Le Réveil dans l’Église Réformée

2.
Le Réveil dans l’Église Réformée de France

2.1 Les précurseurs français du Réveil.

2.1.1 L’état du protestantisme français au commencement du 19e siècle.

Son histoire extérieure. — La Révolution. — La Terreur. — Le Concordat. — La Terreur blanche. — La doctrine de l’Église. — Autorité de la Confession de foi et de la Discipline. — Affaire de Gasc. — La prédication. — Sermons de morale. — Abandon des doctrines vitales de l’Évangile. — Absence de vie religieuse. — Indifférence.

Jusqu’en 1815, le protestantisme français n’est sorti d’une crise que pour entrer dans une autre. La Saint-Barthélémy, la révocation de l’édit de Nantes, la Terreur, sont les douloureuses stations de ce chemin de la croix. A chaque fin de siècle, ces dates se répondaient les unes aux autres, « comme, dit quelque part M. Bersier dans une admirable image, des glas funèbres dans la sombre nuit de l’histoire. »

L’édit de tolérance de 1787, qui semblait être l’aurore de temps nouveaux, n’avait été, en effet, qu’une accalmie dans la tourmente. La Terreur confondit dans une même infortune persécuteurs et persécutés. Dans le sein du protestantisme, les défections et les humiliations furent nombreuses. Les préoccupations politiques détournaient les pasteurs de leur ministère. On en vit siéger jusqu’à onzej dans la Constituante ou la Convention, alors que le clergé réformé ne comptait pas une centaine de membres.

j – Voir C. Rabaud, La Source (Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français), 1889, p. 18, 57, 113.

Plus tard, lorsque l’heure des violences arriva, l’épouvante fit commettre bien des lâchetés. Le 6 octobre 1793, le consistoire de Nîmes offrit à la patrie les coupes d’argent de la sainte Cènek. Peu après, le pasteur Marron apporta celles de l’Église de Paris à Hébert et à Chaumette : « Je n’ai point, s’écria-t-il, de lettres de prêtrise à sacrifier sur l’autel de la vérité. Recevez, citoyens, mon serment inviolable de ne pas rester au-dessous de votre zèle pour étendre le règne de la Raison. Honte à tous ces échafaudages de mensonges et de puérilités que l’ignorance et la mauvaise foi ont décorés du nom de théologie ! »

kEncyclopédie des sciences religieuses, art. France protestante.

Chaumette le félicita, mais il n’en fut pas moins emprisonné, et sans la réaction thermidorienne, il aurait péri sur l’échafaudl.

l – De Pressensé. L’Église et la Révolution française, 3e édit. Paris, 1890, p. 457.

Les synodes, qui fonctionnaient sans interruption depuis la réorganisation d’Antoine Court, ne se réunissent plus à partir de 1793. Beaucoup de pasteurs démissionnent. Les uns accompagnent leur serment civique de protestations contre leur ancienne vocation ; d’autres, comme Jean Gachon et Vincent, de Nîmes, insistent sur le devoir de sacrifier leur état, sans le renier, à la tranquillité publique. Pierre Ribes, d’Aiguesvives, dont la lettre de démission a été trop tardive sans doute, est arrêté et exécuté. Pierre Soulier, de Sauve, subit le même supplice. Bonifas-Laroque devient membre du tribunal révolutionnaire.

[Voir C. Rabaud, Bonifas-Laroque. (Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français), 1889, p. 337, 393, 449. Bonifas-Laroque est l’auteur d’un des rares ouvrages théologiques du temps : L’Elève de l’Évangile (édité par Chabrand, en 1812), dans lequel, à côté d’un enseignement strictement orthodoxe, se trouvent des assertions d’une extrême hardiesse.]

Des temples à la Raison s’élèvent partout ; on en compte 233 rien que dans le Gard. Le 16 prairial an II, le représentant Borie déclarait que toutes les communes du Gard avaient renoncé au culte public, et il enjoignait aux prêtres et aux pasteurs de se retirer, dans un délai de huit jours, à vingt lieues des Églises qu’ils desservaientm. Paul Rabaut lui-même était emprisonné. Protestants et catholiques étaient enveloppés dans une même persécution.

mEncyclopédie des sciences religieuses, art. France protestante.

