Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

2.5 — L’enseignement de saint Jean.

[Outre les ouvrages généraux mentionnés plus haut, voir la littérature spéciale dans Stevens, op. cit., pp. 595, 596. On y ajoutera Th. Calmes, L’évangile selon saint Jean, Paris, 1904. E. Jacquier, Histoire des livres du N.T., t. IV, Paris, 1908.]

C’est avoir exposé déjà, du moins en partie, l’enseignement de saint Jean que d’avoir exposé celui de Jésus d’après le quatrième évangile, car le disciple s’est si bien pénétré des discours du Maître qu’il les a faits siens par la manière dont il les rapporte : nous entendons à la fois le Sauveur et le disciple. Mais, ces discours mis à part, il reste comme sources de la doctrine strictement johannique, outre les parties narratives de l’Évangile, les épîtres attribuées à l’apôtre et l’Apocalypse. En raison de leur caractère, il est à propos de présenter d’abord et à part les enseignements de l’Apocalypse. Ils tiennent encore au judaïsme et à ses formes malgré l’esprit nouveau et les échappées mystiques qui s’y rencontrent.

C’est autour de la christologie et de l’eschatologie que se groupent surtout ces enseignements. Dieu et ses anges y sont toutefois l’objet aussi d’une attention particulière. Ce n’est pas comme Père que Dieu est envisagé : c’est dans ses attributs de majesté et de toute-puissance. Il est l’Éternel, l’alpha et l’oméga, le principe et la fin, le premier et le dernier (Apocalypse 1.8 ; 21.6 ; 22.13), παντοκράτορ (Apocalypse 1.8 ; 4.8, etc.), créateur de l’univers par sa seule volonté (Apocalypse 4.11 ; 10.6 ; 14.7). — A côté de lui est Jésus-Christ. L’Apocalypse lui maintient sans doute un rôle subordonné par rapport au Père (Apocalypse 1.1 ; 2.26-27) ; mais elle l’élève d’ailleurs bien haut dans la gloire de son triomphe, et finit par l’associer complètement au Père dans quelques-uns des attributs qu’elle lui prête, et dans les hommages qu’elle lui fait rendre. Ainsi le Fils de l’homme est juge et Seigneur (Apocalypse 1.16, 20), prince des rois de la terre, Seigneur des seigneurs et roi des rois (Apocalypse 1.5 ; 17.14). S’il est le témoin fidèle et l’Amen (Apocalypse 1.5 ; 3.4, 14), le premier-né d’entre les morts et celui qui tient les clefs de la mort et de l’enfer (Apocalypse 1.5, 18), le principe de la créature de Dieu (ἡ ἀρχὴ τῆς κτίσεως τοῦ ϑεοῦ, Apocalypse 3.14), il est aussi, comme le Père, le premier et le dernier (Apocalypse 1.17 ; 2.8), associé à Dieu dans la même louange et les mêmes honneurs (Apocalypse 5.12-13), sans cesse rapproché de lui et joint à lui (Apocalypse 6.16 ; 7.9-10 ; 11.15 ; 12.10 ; 14.4 ; 21.22 ; 22.3).

C’est sous la figure d’un agneau immolé que Jésus-Christ est apparu au voyant ; par cet agneau, par son sang nous avons été rachetés d’une rédemption qui a été universelle (Apocalypse 5.9 ; 14.4 ; 5.2 ; 11.6). Dans son sang il a lavé nos péchés (Apocalypse 1.5 ; 7.14 ; 22.14). La mort de Jésus-Christ est ainsi désignée comme la condition de notre réconciliation et comme le principe du salut.

