Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

4.3 — Le judéo-christianisme au iie siècle.

On a vu comment, dans l’Église chrétienne de Jérusalem, avait existé dès le principe un parti fortement attaché aux observances légales, et jaloux d’en maintenir la pratique, au moins pour les juifs convertis. Les événements qui précédèrent la ruine de la ville par Titus en 70, eurent pour effet de renforcer cette tendance fâcheuse. Dès l’an 68, les chrétiens, abandonnant Jérusalem, se réfugièrent au delà du Jourdain, dans le royaume d’Agrippa II, à Pella, d’où ils rayonnèrent peu à peu dans les régions adjacentes. Là, dans l’isolement où ils se trouvèrent, leur particularisme étroit ne fit qu’augmenter. Là aussi des divergences doctrinales se produisirent bientôt entre eux qui les partagèrent en plusieurs groupes moins nettement tranchés, il est vrai, que cet exposé ne le fera paraître, mais qu’il est possible cependant de distinguer.

Il y eut d’abord un groupe nazaréen, conservant, avec un grand attachement à la Loi et à ses prescriptions, l’essentiel de la foi chrétienne, et un groupe ébionite qui versa complètement dans l’hérésie. J’adopte pour plus de clarté ces dénominations pour désigner les deux parties de l’ancienne Église hiérosolymite, bien qu’en pratique on en brouillât l’emploia. Puis, parmi les ébionites, un certain nombre se trouva en contact avec les esséniens, et de ce contact naquit — au commencement du iie siècle peut-être — la nuance d’ébionisme qui est représentée par les apocryphes clémentins au iiie siècle, et décrite par saint Épiphane au ive (Haeres. xxx). Enfin sur ce fond d’ébionisme essénien se détache encore la secte particulière des elkasaïtes.

a – S. Jérôme, Epist. CXll, ad Augustinum, 13.

Ainsi, autant qu’il est permis d’en juger, l’ancienne Église de Jérusalem se serait décomposée au début du iie siècle d’abord en nazaréens et ébionites ; puis de ces derniers seraient venus les ébionites esséniens dont les elkasaïtes seraient une branche spéciale.

Quelle était la doctrine de ces divers groupes ?

Il ne semble pas que, sauf par leur attachement exagéré à la Loi, et par une conception sans doute trop étroite de l’Évangile en général, les nazaréens aient différé, dans leurs croyances, des autres Églises helléniques. Saint Jérôme, qui les connut à Bérée (Alep), déclare à saint Augustin, dans sa lettre cxii, 13, « qu’ils croient au Christ, Fils de Dieu, né de la Vierge Marie, qui a souffert sous Ponce-Pilate, est ressuscité, en qui nous croyons aussi. Il ajoute, il est vrai, qu’en voulant être à la fois juifs et chrétiens ils ne sont ni l’un ni l’autre : dum volunt et iudaei esse et christiani, nec iudaei sunt nec christiani ; mais ce qui les empêche d’être chrétiens c’est uniquement leur obstination à vivre à la juive ; car le même saint Jérôme témoigne ailleurs qu’ils ne repoussaient pas l’apôtre Paulb. — Remontons plus haut. Il semble bien qu’Hégésippe, l’auteur des Mémoires, a été un chrétien de ce groupe (H.E. 4.22.7). Or, il entreprend, vers 150, un voyage en Occident et se met en rapport avec un grand nombre d’évêques, notamment avec ceux de Corinthe et de Rome : il examine la doctrine qu’on enseigne dans les Églises et il la trouve conforme à la sienne, « conforme à ce que prêchent la Loi, les Prophètes et le Seigneur ». Si l’on remarque maintenant qu’au moment où écrivait Hégésippe (vers 180), saint Irénée représentait la secte ébionite comme absolument hérétique (Adv. haeres., 1.26.2), il faut bien convenir que tous les judéo-chrétiens n’en faisaient pas partie. — Enfin, dans son Dialogue avec Tryphon (xlvii), saint Justin parle de chrétiens qui acceptent tout l’Évangile, mais qui restent attachés à la loi de Moïse. Il croit, pour lui, qu’ils pourront se sauver et qu’on doit les regarder comme des frères avec qui on est en communion, pourvu qu’ils ne prétendent pas imposer aux chrétiens de la Gentilité ces mêmes observances. Ce sentiment, ajoute-t-il, n’est pas, il est vrai, celui de tout le monde, et certains chrétiens ne se mêlent point à eux. Puis, au numéro xlviii, notre auteur mentionne encore des juifs d’origine (τινὲς ἀπὸ τοῦ ὑμετέρου γένους) qui admettent la messianité de Jésus, mais non sa divinité, opinion, continue-t-il, que je ne saurais partager non plus que la masse de ceux qui sont avec moi.

bIn Isaiam, lib. iii, cap. ix, 1 (P. L., xxiv, 125). Ces nazaréens paraissent bien être ceux dont parle saint Épiphane, Haer. xxix, 1, 7-9. Bien qu’il déclare qu’ils sont juifs et pas autre chose (7), les détails qu’il donne prouvent le contraire.

