Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

12.
La doctrine chrétienne en occident au iiie et au début du ive siècle.

12.1 — Dieu et la Trinité.

Les théologiens du iiie siècle n’ont pas eu à prouver, à grands renforts d’arguments, l’existence de Dieu : cette existence, à leur époque, était moralement admise de tous. Ils ont dû plutôt prouver l’existence d’un Dieu unique, et non pas seulement contre les païens, comme l’ont fait Tertullien, saint Cyprien, Arnobe, Lactance, mais encore contre les gnostiques plus ou moins dualistes, Marcion, Hermogène, Valentin, que Tertullien a combattus et réfutés.

Il n’y a qu’un seul Dieu. Et s’il en est ainsi, rien ne pourra lui être comparé : lui seul possède ce qui est de Dieu. Bien plus, il est transcendant et au-dessus de nos conceptions : « Maior est enim Deus mente ipsa, nec cogitari possit quantus sita. »

aNovat., De Trinitate, 2, cf. 7 ; Arnobe, iii, 19

Quelle est la nature de Dieu ? On a souvent — et saint Augustin en particulier (Ep. cxc, 14) — relevé dans l’enseignement de Tertullien sur la nature de Dieu cette singularité, qu’il semble en faire un être corporel : « Quis enim negabit deum corpus esse, etsi deus spiritus est ? Spiritus enim corpus sui generis in sua effigie (Tert. Adv. Prax., 7). » En maint endroit cependant, et ici même, notre docteur affirme que Dieu est spirituel. N’admettrait-il donc, comme les stoïciens, entre le corps et l’esprit qu’une différence de degré au point de vue de la subtilité de la matière qui les constitue ? La chose serait possible absolument ; mais il est plus vraisemblable que l’écrivain a pris ici le mot corpus comme synonyme de substantia, la substance, ainsi qu’il l’explique lui-même ailleurs, étant le corps et le solide de l’être dont elle forme le fond.

[Adv. Hermog., 35. C’est l’explication que donne saint Augustin. Elle n’a pas satisfait tous les critiques ; mais ce qu’ils ont ajouté ne la modifie pas sensiblement. Tertullien a toujours eu une tendance à corporaliser les choses les plus spirituelles.]

Nous avons dit ci-dessus comment l’erreur patripassienne de Noet et de Sabellius avait été condamnée par Calliste, et nous aurons à dire un peu plus loin comment certaines expressions malsonnantes au sujet du Fils, écrites par le patriarche Denys d’Alexandrie, furent redressées par le pape Denys de Rome. Ces déclarations autorisées encadrent en quelque sorte les exposés de la doctrine trinitaire qu’ont donnés saint Hippolyte, Tertullien et Novatien. Elles présentent l’enseignement officiel de l’Église à côté de celui de ses docteurs plus ou moins avoués.

Le premier danger couru par le dogme trinitaire au commencement du iiie siècle était donc le modalisme. Indépendamment des premiers hérétiques qui l’ont enseigné et propagé, on a cru en trouver des traces dans le Carmen apologeticum de Commodien. Mais peut-être ne faut-il pas exiger trop de précision théologique dans cette poésie fruste et embarrassée. En tout cas, nos docteurs y ont formellement contredit. Ils n’y ont pas seulement contredit : ils ont exposé sur la Trinité, et en particulier sur la génération du Verbe, des vues positives et synthétiques. Certaines de leurs tendances et de leurs expressions inquiétèrent, nous l’avons dit ailleurs, l’autorité ecclésiastique qui leur en signala le danger. Dans l’ensemble cependant, ces vues constituaient un progrès théologique considérable sur ce qu’on avait écrit au iie siècle.

Examinons d’abord ce qui regarde la génération du Fils et sa distinction d’avec le Père.