Puis, au-dessous de Jésus-Christ, on trouve les anges. Ils jouent, dans l’Apocalypse, comme ordinairement dans ce genre d’écrits, un rôle considérable et qu’il est inutile d’analyser en détail. Mais il faut donner une mention spéciale aux sept esprits (πνεύματα) qui sont devant le trône de Dieu (Apocalypse 1.4), et qui sont identifiés aux sept lampes qui brûlent devant le trône (Apocalypse 4.5) et aux sept yeux de l’Agneau (Apocalypse 5.6). Apocalypse 1.4-5, ils sont nommés entre Dieu et Jésus-Christ, et il semble que chacun d’eux successivement parle dans les lettres envoyées aux Églises (Apocalypse 2.7, 11, 17, 29 ; 3.6, 13, 22). D’autre part, il est question de l’Esprit qui parle (Apocalypse 14.13) et qui, avec l’Epouse, soupire après la venue de Jésus (Apocalypse 22.17). Peut-être avons-nous, dans ces sept esprits, une personnification symbolique de l’action multiforme du Saint-Esprit, et, dans l’ensemble de ces passages, une ébauche de la pneumatologie johannique (Jean ch. 14 à 16).

En face des bons anges apparaît le démon. L’auteur le présente sous la forme d’un dragon (Apocalypse 12.3,9) : c’est l’ancien serpent (de la Genèse) appelé le diable et Satan, qui séduit le monde entier (Apocalypse 12.9). Antagoniste de Dieu, il a, lui aussi, ses anges (Apocalypse 12.7, 9), un trône (Apocalypse 2.13), une synagogue (Apocalypse 2.9 ; 3.9), une doctrine avec ses mystères (τὰ βαϑέα τοῦ Σατανᾶ, Apocalypse 2.14). Vaincu par Michel et ses anges et précipité du ciel (Apocalypse 12.7-8), il a fait la guerre aux enfants de Dieu, et se trouve aidé dans cette œuvre par les deux bêtes, personnification de l’iniquité corruptrice et persécutrice (Apocalypse 13.1-17).

Dieu et sa justice doivent triompher cependant, et ce triomphe constituera la fin des choses. Les visions eschatologiques de Patmos contiennent beaucoup d’éléments et d’images empruntés aux apocalypses juives circulant au moment de sa composition, et, à ce point de vue, sont peu originales. Mais, d’autre part, elles ont eu trop d’influence sur l’eschatologie ecclésiastique postérieure pour qu’on les puisse négliger. Il est donc à propos d’en marquer au moins la suite.

Au commencement se place la chute de la Babylone homicide et persécutrice des saints : c’est la première victoire de l’Agneau (ch. 17 et 18), dont les noces sont venues et dont l’épouse se prépare (Apocalypse 19.7,9). Puis le Verbe de Dieu apparaît, à cheval, en guerrier, sa robe tachée de sang, et traînant à sa suite les armées du ciel (Apocalypse 19.11-15). Contre lui s’assemblent la bête, le faux prophète, les rois et les puissants, ennemis de son règne, avec leurs troupes (Apocalypse 19.17-19). La bête et le faux prophète sont saisis et jetés vivants dans un étang de feu et de soufre ; les autres sont tués et leurs chairs dévorées par les oiseaux du ciel (Apocalypse 19.17.18, 20-21) ; Satan est enchaîné et relégué pour mille ans dans l’abîme (Apocalypse 20.1-3).

Alors a lieu une première résurrection pour les justes seuls. Ils reviennent à la vie, et, avec le Christ dont ils sont les prêtres, règnent pendant mille ans (Apocalypse 20.4-6).

