Précis de Patrologie

15.9 — Écrivains d’Espagne. Saint Isidore de Séville.

Parmi les provinces romaines de l’Occident, l’Espagne a été, dans la période que nous étudions, une de celles qui ont souffert le plus des invasions barbares et dont la condition s’est trouvée la plus instable. A partir de 409 environ, Alains, Suèves, Vandales, Goths, Bagaudes, Hérules envahissent son territoire et se le disputent. Vers 476, il se trouve partagé entre les Visigoths et les Suèves, ceux-ci n’en possédant toutefois que la moindre partie, la Galice et un morceau de la Lusitanie. En 585, le royaume suève disparaît à son tour complètement sous les coups de Léovigild, et les Visigoths restent seuls maîtres du pays jusqu’à ce que leur empire soit détruit par les Arabes en 712.

Quelques-uns de ces événements sont connus par la Chronique d’Idace, originaire de Galice et, depuis 427, évêque d’Aquae Flaviae (Chaves). Cette chronique, qui s’étend de 379 à 468 ou 470, se divise en deux parties : la première, de 379 à 427, est une continuation de la chronique de saint Jérôme et a pour sources des récits écrits ou oraux ; la seconde, de 427 à la fin, représente les souvenirs personnels de l’auteur. C’est un document capital pour l’histoire de l’Espagne et surtout de la Galice au ve siècle. — Cent ans plus tard, un autre espagnol d’origine gothique, Jean, abbé de Biclar, puis évêque de Gérone en 591, écrivit une suite à la Chronique de Victor de Tunnunum pour les années 567-590. Son œuvre aussi est précieuse pour la connaissance de la domination visigothique ; moins précieuse cependant que ne devait être l’Histoire des Goths, des Vandales et des Suèves de saint Isidore de Séville, dont il sera question ci-dessous.

L’exégèse espagnole est assez maigrement représentée à cette époque par Apringius, évêque de Béja, auteur (vers 540) d’un commentaire sur l’Apocalypse dont il ne subsiste que des fragments ; et par l’évêque d’Urgel, Justus († après 546), qui a laissé une courte explication du Cantique des cantiques.

Les trois frères de Justus, évêques comme lui, sont mentionnés par Isidore de Séville (Vir. ill., 33, 34) comme ayant aussi publié quelques écrits. Le plus connu de ces frères paraît avoir été l’évêque de Valence, Justinien († après 546) dont Isidore signale un ouvrage dogmatique intitulé Livre de réponses à un certain Rustique. Cet ouvrage n’est peut-être pas entièrement perdu, car, d’après quelques critiques, on en retrouverait au moins le fond dans le traité de saint Ildefonse de Tolède, De cognitione baptismi, qui n’en serait qu’un remaniement. — Dans la controverse avec les ariens, l’orthodoxie eut un champion dans l’évêque Sévère de Malaga, l’adversaire de l’évêque arien Vincent de Saragosse. Il était de plus auteur d’un écrit sur la virginité dédié à sa sœur et intitulé L’anneau. On n’en a rien conservé.

Venons maintenant à des noms plus célèbres. Nous avons dit ci-dessus que, à un moment donné, le territoire de la péninsule ibérique s’était trouvé partagé entre les Visigoths et les Suèves. Les Suèves, dans le principe, étaient catholiques : mais, vers 466, leur roi Rémismond passa à l’arianisme et tout le peuple suivit. Une centaine d’années après, ils furent ramenés au catholicisme par saint Martin de Braga. Martin, comme son homonyme de Tours, était un pannonien qui prit, en Palestine, l’habit monastique et vint, on ne sait pourquoi ni comment, échouer en Galice. On l’y trouve d’abord abbé du monastère, puis, en 563, titulaire de l’évêché de Dumio, près de Braga ; en 572, il est archevêque de Braga. C’est en 560 que, sur ses instances, le roi des Suèves, Mir, fit profession de la foi catholique et que le catholicisme commença à reconquérir la nation tout entière. Martin lui-même est regardé par Grégoire de Tours comme un des hommes les plus savants de son temps ; et ses ouvrages témoignent en effet d’une certaine culture classique. On lui doit : 1° Une Formule d’une vie honnête, la plus intéressante de ses compositions, dont l’objet est d’exposer au roi Mir, sur sa demande, les principales règles de la morale naturelle, rattachées aux quatre vertus cardinales de prudence, de force, de tempérance et de justice. 2° Un écrit Sur la colère, tiré de l’écrit de même titre de Sénèque. 3° Trois autres traités intimement liés entre eux, Contre la jactance, De l’orgueil, Exhortation à l’humilité, d’inspiration toute chrétienne. 4° Une instruction De la correction des paysans (De correctione rusticorum), pleine de précieux détails sur l’état moral et religieux des campagnes à cette époque. 5° Outre cela, deux collections de sentences ascétiques, Ægyptiorum patrum sententiae et Verba seniorum, traduites du grec, la première par Martin lui-même, la seconde, sous sa surveillance, par un moine de Dumio nommé Paschasius. 6° Enfin, une collection de quatre-vingt-quatre canons grecs ou occidentaux ; une épître Sur la triple immersion (De trina mersione) qui combat, comme sabellien, l’usage espagnol de ne plonger qu’une fois le baptisé dans la piscine ; un petit écrit Sur la Pâque, et quelques vers. Un volume de lettres signalé par saint Isidore (Vir. ill, 35) est perdu.