C’est surtout aux chapitres 10 et 11 de son traité contre Noet, et au livre x, 33 des Philosophoumena, que saint Hippolyte s’explique sur cette question. Au commencement, dit-il, Dieu était seul ; mais cependant, tout en étant seul, il était multiple (μόνος ὢν πολὺς ἦν), car il n’était pas sans parole ni sans sagesse (οὔτε γὰρ ἄλογος οὔτε ἄσοφος). Ce Dieu engendre d’abord par sa pensée le Verbe, non le verbe qui serait une simple voix, mais le Verbe qui est son raisonnement ou sa parole intérieure (ἐνδιάϑετον τοῦ παντὸς λογισμόν). Hippolyte insiste sur le caractère de génération qui est celui de l’acte divin. Le Verbe n’est pas de rien (ἐξ οὐδενός), comme le monde : il est, et lui seul, ἐξ ὄντων, et le ὄν dont il est (ἐξ οὗ) c’est le Père. Il est donc véritablement et proprement engendré (γεννῶν, ἀπογεννᾷ).

[Οὗτος οὖν μόνος καὶ κατὰ πάντων ϑεὸς λόγον πρῶτον ἐννοηϑεὶς ἀπογεννᾷ, οὐ λόγον ὡς φωνήν, ἀλλ ἐνδιάϑετον τοῦ παντὸς λογισμόν. τοῦτον μόνον ἐξ ὄντων ἐγέννα. το γὰρ ὂν αὐτὸς ὁ πατὴρ ἠν, ἐξ οὑ τὸ γεννηϑέν. (Philos. x, 33) Le mot παντὸς ici désigne le Père.]

De cette façon, continue Hippolyte, il y eut un autre par rapport au Père (οὕτως παρίστατο αὐτῷ ἕτερος), non pas que l’on doive dire deux dieux, car le Verbe est « une lumière produite par une lumière, comme une eau qui sort d’une source, un rayon qui s’échappe du soleil… le Verbe est l’intelligence (νοῦς) qui, apparaissant dans le monde, s’est montrée comme Fils de Dieu ».

De même que les apologistes grecs cependant, Hippolyte met la génération du Verbe en rapport intime avec la création, la mission créatrice du Verbe étant en quelque sorte contenue dans sa génération, et cette génération n’étant connue du monde et n’existant pour lui que par la création. Le Verbe engendré est montré, s’avance (ἔδειξε, προελϑεῖν) pour créer. C’est que, en vertu de sa génération, il a reçu et il porte en lui les idées conçues par l’esprit du Père, et il connaît aussi ses volontés. Il sera donc l’exécuteur de ses desseins et l’organe (ἐργάτην) de la création.

Bien plus, les apologistes n’avaient rattaché à la génération du Verbe que la création, Hippolyte y rattache l’incarnation. Le Verbe est Fils puisqu’il est engendré, et c’est pourquoi Hippolyte le nomme μονογενής ; mais cependant cette filiation ne devient complète que par l’incarnation, qui y ajoute un nouveau titre et que le Père prévoyait déjà. Si donc Dieu a appelé le Verbe son Fils (absolument), c’est par prolepse, et parce qu’il le devait devenir un jour (… τὸν λόγον ὃν υἱὸν προσηγόρευε διὰ τὸ μέλλειν αὐτὸν γενέσϑαι) : « Sans la chair et considéré à part soi, le Verbe n’était pas Fils complet, bien que, monogène, il fût Verbe complet. » (Contra Noet., 15)

Venons maintenant à l’exposé de la même doctrine chez Tertullien. Tertullien l’avait esquissée déjà dans l’Apologeticum (21) en 197 ; mais il l’a retravaillée et précisée dans l’Adversus Praxean composé entre 213-225. C’est surtout d’après ce dernier ouvrage qu’on en parle ici.