Ce règne de mille ans est suivi d’une nouvelle épreuve. Satan, momentanément délivré de son cachot, séduit les nations des quatre coins de la terre, et ensemble ils viennent assiéger la cité sainte (Apocalypse 20.7-8,3). Mais alors Dieu intervient lui-même. Le feu du ciel dévore les révoltés ; Satan va rejoindre la bête et le faux prophète dans l’étang de feu et de soufre pour y être, avec eux, tourmenté aux siècles des siècles (Apocalypse 20.9-10), et une seconde résurrection, générale celle-ci, suivie d’un jugement également général (Apocalypse 20.12-13), prépare le triomphe définitif de la justice. C’est sur ses œuvres (κατὰ τὰ ἔργα) écrites aux livres du ciel que chacun sera jugé (Apocalypse 20.12-13 ; 2.23 ; 22.12). La conséquence de ce jugement, c’est pour « la mort » et pour « l’enfer », c’est pour quiconque n’est pas inscrit au livre de vie « la seconde mort », c’est-à-dire la condamnation à l’étang de feu et de soufre qui a déjà recueilli la bête, le faux prophète et le dragon (Apocalypse 20.14-15 ; 21.8). Là, tombent les lâches, les incrédules, les abominables, les meurtriers, les impudiques, les enchanteurs, les idolâtres et tous les menteurs (Apocalypse 21.8 ; 22.15). Le châtiment est d’ailleurs analogue aux crimes commis (Apocalypse 16.6 ; 13.10 ; 2.20-23 ; 18.6-7) ; mais de plus il est éternel (Apocalypse 20.10) : il n’est, nulle part, question de restauration, d’ἀποκατάστασις.

Pour les justes, au contraire, une nouvelle terre et de nouveaux cieux sont créés, car les anciens ont disparu (Apocalypse 21.1 ; 20.11). Une Jérusalem nouvelle, l’épouse de l’Agneau, descend des cieux, magnifique et splendidement parée. On en donne la description (Apocalypse 21.11-27). C’est l’Église triomphante, la βασιλεία τοῦ ϑεοῦ définitive dans laquelle les saints régneront éternellement avec Dieu et contempleront sa face (Apocalypse 21.3-4 ; 22.4-5).

Venons maintenant à la doctrine de l’évangile et des épîtres de saint Jean. « Dieu est lumière, et il n’y a point en lui de ténèbres » (1 Jean 1.5). « Dieu est amour » (1 Jean 4.8, 16). Ce sont les deux définitions de Dieu que donne saint Jean, et qui vont à nous le représenter comme le principe de toute pureté, de toute sainteté et de toute vie, car les ténèbres, pour l’apôtre, c’est le mal (1 Jean 1.6-7). Or l’amour de Dieu à notre égard a paru surtout en ceci qu’il a envoyé dans le monde son Fils unique afin qu’en lui nous eussions la vie (1 Jean 4.9). — Qui est ce Fils unique ? C’est le Fils simplement et par excellence (1 Jean 2.22-24), le Monogène (Jean 1.14, 18) : c’est le Verbe. Le terme de λόγος ; — il se trouve déjà dans l’Apocalypse — est emprunté directement ou indirectement à la philosophie platonicienne et notamment à Philon ; mais l’apôtre l’emplit d’un sens qu’il ne comportait pas, et le Verbe devient une personne qu’il n’était pas d’abord. Jésus-Christ est donc le vrai Verbe, le Verbe créateur, par qui tout a été fait (Jean 1.3), le Verbe révélateur, lumière du monde (Jean 1.9), le Verbe qui, dès le commencement (ἐν ἀρχῇ), était auprès de Dieu (πρὸς τὸν ϑεόν), dans le sein du Père, et qui était Dieu (Jean 1.1-2,18), mais qui s’est incarné et est venu au monde dans une chair véritable (Jean 1.14 ; 1 Jean 4.2-3 ; 5.1, 6-8, 12 ; 2 Jean 1.7-12).

Son œuvre ici-bas a été de nous communiquer la vie qui est en lui (1 Jean 1.2 ; 3.14 ; 5.11, 20), et par conséquent d’abord d’effacer nos péchés, de dissoudre en nous les œuvres du diable (1 Jean 3.5, 8). C’est pour cela que Jésus a dû mourir non seulement pour la nation d’Israël, mais pour tous les enfants de Dieu dispersés (Jean 11.51-52), afin d’être propitiation (ἱλασμός) pour nos péchés et de nous purifier par son sang (1 Jean 1.7 ; 2.2 ; 4.10).

