Le Réveil dans l’Église Réformée

3.2 L’inspiration et l’autorité des Écritures.

Opinions des Moraves, des Méthodistes, de Guers, de Pyt, de Bost, d’Adolphe Monod. — L’autorité des Écritures acceptée par les adversaires eux-mêmes du Réveil. — La théopneustie. — Haldane — Gaussen. — Ouvrages de Gaussen. — M. de Gasparin. — Scherer. — Les réponses aux écrits de Scherer. — Merle d’Aubigné et le témoignage du Saint-Esprit. — L’autorité extérieure. — La méthode d’« expérience. » — Nécessité d’un point fixe en dehors de nous. — L’autorité de Jésus-Christ. — Révélation et inspiration. — Théorie de Rothe. — Christ, le centre de notre théologie. »
Il va sans dire que nous ne pouvons pas étudier toutes les idées théologiques du Réveil. Un pareil examen serait oiseux et inutile. Nous nous bornerons aux théories qui ont été particulièrement développées à cette époque, ou particulièrement chères à quelques-uns de ceux qui ont pris part à ce mouvement : l’autorité et l’inspiration des Écritures, la divinité de Jésus-Christ, l’expiation, la prédestination, la sanctification, etc., — laissant de côté les autres points de doctrine, tels que l’idée de Dieu, la création, la Providence, etc., qui se trouvent implicitement contenues dans telles ou telles productions du Réveil, sermons, traités, voire cantiques, mais sans faire l’objet de développements spéciaux.

D’une manière générale, toutes les fractions du Réveil ont accepté l’autorité souveraine des Ecritures ; mais la doctrine de l’inspiration a été diversement formulée.

Les Moraves n’admettaient pas, en général, l’inspiration littérale. Tout le système de Zinzendorf reposait sur la Bible, comme étant le livre de Dieu, la révélation qui contient tout le conseil divin pour le salut de l’homme ; mais il ne prétendait pas qu’il ne pût y avoir (non pas qu’il y eût) dans l’Écriture des erreurs historiques ou chronologiques. Comme Zinzendorf, Spangenberg n’enseignait pas l’inspiration littéralea.

a – F. Bovet, Le comte de Zinzendorf. Nouvelle édition. Paris, 1865, p. 431. Voir Ritschl, Geschichte des Pietismus. Bonn, 1886. Dritter Band, §§ 412 et 450.

Si donc les Moraves ont exercé directement ou indirectement une influence considérable sur le Réveil, ce n’est pourtant pas dans leur prédication que nous trouverons l’avènement de la théopneustie.

Les hommes qui ont été en relations avec eux, Encontre, par exemple, ne parlent pas de l’inspiration littérale. Quand le doyen de Montauban critique dans les Archives du christianismeb l’ouvrage d’Haldane, Emmanuel ou vues scripturaires sur Jésus-Christ, il écrit : « Notre auteur est plus heureux à prouver directement sa thèse qu’à prévenir les difficultés ou à les résoudre. Il cite avec une égale confiance les passages sur lesquels tout le monde est d’accord et ceux qui peuvent être traduits différemment, ou qui, au jugement des plus habiles critiques de toutes les communions, pourraient avoir passé de la marge dans le texte ; il laisse subsister les objections les plus spécieuses ; et son livre, d’ailleurs très recommandable, me paraît très insuffisant. » Ce n’est pas là le langage d’un, théopneuste.

b – Février 1818, p. 63 et suiv.

Le méthodisme ne semble pas avoir enseigné l’inspiration plénière, ou, tout au moins, il n’a pas considéré ce dogme comme un des plus importants : « Nos grandes doctrines, dit Wesley, celles qui renferment toutes les autres, sont la repentance, la foi et la sainteté. Nous considérons la première comme le portique de la religion, la deuxième comme la porte, la troisième comme la religion elle-même. » L’enseignement méthodiste s’est surtout attaché à ces doctrines vitalesc.

b – Février 1818, p. 63 et suiv.

c – Lelièvre, Wesley, 2e édit., p. 487.

Si nous passons au Réveil de Genève, nous y trouvons nombre de divergences touchant la question de l’inspiration. Haldane, il est vrai, était théopneuste, mais cette partie de son enseignement ne paraît pas avoir fait une profonde impression sur ses auditeurs. Les grandes vérités du salut qu’il leur annonçait avec puissance éclipsaient les doctrines secondaires et les subtilités théologiques.

Il est de fait que nous voyons constamment revenir, dans les écrits des premiers hommes du Réveil, l’affirmation de l’autorité des Écritures, mais non la théorie de l’inspiration littérale. Guers, dans un passage où il combat avec la dernière énergie la souveraineté de la conscience individuelle, n’invoque pas la théopneustie pour justifier la Bible ; il admet même que les questions relatives à l’autorité de l’Écriture, au canon, aux variantes, au vrai sens des textes sacrés, toujours étudiés dans leurs rapports avec l’ensemble de la Bible et interprétés selon l’analogie de la foi, doivent être librement et loyalement discutées.

[Guers, Le premier Réveil, p. 361. Il est vrai que ces pages ont été écrites en 1871, mais Guers déclare que les idées qu’il y expose étaient celles de l’Église du Bourg-de-Four au temps du Réveil.]

Pyt, dans sa controverse avec l’évêque de Bayonne, cherche, pour établir l’autorité de la Bible, un autre fondement que l’autorité de l’Église ; et alors il place le critère de cette autorité dans l’impression faite par la Bible sur la conscience : « La conscience est une révélation divine ; c’est une lampe qui éclaire dans un lieu obscur, mais elle jette assez de lumière pour révéler à l’homme, sans secours étranger, la justice, la sainteté, la bonté de son créateur, l’obéissance et l’amour qu’il lui doit. Et on voudrait que la Parole de Dieu, la dernière et la plus parfaite des révélations divines, eût besoin, pour montrer sa divinité, de l’autorité des hommes, de ces êtres qui, sans elle, marcheraient à tâtons dans leurs ténèbres ! Non, les marques de divinité dont elle est empreinte ne sont pas équivoques.

