Précis de Patrologie

15.7 — Boèce et Cassiodore.

Quelle que soit l’opposition que l’on constate entre les tendances d’esprit de Boèce et de Cassiodore, on ne saurait cependant, pour en traiter, les séparer l’un de l’autre, puisque, contemporains et amis et suivant d’abord la même carrière, ils ont été l’un et l’autre, par leurs écrits, comme les instituteurs du moyen âge, objets de la part de ce moyen âge de la même admiration et de la même gratitude.

Anicius Manlius Torquatus Severinus Boethius naquit à Rome vers 480. Il appartenait à l’ancienne famille des Anicii, et cette circonstance, jointe à ses qualités personnelles et à une excellente instruction, dans laquelle il avait acquis notamment une connaissance approfondie des lettres grecques, lui valut d’abord toute la faveur du roi des Ostrogoths, Théodoric, alors maître de Rome. Consul lui-même à trente ans (en 510), ayant eu la joie de voir ses deux fils, jeunes encore, consuls en 522, Boèce pouvait croire sa fortune solidement assise, quand la cruauté soupçonneuse de Théodoric la brisa sans retour. Des ennemis accusèrent Boèce de magie, et, ce qui était plus grave, d’entretenir des relations suspectes avec la cour de Constantinople. C’en fut assez pour qu’il fût emprisonné à Pavie et mis à mort en 524-526. S’il ne fut pas proprement martyr, sa foi catholique ne fut pas étrangère cependant à l’injuste rigueur avec laquelle le traita, en cette circonstance, le roi arien.

Boèce était un esprit distingué, porté aux spéculations abstraites et qui se plaisait aux études de métaphysique et de logique. Mais il n’était pas d’ailleurs exclusivement un philosophe sans communication avec le monde. C’était en même temps un érudit, un lettré, à ses heures un poète, quand il le fallait un orateur, et toujours un homme de société et de bonne compagnie. La langue que parle « le dernier des Romains » comme on l’a appelé, sans être exempte de quelque recherche, est pure et élégante et bien supérieure à celle de son temps. On s’est demandé seulement s’il était chrétien autrement que de nom, et si l’auteur qui, en face de la mort, a pu écrire tout un traité sur la Consolation de la Philosophie, sans faire appel à la religion et sans y nommer Jésus-Christ, doit être compté parmi les écrivains qui honorent l’Église. Quelques-uns ont répondu par la négative. Mais d’abord, la note chrétienne n’est pas aussi absente qu’il semble de la Consolation ; puis, il faut bien tenir compte du pli particulier que la fréquentation habituelle des philosophes avait donné à l’esprit de Boèce. Philosophe toute sa vie, il a pu, même aux approches de la mort, chercher dans la philosophie des motifs de résignation, sans abjurer pour autant ses convictions chrétiennes. Il ne faisait en cela que suivre une tradition courante chez les hommes de son caractère et de son époque.

Les œuvres de Boèce peuvent se diviser en trois catégories : les œuvres philosophiques, les œuvres théologiques et le traité De la consolation de la philosophie, le dernier qu’il ait écrit.

A la première catégorie appartiennent une vingtaine d’ouvrages, dont la plupart sont des traductions et commentaires de traités de logique ou des compositions personnelles sur le même sujet. Entre tous, les plus remarquables sont le second commentaire, écrit en 507-509, sur le livre De l’interprétation attribué à Aristote, et la traduction et les cinq livres de commentaires de l’lsagoge de Porphyre, écrits vers 510 et devenus classiques au moyen âge. Boèce s’était proposé de traduire et d’expliquer ainsi toutes les œuvres d’Aristote et de Platon, et de montrer comment ces deux grands génies s’accordaient, en somme, dans la solution des problèmes fondamentaux de la philosophie. Il n’a pu réaliser son plan qu’en ce qui concerne les ouvrages de logique d’Aristote : mais par là du moins il en a mis l’étude à la portée de l’Occident et s’est trouvé l’initiateur de la scolastique.