Le monde cependant n’a pas correspondu à cette grâce du Père par Jésus-Christ, Le monde, en saint Jean, est quelquefois l’ensemble simplement des choses créées (Jean 1.9-10), plus souvent l’ensemble des forces qui s’opposent sur la terre au règne de Dieu. Ce monde est tout entier dans le mal (1 Jean 5.19), et tout ce qu’on y trouve n’est qu’orgueil et convoitise (1 Jean 2.16). Il a pour œuvre propre le péché, l’iniquité (ἀνομία, 1 Jean 3.4 ; 5.17). Le péché ici n’est pas la transgression passagère de la volonté de Dieu : c’est l’état d’opposition habituelle à ses lois : et voilà pourquoi celui qui est né de Dieu et qui en garde la filiation ne pèche point et ne saurait pécher (1 Jean 3.9-10 ; 5.18), non plus que celui qui demeure en Jésus-Christ (1 Jean 3.6). D’autre part cependant, l’apôtre distingue des péchés qui sont et des péchés qui ne sont pas ad mortem (πρὸς ϑάνατον, μὴ πρὸς ϑάνατον, 1 Jean 5.16-17). Pour les premiers on ne doit point intercéder ; pour les seconds on peut le faire, et la vie sera accordée. C’est pour ces derniers sans doute que saint Jean nous dit que nous avons auprès du Père un avocat, Jésus-Christ (1 Jean 2.1).

Le soin des vrais chrétiens sera donc de détester le monde et d’en triompher par la foi (1 Jean 2.15 ; 5.4-5), mais d’ailleurs de se sanctifier sur le modèle de Dieu même, afin de lui devenir semblables, et de pouvoir, quand il se révélera, le contempler tel qu’il est (καϑώς ἐστιν, 1 Jean 3.2-3).

La brève esquisse de la théologie johannique que l’on vient de lire doit être complétée, je l’ai déjà observé, par ce qui a été dit de l’enseignement de Jésus-Christ d’après le quatrième évangile. Cette théologie de saint Jean marque le point culminant de la révélation religieuse dans le Nouveau Testament. Dans les synoptiques, la parole de Jésus se trouve conditionnée par la qualité de ses auditeurs, et doit partir le plus souvent des idées familières à la pensée juive. Elle étend sans doute infiniment ces idées, mais sans en modifier les contours au point qu’elles deviennent étrangères à ceux qui l’écoutent. Saint Paul brise déjà en partie le moule palestinien de cette première catéchèse. Apôtre des Gentils et de la Diaspora, il doit accommoder cette catéchèse aux Juifs hellénistes et aux Grecs, et donc en effacer ou atténuer les traits qui la leur rendraient inintelligible. Mais dans saint Jean (je parle de l’Évangile et des Épîtres) ce travail est poussé bien plus loin. Au moment où il écrit, l’Église a débordé au large les contrées qui l’ont vue naître, et de nouveaux modes de concevoir et de parler s’imposent à elle, si elle veut être comprise et acceptée. Quelques arrangements de détail ne suffiraient pas : c’est toute une traduction et une interprétation des données doctrinales synoptiques qui s’imposent. Il faut rompre définitivement avec le particularisme et le symbolisme juifs, pour proclamer l’universalité de la religion de l’Évangile et aller au fond des divines réalités qu’il contient, sortir des tâtonnements pour révéler dans leur infinie grandeur l’amour de Dieu et la dignité de Jésus-Christ. Dieu est Esprit, et c’est en esprit qu’il le faut adorer. Le Messie des Juifs, l’Oint du Seigneur est le Verbe de Dieu, Dieu éternel comme le Père, incarné et fait homme. Le salut qu’il apporte, c’est la vie même de Dieu qu’il vient nous communiquer, et qui doit, si nous la développons en nous, nous rendre semblables au Père et capables de le voir tel qu’il est. Voilà, en raccourci, l’exposé que saint Jean fait de la prédication du Maître, et qui doit être désormais l’expression de la foi nouvelle. L’antiquité a surnommé le disciple que Jésus aimait le Théologien. Elle ne s’est pas trompée : saint Jean — écrivain inspiré d’ailleurs et organe de la révélation divine — est en effet un des premiers, et, sans doute, le plus grand théologien de l’Église.

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