L’orage passa pour les catholiques ; il se fit simplement une nouvelle éclaircie pour les protestants. Ce fut le Consulat, puis l’Empire. Le concordat est donné ; la liberté de conscience est affirmée par Napoléon lui-même, parlant aux présidents de consistoire le langage emphatique que l’on sait. Les Églises s’organisent. La Faculté de Montauban est fondée (17 septembre 1808).

Mais une dernière épreuve attendait le protestantisme : la Terreur blanche. Les plus mauvais jours de la persécution semblent revenus : du 15 mars au 2 novembre 1815, les séances du consistoire de Nîmes sont suspendues, et l’un de ses pasteurs écrit : « Toutes nos meilleures maisons ont disparu et le nombre en augmente tous les jours. Mon consistoire n’est plus composé que de deux anciens et de deux pasteurs ; nos diacres sont réduits de moitié. Notre pauvre peuple est accablé de misères et de propos menaçants : il ne peut ni sortir pour travailler, ni avoir du pain et du repos qu’en se livrant entre les mains de ses ennemis, qui le mettent dans la nécessité, pour vivre, de se faire catholique. On a vu plusieurs fois des vingtaines de ces malheureux aller à la messe, où on les rebaptise comme s’ils étaient juifs ou païens. Voilà l’état de désolation où l’on nous a réduits. Plus de deux mille personnes ont été rançonnées, plus de deux cents ont été tuées, plus de quatre-vingt dix campagnes ont été dévastées et brûlées, plus de cent cinquante maisons l’ont été aussi, plus de trente ou quarante femmes ont été mises nues, fouettées jusqu’au sang et blessées si grièvement que huit ou neuf en sont mortes chez elles ou à l’hôpitaln. » Pendant plus de quatre mois, les crimes se multiplièrent, sans que l’autorité se décidât à sévir. La Terreur blanche est restée un des plus cruels épisodes des persécutions endurées par notre Égliseo.

nEncyclopédie des sciences religieuses, art. France protestante : Lettre d’Olivier Desmont à Manoël de Saumane.

o – Voir : History of the persecution endured by the protestants of the South of France… during the years 1814, 1815, 1816, by Mark Wilks, 2 vol. London, 1821.

C’est de cette situation extérieure qu’il faut se souvenir en abordant l’histoire du Réveil en France. Certains historiens étrangers l’ont peut-être trop oubliée ; pour une Église sortant d’une pareille crise, il faudrait montrer plus de charité dans les jugements qu’ils n’en ont parfois témoigné.

L’état d’indifférence ou d’incrédulité des protestants français au commencement du siècle a été volontiers exagéré par ceux qui ont voulu justifier l’envoi en France de missionnaires étrangers et leur attribuer toute l’œuvre du Réveil. Ainsi, il y a dans la Vie de Charles Cook un trait assez frappant à ce sujet. Cook disait « que lors de son arrivée en France (en 1818), il n’avait pas besoin de tous ses doigts pour faire le compte des pasteurs évangéliquesp. » Or, dans le cours de cette biographie elle-même, nous pouvons constater que beaucoup de pasteurs accueillirent favorablement Cook, et, loin d’être hostiles à son œuvre, se réjouirent de travailler avec lui.

pVie de Charles Cook par son fils J.-P. Cook. Paris, 1862, p. 33.

De même, en 1834, Gaussen, voulant montrer la nécessité de l’évangélisation de la France, traçait un tableau décidément trop sombre de notre pays : « Voyez, s’écriait-il dans une assemblée de la Société évangélique, voyez l’état religieux et moral de ce pays… Hélas, n’est-il pas livré presque partout, dans ses villes et dans ses campagnes, aux misères réunies du papisme et de l’incrédulité ? L’Évangile n’y est-il pas presque partout méconnu ? … Esaïe n’eût-il pas dit que depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, ce ne semble que blessure, meurtrissure et plaies corrompues, qui n’ont été ni nettoyées, ni bandées, ni adoucies d’huile ? oui, depuis la tête jusqu’aux pieds, depuis le savant naturaliste qui ressort athée de son amphithéâtre, depuis l’astronome qui redescend des étoiles doubles, des nébuleuses et des sublimes profondeurs des cieux, sans espérance et sans Dieu au monde, jusqu’au pauvre artisan qui a découvert aussi l’athéisme dans sa cabane, et jusqu’au pauvre villageois lui-même, qui blasphème Dieu au milieu de ses œuvres, et qui, la tête baissée sur les cornes de sa charrue, ne sait plus voir que dans la terre qu’il laboure son avenir et sa dernière finq. »

qAssemblée générale de la Société évangélique de Genève. Genève, 1834, p. 51, 52.

