Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

11.6 — La prédestination.

La doctrine de la prédestination est le couronnement de celle de la grâce. La prédestination est l’acte par lequel Dieu décrète qu’il donnera à un certain nombre d’hommes des grâces en cette vie, ou la gloire en l’autre. On en distingue généralement deux sortes, la prédestination à la gloire, qui emporte nécessairement la prédestination à la grâce, et la prédestination à la grâce seule ou à la foi, laquelle ne suppose pas nécessairement la prédestination à la gloire.

Saint Augustin avait paru enseigner en une occasion que la prédestination à la grâce et à la foi dépendait de la fidélité à la vocation divine prévue par Dieu, ou, pour être plus précis, que si Notre Seigneur avait prêché dans tels lieux et à tel moment, c’est parce qu’il avait prévu que là se trouveraient à cet instant des âmes qui recevraient sa parole. Ses adversaires semi-pélagiens lui rappelèrent plus tard ce passage qui favorisait leur propre opinion. L’évêque d’Hippone se justifia en observant que, dans le passage objecté, écrit pour des païens, il n’avait pas voulu traiter ex professo la question, qu’il y avait réservé, comme causes explicatives de la vocation divine, le secret conseil de Dieu et d’autres causes différentes de la foi prévue des auditeurs, et enfin que ces mérites prévus, dont il avait parlé, supposaient eux-mêmes une grâce préalable gratuitement concédée. On ne pouvait donc en conclure que la vocation à la foi n’était pas gratuite. Elle l’est au contraire absolument, comme le prouvent les paroles de Notre Seigneur sur Tyr et Sidon (Matthieu 11.21) : « Non enim quia credidimus, sed ut credamus elegit nos : ne priores eum elegisse dicamur… Nec quia credidimus sed ut credamus vocamur. » Et sur la vocation à la grâce : « Elegit ergo nos Deus in adoptionem filiorum, non quia per nos sancti et immaculati futuri eramus, sed elegit praedestinavitque ut essemus. Fecit autem hoc secundum placitum voluntatis suae ut nemo de sua, sed de illius erga se voluntate glorietur. »

Ce n’est pas du reste de la prédestination à la foi et à la grâce que saint Augustin s’est surtout occupé : c’est de la prédestination à la gloire ; et il n’a guère parlé de la première qu’en tant qu’elle est incluse dans la seconde. Il a consacré à ce sujet surtout les trois traités De correptione et gratia ; De praedestinatione sanctorum et De dono perseverantiae, écrits tous trois à la fin de sa vie.

La prédestination n’était et ne pouvait être pour les pélagiens qu’un acte de volonté conséquent à un acte de prescience et nécessité par lui. Dieu prévoyant ce que serait chaque homme dans l’ordre moral par son libre arbitre, en fixait par avance le sort dernier. Dans le système semi-pélagien, dont il sera question plus tard, mais dont l’évêque d’Hippone connut les premières manifestations, le commencement seul de la foi dépendait de l’homme, les œuvres et la persévérance étaient proprement l’objet d’un décret divin prédestinant les justes à la sainteté, et par suite à la gloire. Saint Augustin ne comprend point ainsi la prédestination.

Avant tout, Dieu choisit ses élus et les prédestine au ciel : « Elegit Deus in Christo ante constitutionem mundi membra eius : et quomodo eligeret eos qui nondum erant nisi praedestinando ? Elegit ergo praedestinans eos. »

Ce choix, cette prédestination de Dieu atteint toujours son but : l’assurance du salut est liée à la prédestination. Le prédestiné peut ne pas appartenir momentanément à l’Église ou à son corps visible ; il peut s’égarer pour un temps en dehors de la voie : Dieu saura l’y ramener quand il le faudra : « Ex his nullus perit, quia omnes electi sunt… Horum si quisquam perit fallitur Deus ; sed nemo eorum perit quia non fallitur Deus. »