Ce que Martin de Braga avait été pour les Suèves, saint Léandre le fut pour les Visigoths. Léandre était le fils aîné d’un certain Severianus, originaire de la province de Carthagène, que la conquête byzantine probablement fit émigrer à Séville. La famille comptait trois fils, Léandre, Isidore et Fulgentius, qui furent tous trois évêques, et une fille, Florentina, qui se fit religieuse dans un couvent près d’Astigi (Eciga).

[Des auteurs relativement récents disent que Théodosia, première femme de Léovigild et mère d’Herménégild et de Reccarède, était une autre sœur de Léandre et d’Isidore. Il serait bien surprenant, si le fait était vrai, que les contemporains et surtout saint Isidore n’en aient pas fait la remarque.]

Léandre avait d’abord été moine, et c’est pendant cette période de sa vie qu’il avait contribué à la conversion au catholicisme du fils aîné de Léovigild, Herménégild (vers 579), et s’était rendu à Constantinople pour lui chercher du secours dans sa lutte contre son père. En 584 environ, il fut élevé sur le siège de Séville et, après la mort de Léovigild (586), devint un des personnages les plus considérables de l’Église visigothique. On ne sait au juste quelle part personnelle Léandre prit à la conversion au catholicisme du second fils de Léovigild, Reccarède (587) ; mais ce fut lui certainement qui prépara la grande manifestation à laquelle donna lieu cette conversion et qui dirigea en fait le fameux concile de Tolède de mai 589, dans lequel la nation visigothique, représentée par son roi et ses princes, abjura officiellement l’arianisme et se déclara catholique. Le reste de la vie de saint Léandre se passa à administrer son Église et à aider dans son gouvernement le roi Reccarède, dont il resta constamment le conseiller et l’ami. Il mourut en 600 ou 601. Saint Isidore (Vir. ill., 41) lui attribue trois traités contre l’arianisme, des écrits liturgiques et de nombreuses lettres ; mais on n’a conservé de sa plume que deux écrits : l’Homélie sur le triomphe de l’Église dans la conversion des Goths, prononcée au concile de Tolède de 589, et un Opuscule à sa sœur Florentina sur l’institution des vierges et le mépris du monde. L’opuscule comprend une lettre d’introduction et vingt et un chapitres qui tracent aux religieuses les règles qu’elles doivent suivre. Il est d’un style facile, agréable, et l’on y trouve un mélange de force et de tendresse, d’ardeur et de discrétion qui explique le grand ascendant que son auteur exerça durant sa vie.

Saint Léandre eut cependant, sur le siège de Séville, un successeur dont la célébrité éclipsa la sienne : ce fut son propre frère, saint Isidore. On ne connaît que fort peu de détails de l’épiscopat d’Isidore. En 610, il souscrit au décret du roi Godemar concernant la dignité métropolitaine du siège de Tolède. En 619, il préside le deuxième concile de Séville ; enfin, en 633, il préside encore le quatrième et grand concile de Tolède qui reconnaît solennellement les droits du roi Sisenand. Ce fut le dernier acte important de sa vie. Trois ans après, en 636, il mourait dans d’admirables sentiments de pénitence et d’humilité.

