Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

11.
Saint Augustin et le pélagianisme.

11.1 — La doctrine pélagienne.

[Sources : Avant tout, ce qui reste de Pélage, de Celestius et de Julien (v. le texte et les notes suivantes) ; puis le traité De vita christiana du pélagien Fastidius (P.L., t. XL), le traité De divitiis et les cinq lettres du même auteur édités par Caspari (Briefe, Abhandlungen und Predigten…, Christiania, 1890, p. 1-167). En second lieu les ouvrages des auteurs qui ont réfuté le pélagianisme, Saint Augustin (surtout P. L., t. XLIV, XLV) ; Marius Mercator, Commonitorium ; Liber subnotationum in verba Iuliani (P. L., t. XLVIII) ; Saint Jérôme, Dialogus contra pelagianos (P.L., t. XXIII) ; Paul Orose et quelques autres. Enfin les actes des conciles et les lettres des papes qui se sont occupés du pélagianisme.]

Les progrès que saint Augustin a fait faire aux doctrines que nous venons d’étudier ne constituent cependant pas sa principale gloire théologique. Celle-ci lui vient surtout de sa lutte contre l’erreur pélagienne et de la lumière décisive que son génie a su porter dans les questions obscures de la chute originelle et de la grâce.

L’évêque d’Hippone était encore engagé dans la controverse donatiste que déjà Pélage prêchait l’hérésie à laquelle il devait donner son nom.

Homme de haute vertu (bonum ac praedicandum virum) et directeur de conscience plutôt que théologien et théoricien, le moine breton Pélage ne supportait qu’avec impatience les excuses que les pécheurs tiraient de la fragilité de l’homme, regardait comme un effet de la lâcheté les appels faits à la grâce de Dieu comme à un remède à notre prétendue impuissance, et ne cessait d’insister, auprès des âmes qu’il conduisait, sur la force invincible que nous donne le libre arbitre pour résister au mal.

Il se trouvait à Rome dans les toutes premières années du ve siècle. Il y fit la connaissance d’un prêtre syrien, nommé Rufin, de qui, dit Marius Mercator, il apprit à nier le péché originel. Puis, à son tour, il conquit des disciples. Le principal à cette époque fut Celestius, jeune moine ardent qui, une fois convaincu, ne sut plus taire ni pallier ses erreursa. En 417, une autre recrue importante lui arriva : c’était Julien, l’évêque d’Eclane en Apulie, logicien vigoureux et copieux écrivain qui devint, suivant l’expression de saint Augustin, l’architecte de tout le système. Ces trois hommes, Pélage, Celestius, Julien personnifient le pélagianisme. Ils l’ont fondé, propagé, organisé en une doctrine suivie. C’est donc à eux qu’il faut nous adresser, d’abord et avant tous les autres, pour bien connaître cette doctrine.

a – Il avait étudié le droit et était, dit Marius Mercator, « incredibili loquacitate » (Liber subnot., praef., 4). Saint Augustin l’oppose à Pélage : Pélage, au contraire, condamna cette même doctrine comme contraire à la vérité, pour échapper à l’anathème dont le menaçaient les juges catholiques ; mais en même temps il se réserva le droit de soutenir cette même doctrine, quand le danger serait passé, ce qui prouve qu’il n’était qu’un insigne menteur en la condamnant, ou un fourbe des plus astucieux en l’interprétant.(De gratia Christi et de pecc. orig., II, 13).

Pélage a laissé un Commentarium in epistulas sancti Pauli dont on a contesté l’authenticité, qui a, en tout cas, subi des corrections et des retouches ; de plus, une Epistula ad Demetriadem, écrite vers 412 ou 413, et un Libellas fidei ad Innocentium papam, de l’an 417. De ses autres ouvrages, notamment de son De libero arbitrio, il ne reste que les citations de saint Jérôme, de Marius Mercator et de saint Augustin. Les citations faites par Augustin sont aussi tout ce qui a été conservé de l’œuvre de Celestius. Et l’on en peut dire autant de celle de Julien, avec cette différence qu’ici, les citations plus longues et plus nombreuses reproduisent vraiment une portion considérable des Libri IV et Libri VIII adversus Augustinum de l’évêque d’Eclane. Si l’on joint, à ces sources de premier ordre, quelques traités du pélagien Fastidius, écrits entre 420 et 430, et les renseignements fournis par saint Augustin lui-même et les autres adversaires du pélagianisme, il devient aisé de se faire une idé d’ensemble de son enseignement. Remarquons seulement qu’entre Pélage, Celestius et Julien l’accord sur quelques points n’était pas entier, et qu’un certain développement s’est produit dans le système, qui l’a amené à sa définitive expression.