L’Écriture sainte est une lumière ; c’est une lumière dont M. de Bayonne reconnaît la splendeur. Or, une lumière n’a pas besoin pour se faire connaître qu’on lui rende témoignage ; elle n’a qu’à se montrer. Je n’ai que faire du témoignage de tous les astronomes de l’univers pour être certain que le soleil est lumineux, et lorsqu’ils m’assureraient que je dois attendre, pour le croire, les décisions de quelque savante académie, j’aurais presque le droit de rire de leur prétention. On va me répondre que, si l’Écriture sainte était une lumière resplendissante, personne ne pourrait s’empêcher de reconnaître sa divinité. Mais la lumière ne guérit pas les aveugles. La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises ! »

L’Écriture est une puissance : « C’est la puissance de Dieu pour le salut de tous ceux qui croient. Or, une puissance quelconque, surtout celle de Dieu, n’a pas besoin, pour se faire connaître, du témoignage des hommes. Elle se manifeste par ses propres effets. » L’Église romaine objecte l’obscurité des Écritures, mais Pyt répond : l’Écriture est claire pour tout ce qui est nécessaire au salutd. Ce dernier mot montre bien quel est le centre de l’argumentation du controversiste et le centre de la prédication de l’évangéliste : tout ce qui est nécessaire au salut ; — le reste pour Pyt n’est que vaine discussion.

dVie de Pyt, p. 198 et suiv. Voir aussi : Quelques mots à M. l’abbé Guyon, par Henri Pyt. 2e édit. Paris, 1835.

Bost abandonne résolument la théopneustie. Nous avons vu déjà que dans son opuscule, Christianisme et théologie, il distinguait entre l’orthodoxie et la foi. Sur le sujet spécial de l’inspiration, il professe une opinion très indépendante. Voici cette opinion, ce qu’il appelle sa profession de foi : « Le guide, ou plutôt la contre-épreuve qui, dans les questions théologiques, doit redresser les écarts de notre faible et présomptueuse critique, c’est ce sentiment antérieur et supérieur à la critique, ce sens moral dont parle souvent l’Écriture, et qu’indique en particulier notre Sauveur lorsqu’il dit : « Si quelqu’un veut faire la volonté de mon Père, il connaîtra si ma doctrine est de Dieu. » Impossible en effet que Dieu ait voulu que la foi à la révélation dépendît d’une science où les plus experts font encore tous les jours de grossières bévues et où ils se démentent les uns les autres, quant aux grandes conclusions tous les dix ans, quant aux détails tous les jours. La question que nous traitons doit être accessible aux plus simples, parce que c’est des plus simples que se compose le genre humain : c’est aux simples de cœur que Jésus a consacré la première parole de son ministère (Matthieu 5.2).

Or il est certain que pour un homme raisonnable et sérieux, l’Écriture sainte est, quant à son contenu général, un livre qui non seulement dit la vérité, mais qui, vu l’alliage de grandeur, de sainteté, et de simplicité qu’il présente, la dit d’une manière unique.

Le chrétien ne traite nécessairement aucune question de critique, d’authenticité, ni d’intégrité ; sa foi ne tient nullement à tel ou tel verset, chapitre ou livre en particulier ; son tact est même tel qu’il sentira souvent par lui-même s’il s’est glissé dans ce livre admirable un mot ou un passage d’une origine douteuse. Mais… si la critique veut abuser de ce principe ou de la concession que je fais ici ; si, après nous avoir ôté tel morceau et tel autre, et tel autre encore, puis tel autre, elle étend ses prétentions (et c’est ce qu’elle fait) jusqu’à nous laisser à peine, de toute la Bible, quelques lambeaux d’assurés, et à ébranler tous nos dogmes ; si enfin, et en résumé, elle ne fait plus de nos saints livres qu’un ramassis de légendes, de fables, ou de faux raisonnements, alors le chrétien se retourne tout d’un coup, et dit au savant : « J’ai suivi vos calculs. A chaque pas j’ai pu croire que vous aviez raison ; mais votre conséquence est infiniment plus absurde que vos raisonnements ne sont concluants ; sans même voir où vous vous êtes trompé, je vois que votre règle est fausse, et je rejette tout votre travail qui, dans tous les cas, m’importe peu.

Voilà ce que je dis, pour ma part, à l’aride, à la fatale école qui vient de surgir en France, et qui ne s’honore de quelques adhérents pieux que parce qu’elle n’ose encore s’avouer la complète incrédulité qui est au bout de ses principes. Ce qu’elle a de piété est un reste de la foi qu’elle n’a plus : ce sont des cendres chaudes ; mais elles se refroidiront, elles sont déjà refroidies… Tant que cette école s’est bornée à repousser quelques idées exagérées ou inutiles sur l’inspiration de l’Écriture, c’est bien ; mais quand tout en professant que les chrétiens, y compris les apôtres, je suppose, ont tous l’Esprit de Dieu, elle n’en vient pourtant à n’entendre par Esprit de Dieu que la raison humaine, et à prétendre qu’elle en sait plus sur l’Évangile que ces apôtres eux-mêmes, et qu’elle comprend cet évangile mieux qu’eux, alors je m’arrête ; je ne vois plus, dans la joie triomphante avec laquelle on nous fauche toute la dogmatique chrétienne que ce qu’on a appelé avec raison une prodigieuse outrecuidance ; et je dis à mon tour : « Allez ! cela fait pitié » Cela fait même horreur. Et les chrétiens ne se laisseront pas ainsi lacérer le saint livre des révélations de Dieu…

On vient de voir sur quoi se fonde ma foi. Je tiens l’Écriture sainte comme historiquement vraie dans tous les grands faits qu’elle raconte, et je dis avec un certain sophiste qui, en ce point, avait plus raison qu’il ne s’en doutait : « Ce n’est pas ainsi qu’on invente. » Je la reconnais vraie et inspirée dans tout ce qui regarde la doctrine. La différence qui existe entre les points de vue des écrivains sacrés quant au dogme, ne suppose nullement entre eux une opposition ni aucune erreur ; elle indiquerait tout au plus l’incomplet qui s’attache inévitablement à tout énoncé partiel de la vérité divine. Mais ces variétés ne sont pas plus en contradiction avec la vérité absolue que les divers rayons colorés qui forment le rayon blanc ne sont une contradiction de la lumière ; bien loin de là, c’est de leur ensemble que cette lumière même se compose.