Assurément, en 1834, si la masse indifférente ou incrédule avait besoin d’une rénovation religieuse, il y avait déjà au sein de notre protestantisme un sérieux réveil dont Gaussen aurait dû tenir un peu plus compte.

D’autre part, une seconde catégorie d’historiens considère l’état religieux de notre Église à un point de vue tout différent. C’est ainsi que Mæder, dont Gieseler a été l’éditeur, s’étonne du célèbre jugement porté par Samuel Vincent sur le protestantisme du commencement du siècle : il se demande où on a pu voir des choses si affligeantes : « On n’était pas plus indifférent, dit-il, qu’aujourd’hui. A la vérité, si on entend par religion un tourbillon perpétuel qui se révèle par des comités, des conférences, des plans d’organisation, des rapports, des protestations, des pétitions, des bavardages, etc., cette époque ne lui était pas favorable. Mais c’est bien assez pour une Église de fréquenter assidûment le culte, d’être attachée à l’enseignement religieux, d’avoir des pasteurs qui exhortent leurs auditeurs à la piété, qui consolent les malades, soutiennent les pauvres, ramènent les pécheurs, traitent avec ménagements ceux qui s’égarent, sont les soutiens des veuves et les pères des orphelinsr. »

rDie protestantische Kirche Frankreichs von 1787 bis I846. 2 Bde. Leipzig, 1848. I, p. 111.

Comme l’observe très finement M. Astié, il est fort difficile de trouver une appréciation exacte et impartiale sur le Réveils.

s – M. Astié parle du Réveil à Genève, mais ses remarques peuvent s’appliquer avec une égale vérité au Réveil en France.

« Les uns abonderont en détails curieux, en descriptions saisissantes, destinées à vous faire toucher du doigt le grand contraste entre la veille et le lendemain. Les journaux religieux, diront-ils, s’il y en avait, étaient pâles et insignifiants ; il n’était question ni de littérature religieuse, ni de sociétés de traités, ni d’évangélisation, ni de mission ; la Bible de famille continuait bien à occuper une place plus ou moins honorable dans quelques maisons pieuses, mais, en général, elle était peu lue ; les futurs ministres de l’Évangile trouvaient même le moyen de terminer leurs études sans s’en occuper. Les habitudes religieuses, quand elles n’avaient pas disparu, avaient dégénéré en un insignifiant formalisme : le sommeil et la mort régnaient partout. Consultez-vous, au contraire, un homme qui n’a suivi le mouvement de 1815 que de très loin et avec plus de défiance que de sympathie ? Il vous tiendra un langage fort différent. Les descriptions enthousiastes de son contemporain le font quelque peu sourire. « Pouvez-vous donc admettre, vous demande-t-il, que la piété eût décidément disparu de la terre dans les quinze premières années du siècle ? Dieu aurait-il ainsi oublié de se garder pour lui, dans nos Églises de langue française comme ailleurs, les sept mille qui n’avaient pas fléchi les genoux devant Baal ? Croyez-vous donc que quelques Anglais, au cœur médiocrement brûlant et à l’esprit fort étroit, aient eu tout à coup le privilège de ramener le Saint-Esprit de Dieu dans l’Église et de faire, en quelque sorte, mieux que renouveler le miracle de la Pentecôte ? Non, non, remettez-vous-en au témoignage de quelqu’un qui a suivi tout de fort près : c’est là de la poésie, pour employer le terme le plus favorable, mais non de l’histoire ; quelques jeunes gens, plus enthousiastes que judicieux, — je puis bien en parler ainsi, puisque la plupart furent mes condisciples, — ont cédé à un entraînement qui a produit une étrange illusion d’optique dont ils n’ont plus pu revenir. Que diriez-vous du langage de l’homme superficiel qui vous soutiendrait qu’en hiver tout est mort dans la nature parce que les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, les bosquets désertés par les oiseaux et les champs recouverts d’une épaisse couche de neige ? En vérité, les enthousiastes du Réveil se rendent coupables d’une semblable inadvertance. Croyez-moi, tout n’était pas plus mort alors que tout ce qui a le bruit de vie n’est vivant aujourd’hui. Nous marchions lentement, il est vrai, mais enfin sûrementt. »

tRevue chrétienne, 1863, p. 96-97. Le Réveil religieux au sein du protestantisme français.