Dans le principe, écrit Tertullien, Dieu était seul, seul en ce sens que rien n’existait en dehors de lui, car il avait en lui sa raison. Cette raison les Grecs l’appellent λόγος, les Latins Sermo, mais plutôt pour simplifier, car la raison est comme le fond et la substance de la parole, et la parole est la raison en exercice. Nous ne pouvons en effet penser, sans parler intérieurement notre pensée, ni parler sans exprimer ce que nous pensons. Ainsi Dieu nécessairement pensant possédait nécessairement en lui une parole intérieure qu’il produisait et qui était, par rapport à lui, un second terme : « habentem (Deum) in semetipso proinde rationem, et in ratione sermonem quem secundum a se faceret agitando intra se. »

Quand Dieu voulut créer, il proféra cette parole intérieure qui contenait sa raison et ses idées, et par elle fut créé l’univers (6). Le Verbe, caché jusque-là en Dieu, réalise tout son nom : il devient une voix et un son lorsque Dieu dit : Fiat lux ! Cette prolation constitue la naissance parfaite du Verbe, car auparavant il était formé (conditus), porté dans les entrailles du Père : maintenant il est enfanté, il apparaît comme Fils :

« Haec est nativitas perfecta sermonis dum ex Deo procedit, conditus ab eo primum ad cogitatum in nomine sophiae, Dominus condidit me initium viarum ; deinde genitus ad effectum, Cum pararet caelum aderam illi ; exinde eum patrem sibi faciens de quo procedendo filius factus est, primogenitus, ut ante omnia genitus, et unigenitus, ut solus ex Deo genitus, proprie de vulva cordis ipsius, secundum quod et pater ipse testatur : Eructavit cor meum sermonem optimum » (7)b.

b – Cf. Apologet., 21 : « Hunc ex Deo prolatum didicimus, et prolatione generatum et idcirco filium Dei et Deum dictum ex unitate substantiae. »

Quelle est la nature du Verbe ou du Fils ainsi engendré ? Les hérétiques n’y veulent voir qu’un vain bruit comme est la parole humaine, « vox et sonus oris et, sicut grammatici tradunt, aer offensus… ceterum nescio quid et inane et incorporale ». Mais ce n’est pas cela. Le Verbe est un esprit comme le Père dont il procède et qui lui communique sa substance : il est une personne distincte du Père : « Quaecumque ergo substantia sermonis fuit illam dico personam, et illi nomen filii vindico, et dum filium agnosco, secundum a patre defendo » (7).

A cette doctrine on reprochera peut-être de reproduire la προβολή valentinienne. C’est à tort. Valentin éloigne les éons proférés du Dieu suprême : les éons ignorent ce Dieu, ils en sont séparés. Mais le Fils, lui, connaît le Père ; seul il le connaît d’abord ; il en est distingué, non séparé ; car il est toujours en lui et avec lui. Il est au Père ce que la tige est à la racine, le fleuve à la source, le rayon au soleil (8). Le soleil est dans le rayon qui n’est qu’une extension de sa substance :

Ita de spiritu spiritus et de Deo Deus, ut lumen de lumine accensum. Manet integra et indefecta materiae matrix, etsi plures inde traduces qualitatis mutueris : ita et quod de Deo profectum est Deus est et Dei filius et unus ambo. Ita et de spiritu spiritus et de Deo Deus modulo alternum numerum, gradu, non statu fecit, et a matrice non recessit sed excessit. » (Apologet. 21)

Passons enfin à l’exposé donné par Novatien dans son De Trinitate. Il est beaucoup plus simple. Avant le temps, toujours, le Père possède en lui, engendre le Fils. Bien que le Fils, conçu et né éternellement du Père, reste en lui, cette première naissance suffit pour que Dieu ait toujours été Père : « Hic ergo (Filius), cum sic genitus a Patre, semper est in Patre. Semper autem sic dico, ut non innatum sed natum probem… Semper enim in Patre, ne Pater non semper sit Pater » (31). Cette première génération toutefois doit recevoir un complément. Quand il le veut, c’est-à-dire au moment de la création, Dieu profère son Verbe : celui-ci ne naît plus seulement, il procède : il était dans le Père, il devient avec le Père : « Ex quo (Patre), quando ipse voluit, sermo Filius natus est… ; hic ergo, quando Pater voluit, processit ex Patre ; et qui in Patre fuit, processit ex Patre ; et qui in Patre fuit, quia ex Patre fuit, cum Patre postmodum fuit, quia ex Patre processit » (31).

