucoup plus grande de bâtir une maison solide et définitive, pour nos successeurs, sinon pour nous-mêmes. Nous décidâmes que le travail étant pour Dieu, nous le ferions aussi bien que possible. Nous fîmes un plan de deux chambres centrales ayant chacune cinq mètres de chaque côté et séparées par un corridor d’un mètre et demi de largeur, le tout disposé de telle façon qu’on pût ajouter d’autres pièces dès que le besoin s’en ferait sentir. Je jetai les fondements de cette maison à environ quatre cents mètres de la mer et à douze mètres d’altitude. Des blocs de corail formèrent les murailles jusqu’à un mètre au-dessus du sol, des ouvertures ménagées entre ces blocs établissaient des courants d’air sous les chambres, de manière à diminuer considérablement le danger de la fièvre. Un large fossé fut creusé tout le tour et complètement rempli de gravier de corail. Sur le devant et sur le derrière s’étendait une véranda d’un mètre et demi de largeur. Une dépense, une chambre de bains, un cabinet pour les outils, étaient situés sous la véranda, sur le derrière de la maison. On m’envoya des fenêtres avec des gonds et je fis, en outre, des contrevents pleins ouvrant sur la véranda. Nous eûmes ainsi, par la bénédiction de Dieu, une maison salubre, sinon belle.

Cette Maison de la Mission, telle qu’elle fut achevée plus tard, avait six pièces, trois de chaque côté du corridor, et mesurait 27,5 mètres de longueur, 37,5 de véranda. Cette véranda formée par l’avancement du toit, donnait de l’ombre et gardait les pièces fraîches. Sous les deux grandes chambres était une cave de deux mètres et demi de profondeur, munie de rayons tout le tour et servant de magasin. Cette cave nous sauva la vie plus d’une fois, car nous nous y entassions tous pendant ces terribles ouragans qui balayaient les arbres et les maisons comme des brins de paille.

Cette maison à Aniwa s’est montrée, sans contredit, une des plus saines et des plus commodes de toutes celles qu’ont élevées des mains chrétiennes dans les Nouvelles Hébrides. Pour la construction comme pour le choix de l’emplacement, « la bonne main de Dieu avait été sur nous. » Je construisis aussi deux petits orphelinats, presque aussi nécessaires que la Maison de la Mission. Ils étaient situés sur la même ligne que cette maison ; il y en avait un pour garçons et un pour filles ; ces orphelins devaient être constamment sous nos yeux. Ils étaient adoptés par nous et nourris dans notre maison. Leur habillement était une grande dépense pour nous ; aussi faisions-nous servir tout morceau d’étoffe. Ces jeunes gens étaient élevés pour Jésus. Et maintenant beaucoup de nos meilleurs instituteurs et de nos aides les plus dévoués sont du nombre de ceux qui auraient probablement péri sans nos orphelinats.

Un grave accident vint interrompre nos constructions. D’un coup de hache, je me coupai profondément à la cheville du pied, comme cela m’était arrivé à Tanna. Un nœud dans l’arbre que je taillais avait fait dévier mon instrument. Je bandai la plaie avec mon mouchoir de poche et j’appelai les natifs, puis leur demandai de me transporter à notre hutte. Mais ils voulurent d’abord convenir du paiement. La poche de mon veston étant remplie de hameçons, monnaie courante dans les îles, j’en tirai quelques-uns et les montrai à l’un d’eux. Il me porta pendant une minute, prit ses hameçons et me passa à un autre, celui-ci fit de même et me passa à un troisième, ainsi de suite, tandis que je souffrais terriblement et perdais beaucoup de sang. Je pansai moi-même la plaie pendant bien des semaines, y faisant sans cesse des applications d’eau fraîche, et par la bonté du Seigneur je guéris, mais non sans avoir été boiteux longtemps.