L’acte de prédestination en effet emporte avec soi la collation de tous les moyens qui doivent conduire à la gloire. L’évêque d’Hippone les a énumérés d’après saint Paul : « Quos enim praedestinavit ipsos et vocavit, illa scilicet vocatione secundum propositum : non ergo alios, sed quos praedestinavit ipsos et vocavit ; nec alios, sed quos ita vocavit ipsos et iustificavit : nec alios, sed quos praedestinavit, vocavit, iustificavit ipsos et glorificavit (Romains 8.30)… Eligendo ergo fecit divites in fide sicut haeredes regni. » Ainsi les prédestinés sont d’abord appelés à la foi d’une propria, vocatio, appelés secundum propositum, c’est-à-dire d’une façon efficace ; puis ils sont justifiés par des grâces également efficaces afin d’être « sancti et immaculati in conspectu eius (Dei) » ; puis favorisés de la persévérance finale de façon à ce qu’ils ne défaillent point dans le bien, ou que leurs défaillances soient réparées à l’heure de la mort ; et enfin couronnés et glorifiés au ciel.

La façon même dont saint Augustin expose ces premières idées sur la prédestination conduit naturellement à penser qu’il a admis une prédestination à la gloire absolue et gratuite, et, comme s’expriment les théologiens, ante praevisa merita : Dieu n’a rien considéré dans le choix de ses élus que sa propre volonté ; il a seulement, conséquemment à ce choix, pourvu ses élus — les adultes du moins — des grâces nécessaires pour qu’ils méritent effectivement par leurs œuvres la gloire qu’il leur destinait. Plusieurs auteurs cependant (Franzelin, Fessler-Jungmann) ne veulent pas que l’évêque d’Hippone ait eu sur ce point de système précis, ni qu’il ait traité la question de la prédestination ante ou post praevisa merita, en somme oiseuse, contre les pélagiens. Ce n’est pas l’avis de Petau. Bien qu’il ne partage pas personnellement l’opinion de saint Augustin, le savant jésuite a accumulé les arguments pour démontrer que notre auteur a soutenu la prédestination absolue, ante praevisa merita, et ce jugement de Petau paraît en effet plus conforme aux textes, et cadrant mieux avec l’idée que se fait saint Augustin, d’après saint Paul, du domaine souverain de Dieu et de la pleine indépendance de ses décisions.

Saint Augustin en effet ne se contente pas de repousser l’erreur pélagienne qui représentait la prédestination comme conséquente à la prévision de mérites purement humains ; il repousse encore cette opinion semi-pélagienne qui faisait dépendre le sort des enfants mourant avant l’âge de raison, leur baptême ou leur non-baptême, de la prévision du bien ou du mal qu’ils auraient fait s’ils avaient vécu. C’est là, de l’avis de l’évêque d’Hippone, une idée qu’on ne saurait raisonnablement soutenir. Les enfants, et en général les hommes seront jugés non sur leur conduite hypothétique, dans un ordre de choses qui n’a point existé, mais sur leur conduite réelle. Or les enfants qui meurent dès le berceau n’ont commis ni bien ni mal. Il est donc bien clair, pour eux du moins, que ceux d’entre eux qui sont prédestinés l’ont été indépendamment de toute prévision de mérites : ils l’ont été ante praevisa merita : « In eo ergo quod aliis eam (gratiam baptismatis) dat, aliis non dat, cur nolunt cantare Domino misericordiam et iudicium ? Cur autem illis potius quam illis detur, Quis cognovit sensum Domini ? Quis inscrutabilia scrutari valeat ? Quis investigabilia vestigare ? »

