Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

9.5 — L’homme, la chute, la grâce, le mérite.

Fort peu encline aux questions de spéculation pure, la théologie latine se portait plus volontiers à l’étude de l’homme, de sa situation et de ses besoins dans l’économie chrétienne. Il est très important de relever l’idée qu’elle s’en faisait à la veille de la controverse qui devait mettre aux prises saint Augustin et Pélage. Saint Hilaire, saint Ambroise et saint Jérôme sont à la fois dichotomistes et créatianistes. Pour eux, l’homme se compose de deux éléments seulement, et l’âme de l’homme est créée. Cette âme est spirituelle, immortelle, répandue par tout le corps, bien qu’existant particulièrement dans un lieu spéciala. Zenon de Vérone ne paraît pas distinguer cette immortalité naturelle de l’immortalité bienheureuse ou malheureuse que nous méritent nos vertus ou nos fautes. D’autre part on trouve dans saint Jérôme des passages où, sous l’influence d’Origène, il avait semblé d’abord favorable à la préexistence des âmes. On sait qu’il repoussa depuis cette erreur. Mais elle paraît bien avoir été celle de Victorin. Victorin dit aussi que l’homme est composé de deux éléments, ex corpore et anima ; toutefois il compte en lui deux âmes, l’une attachée à la matière, hylique, animale, ayant en soi son νοῦς hylique de même substance qu’elle ; l’autre, insufflée en Adam par Dieu, céleste, divine, ayant en soi son νοῦς divin et céleste. Cette seconde âme est contenue dans la première, comme la première l’est dans le corps. Et ces âmes, les âmes célestes du moins, ont préexisté de quelque façon réelle, substantialiter, et non pas seulement en puissance. Pour elles le monde actuel a été crée, afin qu’elles y fussent éprouvées, confirmées, et devinssent purement spirituelles.

a – Saint Ambroise distingue cependant dans l’âme comme deux parties, l’une animale, l’autre spirituelle (De Noe et arca, 92).

Quelle était la condition primitive d’Adam et d’Ève ? Saint Hilaire suppose qu’ils étaient immortels, puisque la mort est la suite du péché. Saint Ambroise et Zénon vont plus loin : ils ne leur accordent pas seulement la sagesse, la vertu, l’exemption de la concupiscence ; ils paraissent croire qu’ils étaient semblables aux anges, célestes, et n’avaient par conséquent aucun besoin de nourriture.

Leur chute fut la conséquence, d’après Zénon, d’un péché de luxure, selon saint Ambroise d’un péché dont l’orgueil fut le principe. Ils furent condamnés à la mort, soumis à la concupiscence et aux misères de la vie. Nous avons hérité de leur châtiment. Sur ce point, nulle difficulté. Hilaire déclare qu’Adam nous a transmis sa condamnation à la mort et la triste condition de son existence ; que la concupiscence qui nous presse est une conséquence de notre nature, mais aussi de notre naissance « sub peccati origine et sub peccati lege » ; que, par suite du péché d’Adam, nous sommes des captifs spirituels ; le péché est le père de notre corps et l’infidélité la mère de notre âme. On trouve des affirmations analogues dans Zénon, dans saint Ambroise, dans saint Jérôme, dans l’Ambrosiaster. Mais ces auteurs, qui admettent notre déchéance physique et morale en Adam, pensent-ils qu’à cette déchéance s’ajoute en nous une véritable faute, que nous naissons, comme enfants d’Adam, véritablement souillés et coupables ? C’est proprement la question du péché originel.

