Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

5.2 — L’affaire des trois chapitres jusqu’au cinquième concile général.

Justinien cependant, devenu seul empereur depuis 529, et désireux de faire l’unité religieuse, multipliait les avances à l’égard des dissidents. En 531, des conférences se poursuivirent, sur ses ordres, à Constantinople, entre un groupe d’évêques orthodoxes et un groupe d’évêques monophysites, pour tacher d’amener une entente. Elles sont restées célèbres par la mention, qui y fut faite pour la première fois, des écrits de saint Denys l’Aréopagite, dont les sévériens invoquèrent l’autorité. Hypatius d’Ephèse, au nom des orthodoxes, contesta immédiatement l’authenticité de ces écrits. Comment, dit-il, si ces ouvrages étaient authentiques, n’auraient-ils pas été connus et cités par les anciens Pères, notamment par saint Cyrille ?

[L’auteur de ces ouvrages, que l’on n’a pu sûrement identifier encore, écrivait probablement vers la fin du ve siècle. Il semble avoir appartenu au parti des sévériens, mais du reste s’être peu intéressé aux controverses christologiques du temps. On ne trouve chez lui ni la formule μία φύσις, ni la formule δύο φύσεις. Le Verbe, ou plutôt Jésus simple s’est composé (συνετέϑη) sans changement et sans confusion (ἀναλλαιωτῶς καὶ ἀσυγχυτῶς) avec une humanité complète. Il était vraiment et entièrement homme (κατ᾽ οὐσίαν ὅλην ἀληϑῶς ἄνϑρωπος ὤν) ; mais cependant, tout en étant homme, il était au-dessus de l’homme. « Il n’opérait pas en Dieu les choses divines, ni les choses humaines en homme, mais il nous présentait une nouvelle opération théandrique d’un Dieu devenu homme » (ἀνδρωϑέντος ϑεοῦ καινήν τινα τὴν ϑεαδρικὴν ἐνέργειαν ἡμῖν πεπολιτευμένος). Ces derniers mots occasionnèrent plus tard bien des commentaires (v. De divin, nominibus, I, § 4 ; H, 10 ; Epist. IV ad Caiam, P. G., III, 592, 4, 648, 649, 1072).]

Les conférences n’aboutirent à aucun accord. Mais Justinien ne fut pas découragé par cet insuccès, et, fortement influencé par sa femme Théodora, monophysite dévouée, il fit venir à Constantinople Sévère lui-même (534-535). C’était une imprudence. Son résultat le plus clair fut que le nouveau patriarche de Constantinople, Anthime, choisi par les soins de Théodora pour succéder à Epiphane en 535, tourna complètement au monophysisme, et entra en communion avec Théodose d’Alexandrie. On allait à un nouveau schisme, sans l’énergie du pape Agapit. Prévenu par le patriarche Éphrem d’Antioche, et obligé de venir à Constantinople à l’occasion de l’invasion des Goths en Italie (535), Agapit força Anthime à démissionner et lui donna pour successeur Mennas (535-552). Il mourut lui-même presque aussitôt après ; mais la réaction chalcédonienne se continua pendant quelque temps, et l’on put croire un instant le péril monophysite écarté, il durait toujours tant que vivait Théodora, et que Justinien ne renonçait pas à son envie de dogmatiser.

Cette envie reçut d’abord un aliment, par suite d’un réveil des doctrines origénistes dans certains couvents de Palestine. Le mouvement avait pris quelque importance et, vers 537, deux origénistes de marque, Domitien et Théodore Askidas, avaient été nommés respectivement évêques d’Ancyre et de Césarée de Cappadoce. Le patriarche Pierre de Jérusalem pensa qu’il fallait agir, et sollicita l’empereur de condamner, avec Origène, les erreurs professées sous son nom. Sa requête fut appuyée par l’apocrisiaire Pélage, le futur pape, qui se trouvait alors à Constantinople. Rien ne pouvait plus agréer à Justinien. Un long mémoire sortit de sa plume en 543, comprenant une lettre contre Origène suivie de vingt-quatre extraits du Périarchon, et dix anathématismes contre le grand docteur et ses opinions fausses. Il n’était pas bien clair qu’Origène eût soutenu, en fait, toutes les erreurs que lui attribuait l’empereur. Mais il importait peu. Un synode ἐνδημοῦσα s’empressa d’adhérer à la condamnation portée contre lui, et les deux évêques origénistes, Damien et Théodore, qu’on avait cru embarrasser, en firent autant.