L’Écriture est donc, pour moi, dans tous ses enseignements, autorité divine, règle de foi absolue. »

[Mémoires, II, p. 453 et suiv. Dans ses Recherches sur la constitution de l’Église, Bost s’élevait aussi contre l’assimilation de la Bible à un code définitif en toutes matières, et revendiquait le droit de tenir compte de l’esprit plutôt que de la lettre de l’Écriture. (Voir Revue de théologie et de philosophie. Lausanne, 1875, p. 627 et suiv. : Ami Bost.)]

En France, le plus illustre représentant du Réveil dans son plein épanouissement, c’est incontestablement Adolphe Monod. Or, il faut distinguer, dans le développement théologique du grand orateur, trois périodes : la première, qui va de sa conversion à son professorat ; c’est le ministère à Lyon et les débuts du professorat à Montauban. Adolphe Monod accepte alors pleinement l’orthodoxie stricte du Réveil, sans toutefois s’expliquer sur l’inspiration littérale : « Etes-vous embarrassés, dit-il dans Jésus tenté au désert (1839), de savoir quelle théorie adopter sur l’inspiration, quel en est le mode, l’étendue, quelle part elle laisse au concours de l’homme, si elle dirige l’esprit de l’auteur sacré ou sa plume, et autres questions de cette nature ? Ici encore, prenez exemple de Jésus. Sur toutes ces questions spéculatives, il ne s’explique pas. Mais s’agit-il de la question pratique ; s’agit-il de la confiance avec laquelle vous pouvez citer les Écritures, toutes les Écritures et jusqu’à un mot des Écritures ? Impossible d’être plus clair, plus ferme, plus positif qu’il ne l’est. Allez, et faites de même. Citez les Écritures comme Jésus, et ayez sur l’inspiration la théorie que vous voudrez… » Et, en note, Adolphe Monod ajoutait le conseil de Bengel à un jeune théologien : « Mange en paix le pain des Écritures, sans t’inquiéter du grain de sable que la meule peut y avoir mêlé. »

Durant son professorat, ses idées se modifièrent. Fût-ce le travail de critique auquel il se livra, fût-ce la lecture de Vinet (comme le soutient M. de Pressensé)e qui exercèrent sur sa pensée une nouvelle influence ? Toujours est-il qu’en 1847, il écrivait à Gaussen : « Je te remercie de ta bonne lettre du 15 et des notes précieuses que tu me communiques pour mon travail, — si toutefois je puis le faire. Ici, ce ne serait pas difficile ; mais à Paris, je crains bien de n’en pas trouver le temps. Mon plus grand embarras est dans l’obscurité de la question pour les livres canoniques de l’Ancien Testament. Je m’en occupe en ce moment ; car sans avoir à la traiter dans l’écrit qu’on me demande, j’aurais besoin de l’avoir nettement résolue. Je lis avec intérêt Moses Stuart sur cette matière. Je relirai avec attention les portions de ta Théopneustie auxquelles tu as la bonté de me renvoyer. C’est un livre que j’ai lu avec autant d’intérêt que d’édification ; mais plus j’étudie les Écritures, moins je puis admettre complètement tes conclusions. Cette doctrine absolue de l’inspiration a été formée, je crois, à priori, pour les besoins de la théologie plus que sur les données de l’Écriture. Elle suppose, entre les dons ordinaires et extraordinaires du Saint-Esprit (comme on les appelle), une ligne de démarcation précise, que l’Écriture n’établit pas ou n’établit pas nettement. Elle oblige à recourir sans cesse à des interprétations forcées pour concilier les divergences nombreuses, au moins apparentes et quelquefois peut-être plus qu’apparentes, entre les écrits sacrés, sur des détails insignifiants. Elle ne s’accorde pas avec la manière dont Dieu me paraît diriger ses enfants, sous l’économie du Saint-Esprit, et met dans la question du texte un degré de netteté et de littéralisme, qui nous autoriserait à en attendre autant pour l’interprétation, ce qui nous jette dans des besoins quasi-romains. Enfin, elle ne se concilie pas avec les faits de la critique, puisqu’il est certain qu’elle ne peut pas prouver avec certitude la canonicité de certains livres (2Pierre, etc.), ni même l’apostolicité de Marc et de Luc. J’ai besoin de concevoir l’inspiration plus largement, pour obéir aux faits, contre lesquels le Seigneur ne peut m’appeler à raidir ma conscience. Je ne voudrais pas, comme les Allemands, me jeter dans un point de vue purement subjectif qui fait tout dépendre, en dernière analyse, du jugement personnel ; mais je voudrais éviter également le point de vue trop objectif de ton livre et du protestantisme ordinaire, et pour cela, trouver un moyen de combiner, dans de justes proportions, ces deux éléments, tous deux nécessaires. Voilà le problème dont je poursuis la solution, mais sans la trouver jusqu’à présent, je l’avouef. »

eEtudes contemporaines, p. 212 et suiv.

fLettres, p. 355.

Il quitte Montauban la même année et va à Paris. Dès son premier discours dans la capitale, la Parole vivante, il insiste sur la nécessité de présenter au monde non le contenant, mais le contenu, non la Parole écrite, mais la Parole vivante. Cependant, dans le même discours, quelques lignes plus loin, il montre bien qu’il n’entend pas sacrifier l’autorité des Écritures : « Si par Église de l’avenir quelqu’un entendait une Église émancipée où la parole écrite perdrait quelque chose de cette antique autorité que les siècles ont reconnue, éprouvée, confirmée, et où l’enseignement ferme et permanent de cette parole ferait place à l’enseignement mobile et personnel de l’esprit humain, nous ne voulons pas d’une telle Église de l’avenir. La véritable Église de l’avenir est celle où la parole écrite et la parole vivante régneront avec des titres égaux, parce qu’ils sont divins ; où la parole écrite, demeurant avec toute son autorité, nous donnera la parole vivante dans toute sa plénitude, et où la parole vivante, rendant à la parole écrite gloire pour gloire, nous la renverra comme écrite de la main de Celui qui l’inspira. »

Enfin, dans la dernière partie de sa vie et de son ministère, dans le ministère de la souffrance, il revient à sa première théologie, sans cependant abandonner complètement le point de vue auquel il venait spécialement de s’attacher : « La place qu’il fait à la parole vivante n’est en rien diminuée, bien qu’il insiste davantage sur la parole écriteg. »

g – De Pressensé, Etudes contemporaines, p. 239.