Saint Isidore a été regardé par les espagnols ses contemporains comme la merveille de son siècle. Moins de vingt ans après sa mort, le huitième concile de Tolède le proclamait « le grand docteur de notre âge, l’ornement le plus récent de l’Église catholique, le dernier dans l’ordre des temps mais non pas le moindre par la doctrine, et, pour mieux dire, le plus savant dans cette fin des siècles ». Il y a bien un peu d’exagération dans cet éloge, mais elle s’explique par la médiocrité de tout ce à quoi on pouvait comparer l’évêque de Séville. En réalité, Isidore n’est point un esprit créateur ni original ; du moins, il n’en donne aucune preuve, mais c’est un érudit et surtout un compilateur, « peut-être le plus grand compilateur qu’il y ait jamais eu » (Ebert). Il s’est donné la mission de composer une somme des connaissances humaines de son temps, de léguer au moyen âge déjà commencé une sorte d’encyclopédie où fût résumée la science de l’antiquité païenne et chrétienne ; et il a réalisé en effet son projet. Son œuvre, évidemment est superficielle, faite de pièces et de morceaux pris de tout côté ; mais elle dénote cependant un labeur immense, une information étendue, une intelligence ouverte et consciente des besoins de son époque. Qu’on y ajoute l’art d’exposer clairement ses idées, un style rapide, bien que gâté évidemment par un mélange énorme de mots étrangers (1640 environ), et l’on comprendra l’admiration dont l’auteur a été l’objet et le succès que ses travaux ont obtenu dans la suite. Avec Boèce, Cassiodore, saint Grégoire, saint Isidore a été l’instituteur du moyen âge et l’un des écrivains qui ont exercé sur lui le plus d’influence.

Dans ses ouvrages il a touché à tous les genres, au genre de répertoires plus on moins universels, à l’histoire, à l’exégèse, à la théologie, à la liturgie, à l’ascétisme ; il a enfin écrit des lettres.

I. Répertoires.

Le plus considérable en ce genre et d’ailleurs le plus connu des écrits de saint Isidore est celui qui porte le titre d’Étymologies ou Origines. Il ne l’acheva que peu avant sa mort, et c’est l’évêque de Saragosse, Braulio, à qui il en avait envoyé le manuscrit, qui probablement l’a édité et l’a divisé en vingt livres. C’est un résumé des connaissances que l’on avait alors dans tous les domaines possibles. En tête de chaque livre est indiquée la matière ou la suite des matières dont il y sera question ; puis, sur chaque matière, l’auteur parcourt les divers mots qui s’y rapportent, en donne l’étymologie et en développe la signification. Ces étymologies sont souvent tout ce qu’il y a de plus fantaisiste : par exemple nox vient de nocere et amicus de hamus ; mais leur rôle, en somme, est ici secondaire : l’essentiel est dans les éclaircissements qui les accompagnent et qui instruisent le lecteur des choses qu’on lui veut apprendre. Et c’est ainsi qu’Isidore traite successivement de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique, des mathématiques, de la médecine, des lois et de la chronologie, des livres et offices ecclésiastiques, de Dieu et des anges, de l’Église et des diverses sectes, des langues et des nations, de l’homme, des animaux, du monde en général, de la terre, des métaux, etc., en un mot de tout ce qui intéresse notre curiosité et est objet de science.

A cet ouvrage fondamental on en peut rapporter quatre autres qui en imitent le procédé ou en développent certaines parties : 1° Les Deux livres des Différences, différences de mots (i), où sont indiquées les nuances de sens entre les mots qui sont ou paraissent être synonymes ; et les différences de choses (ii), où sont expliquées certaines notions théologiques. 2° Deux livres de Synonymes, recueil de locutions équivalentes, présentées sous forme d’un dialogue entre un homme malheureux et la raison. 3° Un traité de physique et de cosmographie intitulé De la nature des choses et dédié au roi Sisebut (612-621). 4° Un traité De l’ordre des créatures, résumé de nos connaissances sur les trois mondes céleste, terrestre et inférieur.

II. Histoire.

Les ouvrages historiques de saint Isidore sont au nombre de trois. D’abord une Chronique dont il a tiré les éléments de Jules Africain, d’Eusèbe et de saint Jérôme, de Victor de Tunnunum, et qu’il a continuée jusqu’en 615 : la petite chronique qu’il a insérée au livre vu des Étymologies n’est qu’un extrait de celle-ci. — Puis une Histoire des rois goths, vandales et suèves, dont la première partie seule — sur les rois goths — est assez amplement traitée, et qui est pour nous une source importante, bien qu’elle soit elle-même une compilation. — Et enfin un catalogue Des hommes illustres ou écrivains chrétiens, qui continue celui de Gennadius et compte trente-trois chapitres authentiques (les douze premiers dans la recension longue sont d’une autre main). L’ouvrage date de 616-618.