Ces Juifs sont-ils les mêmes que les chrétiens dont il a parlé au numéro précédent ? Non, sans doute. En tout cas, il paraît bien certain qu’il a existé, au iie siècle et jusqu’à la fin du ive où saint Jérôme les a connus, des judéo-chrétiens orthodoxes dont toute l’erreur a consisté dans leur obstination à pratiquer la loi mosaïque. Ce sont ceux que nous appelons nazaréens.

A côté d’eux il faut mettre les ébionitesc. On ne sait au juste d’où leur est venu ce nom, et les auteurs anciens varient beaucoup dans la façon de l’expliquer. La meilleure et la plus naturelle est celle qui l’interprète par la pauvreté effective (ebion en hébreu signifie pauvre) de la communauté chrétienne émigrée et établie au delà du Jourdain.

c – Sources : Hégésippe dans Eusèbe, Hist. eccles., 4.22.4-7 S. Irénée, Adv. haer., 1.26.2 ; 3.21.2 ; 5.1.3. Origène, Contra Celsum, 2.1 ; 5.61 ; in Genes., 3.5 ; In Matth., 16.1-2. Pseudo-Tertullien, 11. Philastrius, 37. Tertullien, De praescript., 33, Philosophoumena, 8.34, Eusèbe, Hist. eccl, 3.27.2 ; cf. 6.17.

Leur doctrine, telle qu’elle se dégage de l’ensemble de nos sources, était la suivante : il y a un Dieu unique créateur et maître du monde. Jésus-Christ n’est qu’un homme (ψιλὸς ἄνϑρωπος) né du commerce de Joseph et de Marie. Eusèbe témoigne cependant que plusieurs d’entre eux admettaient sa naissance virginale (H.E. 4.27.2) Par son observation scrupuleuse de la Loi Jésus a été justifié et est devenu le Christ, chacun d’ailleurs pouvant le devenir de la même façon. Aussi cette loi, les ébionites en gardent-ils fidèlement toutes les ordonnances, la circoncision, le sabbat, et ils assurent que cette fidélité est nécessaire au salut. D’autre part, ils se servent exclusivement de l’évangile de saint Matthieu, de l’évangile des Hébreux, et repoussent saint Paul comme un apostat, lui et ses épîtres. Mais ils solennisent, comme les chrétiens, le dimanche en mémoire de la résurrection de Jésus-Christ. Saint Irénée ajoute (1.26.2) qu’ils expliquaient les prophéties curiosius, c’est-à-dire probablement en y mêlant des subtilités rabbiniques ou des traditions secrètes.

C’est vers l’an 100 ou même un peu plus tôt que les ébionites entrèrent en contact avec les esséniens. Ceux-ci nous sont connus par Philon, Josèphe et Pline l’Ancien. On peut les représenter en général comme des Juifs à qui la pureté rituelle et légale ne suffit pas, et qui, rebutés peut-être par les désordres qu’ils avaient vus régner dans le haut clergé de Jérusalem pendant les deux derniers siècles avant Jésus-Christ, s’étaient peu à peu éloignés du temple et de ses sacrifices pour mener à part une vie plus parfaite. De leurs rapports avec les ébionites naquit cette nuance d’ébionisme nommé l’ébionisme essénien.

Nos sources pour le bien connaître, ne sont pas de premier ordre, et il est bon de se le rappeler en lisant l’exposé suivant tiré surtout des Homélies clémentines.

[Il y en a deux surtout : A. Le groupe dit des Romans clémentins sortis de la secte, mais retouchés dans la suite et qui ne remontent pas, dans l’ensemble, au delà du iiie siècle. Ils comprennent : 1° Les Homélies au nombre de vingt, précédées d’une Épître de Pierre à Jacques, de la Contestatio (διαμαρτυρία) de Jacques, et d’une lettre de Clément au même ; 2° Les Récognitions, en dix livres ; 3° Deux Epitome grecs des Homélies en deux rédactions différentes ; 4° Deux Epitome arabes des Homélies et des Récognitions ; 5° Une compilation syriaque des Homélies et des Récognitions. De ces ouvrages ce sont les Homélies qui représentent le plus ancien état de la doctrine. — B. Saint Épiphane, Haer. xxx. Il nomme ces hérétiques ébionites, et mêle à son exposé ce qui regarde Elkasaï ; mais ce sont bien les ébionites esséniens qu’il a en vue. — L’édition citée pour les Homélies et les Récognitions est celle de la Patrologie grecque de Migne, I, II.]