Ainsi né et sorti du Père, le Fils est une seconde personne, et comme tel, distinct de lui (« secundam personam efficiens post Patrem, qua Filius », 31, col. 950) ; mais d’ailleurs il est « substantia divina » (31, col. 950, A), Dieu, comme le Père (11-24,31). Entre eux il existe une « communio substantiae » (31, col. 952, B). Si le Père est antérieur au Fils, c’est seulement « qua Pater » (31, col. 949, B) ; de même que le Fils n’est une seconde personne après le Père que « qua Filius » (31, col. 950, A).

Si maintenant nous comparons les trois exposés que nous venons de rapporter, il est aisé de voir en quoi ils se ressemblent, et aussi en quoi le langage de Tertullien est plus précis que celui de saint Hippolyte, et celui de Novatien plus exact que celui de saint Hippolyte et de Tertullien. Tous trois admettent d’abord l’existence éternelle en Dieu du Logos. Son existence distincte, personnelle est toutefois plus faiblement marquée chez saint Hippolyte (μόνος ὢν πολὺς ἦν), plus nettement chez Tertullien (quem secundum a se faceret), absolument chez Novatien pour qui, dès ce premier instant, le Verbe se distingue de son principe comme un fils du père (ut non innatum sed natum probem). Par contre, Tertullien et saint Hippolyte ont mis en pleine évidence le caractère intellectuel de cette première production du Logos. — Cependant le moment de la création est arrivé. Nos trois auteurs considèrent qu’alors il se produit — suivant notre manière de concevoir — une modification complémentaire dans l’état extérieur du Logos. Mais elle apparaît moins profonde chez Novatien que chez Tertullien, moins profonde chez Tertullien que chez saint Hippolyte. Pour le premier, elle est plutôt une procession ad extra, une mise en rapport du Fils avec le monde qu’il va créer (processif ex Patre) ; pour le second, elle est comme un complément de sa génération, un enfantement qui rend sa naissance parfaite en manifestant son activité (haec est nativitas perfecta sermonis) ; pour le troisième, elle est une génération par laquelle il se montre pleinement ἕτερος au Père. Saint Hippolyte et Tertullien se tiennent évidemment, pour le langage, plus près des apologistes grecs, et ce langage doit être interprété et justifié comme nous l’avons fait pour saint Justin et pour Théophile d’Antioche. Le langage en quelque sorte matérialiste de Tertullien notamment ne doit pas faire illusion, et il ne s’agit, dans ce qu’il dit, que d’un enfantement et d’une prolation au sens métaphorique, puisque l’auteur remarque lui-même que le Verbe est toujours dans le Père et un en substance avec lui (8). — Enfin, pour nos trois écrivains, le Verbe est identique au Fils ; mais, pour Novatien, il est Fils dès le principe ; pour Tertullien, il le devient complètement par son enfantement ; pour saint Hippolyte, cette filiation, commencée par la génération du Logos, ne s’épanouit définitivement que dans l’incarnation en Jésus-Christ. Il y a donc incontestablement progrès dans l’exposé dogmatique de saint Hippolyte à Novatien, et l’on peut raisonnablement penser que les admonestations du pape Calliste n’y ont pas été étrangères. Celui-ci faisait remarquer à saint Hippolyte et à Tertullien le danger de dithéisme auquel conduisait telle ou telle de leurs façons de parler. Il était choqué du rapport chronologique trop intime que leur exposé paraissait établir entre la génération du Verbe et sa mission créatrice ; choqué d’entendre dire que le Père n’avait pas été toujours Père, et qu’il y eut un temps où le Fils n’était pas Fils.

