Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

2.
Les hérésies trinitaires du ive siècle. Définition de la consubstantialité du Fils et du Saint-Esprit.

2.1 — La doctrine d’Arius.

[Il n’entre pas dans le cadre de ce livre de raconter en détail l’histoire proprement dite de l’arianisme. Sur cette hérésie en général on consultera les anciens historiens de l’Église, Eusèbe, Socrate, Sozomène, Théodoret, Gélase de Cyzique, saint Epiphane, Philostorge, Sulpice Sévère ; puis les écrivains contemporains qui l’ont combattue, saint Athanase, saint Hilaire, les Cappadociens, Didyme, saint Jérôme, saint Ambroise. — Les travaux abondent. Les notices des éditions bénédictines et les recherches de Tillemont sont toujours à consulter, et forment une base très solide. Comme ouvrages plus récents on doit indiquer : J. H. Newman, The arians of the fourth Century, 4e édit., London, 1876. H. M. Gwatkin, Studies of arianism, Cambridge, 1882,2e édit., 1900, The arian controversy, London, 1889, 4e édit. ; L. Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, t. II, Paris, 1907.]

Cette théologie grecque du ive siècle dont on vient d’indiquer brièvement les principes, les sources et les méthodes, allait, dès le premier quart de ce siècle, entrer en conflit avec l’hérésie sur un point fondamental du dogme chrétien, la question de la divinité vraie et pleine du Verbe, et par conséquent de Jésus-Christ.

Jusqu’ici l’Église avait plusieurs fois affirmé, contre les adoptianistes, sa croyance en la divinité de Jésus-Christ. D’autre part cependant, un système, dont nous suivons la trace depuis saint Justin et les apologistes jusqu’à Origène et Lactance, enseignait, parallèlement à sa divinité, une subordination du Fils, comme Dieu, au Père. Le Fils est Dieu, réellement Dieu, mais il est inférieur au Père. Entre ces deux propositions, si on les prend à la rigueur, il y a contradiction. Si le Fils est vraiment et essentiellement Dieu, il est l’être suprême, et n’est par conséquent inférieur à rien ni à personne : s’il est vraiment inférieur au Père, il n’est plus l’être suprême, il n’est plus Dieu. L’école subordinatienne croyait pourtant qu’il fallait maintenir ensemble ces deux affirmations, si l’on ne voulait pas compromettre la monarchie divine et introduire dans le monde plusieurs principes premiers. Mais l’arianisme allait forcer les théologiens à regarder les choses de plus près et à se prononcer entre la divinité pleine et absolue ou consubstantialité du Fils, et sa subordination essentielle ou sa création. Arius et les ariens purs se prononceront pour la création du Fils ; Athanase et les nicéens pour sa consubstantialité. Toutefois, entre ces deux partis extrêmes et seuls logiques, une masse d’évêques indolents et conservateurs de mauvais aloi, ou bien esprits timides et plus érudits que penseurs, trouveront mieux de rester dans la confusion, et ne voudront ni du consubstantiel ni de l’arianisme. Ils formeront la grande armée des eusébiens, homéens, homoiousiens, semi-ariens, quel que soit le nom qu’on leur donne. Entre ces trois partis une lutte s’engagera qui remplira, en Orient, environ les deux tiers du ive siècle, depuis l’an 318 jusqu’à l’an 382 ou 383.