Dieu est un (ii, 15) ; il a une forme, une configuration (μορφὴν καὶ σχῆμα), des membres, mais non pour l’usage (οὐ διὰ χρῆσιν, xvii, 7-9). C’est lui qui a tout fait (ii, 15)d suivant une loi qui oppose les êtres deux à deux (διχῶς καὶ ἐναντιώς, ii, 15, 33), et de telle sorte qu’encore que les éléments et les êtres bons aient été créés les premiers et les mauvais ensuite, nous connaissons et éprouvons d’abord les mauvais et après eux seulement les bons (ii, 16). Ainsi, pour les hommes, Caïn a paru avant Abel, Ismaël avant Isaac, Ésaü avant Jacob, Aaron (mauvais parce que sacrificateur) avant Moïse, Jean-Baptiste, le fils de la femme (inter natos mulierum), avant Jésus-Christ, le Fils de l’homme, Simon le magicien avant saint Pierre, et, à la fin, l’antéchrist paraîtra avant le Christ (ii,16-17).

d – Ailleurs cependant (xvii, 9), les Homélies présentent de Dieu et du monde une conception panthéiste.

[Cf. Récognitions, viii, 61, qui ont remplacé Aaron par les magiciens de l’Égypte, et Jean-Baptiste par le tentateur, peut-être aussi saint Paul (Homél., ii, 17) par la nation des Gentils en général. Il est certain, en effet, que saint Paul est attaqué dans les Homélies sous le masque de Simon le Magicien (xvii, 13-19). Le chapitre 19 est très direct.]

D’après cette loi, il existe, depuis le commencement du monde, deux séries parallèles de prophètes, les uns véridiques, les autres menteurs, les uns venus d’Adam le premier prophète — dont on nie la chute (iii, 21), — les autres dérivés d’Ève, inférieure à Adam et créée après lui (iii, 22). Ceux-ci cependant se montrent les premiers, et réclament la foi en leur parole (iii, 23) ; mais ils ne sauraient être que trompeurs, puisqu’ils représentent l’élément féminin (iii, 27). Ce sont eux qui ont introduit les sacrifices sanglants et les guerres (figurés par la menstruation), le polythéisme et l’erreur (iii, 24). Les prophètes qui dépendent d’Adam au contraire ont paru en second lieu, mais ils méritent confiance, et, à parler plus exactement, il n’a existé depuis le commencement du monde en réalité qu’un seul prophète qui a paru d’abord en Adam, et qui « changeant de nom et de forme, parcourt le siècle jusqu’à ce qu’ayant atteint son temps, oint par la miséricorde de Dieu, à cause de ses labeurs, il jouisse pour toujours du repos » (iii, 20 ; cf. Récognitions, ii, 22).

Ce prophète s’est manifesté en Jésus-Christ. Celui-ci ne fait ainsi que continuer l’œuvre d’Adam et de Moïse : son rôle est uniquement d’enseigner. Les Homélies présentent (xvi, 12), sur les rapports de la sagesse et de Dieu, un système d’extension et de contraction (ἔκτασις, συστολή) qui rappelle celui de Sabellius tel qu’on le décrivait au ive siècle. En tout cas, Jésus, bien que Fils de Dieu, n’est pas Dieu (xvi, 15). D’abord, il ne s’est pas lui-même dit Dieu ; puis le propre du Père est d’être inengendré, celui du Fils d’être engendré : or on ne saurait comparer l’engendré à l’inengendré : celui-ci est nécessairement unique (xvi, 16-17. C’est de l’arianisme pur.

Ces données dogmatiques se complètent par l’affirmation de la liberté humaine (x, 4 ; xi, 8 ; Récognit., iii, 22), de l’immortalité de l’âme (xi, 11 ; xvi, 16), d’une rétribution divine qui traitera chacun suivant ses œuvres (ii, 36) et qui infligera notamment à l’âme des impies le supplice éternel du feu (xi, 11).