Laissons de côté la théorie de Victorin qui explique par l’imperfection ou le caractère mauvais de la matière la souillure que les âmes contractent, lorsqu’elles sont introduites dans le monde matériel. L’auteur essaie bien de corriger cette conception gnostique et fataliste de la faute originelle, en observant, contre les manichéens, que l’homme n’est pas mauvais par nature, et que le mal vient du libre choix de l’âme. Il n’en reste pas moins que ses souvenirs origénistes et néoplatoniciens l’ont mal servi. Saint Hilaire dit, d’une façon générale, qu’en Adam nous avons tous erré, parce qu’il nous contenait tous : « In unius Adae errore omne hominum genus aberravit ». Saint Pacien déclare que « le péché (peccatum) d’Adam a passé avec justice dans ses descendants, parce qu’ils ont été engendrés de lui ». Saint Ambroise, qu’on ne saurait interpréter avec trop d’attention, entend, il est vrai, de la simple concupiscence les haereditaria peccata et l’iniquitas calcanei dont il parle au De mysteriis, vi, 32, et dans son commentaire sur Psa.49.9-10 ; mais ailleurs il paraît aller plus loin : « Lapsus sum in Adam, de paradiso eiectus in Adam, mortuus in Adam ; quomodo revocet, nisi me in Adam invenerit, ut in illo culpae obnoxium, morti debitum, ita in Christo iustificatum ? » Ici la solidarité de tout homme avec Adam n’est plus seulement dans la peine : elle est dans la faute : lapsus sum, culpae obnoxium. Et ailleurs : « Antequam nascamur, maculamur contagio ; et ante usuram lucis, originis ipsius excipimus iniuriam, in iniquitate concipimur : non expressit utrum parentum an nostra. Et in delictis generat unumquemque mater sua, nec hic declaravit utrum in delictis suis mater pariat, an iam sint et aliqua delicta nascentis. Sed vide ne utrumque intellegendum sit. Nec conceptus iniquitatis exsors est, quoniam et parentes non carent lapsu. Et si nec unius diei infans sine peccato est, multo magis nec illi materni conceptus dies sine peccato sunt. » Il est difficile de se rapprocher plus de saint Augustin que ne le fait ici saint Ambroise.

Mais voici qui anticipe non plus seulement la doctrine, mais le langage de l’évêque d’Hippone. L’Ambrosiaster commente Romains.5.12 : « In quo, id est in Adam, omnes peccaverunt. Ideo dixit in quo cum de muliere loquatur, quia non ad speciem retulit sed ad genus. Manifestum itaque in Adam omnes peccasse quasi in massa ; ipsa enim per peccatum correptus, quos genuit, omnes nati sunt sub peccato. Ex eo igitur cuncti peccatores, quia ex eo ipso sumus omnes. » On remarquera dans ce texte les mots in quo traduisant ἐφ᾽ ᾧ : c’est la traduction qu’adoptera saint Augustin ; et lui aussi parlera de la massa perditionis. Il est vrai que l’Ambrosiaster ajoute que, si la première mort nous atteint en conséquence du péché d’Adam, la seconde mort — l’enfer — ne nous sera infligée que pour nos péchés personnels, mais il dit cependant que la malédiction, qui, dans le principe, ferma le ciel à Adam s’est trouvée étendue à tous les hommes. Si donc le péché originel ne nous précipite pas par lui seul en enfer, il nous exile au moins du ciel.

L’Ambrosiaster a écrit sous Damase (366-384). Après lui et avant saint Augustin nous ne trouvons rien de plus net sur le péché d’origine. Saint Jérôme en énonce clairement la doctrine à la fin de son dialogue contre les pélagiens, iii, 18. Mais ce dialogue est de la fin de l’année 415, et postérieur par conséquent aux premiers écrits antipélagiens de l’évêque d’Hippone dont il fait l’éloge.