Où en étaient donc véritablement la foi et la vie de notre Église au commencement du dix-neuvième siècle ?

Extérieurement, rien ne paraissait changé dans la foi réformée. Tandis qu’à Genève on avait abandonné la Confession de foi et le Catéchisme de Calvin, en France l’autorité de la confession de foi de la Rochelle et de la Discipline restait incontestée.

En 1788, en 1796, les synodes provinciaux insistent sur la nécessité de « suivre scrupuleusement la Disciplineu. »

u – E. Doumergue, L’unité de l’Église réformée de France. Paris, 1875, p. 41.

En 1800, la consécration à Nîmes de Jean-François-Mathieu Roux a lieu « conformément à notre Discipline ecclésiastique, » disent les pasteurs présents.

En 1802 ou 1803, un colloque se réunit dans les Cévennes et s’ouvre par la lecture de la Confession de foiv.

vIbid., p. 43.

Nous ne nous arrêtons pas à la loi de l’an X qui « maintient la Discipline : » car non seulement cette Discipline est ainsi consacrée par la législation, elle l’est aussi et surtout par l’usage.

En 1802, une consécration a lieu à Paris : elle est faite selon que la Discipline le prescrit, et le pasteur consacré, Combes, signe la Confession de foi et la Discipline ecclésiastique. Il en est de même à la consécration de Wilson et de Pierre-Emile Thomas en 1805 ; — de même à celle de Fradin en 1806 ; — de même à celle de Bize en 1807, toutes ayant eu lieu à Paris. Dans le récit de cérémonies semblables à Bolbec, à Montauban, à Toulouse, à la Rochelle, l’adhésion à la Confession de foi et la Discipline est nettement indiquée, sinon explicitement mentionnée ; cela jusqu’en 1824w.

w – E. Doumergue, op. cit., p. 65 et suiv.

La question de doctrine, en même temps que la question de discipline, allait se poser d’une manière encore plus catégorique avec l’affaire du professeur Esaïe Gascx.

x – Voir C. Dardier, Esaïe Gasc, citoyen de Genève ; sa politique et sa théologie. Paris, 1876.

Esaïe Gasc, professeur à Montauban, attaqua en 1812, dans son cours, la doctrine de la Trinité. A peine averties de ce fait par les étudiants et le bruit public, les Églises s’émurent et demandèrent la rétractation ou la retraite du professeur. Le 29 octobre 1812, le Consistoire de Montpellier écrivait au doyen : « Nous avons appris par un bruit vague qui est parvenu jusqu’à nous, qu’un de messieurs les professeurs de la Faculté enseignait une doctrine opposée à celle qui est reçue par les Églises réformées de l’empire… Le Consistoire a délibéré de vous en écrire, pour vous prier d’arrêter le mal dans sa source, s’il est réel… » — Le Consistoire de Montauban écrit de son côté à, Gasc : « Nous croyons que tous êtes dans l’obligation d’enseigner la doctrine de notre communion dans toutes ses parties, et que vous manqueriez au caractère d’honnête homme que nous croyons être celui qui vous anime si, occupant une place créée pour un professeur orthodoxe, vous enseigniez une doctrine qui n’est point celle de nos Églises. » Les Consistoires du Mas-d’Azil, d’Anduze, de Vauvert, d’Alais, de Saint-Hippolyte, de Lasalle, protestent aussi contre l’enseignement de Gasc.