Seulement ils avisèrent et, afin de détourner de l’origénisme l’attention de Justinien, ils lui suggérèrent, dit Libérat, de faire condamner Théodore de Mopsueste, Théodoret et Ibas, soupçonnés de nestorianisme et tout particulièrement détestés des monophysites. Cette condamnation, disaient-ils, ferait sur les dissidents la meilleure impression et ne leur laisserait, surtout après l’acceptation des formules scythes, aucun prétexte de refuser la communion des orthodoxes : l’unité religieuse serait enfin réalisée.

Cette raison avait quelque chose de spécieux, et il est bien vrai qu’en renonçant au voisinage un peu compromettant de Théodore, de Théodoret et d’Ibas, les orthodoxes rendraient plus inexcusable l’obstination des hérétiques. Aussi Justinien tomba-t-il immédiatement dans le piège qu’on lui tendait. Dès 544, il publiait un édit dont quelques phrases seulement se sont conservées. Il comprenait deux parties : une lettre aux évêques contenant une profession de foi et, à la fin, une condamnation, à laquelle on devait souscrire, de Théodore (de Mopsueste), des écrits de Théodoret et de la lettre d’Ibas à Maris. L’empereur toutefois réservait expressément l’autorité du concile de Chalcédoine, qui avait reçu comme orthodoxes Théodoret et Ibas : « Si quis dixerit haec nos ad abolendos aut excludendos sanctos Patres qui in Chalcedonensi fuerunt concilio dixisse, anathema sit. »

L’édit ainsi libellé devait, nous l’avons dit, être souscrit par tous les évêques. Les quatre patriarches de l’Orient s’exécutèrent, bien qu’à contre-cœur, et les évêques généralement les suivirent. Mais on voulait de plus l’assentiment du pape, et c’était le plus difficile à obtenir.

Le pape était alors Vigile (538-555). C’est par la protection de Théodora, dit Libérat, qu’il était arrivé au pontificat, et en retour de l’engagement qu’il avait pris auprès d’elle, étant apocrisiaire à Constantinople, de favoriser sa politique religieuse et de soutenir Anthime, Théodose d’Alexandrie et Sévère. Ces débuts étaient fâcheux. Une fois intronisé, Vigile tâcha de les faire oublier et d’oublier lui-même ses promesses en écrivant à Justinien et au patriarche Mennas les lettres les plus orthodoxes. Or l’édit visant les trois chapitres n’imposait pas sans doute le monophysisme, mais il avait tout l’air, malgré les protestations de son auteur, de contredire certaines décisions du concile de Chalcédoine. Vigile s’en rendait compte, et il savait aussi que la masse des évêques occidentaux, surtout au nord de l’Afrique, de la Dalmatie et de l’Illyrie, voyaient du plus mauvais œil la tentative de l’empereur. Consulté, le diacre Ferrand de Carthage, alors une des lumières de l’Église d’Afrique, s’était nettement déclaré contre l’édit. Il pensait que l’on ne devait point juger des morts, et qu’il y avait péril à revenir sur ce que les conciles ont décidé. Bref, Vigile se sentant soutenu, refusa de souscrire à la condamnation portée par Justinien. Tout eût été pour le mieux si le pape avait été indépendant ; mais Justinien était alors maître de Rome. Il manda Vigile à Constantinople, et celui-ci, violenté probablement, dut partir.

Le 25 janvier 547 il arriva à Constantinople et montra d’abord la même fermeté. Puis, peu à peu, cette intransigeance fléchit, et des conférences commencèrent pour examiner la question des trois chapitres. Entre les évêques qui y prirent part se trouvait l’évêque d’Hermiane, Facundus, qui nous a transmis des détails sur ces assemblées. Personnellement, Facundus abandonnait volontiers Théodore de Mopsueste dont le concile de 451 ne s’était point occupé ; mais il pensait que, à travers Théodoret et Ibas, c’étaient les décisions de Chalcédoine qu’on voulait atteindre, et il les défendit de toutes ses forces. Soixante-dix évêques cependant se prononcèrent contre les trois chapitres, et, le 11 avril 548, Vigile donna son Iudicatum.

De cette pièce, adressée à Mennas, on n’a conservé que quelques fragments, mais on en connaît le dispositif. Le pape y condamnait 1° la personne et tous les écrits de Théodore de Mopsueste ; 2° la lettre d’Ibas à Maris, comme contraire à la vraie foi, et tous ceux qui approuvaient cette lettre ; 3° les écrits de Théodore ! dirigés contre la vraie foi et contre les anathématismes de saint Cyrille. L’autorité du concile de Chalcédoine devait d’ailleurs rester au-dessus, de toute discussion, et Vigile entendait bien n’y pas déroger.