III. Écriture Sainte.

Sur l’Écriture, saint Isidore n’a pas composé de commentaires proprement dits : il a seulement publié des éclaircissements historiques ou autres. Un traité De la naissance et de la mort des Pères qui sont loués dans l’Écriture raconte l’histoire des saints de l’Ancien et du Nouveau Testament. Des Allégories de l’Écriture Sainte indiquent ce que représentent les principaux personnages bibliques au point de vue typique. Un Livre des nombres que l’on rencontre dans les Saintes Écritures explique la signification mystique de ces nombres. Des Introductions (Prooemia) aux livres de l’Ancien et du Nouveau Testament donnent, sur ces différents livres, quelques brefs renseignements préliminaires. Dans les Questions sur l’Ancien et le Nouveau Testament, quarante et une petites questions bibliques reçoivent une solution ; et enfin les Explications des mystères cachés (Mysticorum expositiones sacramentorum) ou Questions sur l’Ancien Testament présentent une interprétation allégorique des grands événements racontés dans les livres de la Genèse, de l’Exode, du Lévitique, des Nombres, du Deutéronome, de Josué, des Juges, des Rois, d’Esdras et des Macchabées. Ces interprétations sont empruntées à des auteurs plus anciens.

IV. Théologie.

Les écrits proprement théologiques de saint Isidore sont peu nombreux. Ils comprennent seulement une apologie en deux livres contre les Juifs, De fide catholica ex veteri et novo Testamento contra Judaeos ad Florentinam sororem suam, et Trois livres de sentences tirées pour une bonne part de saint Augustin et de saint Grégoire, et formant un manuel complet de dogmatique et de morale.

V. Liturgie.

Plus intéressant pour nous que ces productions est l’ouvrage De ecclesiasticis officies, dont le premier livre traite des diverses parties du culte et des sacrements (De origine officiorum), et le second des ministres du culte et des membres de l’Église (De origine ministrorum). C’est une source importante pour l’histoire de l’ancienne liturgie espagnole.

VI. Ascétisme. Lettres.

Enfin nous possédons de saint Isidore une Règle pour les moines en vingt-quatre chapitres, qui s’étend sur tout le détail de leur vie, et un recueil de onze lettres seulement. La lettre vii à Redemptus ne paraît pas être authentique. — Quelques hymnes attribuées à l’évêque de Séville ne sont sûrement pas de lui.

Le nom de saint Isidore est le dernier que nous inscrirons dans ce Précis. Déjà on a pu voir, dans la période de décadence que nous venons d’étudier, que nous nous sommes, vers la fin, heurtés partout, soit en Orient, soit en Occident, à des peuples nouveaux avec qui commence un autre ordre de choses. Saint Jean de Damas vit au milieu des musulmans, Grégoire de Tours et Fortunat vivent au milieu des Francs, Boèce et Cassiodore écrivent parmi les Ostrogoths, saint Isidore travaille parmi les Visigoths, saint Fulgence est en controverse avec les Vandales. Les uns et les autres conservent ce qu’ils peuvent de la culture antique, mais ne sauraient empêcher son déclin : avec eux une civilisation disparaît ou plutôt semble disparaître pour un temps, afin de renaître plus tard dans des conditions différentes.

Car cette éclipse, en Occident surtout, n’était pas la mort. Ce qu’il y avait de bon et de beau dans la philosophie, les lettres, l’art païen, ne devait pas périr ; et le germe de résurrection et de vie déposé par le christianisme dans la société antique devait avoir un jour son plein épanouissement. Oui, un temps viendra où l’alliance de la forme classique et des idées chrétiennes, qui a fait la grandeur d’un Chrysostome ou d’un Augustin, sera renouée derechef, et où de nouveaux Pères, qui ne le céderont aux anciens ni en doctrine ni en éloquence, illustreront encore l’Église. Mais ils se feront gloire d’ailleurs d’avoir reçu de leurs devanciers toute leur science, et de n’être devant le monde que les échos de leur enseignement.

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