Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

12.4 — L’Église.

Aux Africains surtout revient l’honneur d’avoir mis particulièrement en lumière la doctrine de l’Église. C’est que le schisme menaça chez eux plus qu’ailleurs l’unité et l’existence même des communautés chrétiennes. Saint Cyprien, puis saint Optat et saint Augustin durent porter sur ce sujet l’effort de leurs écrits et de leur action.

Considérée au point de vue mystique, l’Église est le corps de Jésus-Christ, son épouse qui doit lui donner des enfants spirituels ; son épouse, et d’une certaine façon aussi sa mère, car sa mission est d’engendrer continuellement le Verbe dans les âmes. Elle est le paradis terrestre tout rempli des fleurs et des fruits des vertus des saints.

Considérée dans ses éléments concrets, l’Église de la terre, dit saint Cyprien, est la réunion de l’évêque et de son troupeau, de l’évêque, du clergé et des fidèles. Elle est un corps hiérarchisé : « Corpus sumus, écrit Tertullien (Apolog., 39), de conscientia religionis et disciplinae unitate et spei foedere. » Son rôle est d’être la dépositaire des biens célestes, de la vérité, de la grâce, des trésors que la rédemption a apportés, et en même temps du pouvoir sanctificateur de Jésus-Christ, en sorte qu’on ne les puisse trouver qu’en elle. On sait que saint Cyprien a outré ce dernier point de vue dans la querelle des rebaptisants, mais son erreur n’était au fond que l’exagération d’une idée juste. Pour remplir ce rôle, l’Église est gardée par le Saint-Esprit « incorruptible et inviolée dans la sainteté d’une perpétuelle virginité ». Son enseignement ne saurait tromper. Et de là la nécessité de lui appartenir. Qui s’en sépare « vitam non tenet et salutem » ; qui la rejette rejette le Christ dont elle est l’épouse : « Habere non potest Deum patrem qui Ecclesiam non habet matrem. » Elle est l’arche en laquelle seule on peut être sauvé et purifié. Lactance a résumé en deux phrases tous ces témoignages :

« Sola igitur catholica Ecclesia est quae verum cultum retinet. Hic est fons veritatis, hoc domicilium fidei, hoc templum Dei quo si quis non intraverit, vel a quo si quis exiverit a spe vitae ac salutis aeternae alienus est. » (Instit, iv, 30)

De cette Église ainsi conçue le caractère fondamental est l’unité. Saint Cyprien a écrit tout un traité — le De catholicae ecclesiae unitate — pour l’établir et s’en expliquer.

[Il ne faut cependant pas se méprendre sur l’objet de cet ouvrage. Le mot catholica est pris ici dans le sens d’orthodoxe. S. Cyprien ne s’occupe pas précisément dans ce traité de l’unité de l’Église universelle, mais plutôt de l’unité qui doit régner dans chaque église particulière. V. P. Batiffol, L’Église naissante, p. 427, note 3, et p. 437, 438.]

La vraie Église, remarque Cyprien, est unique, parce qu’il ne saurait y en avoir plusieurs. Mais surtout elle est intérieurement une, parce que, entre ses membres, pasteurs et fidèles, doit régner le lien de la commune foi, de la commune charité, et aussi le lien de la soumission des fidèles aux pasteurs. Cette unité est figurée par la tunique sans couture de Jésus-Christ ; par l’unité du pain et du vin eucharistiques composés de la multitude des grains de blé et des graines de raisin qui les ont produits ; mais surtout elle est clairement signifiée par Notre-Seigneur établissant cette Église d’abord sur Pierre seul, et conférant premièrement à Pierre seul le pouvoir dont il devait ensuite investir les autres apôtres, afin de nous révéler par cet acte symbolique l’unité qu’il voulait dans son Église : « Super unum aedificat ecclesiam, et quamvis apostolis omnibus post resurrectionem suam parem potestatem tribuat… tamen, ut unitatem manifestaret, unitatis eiusdem originem ab uno incipientem sua auctoritate disposuit… Exordium ab unitate proficiscitur, ut ecclesia Christi una monstretur. » Rejeter cette unité, c’est rejeter la foi, la foi du Père et du Fils, la loi de Dieu, le salut ; c’est être étranger, profane, ennemi. Mais aux évêques surtout il convient de la conserver et de la maintenir entre eux, afin de montrer que l’épiscopat est un et indivis (« ut episcopatum quoque ipsum unum atque indivisum probemus »), que l’épiscopat de chaque évêque n’est qu’une participation du pouvoir donné d’abord au seul Pierre, comme chaque Église n’est qu’une extension de l’Église fondée d’abord sur lui ; et aussi parce que de leur union entre eux et de l’union avec eux résulte l’unité de l’Église : « … quando ecclesia quae catholica una est scissa non sit neque divisa, sed sit utique connexa et cohaerentium sibi invicem sacerdotum glutino copulata ». (Epist. lxvi, 8)