Mais mon plus grand chagrin était de voir mes ouvriers aneityumésiens inutiles. Je les avais loués pour m’aider dans toutes les parties du travail qui ne demandaient pas d’habileté, et sans moi ils ne pouvaient rien faire. Quand le Dayspring revint les chercher au temps convenu, l’ouvrage n’était pas fait, je devais leur donner solde complète et les laisser tous aller. J’étais donc privé de leur aide si précieuse. Les garder, en effet, était impossible ; nos vivres eussent été vite épuisés, et plusieurs mois devaient se passer avant qu’il nous en arrivât de Sidney. Quant aux Aniwains, il était à peu près impossible de les faire travailler, même en les payant bien. Ils n’avaient presque pas de besoins ; leurs plantations leur fournissaient le nécessaire ; et quels que fussent mes appels, ils répondaient placidement : « Les hommes d’Aniwa s’asseyent et regardent pendant que leurs femmes travaillent. »

Nous fûmes bientôt aux prises avec l’ignorance et les superstitions du paganisme. Les natifs s’attendaient à ce que nos médicaments les guériraient instantanément de tous leurs maux. Et quand ils voyaient qu’il n’en était pas ainsi, ils en concevaient du ressentiment. Ils s’étaient imaginé aussi qu’ils n’auraient qu’à demander, ou à fournir quelque bagatelle, pour obtenir de nous quantité de couteaux, de calicot, de couvertures, de hameçons, etc., et chaque refus les irritait.

Quand nos médicaments les guérissaient, ils ne nous en blâmaient pas moins à cause de la maladie. Leurs hommes sacrés, en effet, sont sensés produire la maladie aussi bien que la guérison. Ensuite, ils ne venaient généralement à nous qu’après avoir épuisé toutes leurs ressources, sorcellerie et autres ; et c’était parfois trop tard. Avant de toucher aux médicaments, ils voulaient que j’en prisse la première dose. Quand ils l’avaient prise à leur tour, s’ils n’étaient pas guéris, il était presque impossible de leur en faire reprendre : ils ne pouvaient comprendre qu’ils eussent à persévérer. Cependant, avec le temps, ils apprirent à apprécier nos médicaments, et leurs demandes devinrent bientôt très onéreuses, vu l’exiguïté de notre salaire.

Nous sonnions la cloche, après le dîner, pour annoncer que nous étions prêts à donner tous nos soins aux malades. Et nous leur parlions de Jésus autant que nous le permettait notre connaissance de leur langue. Nous donnions une tasse de thé et un morceau de pain à ceux qui étaient faibles. Et parfois les demandes étaient nombreuses, surtout en temps d’épidémie. Quelques-uns, par contre, nous fuyaient et se cachaient à notre approche. C’étaient de vrais enfants, pleins de superstitions. Il fallait les gagner par la bonté et la patience, ne perdant jamais la foi en eux, l’espérance pour eux, pas plus que le Seigneur ne l’avait fait à notre égard.

Ainsi qu’à Tanna, toute maladie et toute mort étaient attribuées à un ensorcellement ; les conséquences en étaient les mêmes que chez les Tannésiens : vengeance, meurtres, guerres continuelles, etc.

Pour apprendre la langue, je fis comme à Tanna ; de sorte qu’avant d’avoir fini nos constructions, je pouvais converser avec ceux des natifs qui assistaient constamment à nos travaux. Un incident de cette époque eut une grande portée quant à notre œuvre. Je l’ai souvent raconté comme « le miracle du morceau de bois parlant, » et il s’est produit dans la vie d’autres missionnaires exactement comme dans la mienne. Tandis que je travaillais à notre maison, j’eus un jour besoin de clous et d’outils ; je pris alors un morceau de bois raboté ; j’écrivis quelques mots dessus et je priai notre vieux chef de le porter à Mme Paton : « Elle vous donnera ce dont j’ai besoin, lui dis-je. » Consterné, le chef me regarda et me dit : « Mais de quoi avez-vous besoin ? »

« Le bois le dira à Mme Paton, » répliquai-je.