A la catégorie des œuvres théologiques appartiennent quatre dissertations assez courtes, composées par l’auteur vers la fin de sa vie : De sancta Trinitate ; Utrum Pater et Filius et Spiritus sanctus de divinitate substantialiter praedicentur ? Quomodo substantiae in eo quod sint, bonae sint, cum non sint substantialia bona ? Liber de persona et duabus naturis contra Eulychen et Nestorium. L’authenticité de ces quatre dissertations est certaine : celle d’un cinquième opuscule, De fide catholica, est contestée.

Enfin Boèce écrivit dans sa prison ses cinq livres De la consolation de la philosophie (De consolatione philosophiae libri V). C’est son ouvrage le plus connu. Il est en forme de dialogue, et de courtes pièces de vers interrompent çà et là la composition en prose. Dans le premier livre, la Philosophie apparaissant à l’auteur lui demande le sujet de sa douleur. Boèce expose comment et pourquoi il a été mis dans les fers, et exprime quelque doute sur la Providence divine dont le gouvernement semble ne pas s’étendre jusqu’à l’homme. Le deuxième livre traite du sort et de la fortune dont il faut accepter les vicissitudes, d’autant plus que le vrai bonheur a son siège dans l’intérieur de l’homme, et est indépendant des biens extérieurs. Le livre troisième est une dissertation sur le souverain bien. Ce souverain bien existe : ce ne sont pas les richesses, ni les honneurs, ni la puissance et les plaisirs, biens imparfaits : c’est Dieu vers qui tout aspire, souvent sans le savoir. Dans le quatrième livre revient la question de la Providence. Pourquoi, en ce monde, les méchants sont-ils heureux et prospères tandis que les gens de bien restent sans récompense ? La Philosophie conteste la vérité de cette assertion ainsi généralisée, et montre dans la vie future le rétablissement de l’ordre. Les souffrances du juste sont fréquemment pour lui une épreuve nécessaire ou utile. Enfin le cinquième livre traite du hasard et de la prescience divine, dont Boèce établit l’accord avec la liberté humaine. Tout l’ouvrage, d’inspiration platonicienne teintée de stoïcisme, se lit avec intérêt et sans peine, grâce aux pièces de vers qui tempèrent l’aridité des considérations abstraites et sont elles-mêmes remarquables de facture. Sa fortune au moyen âge fut immense. Peu de livres ont été aussi souvent commentés et traduits.

Boèce était un spéculatif : Cassiodore fut, avant tout, un auteur pratique, n’écrivant pour ainsi dire que sous la pression de la nécessité, préoccupé de conserver aux âges futurs les monuments de la culture classique et chrétienne menacés de périr dans l’universelle barbarie, moins philosophe qu’érudit, plus étendu que profond, qui allait droit à l’utile, mais à qui les belles-lettres sont infiniment redevables. Car c’est lui qui, le premier, associa dans la vie des moines le travail intellectuel, le soin de copier et de corriger les manuscrits à la psalmodie et à la prière, et fit ainsi des monastères un asile pour les études et les sciences partout ailleurs abandonnées.

Magnus Aurelius Cassiodorius Senator (ce dernier nom est celui qu’on lui donnait de son vivant) était né dans la Calabre actuelle à Scilliacum, aux environs de l’an 477. Sa famille avait occupé dans l’Etat des charges importantes, et lui-même, à vingt ans, était déjà secrétaire particulier du roi Théodoric qui lui donnait toute sa confiance. En 514, il fut consul et trois fois, dans la suite, préfet du prétoire. Contrairement à Boèce, la fortune lui resta fidèle même sous les successeurs de Théodoric. Ce fut lui qui peu à peu se déprit du monde. En 540, il se retira dans le monastère de Vivarium ou Viviers qu’il avait fondé sur ses terres de Calabre et, devenu moine, se consacra tout entier à l’étude des sciences ecclésiastiques et aux réformes qu’il projetait pour assurer leur diffusion. Il mourut en 570 environ, à l’âge de quatre-vingt-treize ans.

Les écrits de Cassiodore se divisent, comme sa vie, en deux parties bien distinctes : les écrits profanes et les écrits ecclésiastiques et religieux.