L’Église est une : elle est sainte aussi en ce sens que tout y est disposé et réglé pour procurer la bonne conduite et la sainteté des mœurs, et qu’en effet cette sainteté s’y trouve généralement pratiquée. Mais d’ailleurs elle est un corpus mixtum qui contient des justes et des pécheurs, du bon grain et de l’ivraie, des éléments purs et impursa. On sait que le montanisme et le novatianisme émirent à ce sujet des prétentions rigoristes qui furent condamnéesb. L’Église a reçu le pouvoir de remettre les péchés, et c’est donc que parmi ses enfants il y aura des pécheurs. « Sciendum est, écrit Lactance, illam esse veram (Ecclesiam) in qua est confessio et paenitentia, quae peccata et vulnera quibus subiecta est imbecillitas carnis salubriter curat. » (Inst., iv, 30)

a – Cette conception de l’Église est précisément attribuée — et reprochée — au pape Calliste par les Philosophoumena, IX, 12.

b – Saint Hippolyte, dans son schisme, les partageait aussi dans une certaine mesure.

Le titre de catholique est fréquemment attribué à l’Église par les écrivains latins du iiie siècle. Il l’est dans les deux sens que ce mot comporte, tantôt signifiant que la vraie Église est celle qui est partout répandue, tantôt signifiant que la grande Église est seule à posséder la vraie doctrine.

Enfin, nous avons vu ci-dessus que toute l’argumentation de Tertullien et de saint Cyprien contre les hérétiques et les schismatiques est fondée sur l’idée d’apostolicité de l’Église. Cette Église seule enseigne la vérité et peut se dire la vraie Église qui est reliée aux apôtres par son origine, et n’est autre chose que l’Église de Pierre et des apôtres étendue et dilatée.

Tels sont les caractères de l’Église. Comment est-elle gouvernée ? Saint Cyprien surtout va nous le dire.

Cette Église, on l’a vu, comprend l’évêque, un clergé, des fidèles ; mais elle est établie sur les évêques, et ce sont eux qui la gouvernent et l’administrent : voilà le droit divin : « Inde per temporum et successionum vices episcoporum ordinatio et ecclesiae ratio decurrit ut ecclesia super episcopos constituatur, et omnis actus ecclesiae per eosdem praepositos gubernetur… Cum hoc ita divina lege fundatum sit, miror, etc. (Ep. 33.1). » Chaque Église particulière est comme ramassée dans son évêque, si bien qu’en n’étant plus avec lui on n’est plus dans l’Église : « Unde scire debes episcopum in ecclesia esse et ecclesiam in episcopo, et si qui cum episcopo non sit in ecclesia non esse. (66.8) » Les évêques sont les successeurs des apôtres : ceux-ci ont été les évêques d’autrefois, et les évêques actuels sont les apôtres de maintenant : « apostolos, id est episcopos (3.3, 45.3) » ; et de même que les apôtres ne formaient qu’un seul collège apostolique, de même qu’il n’y avait qu’un seul pouvoir d’apôtre participé de tous in solidum, ainsi tous les évêques ensemble ne forment-ils qu’un seul corps, ainsi n’y a-t-il qu’un seul épiscopat auquel tous les membres de l’épiscopat participent : « Episcopatus unus est cuius a singulis in solidum pars tenetur » (De cath. eccl. unit., 3) ; et si l’un d’eux vient à faillir, les autres doivent venir en aide à son troupeau.

Voilà comment saint Cyprien et ses contemporains conçoivent l’Église : ils la conçoivent comme une vaste société, une dans sa foi et gouvernée par un sénat d’évêques formant un corps. Et maintenant assignent-ils à ces évêques un chef ? Donnent-ils à ce Sénat une tête ? Admettent-ils une autorité supérieure qui établisse et conserve cette unité dont ils sont si jaloux ? Reconnaissent-ils, en un mot, à l’évêque de Rome une autorité de juridiction entre et sur ses collègues ?