Irrité à la pensée que je me moquais de lui, le chef repartit : « Qui a jamais entendu dire que du bois puisse parler ? »

A force de peine, je le décidai à partir ; et quand il vit Mme Paton jeter les yeux sur le morceau de bois et donner ce dont j’avais besoin, son étonnement ne connut plus de bornes. Il me rapporta le morceau de bois et me fit les signes les plus passionnés pour obtenir une explication. Je lui lus, en tannésien surtout, les mots que j’avais écrits, et je lui dis que Dieu nous parlait de la même manière par son Livre. « Quand vous saurez lire, ajoutai-je, Dieu vous parlera comme j’ai parlé à Mme Paton. » C’est ainsi que le vieux chef fut pris d’un grand désir de voir la Parole de Dieu imprimée en sa propre langue. Il m’aida dès lors avec enthousiasme à apprendre les mots aniwains et à exprimer mes idées dans la langue du pays. Et quand je commençai à traduire les Saintes- Ecritures en aniwain, sa joie fut des plus vives et son aide des plus précieuses. Le miracle d’une page parlante n’était pas moindre pour lui que celui du bois parlant.

Un jour, pendant que je bâtissais notre maison, un vieux chef de l’intérieur vint nous voir avec ses trois fils. Tout ce qu’ils virent chez nous les remplit d’étonnement. Mais de retour chez eux, un des fils tomba malade. Le père nous en accusa aussitôt, ainsi que notre culte. Il déclara que si le garçon mourait, nous devions être tous tués. Mais par la bénédiction de Dieu, nos soins relevèrent le malade, et le père dans sa superstition passa d’un extrême à l’autre : il était non seulement notre ami, il était presque notre adorateur ; il nous était tout dévoué. Il assistait à tous nos services du dimanche, écoutant attentivement les explications des instituteurs aneityumésiens, ainsi que les miennes données en tannésien et traduites par notre « orateur » Taia ou par le chef Namakei.

Mais immédiatement après survint une autre calamité. Dès que les deux chambres de notre maison furent recouvertes, je louai quelques-uns des jeunes gens les plus forts pour y apporter nos caisses. Or, deux d’entre eux ayant porté une caisse très lourde suspendue à une perche allant de l’épaule de l’un à l’épaule de l’autre, leur manière ordinaire de porter les fardeaux, ils en vomirent bientôt le sang, l’un et l’autre. L’un des deux, un Erromangain, en mourut ; et le père de l’autre jura que si son fils ne guérissait pas, chacun de nous devait être tué. Mais par la bonté de Dieu, le jeune homme guérit.

Comme le débarcadère des bateaux était à douze cents mètres de notre maison et qu’un malheur comme celui que je viens de raconter ne devait pas se renouveler, je mis mon esprit à la torture pour découvrir comment, avec les matériaux informes que j’avais, je pourrais arriver à fabriquer un véhicule convenable ; et j’arrivai à faire non seulement une brouette, mais encore une petite charrette à deux roues. Ces véhicules servirent pour les besoins les plus pressants et plus tard j’en fis venir de plus « orthodoxes » des colonies. Ensuite, à force de cajoleries et de présents, je décidai les natifs à m’aider à faire une route du débarcadère à notre maison. Notre travail fit peut-être frémir l’esprit de MacAdam ; son utilité n’en a pas moins été immense depuis lors.