En est-il autrement pour les adultes ? Non : saint Augustin insiste au contraire sur la parité qui existe à ce point de vue entre les adultes et les enfants. Pour les uns et les autres le pourquoi de leur prédestination est un mystère : nous savons seulement que Dieu n’est pas injuste. De plus la prédestination n’est pas l’effet de la grâce conférée, mais au contraire sa préparation : « Haec est praedestinatio sanctorum, nihil aliud : praescientia scilicet et praeparatio beneficiorum Dei quibus certissime liberantur quicumque liberantur. » Si donc de deux adultes également appelés, également pieux, l’un persévère, l’autre ne persévère pas, c’est — indépendamment de leur volonté qui reste toujours libre — que l’un est prédestiné, l’autre ne l’est pas. Si la grâce de la vocation est refusée aux uns, si des grâces congrues (congrua suis mentibus vel audiant verba, vel signa conspiciant) ne sont pas données à certains qui en auraient profité, c’est — toujours avec la même réserve — qu’ils ont été laissés dans la masse de perdition dont d’autres ont été tirés. Et ceux-ci l’ont été « per electionem, ut dictum est, gratiae, non praecedentium meritorum suorum, quia gratia illis est omne meritum ». La miséricorde de Dieu toute seule est le principe de leur salut : « Quid nos hic docuit nisi ex illa massa primi hominis cui merito mors debetur, non ad merita hominum sed ad Dei misericordiam pertinere quod quisque liberatur. » Bref, par l’effet seul de sa volonté, Dieu, comme le père de famille, donne aux uns ce qu’il ne leur doit pas et le refuse aux autres : il ne doit de compte à personne.

L’ensemble de la pensée de saint Augustin nous dirige donc vers la doctrine de la prédestination à la gloire ante praevisa merita. Que s’il s’agissait non plus de la prédestination à la gloire prise isolément, mais de la prédestination complète à la grâce efficace, à la persévérance finale et à la gloire, aucun doute ne serait possible : l’évêque d’Hippone revient continuellement sur son absolue gratuité.

Tous cependant ne sont pas du nombre des prédestinés : ce nombre est fixé d’avance et invariablement par la prescience et la puissance divine « ut ne addatur eis quisquam, nec minuatur ex eis. » Quel est ce nombre ? Saint Augustin a émis l’opinion qu’il était au moins égal à celui des anges déchus, et il ajoute qu’il sera peut-être supérieur, mais nous ignorons d’ailleurs le nombre des anges déchus. En tout cas les élus seront en petit nombre relativement à ceux qui périssent : « Quod ergo pauci in comparatione pereuntium, in suo vero numero multi liberantur, gratia fit, gratis fit. » Tous en effet devaient être condamnés à cause du péché d’origine, et c’est pourquoi Dieu n’en sauve qu’une bien moindre partie.

Mais alors Dieu veut-il sauver tous les hommes, et comment peut-il le vouloir puisque tous ne sont pas prédestinés ? On sait comment la théologie actuelle répond à cette question. Dieu veut, d’une volonté antécédente, le salut de tous, et destine à tous pour ce but des grâces suffisantes. Malheureusement un certain nombre n’en profitent pas dont Dieu, en conséquence, ne veut pas le salut mais la punition. Pour les enfants qui meurent avant l’âge de raison, l’explication est plus complexe à fournir : les théologiens cependant s’accordent généralement à affirmer le fait.

Quelle est, sur ce point, la pensée de saint Augustin ? Cette pensée a suscité des controverses et n’est pas toujours claire. Cela tient d’abord à ce que l’auteur ne fait pas explicitement les distinctions que nous avons signalées ; puis à ce que, argumentant contre les pélagiens qui, au fond, n’admettaient pas en Dieu de volonté spéciale prédestinant les élus, il s’efforce de montrer qu’il y a effectivement en Dieu, par rapport aux prédestinés, une volonté qu’on ne trouve pas en lui vis-à-vis des réprouvés. La volonté absolue et conséquente est ainsi seule mise en relief, la volonté antécédente plutôt rejetée dans l’ombre. C’est surtout dans l’explication du texte de 1 Timothée 2.4, objecté par les adversaires, que se montre cette disposition : Qui omnes homines vult salvos fieri, et ad agnitionem veritatis venire. Tantôt l’évêque d’Hippone l’explique dans le même sens que Omnes in Christo vivificabuntur, c’est-à-dire que, comme tous ceux qui seront vivifiés ne le seront que par le Christ, aussi tous ceux qui seront sauvés ne le seront que par la volonté de Dieu. Tantôt il voit désignées par omnes les diverses classes d’hommes, princes, magistrats, ouvriers, etc., Dieu n’excluant personne du salut précisément à cause de sa condition. Tantôt il fait le même mot synonyme de multi. Et tantôt enfin il explique le mot vult en ce sens que Dieu produit dans les prédestinés la volonté d’être sauvés, à peu près comme le Saint-Esprit est dit crier en nous Abba, Pater, parce qu’il nous le fait crier. Il est évident que dans tous ces commentaires, saint Augustin veut éviter le sens naturel et obvie du texte.