[Cf. Tertull., De baptismo, 17 ; Adv. Prax., 32, etc. ; De aleatoribus, 1-4. Dans De pudicitia, 21, on sait que Tertullien, montaniste, renversera ou du moins ébranlera celle conception hiérarchique de l’Église, et tendra à substituer au pouvoir de l’évêque le pouvoir du spirituel ou du prophète favorisé des communications du Paraclet. A côté et au-dessus de l’Ecclesia numerus episcoporum il mettra l’Ecclesia spiritus. C’est l’anarchie sous le nom d’inspiration privée.]

Il n’est pas douteux qu’à Rome on ait revendiqué cette primauté. On se rappelle avec quelle vigueur le pape Victor, à la fin du iie siècle, avait agi dans la question de la Pâque, pour obtenir la soumission des Églises d’Asiec. Avec plus de raison encore, dans l’affaire des rebaptisants, le pape Etienne exigea, lui aussi, même contre des conciles nombreux et sous peine d’excommunication, l’obéissance. Il s’autorisa de sa qualité de successeur de saint Pierre et se posa en évêque des évêques. Ce sentiment d’autorité ne lui était pas personnel. Même privé de son évêque, le pape Fabien, le clergé de Rome écrit au clergé de Carthage sur un ton de commandement que n’explique pas le seul fait que Rome est la capitale de l’empire. D’autre part, il est remarquable que c’est au pape Denys que les orthodoxes, choqués par la teneur des lettres de leur évêque Denys d’Alexandrie, portèrent leurs plaintes vers 260 ; et que l’empereur Aurélien, jugeant entre Domnus et Paul de Samosate pour savoir lequel des deux devait jouir des bâtiments de l’église d’Antioche, « ordonna que la maison fût attribuée à ceux à qui les évêques d’Italie et de Rome l’avaient adjugée ». Tertullien ne saurait être invoqué sans doute comme un témoin de la primauté romaine pour les titres de pontifex maximus et d’episcopus episcoporum qu’il donne par ironie à Calliste, ni même pour l’éloge qu’il avait fait auparavant de l’Église de Rome, fondée par les glorieux apôtres Pierre et Paul. Il observe cependant que l’Église a été fondée sur Pierre comme sur un rocher, et que les clefs du ciel ont été remises à Pierre et par lui à l’Église.

cEusèbe, H.E.. 5.24.9. Sur la signification et l’importance de cet acte, voir J. Turmel, Histoire du dogme de la papauté, p. 74-80.

Quant à saint Cyprien, on sait combien différemment amis et ennemis de la papauté ont interprété sa pensée, et comment quelques-uns en ont fait un tenant intégral de la primauté romaine et de ses conséquences, d’autres en ont fait un pur épiscopalien. Mais il semble bien que la vérité soit entre ces deux extrêmes. Car il est manifeste d’abord que saint Cyprien ne regarde pas le siège de Rome comme un siège ordinaire. C’est le siège de Pierre, et les évêques de Rome sont les successeurs de Pierre. Or, sur Pierre, et sur Pierre seul l’Église a d’abord été fondée ; et ce fait, on l’a vu, a une signification symbolique : il marque l’unité que Jésus-Christ a voulu qui régnât dans son Église, et dont l’Église de Rome se trouve être ainsi le centre et le point de départ. Voilà pourquoi cette Église est l’Église principale d’où est sortie l’unité de l’épiscopat : « ad Petri cathedram atque ad ecclesiam principalem unde unitas sacerdotalis exorta est (Ep. lix, 14) » ; celle dont la communion établit dans l’unité et la charité de l’Église catholique : « communicationem tuam, id est, catholicae ecclesiae unitatem pariter et caritatem ».