[Ceci vise le passage de Tertullien, Adv. Hermogenem, 3 : « Quia et pater Deus est, et iudex Deus est, non ideo tamen pater et iudex semper quia Deus semper. Nam nec pater potuit esse ante filium, nec iudex ante delictum. Fuit autem tempus cum et delictum et filius non fuit, quod iudicem et qui patrem dominum faceret. » On s’est demandé s’il ne s’agirait pas ici des fils adoptifs que sont les justes plutôt que du Fils par nature ; mais la teneur du chap. 18 rend cette interprétation improbable. D’autre part, il ne faut pas entendre la formule de Tertullien dans le sens où les ariens diront plus tard du Verbe ἦν ποτε ὅτε οὐκ ἦν. Cette formule chez lui « signifie seulement qu’il y eut un temps où le Verbe ne s’était pas manifesté hors de Dieu, ne pouvait être appelé le premier-né de toute création, n’avait pas acquis (complètement) ce titre de Fils de Dieu qui est attaché à sa révélation extérieure (d’Alès, La théol. de Tertullien, p. 95).]

Calliste était choqué encore de certaines conceptions bizarres d’Hippolyte, ou d’expressions trop matérialistes de Tertullien qui présentaient le Père comme une masse substantielle dont le Fils était une partie. Il vit dans ce langage un péril, et, sans condamner ces docteurs, dont le fond et l’ensemble de l’enseignement était correct, il les avertit cependant. Novatien profita plus tard de ces avertissements : il corrigea ce que le langage de ses prédécesseurs avait de défectueux. Mais, tout en reconnaissant ces défauts, on serait injuste si l’on ne reconnaissait d’autre part avec quelle netteté ces docteurs se prononçaient sur l’éternité, la divinité, l’origine du Verbe ex substantia patris, sa distinction personnelle d’avec lui, et son unité de nature avec le Père. Plus de cent ans d’avance, ils anticipaient vraiment les définitions de Nicée.

[Je pense ici à cette idée singulière d’Hippolyte avancée dans les Philosophoumena, X, 33, que si Dieu avait vouIu faire l’homme Dieu (ϑεόν σε ποιῆσαι), il l’aurait pu : « l’exemple du Verbe te le prouve ». C’est un mot dit en passant, et dont il est difficile de préciser le sens et la portée.

Les données trinitaires de Cyprien peuvent être négligées tant elles sont maigres. Lactance dépend de Tertullien, mais il simplifie son explication sur la question qui nous occupe. Le Verbe, esprit semblable au Père, est produit antérieurement à la création Instit., II, 9. Sa naissance est inexplicable, mais cependant puisque, d’après les Écritures, il est la parole de Dieu, il a dû — par analogie — sortir de sa bouche comme une voix et un son (cum voce ac sono ex Dei ore processit, IV, 8). Ce Verbe ainsi proféré ne fait pas qu’il y ait deux dieux : l’unité divine est sauvegardée pas l’unité de substance et d’opérations dans le Père et le Fils (IX, 29).]

Quel est leur témoignage sur la troisième personne de la Trinité, le Saint-Esprit ?