Tout dans le Iudicatum en effet était ménagé pour cet objet, et le pape avait bien eu soin de distinguer le cas de Théodore des cas de Théodoret et d’Ibas, et de ne condamner de ceux-ci que certains écrits. L’effet n’en fut pas moins déplorable, Pendant que, à Constantinople même, Vigile voyait se séparer de lui et Facundus, et l’évêque de Milan, Dacius, et ses diacres et son propre neveu, il recevait la nouvelle que les évêques de la Dalmatie et de Illyrie repoussaient ses décisions, et que ceux du nord de l’Afrique l’avaient excommunié jusqu’à ce qu’il eût fait pénitence. Devant cet orage, le Iudicatum fut retiré, et il fut décidé, de concert avec l’empereur, que rien ne serait fait ni pour ni contre les trois chapitres jusqu’à la réunion du concile que l’on projetait. Dans l’embarras où il se trouvait, Vigile tâchait au moins de gagner du temps.

L’empereur se hâta de tout préparer pour le futur concile. Mais il devint bientôt évident que la condition du silence à garder sur les trois chapitres était trop lourde pour lui, et qu’il ne l’observerait pas longtemps. Effectivement, en 551, excité par Théodore Askidas, il lança contre eux un nouvel édit : c’est l’Ὁμολογία πίστεως Ἰουστινιανοῦ αὐτοκράτορος κατὰ τῶν τριῶν κεφαλαίων.

Ce document fort long, et qui trahit une étroite parenté doctrinale avec la théologie de Léonce de Byzance, se compose de trois parties : un exposé de foi, une série de treize anathématismes, une réfutation d’objections. Je n’en relèverai que quelques traits plus intéressants.

L’exposé de foi combinait ensemble les décisions d’Éphèse et de Chalcédoine. Le Christ est εἷς, σύνϑετος ἐκ ϑεότητος καὶ ἀνϑρωπότητος. Bien que Justinien affirmât la dualité des natures, il acceptait cependant la formule cyrillienne μία φύσις τοῦ ϑεοῦ Λόγου σεσαρκωμένη, parce que Cyrille, disait-il, a pris, dans cette formule, le mot φύσις dans le sens du mot ὑπόστασις. La comparaison de l’union de l’âme et du corps dont abusent les monophysites, continuait-il, n’est pas une preuve en faveur de l’unique nature en Jésus-Christ ; car, dans l’homme, le corps et l’âme forment une nature qui peut devenir commune à plusieurs individus ; mais de l’union du Verbe et de l’humanité il ne résulte pas une χριστότης à laquelle plusieurs personnes pourraient participer. Compter les natures en Jésus-Christ n’est pas les séparer, ce compte ayant lieu μόνω λόγῳ καὶ ϑεωρίᾳ. Viennent ensuite sur les notions de nature et de personne des considérations que nous retrouverons plus tard. La conclusion était que la nature humaine du Christ n’a jamais eu d’hypostase et de personnalité propre, mais a existé dès le principe dans l’hypostase du Verbe, ἐν τῇ ὑποστάσει τοῦ Λόγου τὴν ἀρχὴν τῆς ὑπάρξεως ἔλαβεν.

Les treize anathématismes qui suivaient cet exposé doctrinal ont été à peu près reproduits par le Ve concile général, et il en sera question plus loin. Disons seulement que les xie, xiie et xiiie condamnaient les trois chapitres. Quant au reste de l’édit, il répondait aux difficultés que l’on tirait de l’approbation de la lettre d’Ibas par le concile de Chalcédoine, et à cette objection que l’on ne pouvait condamner la personne de Théodore, mort dans la paix de l’Église. Tout le document s’achevait sur une brève conclusion.

Sa publication, on le comprend, fut extrêmement désagréable au pape. Vigile recommanda d’abord aux évêques de n’y point adhérer ; puis, se sentant en danger, il se réfugia, au mois d’août 551, dans la basilique d’Hormisdas, et ne revint dans son palais sur les instances de l’empereur que pour s’enfuir de nouveau jusqu’à Chalcédoine, dans l’église de sainte Euphémie. C’est là qu’il publia, en janvier 552, une sentence de déposition contre Théodore Askidas et de suspension de communion contre Mennas. Une epistula encyclica dans laquelle il justifiait sa conduite parut quelques jours après (5 février 552).

Cette énergie fit réfléchir l’empereur. Par son inspiration, Mennas, Théodore et quelques autres évêques remirent au pape une profession de foi qui le satisfit, et Vigile consentit à rentrer à Constantinople. Il y reçut, le 6 janvier 553, la profession de foi d’Eutychius, qui succédait à Mennas mort au mois d’août précédent. Le patriarche y acceptait les quatre premiers conciles généraux, les lettres des papes et de saint Léon, et s’en rapportait, pour les trois chapitres, au futur concile. Les choses en étaient revenues au point où elles se trouvaient avant le dernier éclat de Justinien.

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