Mais aucun d’eux ne se montra aussi ferme que le Consistoire de Nîmes. Les deux lettres qu’il écrivit à cette occasion au doyen de la Faculté et que Samuel Vincent lui-même signa sont restées célèbres. Il y est question à plusieurs reprises de la foi reçue dans nos Églises, foi à laquelle le professeur porte atteinte en attaquant le dogme de la Trinité ; il ne peut donc continuer à former pour nos Églises de jeunes pasteurs imbus d’une doctrine gui n’est pas la leur et dont elles ne veulent pas changer. On suppose qu’un synode, comme cela se faisait autrefois, soit saisi de l’affaire. Que ferait-il ? Il interrogerait le passé, il consulterait la sagesse des pères, il en respecterait les monuments ; il entendrait la voix de ces assemblées respectables qui ont rédigé la confession de foi et la discipline, par lesquelles l’Église réformée de France a été régie sans interruption jusqu’à nos jours ; il verrait que cette discipline, maintenue par la loi de germinal an X, « astreint les docteurs et professeurs en théologie à promettre de fidèlement et diligemment faire leur charge et à signer la confession de foi de nos Églises. »

Le gouvernement donna raison à l’Église ; l’inspecteur général de l’Université écrivit au doyen de rappeler Gasc à l’ordre ; le professeur fut contraint de s’incliner ; il le fit et regretta « d’avoir donné lieu au mécontentement et aux plaintes de plusieurs des Églises réformées du midi de la France, par le développement inconsidéré de quelques opinions qui ne s’accordent pas avec la croyance à laquelle il sait maintenant qu’elles sont exclusivement attachéesy. »

y – E. Doumergue, op. cit, p. 100.

Nous pourrions citer encore d’autres faits pour montrer avec quel soin l’intégrité extérieure de la foi chrétienne était maintenue dans l’Église : par exemple, la délibération de la Faculté du 19 avril 1817 par laquelle elle repoussait l’accusation d’arianisme, — ou l’intervention de plusieurs consistoires demandant, lors de la nomination de deux professeurs à Montauban en 1824, qu’on fasse signer aux candidats une confession de foi.

En 1825, le pasteur Gardes, de Nîmes, pouvait écrire dans sa Défense de la religion réformée :

« Chacun, parmi nous, croit ce qu’il reconnaît être enseigné dans l’Écriture sainte, et n’y fait aucun choix parce que toute l’Écriture est divinement inspirée. Il ne dit point : je ne comprends pas, donc cela n’est pas enseigné, donc je le rejette : il dit au contraire : ce dogme est enseigné, ce devoir est prescrit ; donc je dois, avec la docilité d’un enfant, admettre ce dogme et pratiquer ce devoir. Si je choisis ou si je résiste par principe, je cesse d’avoir la foi, je cesse d’être chrétien ; c’est précisément parce que la religion est divine, qu’elle est au-dessus de ma portée. — Le protestant admet la Trinité, la Conception miraculeuse de Jésus-Christ et tous les mystères révélés, quoi qu’il ne les comprenne pasz. » Cependant, on peut se demander si ce jugement est rigoureusement exact, et s’il n’y a pas un autre aspect sous lequel nous apparaît l’Église du commencement du siècle.

z – E. Doumergue, op. cit., p. 120.

A côté de l’enseignement des Facultés, à côté de la confession de foi, norme de la doctrine, se trouve l’enseignement direct donné aux fidèles, la prédication. Or, dans ce domaine, on peut remarquer et suivre, depuis longtemps déjà, un mouvement vers le rationalisme ; ici, comme à Genève, le dix-huitième siècle avait fait son œuvre. Il l’avait accomplie dans des conditions d’autant plus favorables, qu’il avait pris en main la cause du protestantisme persécuté. Qui avait défendu les réformés français et revendiqué leurs droits, sinon la philosophie ? Qui leur avait donné protection et appui dans leurs luttes contre le fanatisme, sinon les apôtres de la tolérance, alors groupés autour de Voltaire ? Mais cet appui devait coûter cher à nos Églises, et dans cette sorte de commerce avec les Encyclopédistes elles avaient plus à perdre qu’à gagner.

Déjà, en 1774, Rabaut se plaint de l’abandon du culte et de la négligence des intérêts supérieurs de l’âme. En 1787, d’après une lettre du pasteur Pomarel au pasteur Rolland, datée du 19 décembre, il semblerait « que la génération arrivée à la maturité s’abandonne à l’indifférence, sinon à l’incrédulitéa. »

a – De Pressensé, op. cit., p. 452.