La chute originelle cependant n’a pas détruit en nous la liberté, et le péché reste notre fait. Toutefois il nous est difficile de l’éviter, et bien que la chair ne soit pas l’auteur responsable, mais seulement l’organe du désordre voulu par l’âme, elle n’en coopère pas moins à l’iniquité. Nous ne saurions, sans la grâce, nous sauver. Il ne paraît pas que nos auteurs requièrent cette grâce surnaturelle ou médicinale pour l’accomplissement de toutes les œuvres même moralement bonnes, ni, à plus forte raison, qu’ils considèrent les œuvres faites hors de la foi comme des péchés. Au contraire, saint Jérôme croit que, sans être chrétien, on peut mener une vie honnête, et il pense même que cette honnêteté est une préparation à recevoir la foib. D’autre part, saint Ambroise ne condamne pas les vertus naturelles des païens, encore qu’il les déclare vaines, et ceux qui les pratiquent semblables à des arbres qui portent des feuilles sans fruit. Mais quand il s’agit d’œuvres surnaturelles et méritoires, le langage change. Hilaire, Victorin, Ambroise, Jérôme sont unanimes à proclamer que nous ne pouvons, sans la grâce, faire œuvre salutaire et qui plaise à Dieu. « Adiuvandi igitur per gratiam eius, dirigendique sumus, ut praeceptarum iustificationum ordinem consequamur… Quanta opus est nobis Dei gratia ut recte sapiamus, ut… ad universas Dei iustificationes aequa ac pari operum ac doctrinae observantia dirigamur »c. « Video itaque quia ubique Domini virtus studiis cooperatur humanis ; ut nemo possit aedificare sine Domino, nemo custodire sine Domino, nemo quidquam incipere sine Dominod ». Bien plus, Victorin et Jérôme observent que l’acte même par lequel nous voulons le bien est l’œuvre de Dieu et se produit sous l’action de la grâce. Le langage de Victorin est remarquable :

b – Il faut observer que l’ouvrage a subi des interpolations.

cHilaire, In psalm. 118.1-12 ; 10.15 ; 14.1-2 ; 17.8 ; In psalm. 51.20 ; 63.6 ; 126.10-12 ; 142.7 De Trinit., 3.35.

dAmbroise, In Lucam, 2.84 ; 3.37 ; In psalm. 36.15 ; 118, sermo 1.18.

Sic enim dixit Salutem vestram operamini. Sed rursus ne unusquisque parum gratiam Deo referat, si ipse sibi salutem operari videatur adiectum est illud : Detis est enim qui operatur in vobis, et voluntate et efficacia, pro bona voluntate. Ergo salutem vestram, inquit, operamini ; sed ipsa operatio tamen a Deo est. Deus enim operatur in vobis, et operatur ut velitis ita. Et velle quasi nostrum est, unde nos operamur nobis salutem. Et tamen quia ipsum velle a Deo nobis operatur, fit ut ex Deo et operationem et voluntatem habeamus. Ita utrumque mixtum est, ut et nos habeamus voluntatem et Dei sit ipsa voluntas… Operatur autem Deus in nobis et velle et agere pro bona voluntate. Ita, qui non ex Deo operatur, primo non habet velle ; deinde, etiamsi habuerit velle, efficaciam non habet, quia non habet bonam voluntatem. (In epist. ad Philipp., II, 12, 13, col. 1212 A B. Jérôme. Epist. CXXXIII, 6. )

Jusqu’ici tout est bien ; là où quelques-uns de nos docteurs paraissent fléchir, c’est sur la nécessité de la grâce pour le commencement de la bonne œuvre et de la foi. Saint Ambroise est cependant très net. Dans le texte de lui cité plus haut, il affirme que nous ne pouvons « rien commencer sans le Seigneur », et ailleurs il ajoute : « Quidquid autem sanctum cogitaveris hoc Dei munus est, Dei inspiratio, Dei gratia (De Cain et Abel, 1.45) ». Il en conclut avec l’Ambrosiaster que la grâce nous est donnée gratuitement et non sur nos mérites. Mais sur cette même question, saint Hilaire, saint Optat, et même saint Jérôme ont émis des propositions que nous qualifierions actuellement de semi-pélagiennes. « Imbecilla enim est per se ad aliquid obtinendum humana infirmitas, écrit saint Hilaire ; et hoc tantum naturae officium est, ut aggregare se in familiam Dei et velit et coeperit. Divinae misericordiae est ut volentes adiuvet, incipientes confirmet, adeuntes respiciat : ex nobis autem initium est, ut ille perficiat ». Et l’on rencontre dans saint Optat et saint Jérôme des formules analogues.