Est-ce donc qu’il nie en réalité la volonté salvifique universelle de Dieu ? Nullement : car en bon nombre de passages, il la suppose avec évidence, surtout quand il affirme que Jésus-Christ est mort pour tous, et offre à tous les grâces suffisantes. Petau cite en ce sens, et on peut citer De catechizandis rudibus, 52 ; Epistula 185.49 ; Enarratio in psalmum lxviii, sermo ii, 11 ; Retractationes, i, 10, 2 ; Contra Iulianum, vi, 8 ; Contra Iulianum opus imperfectum, ii, 174, 175. Mais le passage classique est au De spiritu et littera, 58 : « Vult autem Deus omnes homines salvos fieri et in agnitionem veritatis venire, non sic tamen ut eis adimat liberum arbitrium quo vel bene vel male utentes iustissime iudicentur. Quod cum fit, infideles quidem contra voluntatem Dei faciunt, cum eius Evangelio non credunt : nec ideo tamen eum vincunt, verum seipsos fraudant magno et summo bono, malisque poenalibus implicant, experturi in suppliciis potestatem eius cuius in donis misericordiam contempserunt. »

La même contradiction apparente, que nous venons de rencontrer dans l’évêque d’Hippone parlant du salut des adultes, se rencontre chez lui quand il parle du salut des enfants. Dans sa lettre 127.19, il paraît nier absolument que Dieu veuille le salut de ceux qui meurent avant le baptême, « cupientibus festinantibusque parentibus, ministris quoque volentibus ac paratis, Deo nolente quod detur (baptismus) cum repente, antequam detur, exspirat pro quo, ut acciperet currebatur… cum tam multi salvi non fiant, non quia ipsi, sed quia Deus non vult, quod sine ulla caligine manifestatur in parvulis ». Où l’on peut remarquer que saint Augustin écarte l’hypothèse de la négligence des parents et donne pour seule explication le non-vouloir de Dieu. Et ailleurs cependant, il affirme positivement que, comme les enfants sont morts en Adam, Jésus-Christ est mort aussi pour eux : « Ibi sunt et parvuli, quia et pro ipsis Christus mortuus est : qui propterea pro omnibus mortuus est quia omnes mortui sunt. »

Ces contradictions ne peuvent évidemment s’expliquer qu’en admettant que saint Augustin distingue en Dieu, sans assez le marquer, une double volonté, antécédente et conséquente. On en trouve l’expression un peu voilée, et à propos d’un autre objet, dans le De nuptiis et concupiscentia, 2.46, et dans l’ouvrage imparfait contre Julien, 2.144.

La prédestination a pour contre-partie la réprobation. De celle-ci les théologiens actuels distinguent deux espèces ou deux degrés, la réprobation négative qui est la non-destination d’un individu à la vue de Dieu et à la gloire, en tant que fin surnaturelle qui ne lui est pas due ; et la réprobation positive qui est l’infliction de peines éternelles vindicatives, peine du sens et peine du dam considérée comme châtiment.

Cette distinction n’est pas faite dans saint Augustin. Sa théorie de la réprobation est nette. Tous les hommes ont péché en Adam, et par conséquent tous les hommes nés ou à naître ont, en principe, encouru la damnation. Ils sont une massa damnata, massa peccati, massa perditionis. Cette damnation n’emporte pas seulement la privation de la vue de Dieu : elle emporte encore, comme on l’a vu pour les enfants, une peine positive du sens bien qu’assez douce.