La partie cultuelle et morale est un mélange d’essénisme et de judaïsme. La Contestatio de Jacques admet le baptême et la circoncision : les Homélies prescrivent le bain au moins une fois le jour (Hom., ix, 23 ; x, 26 ; xiv, 1 ; Récogn., iv, 3 ; v, 36), et recommandent le régime végétarien (Hom., viii, 15 ; xii, 6 ; xv, 7). Le mariage précoce est obligatoire pour éviter l’adultère et la fornication (Hom., iii, 68 ; Epist. Clem. ad Jacob., 7). Au contraire, les sacrifices sanglants sont condamnés (Hom., iii, 24, 26).

L’exposé doctrinal des romans clémentins se retrouve en partie dans saint Épiphane (Haer. xxx) dont la relation présente quelques autres traits intéressants. Pour les ébionites, nous dit-il, le Christ et le démon ont été tous deux établis de Dieu : au démon appartient l’empire du monde actuel ; au Christ celui du monde futur (16). Jésus n’est qu’un homme né dans les circonstances ordinaires (2, 14, 16, 17, 34), mais sur qui le Christ est descendu (14). Le Christ est ou bien un esprit supérieur créé, qui a paru d’abord en Adam et dans les patriarches et finalement en Jésus, ou bien l’Esprit-Saint lui-même (3, 13, 16), et c’est lui qui, venant sur Jésus à son baptême, a prononcé les paroles : « Tu es mon Fils bien-aimé » (13, 16). Jésus-Christ est un prophète de vérité : par contre tous les prophètes entre Moïse et lui, David, Esaïe etc., sont des imposteurs (18). Quant aux Livres sacrés, ces hérétiques rejettent une partie du Pentateuque, notamment ce qui regarde l’usage des viandes et des sacrifices (18), ne reçoivent, en fait d’évangiles, que celui de saint Matthieu, qu’ils appellent κατὰ Ἑβραίους et dont ils ont altéré le texte (3, 13, 14, 18, 22), et regardent saint Paul comme un menteur et un fourbe (16). En revanche, ils se servent de certaines Περιόδοι Πέτρου, ouvrage prétendu de Clément, et d’Actes (apocryphes) des apôtres (15, 16).

Leurs pratiques religieuses sont décrites par saint Épiphane sensiblement comme dans les documents clémentins. Initiés par le baptême, ils célèbrent chaque année les saints mystères avec du pain azyme et de l’eau (16). Ils ont conservé les observances juives, le sabbat, la circoncision, etc. (2) et possèdent même des prêtres et des princes de la synagogue (18) : ils rejettent cependant les sacrifices (16). Ils se baignent fréquemment et au moins chaque jour (2, 15, 17), s’abstiennent de la chair des animaux (15), mais condamnent la continence et la virginité (2) : chez eux le mariage est plus hâtif qu’il ne conviendrait, et le divorce est permis (18).

Ces exposés ne laissent aucun doute sur le caractère mélangé de la doctrine dont nous parlons. Les ablutions fréquentes, la répudiation des sacrifices sont des traits esséniens. D’autre part, nos trois sources, Philon, Josèphe et Pline, s’accordent à dire que les esséniens ne se mariaient pas et que la secte s’entretenait uniquement par l’adoption ou l’initiation de personnes adultese. Il semble donc juste d’admettre que nous avons ici une combinaison d’éléments esséniens, juifs et chrétiens : c’est l’ébionisme essénien.

e – Cependant Josèphe signale à l’Orient une fraction de la secte où l’on se mariait, et où même on prenait les femmes à l’essai pour trois ans (De bello iud., II, 8,13).

Sur ce fond commun d’ébionisme essénien se détache la doctrine elkasaïte, sans que l’on puisse déterminer d’une façon précise ce qu’elle y a ajouté, et si ses partisans formaient bien une secte à part ou n’étaient pas simplement un groupe d’ébionites esséniens plus spécialement dévots à Elkasaï. Ce dernier nom a même fourni matière à bien des conjecturesf. La plus probable est celle qui y voit la transcription des mots hébreux Hêil-Kesaï « force cachée ». Le personnage à qui on le donne a-t-il existé ? On en a douté, mais sans raison péremptoire.

f – Il est écrit par les auteurs de diverses façons : Ἠλχασαί (Philosophoumena), ἠλξαί (S. Épiphane). Origène dit ἑλκεσαιταί.