Le principe qui le domine tout entier est évidemment une conception stoïcienne de la nature humaine. L’homme a été créé libre : cette liberté consiste à pouvoir à son gré faire ou éviter le mal : c’est une émancipation vis-à-vis de Dieu, en vertu de laquelle l’homme s’appartient et se conduit suivant son bon plaisir : « Libertas arbitrii, qua a Deo emancipatus homo est, in admittendi peccati et abstinendi a peccato possibilitate consistit. » Et ce pouvoir de choisir, bien que reçu de Dieu, nous est tellement essentiel que nous ne saurions ne pas l’avoir. Il y a en effet, disait Pélage, trois choses à distinguer dans l’acte libre, posse, velle, esse : « Posse in natura, velle in arbitrio, esse in effectu locamus. » Or, je puis bien ne pas vouloir le bien ni l’exécuter, mais je ne saurais ne pas avoir le pouvoir de le vouloir et de le faire. D’autre part, le vouloir et le faire dépendent de moi, et c’est moi qui me les donne : de là le mérite et la récompense due à mes œuvres : « Primum illud, id est posse ad Deum proprie pertinet, qui illud creaturae suae contulit : duo vero reliqua, hic est velle et esse ad hominem referenda sunt, quia de arbitrii fonte descendunt. Ergo in voluntate et opere bono laus hominis est. »

On objectait à cette toute-puissance de la volonté libre qu’elle avait été affaiblie dès le principe et se trouvait inclinée au mal. Les pélagiens le niaient résolument : la liberté était, à leur avis, une balance dont les plateaux bien équilibrés ne pouvaient être mus que par la volonté. Dès lors, rien ne s’opposait à ce que l’homme, toujours capable d’éviter le mal et d’observer les commandements de Dieu, vécût, à la rigueur, sans péché : « Ego dico posse esse hominem sine peccato. » Pélage, sans doute, n’osait pas toujours affirmer le fait ; d’autres fois cependant, il ne craignait pas d’assurer que beaucoup de philosophes, avant ou après Jésus-Christ, avaient constamment pratiqué la vertu, et il dressait des listes de personnages bibliques qui, selon lui, n’avaient jamais péché.

Ainsi, le péché est essentiellement un acte de la volonté libre : « Quid sit quodcumque peccatum ? Quod vitari potest aut quod vitari non potest ? Si quod vitari non potest, peccatum non est : si quod vitari potest, potest homo sine peccato esse quod vitari potest. » Admettre le péché originel devenait évidemment impossible avec de pareilles prémisses. Aussi les pélagiens le rejettent-ils absolument. Ils le rejettent parce que ce péché d’origine, s’il existait, devrait avoir une cause ; cette cause ne saurait être la volonté de l’enfant : ce serait donc celle de Dieu, et dès lors on n’aurait pas un péché de l’enfant, mais un péché de Dieu. Ils le rejettent, parce que l’admettre serait admettre un péché de nature, c’est-à-dire une nature mauvaise, viciée, la doctrine même des manichéens. Ils le rejettent encore parce qu’un semblable péché de nature serait indélébile, ce qui est de la nature durant autant qu’elle. Enfin ils le rejettent parce que si Adam a pu ainsi transmettre son péché à ses descendants, pourquoi le juste ne transmettrait-il pas aussi sa justice aux siens, ou pourquoi les autres péchés ne seraient-ils pas aussi transmis ? Il n’y a donc pas de péché ex traduce : notre premier père ne nous a nui que par son mauvais exemple, et c’est dans ce sens qu’il faut interpréter le ex uno in condemnationem de saint Paul Romains 5.16.