[Ep. 48.3. — On sait que certains manuscrits du De catholicae ecclesiae unitate offrent un texte qui, sans modifier le fond des déclarations de saint Cyprien sur la dignité de l’Église romaine, leur donne cependant plus de relief et de force. Plusieurs critiques y ont vu des interpolations tendancieuses faites à l’Instigation de Rome : is fecit cui prodest. D. Chapman, au contraire, a cru pouvoir attribuer ces variantes et additions à saint Cyprien lui-même. Le texte dit pur serait celui qu’il aurait lu au concile de 251 ; le texte amendé serait celui qu’il envoya quelques mois après aux confesseurs romains, et qu’il avait adapté à ses nouveaux lecteurs. Mgr Batiffol explique les choses un peu différemment. Ce n’est là qu’une hypothèse, mais ingénieuse, et qui a rallié de sérieux suffrages. Voir J. Chapman, Les interpolations dans le traité de saint Cyprien sur l’unité de l’Église, dans la Revue bénédictine, t. XIX, XX, 1902, 1903.]

Le centre de l’unité est à Rome ; la communion avec ce centre constitue et manifeste l’unité de l’Église Mais Cyprien s’arrête là, ou, du moins, il ne tire pas, dans la querelle baptismale, les conséquences de ses principes. Pratiquement, il avait accordé à Etienne le droit d’intervenir dans les affaires de Gaule pour déposer l’évêque d’Arles, Marcianus, et en faire élire un autre à sa place ; théoriquement il refuse à l’évêque de Rome tout pouvoir supérieur pour maintenir l’unité dont il est le centre et dont il tient les fils convergents. Cyprien insiste sur ce qu’il a dit, qu’encore que l’Église soit fondée sur Pierre, cependant tous les apôtres ont reçu même pouvoir que lui et même honneur : « Hoc erant utique et ceteri apostoli quod fuit Petrus, pari consortio praediti et honoris et potestatis (De cath. eccl. unit., 4). » Aussi, poursuit-il, Pierre — au contraire d’Étienne — ne s’est pas attribué la primauté (« ut diceret se primatum tenere »), et n’a pas exigé des nouveaux venus, de saint Paul en particulier, l’obéissance (Ep. lxviii). Il n’existe pas dans l’Église d’ « episcopus episcoporum » qui ait le droit d’imposer tyranniquement ses volontés à ses collègues. Chaque évêque gouverne en toute indépendance son diocèse, et ne rendra de comptes qu’à Dieu seul : il ne saurait être jugé par ses pairs non plus que les juger ; tous doivent attendre le jugement de Jésus-Christ. Et c’est pourquoi, conclut saint Cyprien, il n’est pas permis, dans la question du baptême des hérétiques, de rompre la communion avec ceux qui ne sont pas de notre sentiment :

« Neque enim quisquam nostrum episcopum se episcoporum constituit, aut tyrannico terrore ad obsequendi necessitatem collegas suos adigit, quando habeat omnis episcopus pro licentia libertatis et potestatis suae arbitrium proprium, tamque iudicari ab alio non possit quam nec ipse possit alterum iudicare, sed expectemus universi iudicium Domini nostri Iesu Christi. » (Sententiae episcoporum, prooe. Epp. lxxii, 3 ; lxxiii, 26.)

Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’effacer le sens de ces déclarations, et de croire que celui qui les a faites avait une idée claire et complète de la primauté pontificale. Elles étonnent de la part d’un homme si épris d’unité, et qui comprenait si bien les conditions d’un bon gouvernement. Peut-être, indépendamment des entraînements de la polémique, s’expliquent-elles, en partie du moins, par l’influence de Tertullien, que saint Cyprien avait beaucoup étudié, et par ce fait que notre auteur s’est préoccupé de l’unité de chaque église particulière, dont l’évêque est le centre, beaucoup plus que de l’unité de l’Église universelle. Ses actes d’ailleurs n’ont pas correspondu tout à fait à sa théorie, et l’on a remarqué avec raison qu’en centralisant, comme il l’a fait, entre ses mains, le gouvernement de l’Église d’Afrique, et en préparant pour Carthage le titre de siège primatial, il avait donné à ses déclarations en faveur de Rome, centre de l’unité catholique, un commentaire pratique qui ne fut pas perdu, et qui contribua au groupement de plus en plus prononcé du monde chrétien autour du successeur de saint Pierre. En tout cas, c’est méconnaître absolument la réalité que de prétendre, comme on l’a fait, que saint Cyprien est ici le porte-parole de tous ses contemporains, et qu’en lui nous entendons toute l’Église du iiie siècle. Cette Église gardait et développait, sur le point qui nous occupe, la tradition de Clément, d’Ignace et d’Irénée.

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