La destitution d’Etienne Gibert à Bordeaux, en 1768, qui offre certaines ressemblances avec celle dont Adolphe Monod sera frappé à Lyon, montre bien quel était l’état des esprits à cette époque. Gibert, ayant subi l’influence des Moraves, et amené par eux à la pleine lumière de la vérité, prêcha à Bordeaux sur l’état de péché et de condamnation dans lequel tout homme se trouve par nature, sur la nécessité d’un changement et sur le seul moyen de salut qui reste à l’homme tombé. Aussitôt certains de ses auditeurs se scandalisent. On porte l’affaire en consistoire ; sur des questions d’ordre intérieur, comme l’emploi du catéchisme d’Heidelberg à la place de ceux d’Ostervald ou de Saurin, on accuse Gibert ; on soutient qu’il a des relations trop assidues avec les Moraves ; — qu’il revient toujours au même point, c’est-à-dire à Jésus-Christ ; — qu’il annonce que l’homme ne peut rien faire de bien avant d’avoir la foi et que la philosophie est inutile dans la religion. Gibert se défend en citant des textes de la Confession de foi ; il fait toutes les concessions possibles ; il va jusqu’à promettre de ne pas aborder dans ses prédications les controverses sur les matières de la grâce et de l’impuissance de l’homme. Plus tard, on veut lui interdire de traiter ces sujets eux-mêmes ; il ne peut y consentir et en appelle du consistoire au synode ; il avait comparu sept fois en consistoire. Le synode provincial donna raison au consistoire, tout en blâmant la précipitation de ses arrêtés, les estimant peu conformes au support qu’exige la charité chrétienne ; et, maintenant sa confiance au pasteur incriminé, il l’autorisa à desservir un poste de la Saintonge.

[Le Synode ne voulut pas se prononcer sur le fond même des débats, la question doctrinale, « vu la délicatesse de la matière. » Il s’en tint, comme on le fera en 1817 et plus tard à Genève, à des questions de forme, de discipline, emploi du catéchisme d’Heidelberg, désaccord entre le pasteur et le troupeau, etc.]

Gibert aurait pu rester à Bordeaux, y fonder une église indépendante : quelques-uns des anciens et un certain nombre de membres de l’Église s’étaient groupés autour de lui et désapprouvaient hautement la conduite du consistoire ; il craignit de provoquer un schisme et partit pour l’Angleterre.

Il fut remplacé par Olivier Desmont, qui devait être pasteur à Nîmes et président du consistoire ; dans cette Église, il fut orthodoxe ; mais au début de son ministère, à Bordeaux, sa prédication exaltait surtout le mérite des œuvres, témoin ce fragment d’un de ses sermons : « Le péché sépare l’homme de Dieu : la charité l’en approche. Est-il tombé dans le péché de l’avarice ? Il fait du bien ; il devient libéral envers les pauvres ; il rachète son péché par l’aumône. A-t-il été sourd à la voix des misérables ? Son cœur a-t-il été, pendant un temps, insensible à leurs malheurs ? Il multiplie ses dons ; il rachète son péché par l’aumône. L’envie a-t-elle pénétré dans son cœur ? Il tâche de l’étouffer ; il rachète son péché par l’aumône, etc., etc.b »

b – D. Benoit, Les frères Gibert. Toulouse, 1889, p. 260 et suiv.

C’était là le ton général des prédications de l’époque : la morale, jamais ou presque jamais le dogme. A Luneray, on demanda la destitution d’un pasteur qui avait une prédication plus dogmatique que moralec. Si l’on parcourt les sermons de La Source, on voit qu’il n’y est question que de « l’Etre Suprême, » de « l’Architecte de l’Univers, » du « Grand Etred ; » c’était à peu près toute la doctrine prêchée à ce moment : le reste de la prédication insistait sur les devoirs et les vertus.

cEncyclopédie des sciences religieuses, art. France protestante.

d – Rabaud, La Source, op. cit.

Les lettres de démission des pasteurs qui abandonnèrent leur poste sous la Terreur sont significatives : « J’ai exercé pendant quelques années, dit l’un d’eux (Elie Dumas, qui, quoique ayant cessé ses fonctions depuis plusieurs années, réitéra sa déclaration le 28 prairial au département du Gard) ; j’ai exercé pendant quelques années les fonctions de ministre protestant dans différentes communes du Gard et de l’Aveyron. J’ai prêché aux hommes la vertu et la morale universelle, puisée non dans les ouvrages mensongers des soi-disant docteurs, mais dans le livre de la nature, qui ne nous trompe jamais, et je n’ai été attaché au culte public que par le bien que je pouvais faire. » Suit une profession de foi républicaine et nettement antireligieuse.