« Je déclare, dit-il, comme devant le tribunal de Jésus-Christ, où je m’attends à comparaître bientôt, que toutes mes recherches et mes études soit de l’Écriture, soit de l’histoire de l’Église, soit de mon propre cœur, et que toutes les discussions qui se sont, dans ces dernières années, élevées sur l’inspiration et l’autorité divine de la parole de Dieu, n’ont fait, durant la triple période de mon ministère — (trois périodes d’environ dix ans chacune : Lyon, Montauban, Paris) — que me confirmer, quoique par des chemins que la sagesse de Dieu a faits quelque peu divers, dans la conviction inébranlable que, quand l’Écriture parle, c’est Dieu qui parle, et que, quand elle proclame sa volonté, la voie du salut, les grandes doctrines du péché, de la grâce, du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ce qu’elle nous dit n’est pas moins véritable et moins assuré que si le ciel s’entr’ouvrait dans ce moment sur notre tête et si la voix de Dieu retentissait comme autrefois en Sinaï, nous disant les mêmes choses. Il n’y a pas de bornes à la confiance et à la soumission que nous devons aux Écritures, pas plus de bornes qu’on n’en trouverait à la vérité et à la fidélité de Dieu… L’Écriture est l’unique chemin par lequel nous puissions arriver à connaître Jésus-Christ sans danger d’erreur, comme Jésus-Christ est l’unique chemin par lequel nous puissions arriver au Père. Oui, si vous voulez sauver vos âmes, il faut croire à la Parole de Dieu, il faut vous soumettre à la Parole de Dieu, il ne faut rien chercher au-dedans de vous-mêmes sous quelque beau nom que ce soit, raison, intelligence, sentiment, conscience, qui domine, qui juge, qui contrôle la Parole de Dieu ; il ne s’agit pas de la contrôler, il s’agit d’être contrôlé par elle. Les plus grands de tous les serviteurs de Dieu sont ceux qui s’abaissent devant cette Parole, des saint Paul, des David, des Luther, des Calvin, jaloux de s’humilier devant elle jusque dans la poudre, et, s’ils le pouvaient, plus bas encoreh. »

hLes adieux d’Ad. Monod à ses amis et à l’Église. Paris, 1856, p.143-153.

Nous en avons assez dit pour montrer la diversité des opinions que les hommes du Réveil ont professées au sujet des Écritures ; d’une part, ils ont affirmé catégoriquement l’autorité souveraine de la Bible ; de l’autre, ils ont ou ignoré ou combattu l’inspiration plénière.

Il faut reconnaître, assurément, que cette autorité souveraine de la Bible a été proclamée souvent avec un ton dogmatique et tranchant, qu’elle a été prouvée par les miracles et toutes les ressources de l’apologétique externe ; c’est là le reproche que les critiques du Réveil lui ont toujours adressé. Sans en méconnaître la vérité, il convient cependant de remarquer que la preuve interne a joué, comme nous l’avons déjà vu, un véritable rôle dans la prédication du Réveil. Pyt y a recours dans le passage que nous avons cité ; Guers l’emploie fréquemment ; Wesley fait du témoignage du Saint-Esprit un point capital de sa doctrine : il le définit « une impression intérieure faite sur l’âme, par laquelle l’Esprit de Dieu témoigne immédiatement et directement à mon esprit que je suis enfant de Dieu, que Jésus-Christ m’a aimé et s’est donné pour moi, que tous mes péchés sont effacés, et que moi, personnellement, je suis réconcilié avec Dieu. » « Tandis que la plupart des Églises chrétiennes admettent que les croyants en général peuvent parvenir à une assurance plus ou moins satisfaisante de leur salut en s’appliquant les déclarations de l’Écriture et en portant « les fruits de l’Esprit », Wesley enseigne que tout fidèle peut aspirer à recevoir un témoignage direct et une assurance positive de son saluti. »

i – Lelièvre, Wesley. 2e édit., p. 490.

Ce témoignage direct du Saint-Esprit est donc au-dessus de la lettre même de l’Écriture et est nécessaire pour la confirmer.

Au reste, il n’y a pas lieu de s’étonner si l’autorité de la Bible est affirmée par le Réveil avec autant de force et si peu de préoccupation pour les objections possibles ; ses adversaires eux-mêmes admettaient cette souveraineté des Écritures ; elle était un dogme couramment reçu à cette époque.

Chenevière, dans sa Dogmatique (1840), rejetait l’inspiration littérale ; mais, s’appuyant sur des textes bibliques, il montrait que le secours du Saint-Esprit a été promis aux disciples de Jésus : « Il n’est pas besoin de préciser avec une exactitude rigoureuse jusqu’où l’inspiration a été dans tous les ouvriers apostoliques, ce qu’elle a produit toujours, la limite où elle s’est arrêtée ; il suffit que les fondateurs aient été soutenus par le bras puissant de l’Être suprême qui ne favorise pas des imposteurs, et de là découle pour nous l’autorité des Saints-Livres, la foi que nous devons à leurs enseignements et notre soumission à leurs préceptesj. »

jDogmatique. Genève, 1840, p. 20 et suiv.

Ce fut, du reste, Chenevière qui répondit le premier à Scherer et combattit les idées exposées dans la Critique et la Foi.