La secte est connue par Origène (Eusèbe, H. E., 6.38) et saint Épiphane (Haer. xxix, xxx, lii) en Orient, en Occident par les Philosophoumena (ix, 13-17). Ceux-ci nous racontent que, sous Calliste, un certain Alcibiade tenta d’introduire à Rome la doctrine elkasaïte. Cette doctrine, contenue dans le livre d’Elkasaï, avait été révélée par un ange gigantesque appelé le Fils de Dieu, ayant à ses côtés un ange femelle, l’Esprit-Saint, de dimensions analoguesg. Elkasaï la promulgua la troisième année de Trajan (100). Elle consistait essentiellement dans la prédication d’un nouveau baptême distinct de celui de Jésus, qui devait remettre tous les péchés même les plus énormes dès qu’on le recevait avec foi en la nouvelle révélation. Le baptisé était plongé dans l’eau tout habillé et invoquait, pendant la cérémonie, les sept témoins, à savoir le ciel, l’eau, les esprits saints, les anges de la prière, l’huile, le sel et le pain. A cela se mêlaient des formules magiques, des incantations bizarres, des prédictions de l’avenir, des distinctions de jours fastes et néfastes, des combinaisons de nombres, tout l’attirail de l’astrologie. Les observances de la Loi juive étaient d’ailleurs maintenues, entre autres la circoncision. Quant à Jésus, on le regardait comme né à la façon ordinaire, d’un commerce charnel, mais, suivant les doctrines de la métempsycose, sa naissance de Marie n’avait été qu’une renaissance, car il avait passé successivement et déjà dans plusieurs corps et vécu sous d’autres noms. Les Philosophoumena remarquent que les elkasaïtes gardaient secrètes leurs croyances.

g – Le fait que le mot hébreu rouah, « esprit », est du féminin a conduit un certain nombre de sectes à regarder le Saint-Esprit comme un être femelle. Voir le fragment de l’Évangile des Hébreux cité par Origène, In Ieremiam, nom. XV, 4, Lomm., XV, 284.

Ces renseignements, les premiers en date que nous possédions, sont confirmés par Origène et par saint Épiphane. Le premier ajoute que les hérétiques rejetaient une partie des Écritures, l’autorité des apôtres, et permettaient, en cas de nécessité, de renier le Christ des lèvres pourvu qu’on ne le fît pas de cœur. Les détails spéciaux fournis par saint Epiphane représentent la secte comme une simple variété de l’ébionisme essénien. Les disciples d’Elkasaï, continue-t-il, sont proprement les Sampséens (σαμψαῖοι, solairesh qui ne sont en réalité ni Juifs, ni chrétiens, ni Gentils.

h – Ainsi nommés sans doute parce que les esséniens auxquels ils tenaient invoquaient ou semblaient invoquer le soleil à son lever (Josèphe, De bello iud. II, 8, 5).

De cet exposé il résulte que certaines doctrines pythagoriciennes avaient pénétré dans l’ébionisme essénien, et s’étaient coulées, avec l’elkasaïsme, dans ses croyances. Les Philosophoumena le remarquent positivement (ix, 14). Ainsi, si nous ne trouvons pas le pythagorisme au commencement de l’essénisme, nous le trouvons à la fin, et celui-ci ne s’était pas amélioré sous l’influence des doctrines qui l’entouraient.

D’autre part, cette étude montre le peu de place qu’en somme le judéo-christianisme a occupé dans l’histoire du christianisme primitif, et le peu d’action qu’il a exercé sur le développement de son dogme. Le coup droit et précis que saint Paul lui avait porté, la supériorité numérique presque immédiatement acquise par les fidèles de la gentilité réduisirent très vite à néant ses prétentions. Il put troubler quelque temps l’Église, nécessiter des protestations comme celle d’Ignace et du Pseudo-Barnabé, mais il ne put sérieusement ni l’inquiéter ni l’entraver. Contre l’idée universaliste chrétienne, soutenue par les forces de la philosophie grecque que les apologistes allaient bientôt mettre à son service, le judaïsme, pauvre métaphysicien, était bien trop faible pour lutter avec avantage. Aussi voyons-nous les colonies transjordanéennes de l’Église de Jérusalem se perdre rapidement dans l’obscurité de sectes étranges, et ce qui reste fidèle à l’essentiel du christianisme devenir au ive siècle plutôt un objet de curiosité pour saint Jérôme et saint Épiphane qu’objet d’étude sérieuse. La situation traditionnelle des nazaréens aurait pourtant, ce semble, mérité autre chose, car, en définitive, ils dérivaient du noyau tout primitif de la chrétienté naissante. Mais leur petit nombre les fit négliger : ils n’étaient plus, dans la grande Église, qu’un îlot perdu, un groupe imperceptible que ses singularités seules signalaient à l’attention.

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