A en croire saint Épiphane, l’arianisme aurait eu pour auteurs premiers Origène et Lucien d’Antioche. C’est une opinion au moins fort discutable en ce qui regarde Origène, mais exacte en ce qui concerne Lucien. Lucien, né peut-être lui-même à Samosate et élevé à Edesse, était, vers l’an 260, le compagnon de l’évêque d’Antioche, Paul de Samosate. Celui-ci fut, comme on sait, condamné pour hétérodoxie en 267 ou 268, et, pendant les discussions que souleva son procès, Lucien paraît avoir été soupçonné de partager ses erreurs. Toujours est-il qu’il vécut excommunié sous les trois évêques successeurs de Paul, Domnus, Timaeus et Cyrille, s’occupant de critique biblique et d’exégèse. Sous l’épiscopat de Tyrannus, il fut réconcilié avec l’Église. En 312, dans la persécution de Dioclétien, il mourut martyr et fut honoré comme un saint. Des œuvres de Lucien il ne reste que peu de chose. Le concile eusébien d’Antioche de 341 lui attribua un symbole dont saint Athanase a conservé le texte et duquel toute précision dogmatique est soigneusement écartée ; mais l’authenticité en est fort douteuse. Il n’en demeure pas moins certain que Lucien — d’une façon plus ou moins consciente — a été le vrai père de l’arianisme. Les ariens de la première heure et les plus en vue ont été presque tous ses disciples et se réclament de lui. Ecrivant à Eusèbe de Nicomédie, Arius appelle son correspondant son cher collucianiste (συλλουκιανιστά), et Philostorge a laissé sur cette relation entre Lucien et l’arianisme des indications non équivoques.

Nous ne connaissons pas en détail la doctrine de Lucien ; mais on peut aisément comprendre, s’il favorisait plus ou moins ouvertement l’adoptianisme, que ses disciples, enjoignant à cette théorie la notion d’un logos personnel inférieur à Dieu et vivant en Jésus-Christ, aient glissé tout naturellement dans l’arianisme.

Celui qui devait donner son nom à cette dernière hérésie était né en Libye ou même à Alexandrie, vers l’an 256, et, devenu prêtre, se trouvait, en 313, spécialement affecté par l’évêque Alexandre à la direction de l’église de Baucalis. De mœurs graves et d’un extérieur imposant, d’une conversation affable et attirante, esprit brillant et souple, mais d’ailleurs vain et entêté, rompu à la dialectique aristotélicienne et aux détours du syllogisme, Arius avait tout ce qu’il fallait pour se concilier à la fois les ignorants et les savants. On va voir dans quelle mesure il y réussit.

Les historiens ne s’accordent pas sur l’occasion qui fit éclater ses sentiments intimes. Il semble, d’après Socrate, que l’évêque d’Alexandrie. Alexandre, ait réuni de temps à autre chez lui le clergé de la ville pour lui donner quelques directions doctrinales et disciplinaires. Dans une de ces réunions, tenue vers l’an 318, Alexandre ayant parlé de la trinité des personnes divines et de l’unité qui existe entre elles, Arius pensa découvrir dans ses paroles le sabellianisme et contredit vivement l’évêque, en ajoutant que le Fils n’avait pas toujours existé, et avait été tiré du néantc. D’autres historiens ont raconté la chose de façon un peu différente. Quoi qu’il en soit, on crut d’abord possible d’étouffer l’affaire et de ramener Arius par des voies de douceur. Ce fut en vain. Arius songeait bien plutôt à se créer des partisans. Il gagna en effet à lui deux évêques, Theonas et Secundus, et quelques diacres. Un premier concile, qui compta cent évêques de l’Égypte et de la Libye, et se tint à Alexandrie en l’an 320 ou 321, l’excommunia. Il put cependant se maintenir quelque temps encore dans la ville et y continuer son ministère ; mais, à la suite d’une nouvelle assemblée du clergé alexandrin et maréotique, dans laquelle Alexandre fit souscrire son Epistula encyclica, Arius dut s’exiler. Retiré d’abord en Palestine, puis à Nicomédie, il y écrivit sa Thalie et des chants populaires propres à disséminer ses erreurs. La controverse s’engagea un peu partout en Orient autour des questions soulevées. D’une part, Alexandre ne laissa pas sans réponse les plaintes qu’Arius répandait contre lui, et adressa à l’ensemble des évêques, et plus particulièrement peut-être aux évêques de Thrace son Epistula ad Alexandrum constantinopolitanum où il remettait les choses au point. D’autre part, au rapport de Socrate, un synode se serait réuni vers cette époque (322-324), et aurait pris fait et cause pour Arius. La confusion croissait toujours. Constantin, qui venait de triompher de Licinius (323), et qui désirait ramener la paix dans l’Église comme dans l’Etat, pensa d’abord qu’un accord était possible entre les deux partis moyennant quelques concessions mutuelles, et écrivit dans ce sens à Alexandre une lettre qu’Eusèbe a conservée. Sa teneur montre assez que l’empereur ne comprenait rien à la gravité du problème. La lettre fut portée par Hosius de Cordoue qui devait d’ailleurs s’offrir comme médiateur. Hosius ne réussit pas à faire entrer Alexandre dans les vues de Constantin : peut-être même déjà les deux évêques se mirent-ils d’accord pour condamner Arius. Les troubles augmentant, Constantin — sur le conseil d’Hosius, on peut le croire — résolut de convoquer un concile général. Ce fut celui de Nicée.

c – Socrate, Hist. eccl., I, 5.

