Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

9.9 — L’eucharistie.

On est frappé avant tout, quand on étudie la tradition latine du ive siècle, de la netteté avec laquelle cette tradition affirme la réalité du corps et du sang de Jésus-Christ dans l’eucharistie. En ce point comme en beaucoup d’autres, la pensée de l’Occident est, si l’on peut ainsi parler, assise et fixée.

Ce n’est pas que l’on ne rencontre, dans saint Jérôme surtout qui est un érudit, des expressions vieillies depuis et devenues caduques. Ainsi, le calice est plein du type du sang du Seigneur (sanguinis eius impletur typus) ; la dernière cène est le type de la passion (in typum suae passionis) ; dans l’eucharistie, le corps et le sang de Jésus-Christ sont montrés (panis dominicus quo Salvatoris corpus ostenditur), sont représentés (repraesentaret) ; ce corps est l’Église présente « quae accipitur in fide, benedicitur in numéro, frangi-tur in passionibus, etc. ». Le fragment du canon donné par le De sacramentis parlera aussi de l’offrande « qui est la figure du corps et du sang de Notre Seigneur ». Mais ces façons de s’exprimer, qui s’expliquent d’ailleurs, ne détruisent pas la force du témoignage en faveur du réalisme, fourni par ces auteurs mêmes. Nous les retrouverons dans un instant. Pour saint Optat l’autel est « sedes et corporis et sanguinis Christi » ; les calices sont « Christi sanguinis portatores ». Saint Hilaire a eu souvent l’occasion de s’expliquer sur ce point ; mais ses textes capitaux se trouvent au De trinitate, viii, 13, 14, 16. Il y veut prouver l’unité physique et non pas seulement morale du Fils avec le Père par l’union physique et naturelle du Verbe avec l’humanité dans l’incarnation, et par l’union physique et naturelle de Jésus-Christ avec nous dans la communion. Jésus-Christ est aussi véritablement en nous qu’il a véritablement pris chair « vere sub mysterio carnem corporis sui sumimus ». Puis, citant Jean.6.56-57, Hilaire continue : « De veritate carnis et sanguinis non relictus est ambigendi locus. Nunc enim et ipsius Domini professione et fide nostra vere caro est, et vere sanguis est. Et haec accepta atque hausta id efficiunt ut et nos in Christo, et Christus in nobis sit. Anne hoc veritas non est ? … Est ergo in nobis ipse per carnem et sumus in eo ». Victorin et Zénon présentent des allusions, sans beaucoup pénétrer dans le sujet ; mais saint Ambroise et l’auteur du De sacramentis sont aussi explicites que possible, et saint Jérôme ne leur cède pas sur ce point. Il écrit que l’évêque et les prêtres « Christi corpus sacro ore conficiunt » ; qu’à la cène, Notre Seigneur était à la fois « ipse conviva et convivium, ipse comedens et qui comeditur », et que, dans l’eucharistie, nous recevons son corps et son sang.

Ce corps et ce sang sont donc réellement présents dans l’eucharistie. Saint Jérôme, dans deux passages, semble attribuer à l’épiclèse une part au moins dans la consécration. Saint Ambroise et le De sacramentis enseignent au contraire expressément que les paroles de l’institution réalisent le changement sacramentel. Quel changement ? L’un et l’autre répondent sans hésiter, la conversion du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ. Cette conversion eucharistique est le fait d’une puissance infinie, elle est l’effet d’un acte divin. Il n’y a donc pas à se demander comment elle s’opère, mais seulement à constater que ce changement substantiel ne dépasse pas l’énergie créatrice et transformatrice de Dieu : « Forte dicas : Aliud video, quomodo tu mini asseris quod Christi corpus accipiam ? … Probemus non hoc esse quod natura formavit, sed quod benedictio consecravit, maioremque vim esse benedictionis quam naturae ; quia benedictione etiam natura ipsa mutatur ». Sur ce, saint Ambroise apporte l’exemple de la verge de Moïse changée en serpent, de l’eau changée en sang, et d’autres miracles modifiant les propriétés des êtres, puis il continue :