Dans son Orthodoxie moderne, Athanase Coquerel père admettait pleinement l’autorité de l’Écriture : « Nier l’inspiration des Écritures, c’est leur donner un premier démenti, puisqu’elles se disent inspirées ; c’est saper le christianisme dans sa base ; c’est couper l’arbre de la croix à la surface même du sol, et il n’en reste rien… Nier l’inspiration de l’Écriture, c’est sortir du christianisme. » Evidemment, l’auteur ne croit pas à l’inspiration littérale : « Le dernier principe avancé dans notre résumé sur l’Écriture sainte est que l’inspiration n’en est point littérale, en d’autres termes que l’inspiration est dans les pensées, non dans les mots, dans le fonds, non dans la forme. » Mais pourquoi rejette-t-il la théopneustei ? Parce qu’il y voit des dangers pour l’autorité de la Bible : « La question est d’une importance extrême pour la défense de la foi, attendu qu’il n’y a pas une seule objection générale ou partielle contre la vérité, l’authenticité, l’intégrité et la divinité des saintes Écritures, que le système de l’inspiration non littérale ne donne moyen de réfuter, et qu’au contraire vouloir défendre l’inspiration des mots et des phrases, c’est donner raison à l’incrédulité et livrer la foi à sa merci ; c’est mettre la Bible en contradiction avec elle-même ; c’est lui préparer une longue série de démentis fournis par la raison, la conscience et l’histoire ; c’est, pour ainsi dire, l’étouffer elle-même en violant à son égard un de ses préceptes les plus profonds et les plus sages, en préférant la lettre qui tue à l’esprit qui vivifiek. »

kL’orthodoxie moderne. Paris, 1855, p. 84 et suiv. Ces lignes avaient paru dans le Lien dès 1841.

Les hommes du Réveil n’étaient donc pas seuls à admettre l’autorité souveraine de la Bible. Il est même fort probable qu’on ne leur eût pas fait un grief de cette croyance, si quelques-uns d’entre eux n’avaient pas exagéré la doctrine primitive, et n’avaient pas voulu lui donner ensuite la place centrale, en faire le premier des dogmes, le dogme des dogmes.

Il est temps, en effet, d’en arriver à la théopneustie.

Comme cela a été déjà dit, Haldane était théopneuste. Dans un de ses écrits, intitulé : De l’évidence et de l’autorité de la divine révélationl, il expose et défend la théorie de l’inspiration littérale ; les mots eux-mêmes ont été, d’après lui, suggérés aux auteurs sacrés. Quand il discutait avec les étudiants en théologie de Genève, il ouvrait sa Bible et, montrant tel ou tel passage, il ajoutait, pour leur fermer la bouche : « Regarde ici, comment lis-tu ? Cela est écrit ici avec le doigt de Dieum. »

l – Montauban, 1817. 2 vol., t. I, p. 136-177.

m – De Goltz, op. cit., p. 145.

Mais il ne paraît pas que ses auditeurs aient clairement aperçu cette doctrine ; avant d’en arriver là, ils avaient à apprendre d’autres vérités plus élémentaires et surtout plus essentielles. Au reste, d’après ce que nous savons du caractère d’Haldane, nous serions porté à penser qu’il a laissé dans l’ombre ce côté secondaire de sa théologie, qu’il a insisté sur l’autorité de la Bible, mais sans s’expliquer sur le mode et l’étendue de l’inspiration, ou du moins qu’il a simplement indiqué en passant ce point spécial. Ainsi procéda-t-il pour ses opinions ecclésiastiques qu’il s’abstint prudemment de préconiser.

Dans tous les cas, les quelques pages qu’il consacrait, dans le livre dont nous venons de parler, à l’exposition de la théopneustie ne peuvent pas être comparées au complet et brillant plaidoyer que Gaussen devait présenter quelques années plus tard.

Ce fut en 1840 que le professeur de l’Oratoire publia la Théopneustien. « C’était, dit M. de Goltz, pour s’opposer au nouveau courant d’idées libérales allemandes qui entraînait l’Académie vers le rationalisme. Cellérier encourageait, en effet, vivement les étudiants à se familiariser avec l’étude des théologiens d’outre-Rhin. Chastel venait d’être nommé (1840) professeur d’histoire ecclésiastique, et la Compagnie l’avait choisi de préférence à Diodati qui s’était aussi présenté. Par réaction, Gaussen fit paraître la Théopneustie, œuvre essentiellement personnelle qui ne représentait même pas les idées de tous les professeurs de l’Oratoireo. »

n – Une seconde édition parut en 1842.

o – De Goltz, op. cit., p. 422.

Ce livre exposait la doctrine de l’inspiration littérale et complète de la Bible tout entière et de son infaillibilité absolue dans tous ses détails. Il commençait par poser en principe que ce dogme « est le dogme des dogmes, le dogme qui nous apprend tous les autres, et en vertu duquel seul ils sont des dogmes ; le dogme, qui est à l’âme du croyant ce qu’est l’air à ses poumons, nécessaire pour naître dans la vie chrétienne, nécessaire pour y vivre, nécessaire pour y grandir et pour y persévérerp. »

p – Avant-propos de la 2e édition, p. 22.

Qu’est-ce donc que la théopneustie ? « C’est la puissance mystérieuse qu’exerça l’Esprit divin sur les auteurs des Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, pour les leur faire composer telles que l’Église de Dieu les a reçues de leurs mains. »

Or cette inspiration, c’est l’Écriture elle-même qui nous l’enseigne, et nous ne la connaissons que par l’Écriture. Ce n’est pas un livre d’apologétique générale qu’écrit Gaussen ; son but n’est pas de prouver que les Écritures sont dignes de foi. « D’autres l’ont fait, et ce n’est point notre tâche. Nous nous adressons à des hommes qui respectent les Écritures et qui admettent leur véracité. C’est à eux que nous attestons qu’étant vraies elles se disent inspirées, et qu’étant inspirées, elles déclarent l’être entièrement ; d’où nous concluons qu’il faut bien qu’elles le soient. »