De cette masse, saint Augustin le dit et le répète, Dieu aurait pu ne tirer personne, ne séparer personne : la condamnation était juste : « Etiamsi nullus inde liberaretur, nemo posset Dei vituperare iustitiam. » Mais, par pure miséricorde, il sépare de cette masse un certain nombre d’élus : ce sont les prédestinés. Les autres ne sont pas séparés, ne font pas l’objet d’un choix particulier : ce sont les réprouvés : « Non sunt ab illa conspersione discreti quam constat esse damnatam. » Il semble, par l’ensemble du langage de notre auteur, que la réprobation se fait par prétérition. Il y a eu dans le principe un acte de la volonté divine condamnant le genre humain en conséquence du péché originel. Pour ceux qui ne sont pas tirés de la masse, un nouvel acte n’est pas nécessaire : Dieu prend les prédestinés, laisse les autres, appelle efficacement les premiers, non les seconds, donne à ceux-là la persévérance finale, non à ceux-ci. En quelques endroits cependant, il est question de prédestination à la mort éternelle, et l’on verra plus loin comment on doit expliquer cette expression.

Et maintenant pour cette prétérition, Dieu, outre le péché d’origine, — qui suffit à justifier à nos yeux la conduite divine vis-à-vis des réprouvés — Dieu envisage-t-il ou n’envisage-t-il pas les démérites futurs personnels des non-prédestinés ? C’est, on le voit, la question parallèle à celle de la prédestination ante ou post praevisa merita. L’acte de prétérition divine est-il ante ou post praevisa demerita ?

Pour les enfants qui meurent sans baptême, la réponse de saint Augustin est claire. Ici, aucun démérite, en dehors du péché originel, ne pouvait être prévu : le péché originel est donc la cause unique de la damnation des enfants. L’enfant est né coupable ; Dieu s’est contenté de ne lui pas ménager la grâce de la régénération : « Nulla quippe merita, etiam secundum ipsos pelagianos, possunt in parvulis inveniri cur alii eorum mittantur in regnum, alii vero alienentur a regno. »

Pour les adultes, l’avis de Petau est que la réponse de saint Augustin est la même. Dès le principe, avant d’envisager les mérites ou démérites personnels futurs des individus, Dieu a choisi les uns et laissé les autres dans la masse de perdition où les tenait le péché d’origine. Ce n’est que pour décréter le degré des peines dues à chacun des réprouvés que Dieu a considéré leurs futurs démérites.

On peut citer dans ce sens Enchiridion, 98, 99 ; Contra Iulianum, 4.45-46 ; De diversis quaestionibus ad Simplicianum, 2.2, surtout 17 ; Epist. 156.12,15-16,21 ; 194.4-5,23 ; De civitate Dei, 16.35 ; Contra duas epistulas pelagianorum, 2.13. L’idée qui y revient constamment est qu’entre les prédestinés et les réprouvés il y a eadem causa, causa communis : les uns et les autres inclus dans la même masse ont mérité le même sort : la volonté de Dieu seule a mis entre eux une différence. Ajoutons que, en plus d’un endroit, saint Augustin compare la réprobation aussi bien que la prédestination des adultes à la réprobation et à la prédestination des enfants morts avant l’âge de raison : « Quod in his (parvulis) videmus quorum liberationem bona eorum merita nulla praecedunt, et in his quorum damnationem utrisque communia originalia sola praecedunt, hoc et in maioribus fieri nequaquam omnino cunctemur, id est non putantes vel secundum sua merita gratiam cuiquam dari, vel nisi suis meritis quemquam puniri, sive pares qui liberantur atque puniuntur, sive dispares habeant causas malas. »

[En quelques endroits cependant saint Augustin paraît supposer la réprobation post praevisa demerita, par exemple Epist. 186.23 ; 190.9 ; et c’est par là qu’il faudrait expliquer l’expression de prédestination à la mort éternelle dont il a été question plus haut.]

Nous sommes donc, encore ici, rejetés dans le mystère : nous savons seulement que Dieu est juste. Il prédestine l’un qui était perdu : c’est miséricorde ; il laisse l’autre dans sa perte : c’est justice : le péché d’origine suffit à tout expliquer pour nous : « Merito autem videretur iniustum quod fiunt vasa irae ad perditionem, si non esset ipsa universa ex Adam massa damnata. Quod ergo fiunt inde nascendo vasa irae pertinet ad debitam poenam : quod autem fiunt renascendo vasa misericordiae pertinet ad indebitam gratiam. » C’est l’idée sur laquelle notre auteur revient continuellement.