Partagée encore sur la nécessité de la grâce pour le commencement de la foi et de la bonne œuvre, la théologie latine du ive siècle se retrouve unanime pour affirmer la nécessité de notre coopération pour la rendre efficace. On a lu déjà les déclarations de Victorin et de saint Ambroise ; saint Hilaire et saint Jérôme ne sont pas moins explicites. Le premier remarque qu’en insistant surtout sur la miséricorde de Dieu, le psalmiste n’a pas exclu pour l’homme le devoir de mériter son salut ; qu’il faut retirer nous-mêmes notre cœur du péché et le courber sous l’obéissance divine. Le second nous avertit qu’il appartient à Dieu de nous appeler et à nous de croire : « Dei enim vocare est et nostrum credere ».

De là à la théorie du mérite il n’y a qu’un pas. Le mot et la chose se rencontrent souvent dans nos textes. La foi a une part importante dans notre justification, et Victorin surtout la lui assigne fort grande ; mais les œuvres doivent suivre et appuyer cette foi : « Prima ergo haec iustitia est agnoscere creatorem, deinde custodire quae praecipit ». Ces œuvres nous méritent le salut, et c’est sur elles en définitive que nous serons jugés, condamnés ou récompensés : « Manifestum est quia unusquisque operibus suis aut iustificabitur aut condemnabitur ». Et saint Hilaire en donne la raison : « ut praemium sibi voluntas bonitatis acquireret, et esset nobis aeternae huius beatitudinis profectus atque usus ex merito, non necessitas indiscreta per legem ». Mais surtout saint Jérôme, invité par l’erreur de Jovinien à traiter ex professa de la valeur des bonnes œuvres pour le salut, à donné à cette doctrine toute son ampleur. La foi, dit-il, ne nous sauve pas seule, non plus que les œuvres seules ne nous sauvent. Celles-ci n’ont pas simplement pour rôle de nous préserver du péché ; elles nous méritent positivement le ciel : à ces œuvres sera proportionnée notre récompense : « Iam nostri laboris est, pro diversitate virtutum diversa nobis praemia preparare… Ecce servo et servo plus minusve committitur, et pro qualitate commissi atque peccati plagarum quoque numerus irrogature ». Et néanmoins il semble que la rigueur purement juridique de Tertullien soit adoucie, surtout chez ceux de nos auteurs qui ont étudié les Grecs, par ce sentiment fréquemment exprimé que nos mérites, quels qu’ils soient, sont très mêlés de démérites, qu’ils sont en partie le fruit de la grâce, et restent en somme fort au-dessous de la récompense qui nous est promise ; si bien que, à tout prendre, cette récompense est l’effet moins de nos mérites que de la miséricorde de Dieu. Saint Hilaire a très heureusement traduit ce sentiment quand il écrit : « Non enim ipsa illa iustitiae opera sufficiunt ad perfectae beatitudinis meritum, nisi misericordia Dei etiam in hac iustitiae voluntate humanarum demutationum et motuum vitia non reputet (In psalm. 51.23) ».

eAdv. Iovinianum, II, 32, 33 ; et cf. II, 18-34.

Le problème de la prédestination a peu occupé la théologie latine avant saint Augustin. Victorin en parle souvent en philosophe. L’Ambrosiaster prélude à des doctrines qui seront plus tard rejetées. Il ne se contente pas d’accentuer fortement la prédestination à la foi et à la gloire : il paraît n’admettre pas que Dieu veuille sauver tous les hommes : « Ceteri vero salvari non possunt, quia per definitionem Dei spernuntur, per quam genus humanum salvare decrevit ». (In epist. ad Roman., 8.28-29 ; 9.28.)

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant