Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

13.2 — Le manichéisme.

[Sources : On a divisé en deux grandes catégories les sources qui peuvent servir à l’histoire de la doctrine manichéenne : les sources orientales et les sources grecques et latines. 1. Les sources orientales, plus importantes, comprennent elles-mêmes : 1° Les sources mahométanes : Kitab-al-Fibrist (vers 980), édit. G. Fluegel, Leipzig, 1871-72. Shahrastani (xiie siècle), Kitab-al-milal wan nuhal, édit. Cureton, traduct. Th. Haarbrucker, Shahrastani’s Religions partheien und Philosophenschulen, Halle, 1850-1831. G. Aboulfaradje († 1286), Historia orientalis. Les renseignements et extraits donnés par Tabari (xe siècle), Al-Biruni (xie siècle) et les autres. — 2° Les sources chrétiennes : S. Éphrem, surtout S. Ephraemi syri… opera selecta, éd. Overbeck. Oxford, 1863. Essik, Réfutation des différentes sectes, trad. par Le Vaillant de Florival, Paris, 1853. Eutychius, Chronique, édit. Pococke, Oxford, 1628. Théodore bar Koni, Eskolion du ixe siècle. — II. Sources grecques et latines : Eusèbe, H.E. 7.31. Hegemonius, Acta Archelai. Les réfutations signalées plus loin ; les héréséologistes, surtout S. Épiphane, Haer. LXVL, et S. Jean Damascène, De haeresibus, Dialogus contra Manichaeos ; Photius, Biblioth., cod. 179 ; enfin les traités de S. Augustin contre les manichéens. — Travaux : Beausobre, Histoire critique de Manichée et du Manichéisme, Amsterdam, 1734. F. Rochat, Essai sur. Mani et sa doctrine, Genève, 1897.]

Le manichéisme n’est pas un système chrétien ni proprement une hérésie, et il n’aurait aucun titre à une place dans une histoire des dogmes, sans les emprunts qu’il fit plus tard au christianisme et les nombreuses réfutations dont il fut l’objet de la part des écrivains ecclésiastiques.

Il est né en Orient, et a tiré exclusivement du paganisme ses doctrines fondamentales. Il dérive de la vieille religion naturaliste babylonienne et chaldéenne complétée par des éléments pris du parsisme et du mandaïsme. Or le mandaïsme était peut-être relié à l’elkasaïsme : certaines pratiques et idées chrétiennes y avaient en tout cas pénétré, et l’on peut supposer que, par cette voie indirecte, quelque chose du christianisme s’est, dès le principe, glissé dans le système de Mani. Je dis qu’on peut le supposer, car le fait lui-même n’est pas établi. Quant au bouddhisme, Baur lui accordait jadis, dans la formation du manichéisme, une influence considérable ; on est bien plutôt disposé actuellement à regarder cette influence comme nulle.

Il est difficile d’ailleurs, au milieu de la multiplicité et des divergences de nos sources, de se faire une idée complète et sûre de la vie et de l’enseignement de Mani. Les grandes lignes seulement peuvent prétendre à l’exactitude. Mani dut venir au monde à Mardinu, au sud de Ctésiphon, vers les années 215-216, et fut élevé dans la secte des mugthasila ou baptistes, à laquelle son père s’était agrégé. Mais plus tard, il reçut des révélations particulières, et se mit, en 242, à prêcher son propre système en Babylonie, en Perse, dans le Turkestan et même dans l’Inde. Une conspiration des mages le perdit. Le roi de Perse Bahram I le fit saisir et décapiter à Dschundisabur, vers 276-277.

[Le Fihrist attribue à Mani sept principaux ouvrages dont on trouve aussi la trace ailleurs. Ce sont, en syriaque : 1° Le Livre des mystères, les Μανιχαίου μυστηρία de saint Épiphane (Haer. LXVI, 13 ; Acta Archelai, 62) ; 2° Le Livre des Géants ; 3° Le livre des Règles pour les auditeurs, identique probablement à l’Epistula fundamenti de saint Augustin, et au Κεφαλαίων βιβλίον et de saint Épiphane ; 4° La lettre au roi Sapor, Schâppûrâkân ; 5° Le Livre de la vivification, le même probablement que le ϑησαυρός de saint Épiphane (Haer I. LXVI, 13 Acta Archel., 62) ou le Thesaurus vitae d’autres auteurs ; 6° Le Πραγματεία ; 7° enfin, en persan, une sorte d’évangile que les manichéens opposaient dans la suite aux évangiles chrétiens (Acta Archel., 62). D’autres ouvrages ou lettres sont encore cités, et il est certain que la littérature manichéenne issue du maître ou de ses disciples fut considérable. La guerre que lui lit l’Église l’a l’ait presque entièrement disparaître.]