Les non-prédestinés ne sont pas pour cela abandonnés de Dieu. Ils sont appelés, bien que « non secundum propositum » : ils peuvent quelque temps « bene pieque vivere », être regardés comme élus et enfants de Dieu ; mais « non eos dicit filios Dei praescientia Dei » ; ils ne sont qu’en apparence des nôtres, autrement ils seraient restés avec nous (1 Jean 2.19). Il n’y a pas du reste pour eux de prédestination au péché, et c’est toujours librement que les méchants pèchent et se damnent : « Quod a Deo nos avertimus nostrum est, et haec est voluntas mala. » Dieu les abandonne seulement à leur propre volonté, à leur liberté fragile, et en ce sens il est dit endurcir le cœur des impies, faisant souvent de leurs nouveaux péchés le châtiment des anciens.

Telle est, sur la prédestination, la doctrine de saint Augustin. On verra plus amplement ailleurs les difficultés qu’elle soulevait ; mais il en est une qu’il faut signaler de suite, et qui vise d’ailleurs le dogme de la prédestination en général. On reprochait à cette doctrine de conduire à l’inertie et à l’indifférence pour le bien, puisque, quoi qu’on fît, on serait toujours sauvé ou damné selon que l’on était par avance prédestiné ou non. A cela l’évêque d’Hippone répondait que la prédestination ne devait pas plus que la prescience divine conduire à l’indifférence, puisque, dans les deux cas, notre liberté est respectée, et nous sommes dans l’ignorance des desseins de Dieu sur nous. Et cette ignorance nous est utile, nécessaire même, pour nous rendre à la fois humbles et courageux.

Arrivé à la fin de cette longue étude sur saint Augustin, il serait oiseux de s’excuser sur ce qu’elle a d’inadéquat au grand objet qu’elle devait traiter. La doctrine de notre auteur si riche, si profonde et si variée n’est pas de celles qu’on résume aisément dans des formules courtes et rigides. Si imparfaites qu’elles soient, les pages qui précèdent permettent cependant au lecteur de voir les progrès immenses réalisés par la théologie chrétienne sous la plume de l’évêque d’Hippone. Plus que ses devanciers latins, si l’on excepte Victorin, il introduit dans l’étude de la révélation l’élément philosophique. En matière trinitaire, il donne sa forme décisive à la conception occidentale d’une trinité immanente, affirme explicitement la procession du Saint-Esprit du Fils, et prélude aux essais d’explications psychologiques tentées par le moyen âge. Contre Leporius, il résout déjà le problème de l’unique personnalité de Jésus-Christ ; mais surtout, contre les donatistes, il fait faire un pas immense à l’ecclésiologie et à la doctrine sacramentaire. L’origénisme avait troublé des intelligences comme celles de Jérôme et d’Ambroise. Avec une autorité souveraine, Augustin dissipe les ombres et rétablit la tradition. Mais c’est surtout dans la lutte contre les pélagiens et sur les questions de la grâce qu’apparaissent toutes les ressources de ce merveilleux esprit. On exagérerait en disant que là tout était à créer : à la fin du ive siècle, il y avait en ces matières, outre les textes scripturaires, des données traditionnelles. Mais il fallait les dégager, les expliquer, les mettre au point, les coordonner, les défendre. L’évêque d’Hippone y suffit presque à lui seul. Que dans cette grande œuvre il y ait quelques endroits faibles : que sur telle ou telle question, notre auteur ait exagéré l’expression ou même l’enseignement, on ne s’en étonnera pas : c’était un initiateur et un africain. Mais si l’Église n’a pas tout retenu de sa doctrine, si l’on ne peut dire simplement que la théologie de saint Augustin sur le péché originel, sur la grâce, sur la prédestination est celle de l’Église, il est incontestable que tout le fond en a passé dans les définitions dogmatiques, et qu’on en doit regarder l’auteur comme le fondateur de l’anthropologie surnaturelle chrétienne. Nul théologien avant et après lui ne s’est trouvé, et dans des circonstances plus difficiles, en face de problèmes aussi ardus, ni n’a porté dans leur solution plus de pénétration et de profondeur.

chapitre précédent retour à la page d'index