Avant d’en aborder l’histoire, nous devons dire d’une façon précise : 1° quelle était la doctrine d’Arius ; 2° quel enseignement lui opposait l’évêque Alexandre.

Nous sommes parfaitement renseignés au moins sur les grandes lignes du système d’Arius ; car les sources pour le connaître ne manquent pas, et, bien que l’hérésiarque n’ait pas laissé d’exposé didactique de ses idées, ses affirmations — ou ses négations — sont suffisamment nettes, et ses conceptions assez enchaînées pour qu’on en puisse suivre aisément la trame. La reconstitution qu’on va lire est basée exclusivement sur ce qui reste de ses ouvrages.

[Les sources principales pour connaître la doctrine d’Arius sont : 1° Les écrits mêmes d’Arius : a) sa lettre à Eusèbe de Nicomédie conservée par saint Epiphane, Haer. LXIX, 6, et par Théodoret, Hist. eccl., I, 4 ; b) sa lettre à Alexandre d’Alexandrie conservée par saint Athanase, De synodis, 10, et par saint Epiphane, Haer. LXIX, 7, 8 ; c) les fragments de la Thalie conservés par saint Athanase, Contra arianos, Or. 1, 5, 3, 9 ; De synodis, 15 ; d) la profession de foi d’Arius à Constantin conservée par Socrate, Hist. eccl., I, 25, et Sozomène, Hist eccl., II, 27 ; e) enfin les citations textuelles reproduites par saint Athanase, Epist. encycl. ad episcop. Ægypti, 12, et De sententia Dionysii, 23. — 2° Les exposés de la doctrine d’Arius faits par ses premiers opposants, notamment par saint Alexandre, Epistula encyclica, 3, reproduite par Socrate, Hist. eccl., I, 6, saint Athanase et les autres. — 3° Enfin les renseignements fournis par les historiens, Socrate, Sozomène, saint Epiphane, Philostorge, etc.]

Dieu est unique : il est seul inengendré, éternel, sans principe, vraiment Dieu. Ce Dieu absolu ne saurait communiquer son être, sa substance, soit parce qu’une pareille communication ou génération supposerait qu’il est composé, divisible, muable, et, en somme, corps, ce qu’il n’est pas ; soit parce qu’un Dieu engendré ou produit par communication de substance serait une contradiction dans les termes, Dieu étant par définition ἀγέννητος. Il faut donc absolument condamner les expressions qui supposent cette communication ou génération, telles que προβολή, μέρος ὁμοούσιον, λύχνον ἀπὸ λύχνου. Tout ce qui est en dehors du Dieu unique est créé, créé ex nihilo par la volonté de Dieu.

Ce Dieu donc a voulu produire le monde. Pour ce faire, il a préalablement créé, pour être l’instrument de la création, un être supérieur, celui que nous appelons Verbe. Le Verbe est intermédiaire entre Dieu et le monde. Bien qu’il ne soit pas Dieu, il n’entre pas cependant dans le système du monde : il est avant les créatures proprement dites, avant le temps et avant les siècles (ἀχρόνως, πρὸ αἰώνων), car ceux-ci ne commencent qu’avec le monde, et ont, comme lui, le Verbe pour auteur immédiat. Mais le Verbe n’est pas éternel (ἀΐδιος ἢ συνἀΐδιος), car il n’a pas toujours été : il y a eu un moment de la durée — non du temps — où il n’était pas ; il a passé du non-être à l’être : ἦν ποτε ὅτε οὐκ ἦν, καὶ ἦν πρὶν γένηται, ἀλλ᾽ ἀρχὴν τοῦ κτίζεσϑαι ἔσχε καὶ αὐτός. (Thalie, C. arianos, Or I, 5)

[Le sophiste arien Asterius justifiait celle création préalable du Verbe par cette considération que le monde n’aurait pu porter le poids de l’action directe de Dieu : μὴ ἐδύνατο τὰ λοιπὰ κτίσματα τῆς ἀκράτου χειρὸς τοῦ ἀγεννήτου ἐργασίαν βαστάξαι (Athanase, De decretis, 8).]