Les premiers, tous antérieurs à 540, comprennent : 1° Une Chronique, composée en 519, qui remonte jusqu’à la création mais qui est principalement une liste des consuls, à laquelle il a joint un certain nombre de notices historiques empruntées à saint Jérôme et à saint Prosper. A partir de 496, l’auteur parle uniquement d’après ses souvenirs personnels : on voit déjà percer dans cet ouvrage le désir de Cassiodore de réconcilier les Romains vaincus avec les Goths vainqueurs. 2° Une histoire des Goths (De origine actibusque Getarum) en douze livres, où ce désir est encore bien plus accusé. Nous n’avons plus de cet ouvrage, composé entre 526 et 533, que l’abrégé très superficiel fait en 551 par Jordanès. 3° Douze livres de Variae (litterae), publiés entre 534 et 538. C’est un recueil d’environ quatre cents rescrits, expédiés par Cassiodore au nom des rois goths ou en son nom propre, et dont les formules sont devenues classiques dans les chancelleries du moyen âge. 4° Quelques panégyriques en l’honneur des rois et des reines des Goths, dont on n’a que des restes incertains. 5° Enfin un petit traité De l’âme (535-540), où sont résolues les diverses questions qui la concernent surtout d’après saint Augustin et Claudien Mamert.

Des ouvrages que Cassiodore a publiés dans sa retraite le plus important porte le titre d’Institutions des études divines et profanes (Institutiones divinarum et saecularium lectionum). Il est divisé en deux livres composés en 544 environ. Le premier, qui compte trente-trois chapitres, est une introduction méthodique à l’étude des différentes sciences théologiques, notamment à l’étude de l’Écriture Sainte. L’auteur y parle de la copie des manuscrits et du soin qu’on y doit apporter, des auteurs que l’on doit consulter de préférence sur la Bible, la théologie dogmatique, la discipline ecclésiastique, l’histoire, de la marche à suivre pour profiter de ces lectures, etc. Ces indications devaient, dans sa pensée, suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’une école de Théologie dont Cassiodore aurait vivement souhaité l’établissement en Occident, mais dont la situation politique rendait alors impossible la création. Le second livre, qui est donné souvent comme un ouvrage à part (Liber de artibus ac disciplinis liberalium litterarum), résume brièvement l’enseignement sur les sept arts libéraux : la grammaire, la rhétorique, la dialectique, l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie.

Après les Institutions de Cassiodore, que tous les siècles suivants ont consultées, il faut mettre, par ordre d’importance, son Histoire ecclésiastique tripartite, en douze livres, dont la vogue devait être aussi grande. C’est cependant un ouvrage assez superficiel. Cassiodore fit d’abord traduire en latin par son ami, Épiphane le Scolastique, les trois Histoires de Socrate, de Sozomène et de Théodoret ; puis des trois en fit une seule, en empruntant tantôt à l’une, tantôt à l’autre le fond du récit, et en complétant ce récit par des détails pris aux deux autres. Cette Histoire se présenta ainsi comme une continuation, pour l’Occident, de celle de Rufin.

En dehors de ces deux écrits principaux, on possède encore de notre auteur : un vaste commentaire sur les psaumes (Complexiones in Psalmos), achevé après 544 et basé sur les Enarrationes in psalmos de saint Augustin ; des commentaires sur les Épîtres, sur les Actes des apôtres et sur l’Apocalypse, que le moyen âge n’a pas connus ; et un petit traité De l’orthographe, composé tout à la fin de sa vie, et qui devait servir de complément aux Institutions. On sait aussi que, par Épiphane et d’autres traducteurs, Cassiodore avait fait passer en latin bon nombre d’ouvrages grecs. Ainsi s’efforçait-il de mettre à la portée des occidentaux les chefs-d’œuvre qu’ils n’étaient plus capables de lire dans le texte original, et de leur fournir, par ses renseignements et ses manuels, les moyens de conserver parmi eux l’essentiel au moins de la science sacrée.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant