Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

10.
La théologie de saint Augustin.

ouvrages cités de saint augustin

Afin de faciliter les recherches, et comme il est d’ailleurs important de connaître la date des ouvrages de saint Augustin mentionnés dans l’étude qui suit, on en a dressé ici une liste alphabétique, qui donne pour chaque écrit son titre exact, la date de sa composition et le tome de la Patrologie latine qui le contient. Cette liste n’énumère que les traités cités dans ce volume : les dates sont empruntées à la liste analogue de M. E. Portalié dans le Dictionnaire de Théologie catholique.

10.1 — Caractéristique générale.

[Rappelons seulement les grandes dates de sa vie : Né en 354 ; s’abandonne au désordre (370) ; est amené à la recherche de la vérité par la lecture de l’Hortensius (373) ; devient manichéen (373) ; quitte le manichéisme et tombe dans le doute de la Nouvelle Académie (383) ; devient catholique en écoutant saint Ambroise (385) ; se convertit (386) ; est baptisé (387) ; devient prêtre en Afrique (389) ; coadjuteur de Valère(395) ; évêque d’Hippone (398) ; mort le 28 août 430.]

Saint Augustin est, sans contredit, le plus grand docteur qu’ait jamais possédé l’Église. S’il n’a exercé sur l’Orient presque aucune influence, il est devenu et il est resté dans toute la force et l’étendue du terme le Père par excellence de l’Église d’Occident. En lui se résume et sur lui se ferme l’antiquité chrétienne latine, dont la pensée a trouvé dans son œuvre son expression la plus précise ; mais avec lui aussi commence à poindre la théologie du moyen âge qu’il a préparée et dont les germes existent déjà dans ses écrits. Il a uni ainsi le passé à l’avenir, et c’est pourquoi on a pu dire, avec quelque raison, que l’Église latine lui doit en grande partie la forme particulière de sa religion et de sa croyance.

L’Église catholique cependant n’a pas été seule à le revendiquer comme un maître. Chose singulière ! — par un privilège que saint Augustin partage avec saint Paul — en même temps que cette Église trouvait en lui le plus ferme soutien de son enseignement, de sa discipline et de sa morale, les dissidents ont prétendu à leur tour abriter sous son nom et justifier par ses principes leur particularisme et leur désertion. La Réforme en a appelé à lui de l’Église du moyen âge, et le jansénisme à lui encore de celle du xvie siècle. Cette étrange destinée vient sans doute de ce que tout n’est pas harmonisé ni mis au point dans les vues profondes que le saint docteur a jetées sur l’infinie variété des problèmes qui l’ont occupé. Pressé par le temps et ayant au plus haut degré le sentiment des mystères que la théologie chrétienne essaie d’éclairer, saint Augustin a hésité parfois, tâtonné, proposé des solutions diverses dont on fausse le sens, si on les prend isolément : il a écrit des Rétractations. Mais cette revendication de l’autorité d’Augustin et par l’Église et par les dissidents tient à une cause plus intime. Elle tient à ce que le christianisme de l’évêque d’Hippone est à la fois très traditionnel et très original. Homme de tradition, homme d’Église, saint Augustin l’est au plus haut point : il vénère cette Église comme la maîtresse de la vérité, et il en accepte sans hésiter les enseignements. Mais ces enseignements, il les repense pour son propre compte : il les fait siens par la méditation intense qu’il leur consacre et la forme qu’il leur donne : sur bien des sujets il précise et complète ceux qu’il avait reçus. Bien plus, le sentiment est manifeste chez lui que ces enseignements n’épuisent pas la vérité qu’ils expriment, que le mystère divin ne saurait être complètement enfermé dans des formules humaines, et que, en conséquence, une part doit être laissée dans le christianisme aux élans de la piété et aux intuitions du cœur. Sa doctrine est donc à la fois très orthodoxe et très libre, très traditionnelle et très personnelle. L’évêque d’Hippone est un théologien, mais c’est en même temps une âme profondément religieuse. Il n’est pas seulement le maître de la science : il est le docteur de la piété chrétienne. En marge de la théologie théorique, il écrit toute une théologie du cœur, une théologie de son expérience personnelle que l’Église ne lui a pas apprise et dont les formules sont naturellement plus flottantes. On peut en abuser ; mais il convient de se rappeler que, dans la pensée d’Augustin, cette théologie ne doit pas se séparer de la première et à plus forte raison ne l’exclut pas. Il les faut prendre toutes les deux, ou du moins s’attacher de préférence à la foi reçue qui s’impose à tous, et qui ne représente pas les vues d’un seul homme, cet homme fût-il un génie.

Que si l’on veut maintenant rechercher les causes qui imprimèrent à l’activité et aux enseignements de saint Augustin leur caractère spécial, on les trouvera dans une certaine mesure — car le génie ne s’explique jamais complètement — dans son tempérament propre et dans les influences qu’il a subies.

Augustin était une intelligence d’élite, en qui la lecture de l’Hortensius de Cicéron développa d’abord une vraie passion pour la recherche de la vérité, que l’étude des néoplatoniciens ensuite tourna vers la contemplation, et habitua aux spéculations les plus hautes sur Dieu et le principe des choses. Un intellectualisme dur et sec aurait pu résulter de cette première formation ; il fut corrigé par une sensibilité qui était en lui exquise, et qui s’épura au contact de la piété maternelle. En même temps, le profond regret qu’Augustin conserva toute sa vie des écarts de sa jeunesse, l’expérience qui lui avait fait toucher du doigt la fragilité de l’homme, peut-être aussi la doctrine manichéenne qu’il adopta quelque temps, produisirent en lui, avec un sentiment incomparable d’humilité personnelle, une vue nette du néant de l’homme en face de Dieu. Dieu, d’un côté, lui apparut comme la lumière, le bien, la vie ; l’homme, de l’autre, comme l’ignorance, la corruption, la mort, et tout le christianisme comme une descente de Dieu dans le cœur de l’homme pour l’éclairer, le vivifier, le sauver. Si l’on ajoute à cela l’influence sur lui de saint Jérôme, celle du monachisme que l’Occident commençait à connaître et de la lecture des Vies des Pères qui circulaient déjà, on comprend que saint Augustin tournât naturellement au mysticisme contemplatif, et que l’ascétisme lui semblât la forme la plus juste et en quelque sorte normale de la religion. Peut-être en effet s’y serait-il arrêté ; mais, outre que, ancien professeur de rhétorique et admirablement doué pour l’éloquence, il se sentait pour la parole et la plume de la facilité et du goût, il put admirer en saint Ambroise le type de l’évêque administrateur, de l’homme de gouvernement et d’action, tel qu’il en faut à la masse des fidèles. Dans l’évêque de Milan, l’Église se révéla à lui non plus seulement comme une communauté d’ascètes ou d’âmes perdues en Dieu, mais comme un grand corps mêlé qui demandait un symbole, des lois, une discipline, un gouvernement. Dès lors, les conceptions d’Augustin se trouvèrent équilibrées, et rien ne manqua plus à ce qui pouvait favoriser l’épanouissement de tout son génie. Une merveilleuse intelligence unie à un cœur compatissant et tendre, une piété ardente naturellement contemplative, unie au sentiment de ce que demandaient d’activité pratique la défense de la vérité, la conduite des fidèles et le gouvernement de l’Église, tout cela fit de lui un grand philosophe et un grand théologien, un grand controversiste et un grand mystique, un grand évêque et un grand saint. Venons maintenant au détail de sa doctrine.

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