Les pélagiens auraient pu cependant, tout en niant le péché originel proprement dit, accepter la doctrine de la chute et reconnaître que la mort, les maladies, l’ignorance et la concupiscence étaient une conséquence de la faute d’Adam. Mais c’eût été reconnaître une déchéance, un affaiblissement de la nature dans ce qui lui est, pensaient-ils, essentiel ; c’eût été admettre qu’Adam avait été créé dans un état supérieur à notre état actuel, et c’est à quoi ils se refusent. Non : Adam a été créé mortel : « Adam mortalem factum, qui sive peccaret, sive non peccaret, moriturus esset. » La preuve en est dans l’institution du mariage, destiné dès le principe à combler les vides produits par la mort : elle se trouve encore dans le fait que la rédemption n’a pas détruit la mort ; car d’ailleurs « ablationem mortis amotio peccati debet operari ». Le morte moriemini ne marque donc pas la mort physique, mais la mort spirituelle du péché : le pulvis es et in pulverem reverteris n’est pas l’expression d’un châtiment, mais d’une consolation par l’annonce que les maux de la vie auront une fin. Et si l’on tient absolument à ce que l’augmentation des peines et des douleurs d’Adam et d’Ève aient été en effet, comme il semble (Genèse 3.17-19), une punition de leur péché, cette punition les a frappés personnellement et non pas leur race : « personis hominum sunt illata, non generi ».

Et il en faut dire autant de la concupiscence. Elle existait chez nos premiers parents comme chez nous, puisqu’ils ont péché précisément en désirant le fruit défendu. La concupiscence sexuelle notamment a été concréée par Dieu avec le corps ; elle a existé en Jésus-Christ, et c’est être manichéen que d’y voir un mal et la conséquence du péché.

Bref, tout se résume dans ce mot de Celestius : « Quoniam infantes nuper nati in illo statu sunt in quo Adam fuit ante praevaricationem. »

Restait toutefois une obscurité. Si rien n’est vicié chez nous, si nous sommes tels qu’Adam est sorti des mains de Dieu, et si le libre arbitre suffit pour éviter tout péché, comment se fait-il que nous tombions si aisément, et que le péché soit chose générale ? Pélage n’en donnait pas d’autre explication qu’une longue habitude de pécher contractée dès l’enfance, et qui est devenue chez nous une seconde nature. Il avouait d’ailleurs que les hommes sont « terrenis cupiditatibus dediti, et, mutorum more animalium, tantummodo praesentia diligentes » ; mais de cette tendance impérieuse il ne cherchait pas la cause en dehors des actes isolés de la volonté libre : il ne voyait que des individus coupables et non pas une humanité universellement pécheresse.

Cependant, la négation du péché originel entraînait nécessairement un changement dans la façon d’envisager le baptême des enfants alors généralement pratiqué. Comment soutenir encore qu’il fût donné in remissionem peccatorum, puisque ces enfants étaient innocents ? Aussi les pélagiens ne le soutenaient-ils pas. Ils ne voulaient pas pour autant qu’on le supprimât, et anathématisaient même ceux qui ne le regardaient pas comme nécessaire ; mais, ajoutaient-ils, la grâce du baptême, un en lui-même, est multiforme et s’accommode aux besoins de ceux qui la reçoivent. Dans les uns, elle est médicinale et régénératrice ; dans les autres, elle est simplement sanctifiante et augmente la ressemblance du Christ qu’ils possèdent déjà : « Quos fecerat (Christus) condendo bonos facit innovando adoptandoque meliores. » C’est ce qui arrive pour les enfants : ils perçoivent du baptême les effets positifs, à savoir : « illuminatio spiritualis, adoptio filiorum Dei, municipatus Ierusalem caelestis, sanctificatio atque in Christi membra translatio, et possessio regni caelorum ». Ce dernier point surtout était important. Distinguant entre la vie éternelle et le royaume des cieux, les pélagiens enseignaient que le baptême n’était pas nécessaire pour obtenir la première, mais bien pour entrer dans le second. Pour hériter du royaume, suivant Jean 3.5, il fallait être enfant de Dieu et on ne le devenait que par le baptême. Il avait donc sa raison d’être même vis-à-vis des nouveau-nés.