Le Verbe est donc vraiment créé (ἐξ οὐκ ὄντων γέγονε) il n’est pas de la substance de Dieu, mais existe par la volonté de Dieu. Arius emploie sans doute, pour marquer l’opération qui fait exister le Verbe, l’expression γεννήσαντα, ἐγέννησεν, γεννηϑείς : mais, outre que le mot n’avait pas encore le sens exclusif qu’on lui donna plus tard et se confondait souvent avec le mot γέννητος, l’hérésiarque ne laisse aucun doute sur la façon dont il l’entend. Dès lors, le Verbe n’est pas fils naturel mais seulement adoptif (κατὰ χάριν) de Dieu qui l’a adopté en prévision de ses mérites. Il n’est pas vraiment Dieu (ϑεὸς ἀληϑινός) mais seulement dans le sens où l’Écriture appelle ainsi les justes, car il est d’ailleurs étranger et dissemblable en tout à la substance et à la personnalité du Père (ἀλλότριος μὲν καὶ ἀνόμοιος κατὰ τῆς τοῦ πατρὸς οὐσίας καὶ ίδιότητος). Bien qu’on le nomme Verbe et Sagesse, ces attributs ne lui conviennent qu’autant qu’il participe à la sagesse et à la raison incréées qui sont en Dieu. En soi, il est une des multiples puissances créées dont Dieu se sert, une cause seconde comme le criquet et la sauterelle, agents des volontés divines.

Les conséquences de ces prémisses sont claires. Créature, le Verbe est soumis à Dieu : il ne le connaît et ne se connaît lui-même qu’imparfaitement ; par nature il est changeant et faillible (τρεπτός). Dans sa lettre à Alexandre, Arius paraît sans doute affirmer l’immutabilité morale du Verbe ; mais on voit, par d’autres passages, qu’il s’agit seulement d’une impeccabilité de fait due à l’effort de sa volonté libre. Dieu a prévu cette droiture de volonté, et en ce sens uniquement on peut dire qu’il a fait le Verbe immuable et impeccable.

Créature, le Verbe n’est pourtant pas une créature comme les autres : c’est une créature parfaite (κτίσμα τοῦ ϑεοῦ τέλειον) : Dieu peut bien produire une créature qui soit égale au Logos, mais non qui lui soit supérieure. Le Logos d’ailleurs a toujours crû en grâces et en mérites : il s’est développé, et s’est ainsi rendu digne de la gloire, des hommages et du nom même de Dieu que le Père et l’Église lui ont attribués.

Quant à son rôle ad extra, il a consisté, comme nous l’avons dit, à être l’agent immédiat de la création. Il a consisté aussi à être l’agent de la rédemption. Pour cela le Verbe s’est incarné. La doctrine de Lucien d’Antioche, préludant à celle d’Apollinaire, était que le Verbe avait pris un corps sans âme (ἄψυχον). Les fragments qui ont survécu des œuvres d’Arius ne contiennent rien sur ce point précis, mais on sait par les auteurs que tel était aussi son enseignement. Ce fut certainement celui de sa secte et des anoméens postérieurs. Cet enseignement cadrait du reste avec l’ensemble du système et servait à l’étayer, puisque, si le Verbe est en soi passible et changeant, il peut dans le corps tenir la place et remplir le rôle de l’âme, et qu’il devient loisible dès lors de rejeter sur lui les émotions et les faiblesses attribuées par l’Écriture à l’humanité de Jésus.