L’inspiration réside non dans l’écrivain, mais dans les écrits, non dans les hommes, mais dans le livre. Toutefois Gaussen n’ignore pas qu’il y a des différences de style, des traits qui révèlent chez les auteurs sacrés leurs diverses individualités ; il le reconnaît (car un des caractères de son ouvrage, c’est une grande loyauté) : « Le Père des miséricordes, en parlant dans ses prophètes, a dû, non seulement employer leur manière aussi bien que leur voix, et leur style aussi bien que leur plume, mais encore y mettre souvent en œuvre toutes leurs facultés de comprendre et de sentir. Tantôt, pour nous y montrer sa sympathie divine, il a jugé convenable d’associer leurs propres souvenirs, leurs humaines persuasions, leurs expériences personnelles et leurs émotions pieuses, aux paroles qu’il leur dictait ; tantôt pour nous y rappeler son intervention souveraine, il a préféré se passer de ce concours inessentiel de leur mémoire, de leurs affections et de leur intelligence. » Mais cela ne signifie pas, pour Gaussen, qu’il y ait dans la Bible un élément humain. Dieu s’est servi simplement de divers instruments, mais c’est toujours Dieu qui a agi, Dieu qui a parlé : « Avez-vous visité l’étonnant organiste qui fait couler avec tant de charme les larmes du voyageur, dans la cathédrale de Fribourg, pendant qu’il touche l’un après l’autre ses admirables claviers, et qu’il vous fait entendre tour à tour, ou la marche des guerriers sur le rivage, ou les chants de la prière sur le lac pendant la tempête, ou la voix de l’action de grâces après qu’elle est calmée ? Tous vos sens sont ébranlés, car vous avez tout vu et tout entendu. — Eh bien, c’est ainsi que l’Éternel Dieu, puissant en harmonie, a, tour à tour, appuyé le doigt de son Esprit sur les touches qu’il avait choisies pour l’heure de son dessein et pour l’unité de son hymne céleste. Il avait d’éternité devant lui toutes les touches humaines ; ses yeux créateurs embrassaient d’un regard ce clavier de soixante siècles ; et quand il a voulu faire entendre au monde déchu le conseil éternel de sa rédemption et l’avènement du Fils de Dieu, il a posé sa main gauche sur Enoch, le septième homme depuis Adam, et sa main droite sur Jean, l’humble et sublime prisonnier de Patmos. — L’hymne céleste, sept cents ans avant le déluge, a commencé par ces mots : « Voici, le Seigneur vient avec ses saintes myriades pour juger tous les hommes ; » mais déjà, dans la pensée de Dieu et dans l’harmonie éternelle de son œuvre, la voix de Jean re’pondait à celle d’Enoch, et terminait l’hymne, trois mille ans après lui, par ces mots : « Voici, il vient, et tout œil le verra, même ceux qui l’ont percé ! Oui, Seigneur Jésus, viens bientôt ! Amen ! » Et pendant ce cantique de trente siècles, l’Esprit de Dieu ne cessait de souffler dans tous ses envoyés ; les anges se courbaient, nous dit un apôtre, pour en contempler les profondeurs ; les élus de Dieu étaient émus, et la vie éternelle descendait dans les âmes. »

Malgré la poésie et la grandeur de l’image, vraiment admirable, la difficulté n’est pas résolue. On la parole de Gaussen a dépassé sa pensée, ou, s’il reconnaît que « Dieu a associé les propres souvenirs, les humaines persuasions, les expériences personnelles et les émotions pieuses des écrivains aux paroles qu’il leur dictait, » il y a un élément humain à côté de l’élément divin. La thèse fondamentale de la théopneustie est ainsi contredite.

Dans le chapitre suivant sont rassemblés des textes affirmant l’inspiration de l’Écriture. Les principaux points de cette exposition tendent à prouver que toutes les paroles appelées prophétiquesq sont données (dictées) de Dieu ; que toutes les Écritures de l’Ancien Testament sont prophétiques ; que toutes les Écritures du Nouveau Testament le sont aussi ; et enfin, que les exemples des apôtres et de leur Maître attestent que, pour eux, toutes les paroles des Livres saints sont données de Dieu.

q – Le mot prophète signifie, pour Gaussen, « un homme dont la bouche prononce des paroles de Dieu, » p. 82.

Suit un précis didactique, sous forme de catéchisme, par demandes et réponses, de la théopneustie, et enfin, nous en arrivons à la partie la plus intéressante du livre, l’examen des objections. Gaussen déploie dans cet examen un véritable talent d’apologète et fait preuve d’une immense érudition. Il ne répond pas aux contradicteurs par de simples fins de non recevoir : « Si on en appelle à des faits, dit-il, si l’on montre qu’il y a des contradictions manifestes dans les récits de la Bible, dans ses dates, dans ses allusions à l’histoire contemporaine, dans ses citations scripturaires, nous pourrons encore peut-être reprocher aux objectants de les avoir vues, de n’être pas conséquents avec eux-mêmes, et d’aller en cela plus loin que leur propre thèse. N’importe cependant ; ce sont là des faits qu’aucune fin de non recevoir ne peut débouter et qu’aucun raisonnement ne saurait détruire. Un raisonnement ne détruit pas plus les faits qu’il ne les crée… Nous commencerons par reconnaître que, s’il était vrai qu’il y eût, comme ils le disent, des faits erronés et des récits contradictoires dans les saintes Écritures, il faudrait renoncer à soutenir leur pleine inspiration. » Il est impossible de poser plus franchement la question. « Mais, ajoute Gaussen, nous n’en sommes point là. Ces erreurs prétendues n’existent pas… Nous allons donner des exemples de ces difficultés, et nous aurons soin de les choisir parmi celles que les adversaires d’une pleine inspiration ont paru regarder comme les plus insurmontablesr. »

r – Page 302-304.

Après les objections, l’auteur examine les évasions, c’est-à-dire « les systèmes par lesquels on imagine pouvoir soustraire une partie des Écritures à l’action divine de la théopneusties. » Dans l’un comme dans l’autre cas, la conclusion est en faveur de l’inspiration littérale. Que les arguments soient toujours décisifs, c’est ce qu’il est permis de contester ; mais il n’en demeure pas moins qu’il y a dans ces pages un sérieux effort, une discussion souvent fort bien conduite et un encouragement à l’étude approfondie des textes pour la solution de difficultés souvent plus apparentes que réelles.

s – Page 403.

Le chapitre suivant est consacré à la définition du rôle de la science critique. Les titres des sections en indiquent suffisamment l’esprit : 1° la Critique sacrée est une savante, et non pas un juge ;que la Critique sacrée soit historienne, et non devineresse ;la Critique sacrée est la portière du temple ; elle n’en est pas le dieu.