Saint Jérôme a accusé Lactance d’en ignorer la divine personne dans ses épîtres à Demetrianus — aujourd’hui perdues — et de le confondre tantôt avec le Père, tantôt avec le Fils. Ce sont des reproches dont il est actuellement impossible de vérifier la justesse, les ouvrages de Lactance qui nous sont parvenus ne contenant rien à ce sujet que l’on puisse relever. Un reproche analogue a été fait à Hippolyte : il n’aurait pas, suivant M. Harnack, regardé le Saint-Esprit comme une personne proprement dite. Il compte en effet en Dieu πρόσωπα δύο οἰκονομίᾳ δὲ τρίτην τὴν χάριν τοῦ ἁγίου πνέυματος (Contra Noet., 14). Le Saint-Esprit n’est donc pas pour lui un πρόσωπον. — Il est vrai que notre auteur ne lui en donne pas explicitement le nom ; mais il faut se souvenir qu’entre trinitaires et modalistes la question portait uniquement sur la nature de la distinction existant entre le Père et le Fils : le Saint-Esprit restait en dehors de la controverse, et l’on ne sentait pas encore le besoin de préciser le langage à son égard. Il a donc suffi à saint Hippolyte d’en parler comme d’un troisième terme numérique dont la présence complétait la trinité (τριᾶς, ibid., 8, 14). Il le suppose d’ailleurs Dieu comme le Père et le Fils.

Novatien suppose aussi cette divinité du Saint-Esprit. Bien qu’il ne le nomme nulle part Dieu explicitement, il lui attribue une éternité divine et une vertu céleste, divina aeternitas, caelestis virtus (De Trin., 29) et le déclare illuminator rerum divinarum (16). Sa place est entre le Fils de qui il reçoit et les créatures à qui il donne (ibid.).

Mais celui de nos auteurs qui a le mieux parlé du Saint-Esprit, à l’époque où nous sommes, est Tertullien. Traduisant d’un mot toute la tradition antérieure, le premier et le seul parmi les Pères jusqu’à saint Athanase, il a affirmé d’une façon expresse, claire et précise sa divinité. Montaniste au moment où il écrivait l’Adversus Praxean, il a énergiquement proclamé les grandeurs du Paraclet. Le Saint-Esprit est Dieu (13, 20), de la substance du Père (3, 4), un même Dieu avec le Père et le Fils (2). Il procède du Père par le Fils, a Patre per Filium (4), « a Deo et Filio sicut tertius a radice fructus a frutice, et tertius a fonte rivus a flumine, et tertius a sole apex ex radio » (8). Il est le vicaire (vicaria vis) du Fils, docteur de toute vérité (2).

Il y a donc trois termes en Dieu : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. On vient de voir ce que nos auteurs ont dit de chacun d’eux. Tertullien le résume et le complète dans son traité contre Praxéas, en même temps qu’il esquisse un tableau vigoureux de leurs relations mutuelles et du mystère de la Trinité.

Avant tout, remarque-t-il, il faut affirmer l’unité de Dieu (2) ; mais cette unité n’exclut pas une certaine économie. Le mot οἰκονομία est cher à Tertullien (3) ; il indique, selon lui, qu’il y a en Dieu une dispensation, une communication de l’unité qui en fait découler une trinité : « unitatem in trinitatem disponit » (2). Cette dispensation ne divise pas l’unité, elle la distribue seulement ; elle ne renverse pas la monarchie, elle l’organise. Quant aux nouveaux termes ainsi obtenus, ce sont des substances spirituelles (substantivae res, 26, cf. 7), comme des portions de la substance divine totale (ex ipsius dei substantia — ut portio aliqua totius, 26, cf. 9) ; ce sont des personnes (illam dico personam, 7, et voir 11, 12, 13, 15, 18, 21, 23, 24, 27, 31). Comme équivalent de persona, Tertullien dit aussi species, forma, gradus (2, 8).