Mani semble bien avoir proposé lui-même un corps complet de doctrine. En voici les traits principaux :

Le fondement du système est le dualisme : il y a de toute éternité deux principes, ou plutôt deux royaumes opposés, celui de la Lumière et celui des Ténèbres. La Lumière est le bien à la fois physique et moral ; les Ténèbres sont le mal. Le royaume de la Lumière est gouverné par le Roi du Paradis de Lumière, Dieu : le royaume des Ténèbres n’a pas d’abord de chef ; mais de ses éléments sort bientôt Satan, le diable primitif. Eternellement ces royaumes sont juxtaposés par leurs parties inférieure et supérieure, mais ne se mêlent pas.

La confusion entre eux vient de Satan. Il se revêt des cinq éléments des Ténèbres, la fumée, la combustion, l’obscurité, le vent chaud, le brouillard, et attaque le royaume de la Lumière. Dieu, pour lui résister, produit d’abord un éon, la Mère de la vie, et avec elle l’Homme primitif, qui, équipé des cinq éléments purs — le souffle léger, le vent, la lumière, l’eau et le feu — doit défendre les frontières du royaume. Dans cette lutte, l’Homme primitif est vaincu et fait prisonnier. Il est délivré par Dieu lui-même ; mais dans les étreintes de Satan, les éléments purs se sont mélangés avec les éléments ténébreux. Entre la Lumière et les Ténèbres est apparue une matière mixte.

C’est de cette matière mixte que Dieu forme le monde actuel, dans le but de dégager peu à peu les éléments lumineux qui y sont renfermés, et de les ramener enfin dans le royaume de la Lumière. Le soleil et la lune sont les instruments de cette délivrance : l’homme cependant doit la préparer. Dans l’homme, en effet, Satan et ses anges, qui l’ont créé ou procréé, ont concentré principalement les éléments de la Lumière. Ils les ont emprisonnés dans son corps comme dans un cachot, et ils ont placé auprès de lui la femme, la séduction sensuelle incarnée, afin de perpétuer, par la génération, cet emprisonnement. L’homme est donc composé de bien et de mal, et de sa conduite dépend la délivrance plus ou moins prompte, plus ou moins complète de ce qu’il y a en lui et même dans le monde de pur et de saint. Aussi est-il continuellement sollicité en sens contraire par les démons et par les anges. Les premiers le poussent au vice, à l’idolâtrie ; les seconds l’instruisent de sa vraie nature et le mettent en garde contre les sens. Les anges ont envoyé les prophètes de la vraie doctrine, peut-être Zoroastre, le Bouddha, Jésus, mais surtout Mani « le Guide, l’Ambassadeur de la Lumière, le Paraclet ». En croyant à ses enseignements et en accomplissant ses préceptes, on peut efficacement travailler au dégagement des éléments, lumineux enfermés en soi et dans le monde, et parvenir par conséquent au salut.

Quels sont ces préceptes ? En général, ils sont l’expression d’une morale dualiste comme la théorie qui la fonde et de tendance ascétique. Le principe est que l’on doit s’abstenir de tout plaisir sensuel. Le manichéen parfait porte trois sceaux : le signaculum oris, qui lui interdit les aliments impurs — la chair des animaux, le vin, etc. — et les paroles obscènes ; le signaculum manus, qui lui interdit de toucher à certains objets en qui sont contenus les éléments des Ténèbres ; le signaculum sinus, qui lui défend les rapports sexuels, et par conséquent le mariage. A ces prohibitions s’ajoute toute une série de prescriptions minutieuses, des jeûnes fréquents, des prières à heure fixe plusieurs fois le jour, des ablutions, etc.

Un ascétisme si rigoureux et des pratiques si multipliées ne pouvaient évidemment convenir à la masse des croyants manichéens, et auraient compromis fatalement la diffusion de la secte. Aussi n’étaient-ils obligatoires que pour ceux d’entre eux qui voulaient être parfaits, pour les « Élus » ou « Véridiques ». Ceux-là seuls poussaient le respect de la vie universelle jusqu’à ne pas couper une herbe et à ne pas cueillir eux-mêmes un fruit. En compensation, ils étaient, pendant leur vie, l’objet de l’admiration et des soins empressés des « Auditeurs », et pouvaient, après leur mort, prétendre au retour immédiat dans le Paradis de Lumière. Quant aux simples « Auditeurs », ils devaient garder les dix commandements de Mani, éviter l’idolâtrie, le mensonge, l’avarice, le meurtre, l’adultère, le vol, les mauvais enseignements, la magie, le doute religieux et la mollesse. Leur vie, en somme, ressemblait à celle de tout le monde ; mais aussi devaient-ils, après leur mort, passer par toute une série de purifications, avant de rejoindre les Élus au lieu de leur repos.

[Quant aux incrédules et aux manichéens pécheurs, ils devaient, après la mort, errer jusqu’à la fin du monde, pour être jetés ensuite dans l’enfer. — Remarquons qu’en toute hypothèse, il n’y avait jamais de salut pour le corps. Lorsque tous les éléments de Lumière en avaient été retirés, il était abandonné aux Ténèbres d’où il venait.]