Enfin, dans un dernier chapitre, Gaussen récapitule les résultats obtenus, mais reconnaît, pour conclure, que le secours du Saint-Esprit nous est indispensable pour comprendre l’Écriture : « C’est l’Esprit seul qui nous conduira dans toute la vérité des Écritures, qui répandra par elles l’amour de Dieu dans nos cœurs et qui nous rendra témoignage, avec notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu, en nous en appliquant les promesses, en nous y donnant les arrhes de notre héritage et les gages de son adoption. En vain porterions-nous en nos mains, pendant dix-huit cents ans, la sainte Écriture, comme font encore les Juifs : sans cet Esprit, nous n’y comprendrions point les choses qui sont de l’Esprit de Dieu : « elles nous paraîtraient une folie ; parce que l’homme naturel ne les reçoit point ; que même il ne le peut et que c’est par le Saint-Esprit qu’on en juge. » — Mais, en même temps, en distinguant toujours l’Esprit d’avec la lettre, gardons-nous de les séparer jamais. Que ce soit toujours devant la Parole, dans la Parole, et par la Parole, que nous cherchions cet Esprit divin. C’est par elle qu’il agit ; par elle qu’il éclaire et qu’il touche ; par elle qu’il renverse ou qu’il relève. Son œuvre constante est de la faire comprendre à notre âme, de la lui appliquer, de la lui faire aimert. »

t – Page 530.

Tel est ce livre célèbre qui rappelle bien plutôt les théories des dogmaticiens du dix-septième siècle, Calov ou Quenstedt, que la vraie théologie du Réveil.

Dès son apparition, il fut l’objet d’une vive critique de M. Frédéric Chavannes, dans la Revue Suisseu, qui, sans abandonner la doctrine de l’autorité de l’Écriture, combattit l’inspiration plénière et regretta d’une manière générale que le réveil eût été « à la fois trop dogmatique et plein de dédain pour la science. »

u – Tome IV, 1841.

Vingt ans plus tard, en 1860, Gaussen publiait un second ouvrage, Le canon des saintes Écritures au double point de vue de la science et de la foi, qui était, il le dit lui-même, le complément de la Théopneustie. Contre les doutes ou les objections de ceux qui se demandent si tel ou tel livre de l’Ancien ou du Nouveau Testament fait réellement partie de « toute l’Écriture inspirée, » il se proposait d’établir la canonicité de tous les écrits de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance, qui nous ont été providentiellement transmis et préservés de toute erreur.

Cependant, dans une lettre adressée aux Archives du christianisme et publiée le 23 novembre 1850, il protestait contre l’assertion de quelques journaux anglais qui lui faisaient soutenir une théorie d’après laquelle le Saint-Esprit aurait dicté les Écritures aux auteurs inspirés. Il soutenait qu’il n’avait jamais formulé de théorie sur le mode de l’inspiration et qu’en particulier le système de la dictation lui paraissait absolument contraire à la large part d’individualité qu’il attribuait aux écrivains sacrés dans la composition des Écritures.

Ces réclamations se renouvelèrent dans les années suivantes et les lettres de Oaussen ont été de nouveau publiées en 1882v.

v – Voir Gretillat, Exposé de théologie systématique. Neuchâtel, 1892, t. II, Propédeutique, II, p. 523, note.

Plus rigoriste encore que Gaussen, M. de Gasparinw s’appuyait sur l’autorité de Christ et déclarait que, par ses citations de l’Ancien Testament, précédées de ces mots : Il est écrit, Jésus reconnaît l’infaillibilité absolue de l’Ancien Testament. A fortiori, disait-il, pouvons-nous admettre celle du Nouveau.

wLes écoles du doute et l’école de la foi. Paris, 1853. Plusieurs articles de journaux réunis dans deux volumes intitulés : La Bible. Paris, 1879. La Bible défendue contre ceux qui ne sont ni disciples ni adversaires de M. Scherer. Paris, 1854.

Du reste, ce qui contribuait à donner à ces affirmations un ton péremptoire et souvent agressif, c’était la crise que traversait le parti orthodoxe, et spécialement l’Ecole de l’Oratoire à la suite de la démission de Scherer.

Scherer avait, dès son début à l’École, professé la théorie de l’inspiration plénière de la Bible, en se séparant, il est vrai, de Gaussen sur deux points : il soutenait d’abord que l’inspiration s’exerce non sur les écrits, mais sur les écrivains ; en second lieu, que l’inspiration se borne à l’enseignement même de la révélation et ne s’étend pas à des éléments qui lui sont étrangers.

[« La révélation est, avant tout, Dieu se manifestant aux hommes dans l’œuvre de leur délivrance du péché. Elle doit se définir l’ensemble des faits par lesquels Dieu opère la rédemption de l’homme. » Dogmatique de l’Église réformée, Prolégomènes. Paris, 1843, p. 26 et suiv. Voir deux articles dans les Archives du Christianisme sur cet ouvrage, 1843, p. 217-232.]

Mais, d’autre part, il refusait de tracer une ligne de démarcation « entre les éléments plus ou moins directement ou indirectement chrétiens des écrits sacrés ; » en sorte que la Bible « vaste et vivant organisme dont toutes les parties concourent directement ou indirectement au même objet, est pour nous tout entière la Parole de Dieu. »

Sous quelle influence avait-il été amené à accepter cette théorie ? Fut-il conduit à l’Évangile par la méthode d’autorité, sur la foi des preuves externes qu’il devait plus tard si vigoureusement combattre ? A-t-il accepté en bloc le système orthodoxe, parce qu’il lui paraissait donner la vie, ou a-t-il débuté par s’approprier la vie de Christ, sauf plus tard à la systématiser de son mieux, elle et les divers phénomènes qui s’y rapportentx ? Si nous en appelons au fait lui-même de sa conversion, il ne semble pas que la foi de Scherer ait été due à une déduction logique des principes de l’intellectualisme ; certains attribuent en effet cette conversion à une apparition personnelle de Christ lui-même : « Cette hypothèse, fort plausible en soi, dit M. Frommel, se confirme encore lorsqu’on ouvre une sorte de journal intime qu’il écrivit plus tard sous le nom de Visites de Jésus-Christ. Voici, entre autres choses, ce qu’on y trouve à la date du 24 mai 1848 :

x – Voir Astié, Les deux théologies nouvelles, p. 47.