Ces trois personnes sont numériquement distinctes entre elles. Contre les sabelliens, le grand africain a établi cette vérité avec une abondance de textes et de raisons qui ne laissent rien à répliquer : « Duos quidem definimus patrem et filium, et iam tres cum spiritu sancto secundum rationem oeconomiae quae facit numerum » (13, 2, 8, 12, 22, 25). Mais, d’autre part, on l’a vu, ces trois personnes sont Dieu : elles ont même nature, même substance, même état, même pouvoir, même vertu : « Et pater deus, et filius deus, et spiritus sanctus deus, et deus unusquisque » (13). « Tres autem non statu, sed gradu, nec substantia, sed forma, nec potestate, sed specie, unius autem substantiae et unius status et unius potestatis » (2, cf. 22). Elles ne sont pas unus : « unus enim singularis numeri significatio videtur » (22) ; mais elles sont unum, parce qu’il y a entre elles unité de substance : « Ego et Pater unum sumus, ad substantiae unitatem, non ad numeri singularitatem » (25). Et cette unité de substance. Tertullien ne la regarde pas comme simplement spécifique ou générique, mais comme numérique et absolue. Cela ressort, d’une part, de l’insistance avec laquelle il affirme qu’il y a entre le Père et le Fils distinction et distribution de l’unité mais non pas séparation et division (2, 3, 8, 9), et, de l’autre, de la façon dont il oppose constamment entre elles la trinité numérique des personnes et l’unité de la substance, l’unité de Dieu (2) ; car, dit-il, bien que le Père, le Fils et le Saint-Esprit soient Dieu, il n’y a qu’un seul unique Dieu (2, 13) : ils sont « une trinité d’une seule divinité », et le Fils n’est Dieu que de l’unité du Père, deus ex unitate patris.

Tertullien a donc touché au consubstantiel proprement dit, et en a trouvé la formule dernière : « tres personne, una substantia, celle qui restera la formule de l’Église latine. Tel qu’il est et malgré les obscurités qui s’y trahissent, son exposé trinitaire, surtout corrigé par Novatien, réalisait sur ce qui l’avait précédé un progrès considérable. La foi de l’Église y recevait une expression juste et définitive.

[On a souvent reproché à nos auteurs d’avoir subordonné le Fils au Père et le Saint-Esprit au Père et au Fils. Toutes les raisons alléguées n’ont pas cependant la même valeur. Ainsi, on ne peut rien tirer de la simple affirmation que le Père est plus grand que le Fils, et celui-ci plus grand que l’Esprit (Tertul., Adv. Prax. 9 ; Novat., De Trin., 16, 27, 31, parce qu’il s’agit là de cette subordination personnelle qui résulte des processions divines ; rien non plus du fait que le Fils obéit au Père et exécute ses ordres (S. Hippo, Phil., X, 33 ; Tertu., Adv. Prax., 3, 4 ; Novat., De Trinit., 61), parce qu’il s’agit ici d’une simple subordination ministérielle, non de nature ; rien enfin de ce que le Père est donné comme invisible, le Fils comme visible et le sujet des théophanies (Tertu., Adv. Prax., 14 ; Adv. Marc, II, 27 ; Novat., De Trin., 18, 19, 20, 31), parce que cette différence est fondée uniquement sur le fait que le Fils seul est apparu. — Moins défendables au premier abord sont les passages où Tertullien représente la substance du Fils comme une portion de celle du Père : « Pater enim tota substantia est, Filius vero derivatio totius et portio » (Adv. Prax., 9, 11, 26). Cependant il est clair que ces mots ne doivent point être pris à la lettre, et qu’il y faut voir surtout une conséquence du langage tout matériel que l’auteur adopte pour parler de Dieu. Tertullien n’ignorait pas que la substance de Dieu est indivisible (Apolog., 21), et que tout ce qui est au Père, en dehors de la paternité, a été communiqué au Fils (Adv. Prax., 22 Adv. Marc, III, 6 ; IV, 23). — C’est plutôt dans Lactance (Instit., II, 8 ; cf. IV, 8) que l’on trouverait des concepts vraiment répréhensibles. Au ve siècle cependant, la controverse arienne avait rendu les esprits très méticuleux à ce point de vue ; et il est curieux de voir citer comme arianisants, dans le Conflictus Arnobii catholici et Serapionis (Patr. lat., LIII), des fragments du chapitre 31 du De Trinitate de Novatien.]

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