Avant même que notre maison fût finie, on nous menaça plusieurs fois d’y mettre le feu et de nous tuer à coups de mousquets. Mais ces menaces déterminèrent Namakei à se déclarer notre ami ; et, comme nous l’apprîmes plus tard, lui et ses gens montèrent la garde jour et nuit pour nous protéger. Un sauvage Erromangain, armé d’un tomahawk et d’un mousquet, rôda cependant autour de nous pendant dix jours, cherchant à nous tuer. M’attendant à Dieu pour être protégé, et tenant à côté de moi un petit tomahawk américain, je continuai mes travaux sans montrer aucune frayeur. Le principal était de prendre toutes les précautions possibles contre une surprise, car ces meurtriers qui sont tous très lâches, ne font rien tant qu’on les observe. Je fis cependant venir le chef dont l’Erromangain était l’hôte et je l’avertis que Dieu le tiendrait, lui aussi, pour coupable si notre sang était versé.

« Missi, me dit-il vivement, je ne le savais pas ! je ne le savais pas ! mais à la première occasion, je le ferai partir et vous ne le verrez plus. »

Il tint parole et nous fûmes débarrassés de cet ennemi qui s’était constitué vengeur de son compatriote. Notre Maison de la Mission était admirablement située. Le sol allait en s’inclinant à peu près de toutes parts. Le chemin par lequel on arrivait à la maison était bordé de chaque côté par de magnifiques crotons tigliums et autres plantes des îles, derrière lesquelles se dressait une rangée d’orangers. Un bois de cocotiers bordait la côte sur une longueur de cinq kilomètres et ombrageait la principale route de l’île. Près des bâtiments de la Mission se trouvaient un bon nombre de châtaigniers et de magnifiques arbres à pain. Quand, dans la suite des années, tout fut arrangé selon notre goût, nous nous trouvâmes au centre d’un beau village. Autour de notre maison se trouvaient l’Église, l’Ecole, les orphelinats, la forge, l’atelier du menuisier-ébéniste, l’imprimerie, le magasin de bananes, le magasin d’ignames, le bâtiment des cuisines, etc., tous édifices très modestes, mais s’élevant gracieusement au milieu des orangers et prêchant pour Aniwa l’Évangile d’une vie meilleure et d’une civilisation plus élevée.

Le chemin qui conduisait à chaque bâtiment était tout pavé de corail blanc en petits morceaux, et la clôture qui entourait tous ces édifices de la Mission brillait fraîche et gaie dans sa blanche peinture. L’ordre et le goût apparaissaient comme une des lois de la vie nouvelle apportée par l’homme blanc, et bon nombre d’indigènes commençaient à suivre l’exemple.

Bien multiples et étranges étaient les arts que je devais pratiquer : maniement de la doloire, étude et pratique des mystères du tenon et de la mortaise, etc., etc. Quand un natif avait besoin d’un hameçon ou d’un morceau de calicot rouge pour lier sa longue corde de cheveux, il venait me faire le transport d’un bloc de corail ou d’une poutre ; mais quant à un travail quotidien régulier, les indigènes trouvaient cela trop misérable. Les femmes se laissaient tenter par du calicot et des perles, et elles m’aidaient à préparer mes toitures de feuilles de canne à sucre. Elles ramassaient les feuilles dans les plantations et les attachaient sur des roseaux de quatre ou six pieds de long avec des lanières d’écorce ou de feuilles de pandanus. Mais combien différente fut leur conduite dès que l’Évangile eût touché leur cœur ! Elles bâtirent alors leur église et leur école de leur propre mouvement, se réjouissant de travailler sans aucune rémunération ; et, depuis lors elles ont pourvu à l’entretien de ces édifices, fournissant gratuitement le bois, les feuilles de canne à sucre et la chaux de corail.

La charpente du toit de notre maison fut solidement attachée et clouée, elle fut recouverte de plateaux de roseaux et de · feuilles de canne à sucre fortement liés au bois. Le faîte fut recouvert de feuilles de cocotier fixées par des chevilles de bois dur. Pendant la saison des ouragans, le tout était recouvert chaque année d’un toit spécial formé de feuilles de cocotier et de planches qui se fixaient solidement à la charpente de la maison.