[Dans l’Exposé de foi qu’il présenta à Théodose en 383 (Socrate, H. E-, VII, 12), et que Valois a reproduit dans ses notes à Socrate, Eunomius affirme cependant (est-ce palinodie ?) que Jésus-Christ a pris une humanité composée de corps et d’âme (ψυχή non pas νοῦς). En revanche, le symbole d’Eudosius de Constantinople est formel : σαρκοϑέντα, οὐκ ἐνανϑρωπήσαντα, οὔτε γὰρ ψυχὴν ἀνϑρωπίνην ἀνείληφεν:] (Caspari, Quellen, IV, p. 178 et suiv.).]

Sur le Saint-Esprit les fragments d’Arius sont peu explicites. Il en admet l’hypostase comme formant avec le Père et le Fils une trinité. Mais le Saint-Esprit est, d’après lui, infiniment éloigné, séparé des deux autres personnes : il leur est étranger par l’essence : il ne possède ni même substance ni même gloire. Arius en faisait probablement une créature du Fils. Ce point de sa doctrine resta toutefois dans l’ombre jusqu’au moment où il fut mis en évidence par l’hérésie macédonienne.

Tel était, dans ses traits principaux, le système d’Arius. Ce système reposait tout entier sur cette conception que Dieu est absolument transcendant, unique, incapable de se communiquer autrement que par voie de création. Au point de vue philosophique, l’hérésiarque et ses sectateurs se rattachaient à Aristote, à sa méthode et à sa dialectique. Mais ils s’efforçaient de donner à leurs erreurs une base scripturaire en rappelant les textes qui attribuent à Jésus-Christ ou au Fils une infériorité, des passions, des infirmités, l’ignorance même de certaines choses. Ils entendaient tous ces textes du Verbe et y voyaient des preuves de sa condition d’être créé.

[Didyme l’aveugle a consacré à la discussion de ces textes le livre III de son De Trinitate. On en trouvera l’énumération dans J. Turmel, Histoire de la théologie positive, I, Paris, 1904, p. 27, et plus complètement dans Bethune-Baker, An introduction to the early history of Christian doctrine, p. 161, 162, texte et note.]

On remarquera que la doctrine d’Arius a été, pour ainsi dire, parfaite dès le principe, et n’a point subi de développement. Si plus tard les anoméens l’ont étayée de plus d’arguments, ils ne l’ont pas précisément amplifiée. Après le concile de Nicée, les eusébiens la modifièrent, mais pour l’atténuer. Quant à ceux qui l’acceptèrent d’abord, Eusèbe de Nicomédie, Eusèbe de Césarée, Athanase d’Anazarbus, Georges prêtre d’Alexandrie, Asterius de Cappadoce, des citations faites par saint Athanase prouvent qu’ils la professaient telle qu’Arius l’avait émise. Peut-être devrait-on cependant excepter l’évêque de Césarée dont la pensée semble avoir été plus flottante.

Quel enseignement opposait à cette doctrine le patriarche d’Alexandrie, Alexandre ? Il importe, on le conçoit, de le savoir, si l’on veut connaître exactement ce que pensait de la question en litige l’orthodoxie grecque à ce moment précis qui va de 320 à 325. Or nous sommes assez bien renseignés sur les sentiments d’Alexandre par les deux lettres dont il a été plus haut question. L’une est l’Epistula encyclica conservée par Socrate (H. E., i, 6) ; l’autre, qui porte l’inscription douteuse Epistula ad Alexandrum constantinopolitanum, est probablement aussi une lettre encyclique. Elle se trouve reproduite dans Théodoret (H. E., 1.3). Le patriarche, dans ces deux documents, montre qu’il comprend parfaitement l’importance de la crise arienne et le danger qu’elle fait courir à l’essence même du christianisme. Mais d’ailleurs il discute peu : il enseigne et décide, et déclare qu’il ne faut pas essayer d’expliquer ces mystères.

L’Epistula encyclica est la plus courte. Après un bon résumé des erreurs d’Arius, le patriarche affirme, en s’appuyant sur l’Écriture, l’éternité du Fils, sa non-création, sa ressemblance au Père en substance, son immutabilité. Si le Fils, ajoute-t-il, n’était pas éternel, le Père se serait trouvé à un moment ἄλογος καὶ ἄσοφος, ce qu’on ne saurait concevoir. Le Fils est élément intime, essentiel de l’être du Père. Au n° 5 il est dit que le Fils connaît parfaitement le Père : Sicut novit me Pater et ego agnosco Patrem (Jean 10.15).