Il n’en restait pas moins que, en dehors de la rémission des péchés actuels, toute grâce proprement médicinale devenait inutile, puisque la nature humaine était saine et intègre. Mais une grâce cependant était-elle nécessaire pour éviter le mal et faire le bien ? Pélage le confessait d’une manière générale : « Anathemo qui vel sentit vel dicit gratiam Dei qua Christus venit in hunc mundum peccatores salvos facere, non solum per singulas horas, aut per singula momenta, sed etiam per singulos actus nostros non esse necessariam : et qui hanc conantur auferre, poenas sortiantur aeternas. » Celestius au contraire le niait résolument. Julien, lui, l’admettait surtout pour les œuvres surnaturelles. Mais il faut regarder sous les mots, et compter soit avec les réticences des novateurs, soit avec le développement qu’a subi leur doctrine sous la poussée de la controverse.

Et d’abord, Pélage admettait cette nécessité de la grâce non pas précisément ad operandum, mais ad facilius operandum : « Propterea dari gratiam ut quod a Deo praecipitur facilius impleatur. » Puis, sous le nom de grâce, les pélagiens entendaient bien des choses qui ne sont pas la grâce prévenante et intérieure, la grâce de volonté telle qu’on doit la comprendre. Notre création est une grâce, notre supériorité sur les animaux par la raison et le libre arbitre est aussi une grâce, les dons quotidiens de la Providence sont des grâces, la Loi ancienne était une grâce, et à plus forte raison l’incarnation en est une qui est venue exciter en nous l’amour de Dieu. On accusait Pélage d’avoir, dans sa rétractation au synode de Diospolis, entendu par la grâce le libre arbitre. Mais il entendait aussi par là la Loi et l’Évangile. Le libre arbitre seul avait longtemps suffi à l’homme pour faire le bien ; puis la nature s’étant en quelque sorte usée par une longue pratique du vice et par l’ignorance, Dieu avait donné la Loi comme une aide à notre faiblesse, jusqu’au moment où, devenue impuissante à son tour, elle s’était effacée devant le Rédempteur. Celui-ci nous avait purifiés de son sang ; par lui nous étions nés à une vie meilleure, puis il nous avait laissé comme excitants à la vertu ses leçons et ses exemples. C’est là la grande grâce : « Adiuvat nos Deus, per doctrinam et revelationem suam, dum cordis nostri oculos aperit, dum nobis, ne praesentibus occupemur, futura demonstrat, dum diaboli pandit insidias, dum nos multiformi et ineffabili dono gratiae caelestis illuminat… Qui haec dicit gratiam tibi videtur negare ? » Le vouloir et le faire dépendent de nous, nous n’avons pas besoin d’y être aidés et la prière n’a pas pour but de nous les obtenir, mais notre pouvoir reçoit un secours, celui de la doctrine et de la Loi, et plus spécialement encore, la grâce des exemples de Jésus-Christ. En résumé donc, les pélagiens admettaient des grâces extérieures d’instruction et d’exemples, peut-être même des grâces intérieures d’illumination ; ils n’admettaient pas la grâce prévenante, intérieure, de la volonté : l’activité divine ne pénétrait pas au cœur même de la nôtre pour l’élargir et la transformer.

Ces grâces de lumière et d’exemples, les pélagiens enseignaient d’ailleurs qu’on les pouvait mériter et les mériter par l’exercice du seul libre arbitre : « Ibi vero remunerandi sunt qui bene libero utentes arbitrio, merentur Domini gratiam et eius mandata custodiunt. » Celestius l’enseignait même de la rémission des péchés que la pénitence méritait. Cette opinion toutefois lui était particulière.

Dans un pareil système, on le comprend, il ne pouvait y avoir place pour une doctrine de la prédestination soit à la grâce soit à la gloire qui fût, dans son ensemble, ante praevisa merita, puisque les premières grâces étaient méritées, les premiers actes du salut accomplis avec les seules forces de la nature. Aussi n’y admettait-on pas de prédestination proprement dite : on y admettait seulement un décret final, conséquent à la prévision des mérites ou des démérites de chaque sujet, et lui attribuant son sort définitif : « Praesciebat ergo (Deus) qui futuri essent sancti et immaculati per liberae voluntatis arbitrium, et ideo eos ante mundi constitutionem, in ipsa sua praescientia, qua tales futuros esse praescivit elegit. Elegit ergo antequam essent, praedestinans filios quos futuros sanctos immaculatosque praescivit ; utique ipse non fecit, nec se facturum, sed illos futuros esse praevidit. » Quand on demandait cependant aux pélagiens d’où venait que tel enfant, par exemple, mort après son baptême, se trouvait prédestiné, leur embarras pour répondre était fort grand, puisqu’il n’y avait eu, dans l’espèce, ni mérites ni démérites prévus.