Quod si tantum valuit humana benedictio ut naturam converteret, quid dicimus de ipsa consecratione divina, ubi verba ipsa Domini Salvatoris operantur ? Nara sacramentum istud quod accipis Christi sermone conficitur. Quod si tantum valuit sermo Eliae ut ignem de caelo deponeret, non valebit Christi sermo ut species mutet elementorum ? … Sermo ergo Christi qui potuit ex nihilo facere quod non erat, non potest ea quae sunt in id mutare quod non erant ? … Ipse clamat Dominus Iesus : Hoc est corpus meum. Ante benedictionem verborum caelestium alia species nominatur ; post consecrationem corpus significatur. Ipse dicit sanguinem suum. Ante consecrationem aliud dicitur, post consecrationem sanguis nuncupatur. Et tu dicis : Amen, hoc est, verum est. Quod os loquitur mens interna fateatur ; quod sermo sonat affectus sentiat. (Ambroise, De mysteriis, 50-54.)

On a pu remarquer dans ces paroles l’expression très nette de la conversion substantielle : Benedictione etiam natura ipsa mutatur… non valebit Christi sermo ut species mutet elementorum ? … quae sunt in id mutare quod non erant. La même précision se retrouve dans le De sacramentis, dont l’auteur a d’ailleurs sans aucun doute utilisé et presque copié parfois saint Ambroise.

Tu forte dicis : Meus panis est usitatus. Sed panis iste panis est ante verba sacramentorum : ubi accesserit consecratio, de pane fit caro Christi… Si ergo tanta vis est in sermone Domini Iesu ut inciperent esse quae non erant, quanto magis operatorius est ut sint quae erant, et in aliud commutentur… Ergo didicisti quod ex pane corpus fiat Christi, et quod vinum et aqua in calicem mittitur : sed fit sanguis consecratione verbi caelestis… Antequam consecretur, panis est ; ubi autem verba Christi accesserint, corpus est Christi… Et ante verba Christi calix est vini et aquae plenus : ubi verba Christi operata fuerint, ibi sanguis Christi efficitur, qui plebem redemit. Ergo videte quantis generibus potens est sermo Christi universa convertere. (De sacramentis, IV, 14-16, 19, 23 ; et cf. 25, VI, 2-4.)

La doctrine de l’église de Milan et de celles qui en dépendaient semble donc très claire vers la fin du ive siècle. Saint Ambroise la précise encore en observant que le corps eucharistique de Jésus-Christ est bien son corps historique : « Et hoc quod conficimus corpus ex Virgine est… Vera utique caro Christi quae crucifixa est, quae sepulta est : vere ergo carnis illius sacramentum est ». Cela n’empêche pas ce corps d’être une nourriture spirituelle ; car, puisqu’il est le corps de Jésus-Christ, il est un corps spirituel, le corps du Verbe qui est esprit. L’évêque de Milan ne vise pas ici précisément le mode d’être du corps dans l’eucharistie, mais plutôt son efficacité sanctifiante.

C’est encore dans saint Ambroise et dans le De sacramentis que nous trouvons le plus de détails sur la communion, ses conditions et ses effets. Ce dernier ouvrage recommande la communion fréquente, quotidienne, et blâme les Grecs qui ne communient qu’une fois l’an. C’est pour n’être pas privé de cette divine nourriture sans doute, que les fidèles l’emportaient et la gardaient chez eux. Mais cette communion exige une préparation. Si saint Jérôme aurait désiré qu’on s’y préparât par l’abstention de l’œuvre conjugale, nos autres auteurs requièrent au moins une conscience pure : ils insistent sur la condamnation qu’encourt le sacrilège. Quant aux fruits de la communion, le premier et le plus grand est de nous faire entrer par sa chair en participation de la divinité du Sauveur : « Quia idem Dominus noster Iesus Christus consors est et divinitatis et corporis : et tu, qui accipis carnem, divinae eius substantiae, in illo participaris alimento » ; puis de nous donner la vie, la vie surnaturelle, la vie éternelle, de remettre nos péchés, de nous faire produire des œuvres de salut, et de nous combler de la joie céleste.

Mais l’eucharistie n’est pas seulement un sacrement, elle est aussi un sacrifice. Cette qualité lui est aussi souvent reconnue par nos auteurs ; et l’on sait que le De sacramentis contient une partie notable du canon de la messe latine actuelle (iv, 21, 22, 26, 27). Elle est un sacrifice que le prêtre consacre chaque jour, qu’il offre, mais que Jésus-Christ offre par ses mains ; un sacrifice où Jésus-Christ est immolé, et qui est la commémoraison ou la reproduction de celui de la croix.

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