Une de nos plus grandes difficultés fut la fabrication de la chaux, pour laquelle nous dûmes inventer un four spécial. L’espèce de corail nécessaire pour cette fabrication ne se trouvait qu’à une seule place, dans la mer, à cinq kilomètres de notre maison. Je devais m’y rendre avec mon bateau et m’y tenir à l’ancre. Les natifs plongeaient, brisaient le corail à coups de marteau et me l’apportaient morceau par morceau jusqu’à ce que j’eusse mon chargement. Nous le transportions alors sur le rivage où nous l’étendions au soleil, et nous le laissions là environ quinze jours, jusqu’à ce qu’il fût friable. Quand nous en eûmes ainsi préparé vingt ou trente charges de mon bateau, nous transportâmes le tout près de la Maison de la Mission, où nous creusâmes un gigantesque trou dans le sol, que nous remplîmes de bois sec recouvert d’une couche de bois vert de plusieurs pieds d’épaisseur, et nous mîmes le corail dessus. Quand le bois eut brûlé pendant une dizaine de jours, le corail formait une excellente chaux. Les travaux que nous en fîmes avaient tout à fait l’apparence du marbre.

Un jour, mon bateau ayant son plein chargement de corail, fut jeté par une vague contre un récif et percé dans le flanc. A l’instant même, prompts comme la pensée, tous mes hommes étaient dans la mer, et à mon grand étonnement ils portaient le bateau de l’épaule et d’une main, tandis que de l’autre ils nageaient et conduisaient l’embarcation à la côte. Quand celle-ci fut tirée sur le rivage et déchargée, il fallut quatre pénibles journées pour amener de la Maison de la Mission les planches et les outils nécessaires pour la réparer.

Dans ces mers, chaque bateau doit être en cèdre lié de cercles de cuivre ; ce qui, en somme, est de beaucoup le plus économique. Et les maisons doivent être du bois le plus résineux, ou le plus rempli de gomme, car les grosses fourmis blanches dévorent non seulement tous les autres bois tendres, mais encore les bois à gomme bleue des Colonies et même le dur bois de cocotier ; dans les maisons elles dévorent les châssis des fenêtres, les chaises et les tables !

Quand je considère ces accablants travaux du passé, je me réjouis de ce qu’ils ne sont plus demandés au missionnaire. On apporte maintenant des colonies les pièces qui n’auront plus qu’à être assemblées pour former la maison missionnaire ; et l’on a les toits de zinc et d’autres perfectionnements encore. Le Synode envoie une députation qui accompagne le jeune missionnaire, lui élève sa maison et l’aide dans toute son installation. De la sorte, les forces les plus précieuses sont réservées pour les plus hauts emplois ; et non seulement la propriété mais souvent la vie du missionnaire est ainsi épargnée.

Quelques années plus tard quand Namakei se fit chrétien, il dit, en notre présence, à tout son peuple assemblé : « Quand Missi arriva, nous vîmes ses caisses. Nous comprîmes qu’il avait des couvertures, du calicot, des haches, des couteaux, des hameçons et autres choses semblables. Et nous dîmes : Ne le chassons pas, nous perdrions toutes ces choses ; mais forçons-le à vivre sur l’emplacement sacré ; nos dieux le tueront et nous nous partagerons ses effets. » Missi bâtit donc sa maison sur notre terrain le plus sacré. Il y vécut lui et tous les siens ; et nos dieux ne leur firent aucun mal. Il y planta des bananiers et nous dîmes : « Maintenant, quand ils mangeront du fruit de ces arbres, ils mourront ; selon ce que nos pères nous ont enseigné. » Ils mangèrent du fruit des arbres, et nous les observâmes pendant des jours et des jours et aucun d’eux ne mourut. Nous dûmes alors reconnaître que ce que nos pères nous avaient dit n’était pas vrai. Et nous dîmes : « Nos dieux ne peuvent les tuer ; leur Jéhovah est plus fort que les dieux d’Aniwa. »

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