Ces deux catégories de fidèles correspondent assez bien, on le voit, aux moines et aux séculiers ; mais en dehors et au-dessus d’elles, l’église manichéenne possédait une hiérarchie qui se calqua plus tard sur la hiérarchie chrétienne. A sa tête se trouvaient les Docteurs ou Maîtres, ayant eux-mêmes un chef : ils étaient, d’après saint Augustin, au nombre de douze ; puis venaient les Administrateurs (fils de la science) au nombre de soixante-douze, toujours d’après saint Augustin ; puis les Anciens ou Presbytres correspondant aux prêtres. Il y eut même, dans la suite, des diacres et des missionnaires.

Quant au culte des manichéens, il paraît d’abord être resté fort simple, et n’avoir compris que des prières, hymnes, et expressions extérieures d’adoration. On ne voyait chez eux ni temples, ni autels, ni images. Leur fête principale était celle de la Chaire (βῆμα), célébrée au mois de mars en l’honneur de la mort de Mani. Ils ne tardèrent pas cependant à adopter certaines fêtes chrétiennes, comme celle de la Pentecôte, et des rites analogues au baptême et à l’eucharistie. Il se mêla — ont dit quelques auteurs — à cette dernière cérémonie des pratiques obscènes et révoltantes qui altérèrent singulièrement la pureté de vie primitive que le fondateur avait voulu inculquer.

Ainsi constitué, le manichéisme parvint à conquérir une expansion considérable. En Orient, la secte, d’abord exilée par les persécutions au delà de l’Oxus, revint en Perse vers 661, pour émigrer de nouveau à Samarkand et dans la Sogdiane au xe siècle et pénétrer dans le Thibet, l’Inde et la Chine. D’un autre côté, on la trouve au ive et au ve siècle en Arménie et dans la Cappadoce. Les hérésies paulicienne à la fin du viie siècle et iconoclaste au viiie propagèrent encore son influence. Des colonies d’Arméniens manichéens, transportés en Europe par les empereurs iconoclastes, implantèrent l’erreur en Bulgarie, en Macédoine, dans la Thrace et dans l’Epire, et la développèrent au sein de l’Église grecque sous les noms d’euchites, enthousiastes ou bogomiles. De là elle se répandit, par le moyen des missionnaires, en Italie, en France, en Allemagne et en Angleterre, et y devint le principe des hérésies cathares et albigeoises.

D’autre part, le manichéisme avait pénétré directement dans l’empire romain vers l’an 280. Au ive siècle, il était florissant en Afrique, et l’on sait que saint Augustin en fut, pendant neuf ans, l’adepte. La secte s’y maintint malgré les édits meurtriers publiés contre elle par Valentinien en 372, par Théodose en 381, et par Honorius en 407, et de là atteignit l’Espagne, l’Aquitaine et la Gaule. A Rome, elle s’était établie dès le ive siècle. Elle s’y fortifia encore au siècle suivant, lorsque arriva en Italie le flot des émigrés africains fuyant devant les Vandales, et y persévéra jusqu’au viie siècle sous saint Grégoire. Les manichéens latins purent ainsi attendre les frères qui devaient leur arriver de l’empire grec, afin de travailler avec eux à l’œuvre de propagande dont nous avons parlé.

Cette diffusion de l’erreur cependant ne se fit pas sans luttes, et les écrivains ecclésiastiques opposèrent au manichéisme des réfutations vigoureuses. L’auteur du Tractatus de placitis Manichaeorum, Alexandre de Lycopolis, à la fin du iiie ou au début du ive siècle, n’est probablement pas chrétien ; mais Sérapion de Thmuis († v. 358), Titus de Bostra († v. 374), Georges de Laodicée peut-être († après 360), saint Basile, Didyme l’aveugle, Diodore de Tarse ont composé contre les manichéens des ouvrages dont plusieurs se sont conservés en tout ou en partie. Saint Augustin en a, à lui seul, écrit une douzaine environ.

De ces réfutations l’une des plus anciennes et sans doute la plus précieuse est l’opuscule intitulé Acta disputationis sancti Archelai cum Manete. Héraclien de Chalcédoine désigne comme son auteur un certain Hegemonius dont nous ne savons rien de plus. Dans ces Acta les renseignements intéressants abondent, et peut-être y a-t-on incorporé des documents de la première heure. L’ouvrage appartient à la première moitié ou au milieu du ive siècle.

En dehors de ses arguments contre le manichéisme, plusieurs auteurs ont relevé, dans sa christologie, le ton nestorien du chapitre 60. Mani reproche à Archelaus de faire de Jésus le Fils de Dieu par adoption et non par nature : « Ergo per profectum filius videbitur et non per naturam » (59). A quoi Archelaus répond en distinguant le fils de Marie du Christ de Dieu qui est descendu sur lui :

« Est enim qui de Maria natus est filius, qui totum hoc quod magnum est voluit perferre certamen, Iesus. Hic est Christus dei qui descendit super eum qui de Maria est… Cum resurrexisset ab inferis, adsumptus est illuc ubi Christus filius dei regnabat… Spiritum qui de caelis descenderat, per quem vox paterna testatur dicens : Hic est filius meus dilectus, nullus alius portare praevaluit, nisi qui ex Maria natus est, super omnes sanctos Iesus. »

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