Un autre, Gautier, de Cros, qui, plus tard cependant, devait revenir de son égarement, écrit : « Citoyens, ennemi du fanatisme comme de l’impiété, en montrant toujours les dangers de ces deux extrêmes, je tâchais d’imprimer chez tous l’amour de l’ordre et de la vertu. J’aimais d’autant plus mon état qu’il me donnait un heureux ascendant pour amener les hommes à la pratique de toutes les vertus, comme à l’éloignement de tout vice. » Nous lisons encore dans une autre lettre, écrite par Jean Rame, pasteur à Vauvert : « Ministre du culte protestant de cette commune, mes discours, j’ose le dire, n’ont respiré que la saine morale, n’ont eu pour but que de former l’homme et le citoyen ; néanmoins, parfaitement convaincu que la célébration de tout culte extérieur et public, dans les circonstances actuelles, pourrait alimenter le fanatisme, irriter la malveillance et par cela même entraver la marche du mouvement révolutionnaire, que tout bon républicain doit accélérer de tout son pouvoir, je viens, en conséquence, vous déclarer, avec toute la sincérité dont je suis capable, que je renonce, dès à présent, aux fonctions de prédicateur, et que mon ambition se bornera désormais à me rendre dans le temple de la Raison avec mes frères, mes chers concitoyens, pour m’entretenir avec eux des devoirs de l’homme et du citoyen, chanter des hymnes à la Liberté et à l’Egalité, et apprendre à mourir, s’il le faut, pour les défendre. Puisse mon exemple avoir beaucoup d’imitateurs ! Puissé-je voir bientôt les torches de l’horrible fanatisme entièrement éteintes dans ce département, qui en a été si souvent incendié ! … Tel est mon vœu, et je mourrai contente. »

e – Rouvière, La Révolution dans le Gard. Nîmes, 1889, t. IV, p. 382 et suiv.

L’approche de la mort ne leur inspirait pas des pensées plus réellement chrétiennes, comme eût été, par exemple, un douloureux retour sur l’insuffisance de leur ministère, sur les lacunes et les fautes de leur vie, l’humiliation du pécheur qui va comparaître devant le tribunal du Saint des saints, et l’assurance de la paix uniquement fondée sur Christ crucifié. Pierre Ribes écrivait à sa femme et à sa fille, une demi-heure avant d’aller à l’échafaud : « Ma très chère femme, ma très chère fille, je vous fais mes derniers adieux. J’ai vécu en honnête homme, en bon chrétien. J’ai fait quelque bien. J’aurai les regrets et l’estime des gens de bien. J’emporte le témoignage d’une bonne conscience : voilà pour votre consolation. J’ai eu trop de dévouement pour le bonheur public, peut-être pas assez d’attention à mes intérêts et aux vôtres. Je vous en fais mes excuses. Consolez-vous l’une l’autre. Que je vive dans vos âmes comme je vais vivre dans le sein du Dieu saint. Mon nom ne vous déshonorera pas longtemps. La vertu sera reconnue. Aimez vos parents ; je vais vous attendre dans le séjour éternel ! Adieu ! ton mari, ton père ! P. Ribes. » (Cette lettre, ajoute en note M. Benoit, conservée à la Bibliothèque du protestantisme, porte la trace des larmes de la mère et de la fille)f.

fL’Evangéliste, journal, dix articles par M. Benoit sur Pierre Ribes, du 30 janvier au 10 avril 1891.

Evidemment, ces paroles sont touchantes, comme tout ce qui vient du cœur en un pareil moment ; mais en les relisant, on ne peut s’empêcher de penser aux adieux solennels de Calvin aux seigneurs de Genève : « Tout ce que j’ai fait, s’écriait le Réformateur, n’a rien valu ; je suis une misérable créature, et, maintenant, je prie que tout le mal me soit pardonné ! » Quelle distance entre cet aveu de la misère et du péché, et cette glorification de la propre justice ! Notre Église avait besoin d’entendre de nouveau les accents des hommes du seizième siècle !