Signalons enfin, pour être moins incomplet, un excès de rigorisme enseigné, non par Pélage, qui se défendit de l’avoir fait, mais par Celestius : c’est que les riches baptisés, à moins qu’ils ne renonçassent à toutes leurs richesses, n’avaient aucun mérite dans le bien qu’ils paraissaient accomplir, et ne pouvaient entrer dans le royaume des cieux. Cette exagération était bien dans le ton de la morale austère que prêchaient les pélagiens.

Telle est dans ses grandes lignes la doctrine que le moine breton et ses deux collègues s’efforçaient de faire prévaloir dès le premier quart du ve siècle. Elle avait été, dès lors, formulée en six propositions attribuées à Celestius, auxquelles s’en joignent trois autres signalées à saint Augustin comme soutenues en Sicile par certains fidèles. Les voici :

Il est inutile d’insister beaucoup pour montrer le caractère naturaliste d’un pareil système. Le point de vue rationaliste est manifeste surtout chez Julien, tout féru de philosophie, très dédaigneux de la tradition et du sentiment commun des fidèles, donnant la raison comme le critérium d’après lequel on doit juger de la vérité de ce qu’avancent et l’Écriture et les Pères.

D’autre part, en rejetant le péché originel, en prétendant que rien n’est vicié dans notre nature, que notre liberté est comme une balance dont le fléau est parfaitement horizontal, le pélagianisme faisait preuve évidemment d’une psychologie bien superficielle et bien pauvre, toute abstraite, et n’expliquait nullement la grande anomalie de l’universalité du péché dans le monde.

Mais une fois la chute niée, la rédemption ne se comprenait plus. Car, dans le système de Pélage, les individus pouvaient bien avoir besoin de rachat, mais la nature humaine n’étant point déchue dans notre premier père n’en avait pas besoin. Il devenait dès lors inutile que le Verbe s’unît à elle pour lui rendre en lui et par son contact, la sainteté et l’immortalité ; Jésus-Christ n’était plus à son égard un nouvel Adam qui réparait ce que le premier avait détruit. L’enfant, dans le baptême, recevait peut-être une génération plus haute, mais il n’était pas proprement régénéré, il ne renaissait pas de la mort à la vie : tout le langage chrétien se trouvait bouleversé.

Cette vie nouvelle d’ailleurs, la grâce de Jésus-Christ n’en était pas le principe intime et profond. La grâce pélagienne agissait sur le chrétien par le dehors, si l’on peut parler ainsi : elle ne l’animait pas ni ne le fortifiait pas intérieurement. Le Christ restait bien le maître qu’il fallait écouter et le modèle qu’il fallait imiter ; il n’était plus la force qui soulevait l’âme et la flamme qui entretenait sa charité. Le vivit in me Christus de saint Paul n’avait aucun sens.

Et enfin il y a plus : en déclarant que l’homme se suffisait à lui seul pour faire le bien, en le représentant comme émancipé de Dieu par le libre arbitre, le pélagianisme ruinait l’idée même de la religion qui repose tout entière sur le besoin que l’homme a constamment du secours de Dieu. Au salut par la grâce, par la miséricorde divine, il substituait un moralisme grossier et sans grandeur. L’homme devait pratiquer la loi et remplir son devoir : Dieu n’avait qu’à constater si ce devoir était rempli, si cette loi était observée : créancier et débiteur tenaient leurs comptes par actif et passif. Rien, dans une pareille conception, pour la bonté du créateur, pour la richesse de la rédemption, pour l’humilité, la confiance, pour l’abandon de l’âme, pour la prière. L’idée religieuse elle-même disparaissait. L’Église vit le danger et y para immédiatement. Dans cette œuvre de défense, elle ne pouvait trouver un organe mieux préparé qu’Augustin, ni plus apte à sentir ce qu’avait de faux la nouvelle hérésie. Contre ce naturalisme dur et orgueilleux tout son être devait se révolter, lui dont l’âme était si humble, chez qui le sentiment de la corruption humaine et la reconnaissance de ce que la grâce avait fait pour son salut étaient si profonds, et dont le cœur aspirait avec tant de force à s’unir intimement à Dieu.

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