L’Epistula ad Alexandrum est plus complète : elle présente une réfutation en règle de l’arianisme et un exposé précis de la doctrine d’Alexandre. Voici cette doctrine.

Le Fils n’est pas ex nihilo ; il n’est pas de la nature des choses faites et créées (4). Il n’y a pas eu de moment où il n’était pas : οὔτε ἦν ποτε ὅτε οὐκ ἦν (4, 6) : le Père a toujours été Père ; ce serait le détruire que de supposer qu’il n’a pas toujours eu avec lui son Fils qui est sa splendeur et son image (7). Ils sont, le Fils et lui, inséparables (ἀλλήλων ἀχώριστα πράγματα δύο) : on ne peut, même par la pensée, imaginer entre eux un intervalle quelconque (4). Le Fils est immuable, parfait dès le principe ; il ne saurait progresser ni devenir meilleur ; à plus forte raison ne saurait-il faillir (7) ; car du reste il est fils par nature et non par adoption (8), image parfaite du Père (ἀπαράλλακτος εἰκών). Qui honore le Fils honore le Père, et réciproquement (9).

Cependant, bien qu’étroitement unis, le Père et le Fils sont distincts : le Père seul est inengendré, ἀγέννητος, le Fils ne l’est pas (4). Les ariens en concluent que celui-ci est une créature ; mais ils se trompent. Entre le Père inengendré et les créatures, il y a la nature du Fils unique engendrée de l’être même du Père, et par laquelle il fait sortir l’univers du néant : ὧν μεσιτεύουσα φύσις μονογενής, δι᾽ ἧς τὰ ὅλα ἐξ οὐκ ὄντων ἐποίησεν ὁ πατὴρ τοῦ ϑεοῦ λόγου, ἐξ αὐτοῦ τοῦ ὄντος πατρὸς γεγέννηται (11). Voilà ce que l’on peut dire : quant à percer le mystère de cette génération, il y faut renoncer (5).

Au n° 12, Alexandre donne un symbole de foi, vraisemblablement celui de son église expliqué et développé. Il y insiste sur la distinction du Père et du Fils. En nous servant des mots ἦν, ἀεί, πρὸ αἰώνων, pour qualifier l’existence du Fils, dit-il, nous ne voulons pas faire entendre qu’il est ἀγέννητος : il ne l’est pas, et c’est en cela, mais en cela seulement qu’il est inférieur au Père : μόνῳ τῷ ἀγεννήτω λειπομένον ἐκείνου. Il faut conserver au Père sa dignité propre (οἰκείον ἀξίωμα) : il n’a pas de principe et n’est pas produit ; mais il faut aussi rendre au Fils l’honneur qui lui convient (τὴν ἁρμόζουσαν τιμήν).

Le symbole se termine par la confession de l’Esprit-Saint qui a inspiré les prophètes et les apôtres ; de l’Église, de la résurrection des morts, de l’incarnation de Jésus-Christ ἐκ τῆς ϑεοτόκου Μαρίας des principaux événements de sa vie, de sa mort et de son triomphe (12).

Cet exposé de la foi chrétienne sur la question soulevée par Arius ne manque, quoi qu’on en ait dit, ni de netteté ni de force. Alexandre était très explicite sur la non-création, sur l’éternité, sur la divinité du Fils, ce qui était, en somme, tout l’objet du débat. Il marquait très exactement en quoi et dans quelle mesure on pouvait dire le Fils inférieur au Père (μόνῳ τῷ ἀγεννήτῳ). Si l’ὁμοούσιος ne paraissait pas encore, l’ἐκ τῆς οὐσίας se rencontrait presque équivalemment dans la formule ἐξ αὐτοῦ τοῦ ὄντος πατρός. Le mystère n’était sans doute pas expliqué, mais il était, en définitive, exactement formulé et présenté dans ses lignes principales. Ce n’était pas si peu de chose.

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