Ce ne fut pas l’Empire qui les lui apporta. Les sermons de cette époque sont d’interminables dissertations philosophiques sur des questions morales, sur le Devoir, la Bienséance, le Respect dû aux vieillards, les Jugements téméraires, la Fausse confiance qu’inspire la prospérité, les Avantages de la médiocritég. Si ces discours ne faisaient pas de bien, ils ne pouvaient pas faire beaucoup de mal, sinon endormir les âmes toujours davantage. Il est vrai que c’était déjà bien assez.

g – A. Vincent, Histoire de la prédication protestante de langue française au XIXe siècle. Genève et Paris, 1871, p. 5.

Un trait assez curieux de cette période, c’est une louange immodérée pour Napoléon. Le 5 avril 1808, le pasteur Martin, président du consistoire de Bordeaux, parle en ces termes à l’empereur : « Sire, satisfaits d’avoir admiré sur le trône la sagesse de Socrate, le courage d’Alexandre, le génie de César, la clémence d’Auguste, le zèle de Constantin, la bonté d’Henri IV, — eh ! que dirons-nous encore ? tous les talents, toutes les vertus et tous les genres de gloire réunis en votre personne sacrée, nous allons retourner dans nos Églises et raconter ce que nous avons vu, ce que nous avons ouïh. »

h – Cité par Mæder, t. I, p. 65.

Gœpp prêche à Strasbourg, en 1807, tout un sermon sur la grandeur de Napoléon. Il avait pris pour texte ces paroles de Luc 1.37 : « Il sera grand. » Cette prophétie, annonçant la future grandeur du Messie, était appliquée à l’empereur, et ce panégyrique, monté sur la gamme la plus élevée de l’enthousiasme, se terminait ainsi : « Au milieu des combats, dans le tumulte des armes, la piété a toujours trouvé le chemin de son cœur. A l’esprit de piété, il ajoute un esprit de modération qui manifeste toute la magnanimité de son âme. La passion lui est aussi étrangère que la faiblesse. Simple et sans orgueil (!) il ne se distingue des grands qui l’environnent que par la modestie de son extérieur. Il ne s’est pas contenté de donner des lois justes ; il a été juste lui-même et il a prouvé à l’univers que, s’il règne sur la France, l’équité règne sur lui. Enfin, le malheur est sacré pour lui, et il ne peut voir souffrir sans souffrir lui-mêmei. »

i – Cité par Vincent, op. cit., p. 19.

Une pareille prédication, même lorsqu’elle évitait ces extravagances, ne pouvait avoir pour résultats qu’une vie religieuse bien peu digne de ce nom. Nous avons cité le jugement de Samuel Vincent sur cette époque ; les mémoires, les autobiographies de personnages du temps renferment des appréciations analogues. Ainsi, nous trouvons dans un livre de ce genre les lignes suivantes : l’auteur parle de son enfance dans le haut Dauphiné, la vallée du Champsaur, et il décrit ainsi la part faite à la religion ; c’était vers 1806 ou 1807 : « Il y avait, dans les veillées d’hiver, des discussions entre protestants et catholiques ; l’accord était malaisé à établir. Les catholiques restaient catholiques ; les protestants, protestants. Au fond, la différence était moins marquée qu’il ne semble. La conduite, les goûts, les habitudes, les mœurs, étaient les mêmes ou peu s’en faut. Les uns allaient à la messe, les autres à l’assemblée. A la sortie, on se livrait aux mêmes passe-temps. L’adoration en esprit était inconnue ; le salut par grâce, par la foi, le salut de Jésus, personne n’en parlait. La religion était pur formalisme : elle se renfermait dans des pratiques tout extérieures, plus ou moins simples, plus ou moins compliquées, selon qu’il s’agissait du culte romain ou du culte réforméj. »

j – P.-F. Martin Dupont, Mes impressions. Paris, 1878, p. 20.

Telle était la vie religieuse provoquée la plupart du temps par la prédication de la morale.

Mais en France, comme à Genève, il y avait d’heureuses exceptions, et la doctrine des pères, conservée dans leur Confession de foi, n’était pas pour tous les enfants lettre morte. Nous pouvons dire que notre Église a eu aussi des précurseurs du Réveil.

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