« Est-il vrai, ô mon Seigneur ! Tu étais à la porte et je ne le savais pas ; tu frappais et je ne t’ai point ouvert. Peut-être quelque étude absorbait-elle ma pensée ; peut-être était-ce le bruit de la rue qui m’empêchait de t’entendre. Entre, ô mon hôte ! C’est pour demeurer que tu es venu, n’est-ce pas ! Mets ta main sur mon front et me bénis. Dirige ma pensée de ton regard ; tiens-toi là, à ma droite, afin que je sois soutenu. Quelle joie ! Déjà ta présence a illuminé toute ma cellule. Elle était si sombre ! J’étais si seul ! Désormais mes yeux ne pourront se lever de mon livre sans se poser sur toi. Alors même que je ne te verrai point, je sentirai que tu es près. Quand je serai fatigué, j’appuierai ma tête sur ton épaule. Quand mon cœur palpitera, inquiet ou éperdu, je me jetterai sur le tien. Quand j’aurai besoin de conseil, je m’assoirai à tes pieds… N’avais-tu pas déjà demeuré une fois en moi. C’était il y a trois ans. Tu restas trois jours. Et ma vie fut transformée, mes doutes se dissipèrent, mes luttes furent oubliées, mes ténèbres devinrent lumière. L’amour débordait de mon cœur, la mort ne m’inspirait plus d’inquiétude, le martyre m’eût paru facile. Ma première pensée au réveil, ma dernière en me couchant était pour toi. Et point d’effort dans ces pensées, car tu étais là. Penser à toi, c’était te voir. Reviens à moi, ô mon Seigneury ! »

yRevue chrétienne, 1891, p. 507. Voir aussi Gréard, Edmond Scherer. Paris, 1890, p. 84.

Evidemment, ces accents qui sont bien précurseurs du cantique : « Je suis à toi » expriment une foi éminemment personnelle et subjective. Scherer l’allia sans peine à la dogmatique de Gaussen et de Malan ; il comprit le christianisme sous la forme d’une vie, mais la vie se réduisit pour lui au sentiment et à la logique.

Dès l’origine, le principe de la théologie de Scherer fut d’ailleurs le subjectivisme. Dans les Prolégomènes à la dogmatique de l’Église réformée, il décrivait la religion sous son point de vue le plus subjectif, comme « le sentiment qu’éprouve l’homme de son rapport avec un principe suprême et absolu (Dieu)z. » La preuve essentielle du christianisme est dans l’efficace qu’il possède seul de répondre à tous les besoins spirituels de l’homme.

z – Page 4. Voir aussi la page dans laquelle il félicite Schleiermacher d’avoir introduit l’idée de la religion considérée comme sentiment et ramené la dogmatique sur le terrain de la conscience, p. 155.

Peu à peu, poussant jusqu’à l’extrême son principe, il se mit à combattre dans tous les domaines le fléau de la foi d’autorité ; dans son journal, la Réformation au dix-neuvième siècle, on peut suivre vers 1848 l’évolution de sa pensée. En juin 1849, il déclarait à ses collègues qu’il se voyait dans la nécessité de quitter l’École, ses convictions à l’égard de l’autorité de la Bible n’étant plus d’accord avec les principes qui y régnaient. On s’efforça de le retenir ; il écrivit alors sa fameuse lettre, publiée plus tard sous le titre : La critique et la foi, et à laquelle il en joignit une autre adressée à un de ses amis. C’était la rupture. En 1850, il quitta l’Oratoire. Les années suivantes il publia encore : La crise de la foi (1851) ; L’inspiration de l’Écriture ; La question et sa genèse (1853) ; Ce que c’est que la Bible (1854).

« On a plus d’une fois, dit M. Gretillat, rendu l’auteur de la Théopneustie responsable des errements de M. Scherer. C’était faire l’un bien fort et l’autre bien emprunté. Un professeur de théologie de Genève devait pourtant savoir qu’il n’y avait pas que la Théopneustie de M. Gaussen au monde. Cette pauvre Théopneustie a porté déjà beaucoup de péchés. Dans le cas particulier, elle devint prétexte peut-être, pièce justificative, scandale pris, non donné ; et quiconque lit les deux célèbres articles datant de la même époque où M. Scherer explique le péché par le conflit de la chair et de l’esprit, et dissout la liberté de choix dans le déterminisme psychologique, reconnaît que l’inspiration plénière n’y fut pour rien, et s’étonne de plus que leur auteur puisse passer aujourd’hui pour un des champions du spiritualisme et du libéralisme. »

Gaussen protesta lui-même contre un article de M. de Pressensé, dans lequel il était accusé d’avoir agi par voie de réaction sur Scherer. Il faisait remarquer que la Théopneustie avait paru dix ans avant La Critique et la Foi, et que, dans cet intervalle, Scherer avait énoncé, dans les Prolégomènes, une théorie de tous points semblable à celle de la Théopneustie ; ce qui n’était pas, du reste, absolument exact (Voir Revue chrétienne. 1855, p. 186).

Les partisans de l’inspiration plénière répondirent cependant aux attaques que Scherer dirigeait contre eux dans les écrits que nous avons déjà mentionnés, et la discussion s’ouvrit. Résumons-en les premiers documents.

Chenevière défendit l’autorité de la Biblea, et exposa les idées qu’il avait déjà émises dans sa Dogmatique. Malan revint à la théorie de Calvin sur l’autorité du testimonium spiritus sancti, et publia un traité intitulé : L’autorité de la Bible ne se démontre que par le Saint-Esprit (1850). Darby soutint la thèse de l’inspiration plénière dans une Lettre sur la divine inspiration des saintes Écritures (1850), et dans une brochure intitulée : De l’œuvre de Christ (1850).

aDe la divine autorité dei écrivains et des livres du Nouveau Testament, 1850.

Merle d’Aubigné prononça trois discours qu’il publia ensuite sous le titre : L’autorité des Écritures inspirées de Dieub. Tout en reconnaissant que l’inspiration et l’autorité des Écritures sont étroitement liées, il choisissait, pour convaincre ses auditeurs et ses lecteurs, la méthode qui va de l’autorité à l’inspiration et fait dépendre la seconde de la première. Il avait ainsi le précieux avantage de pouvoir faire entrer en sérieuse ligne de compte les témoignages internes et moraux, et il ne s’en privait pas. Après avoir établi d’abord que Jésus et ses apôtres rendent témoignage à l’Écriture et à son autorité, il en arrivait à ce témoignage intérieur du Saint-Esprit : « La conversion est la grande preuve de la divine autorité des Écritures. Nul ne peut reconnaître l’Esprit de Dieu dans les Écritures, si ce n’est celui auquel Dieu ouvre pour cela l’esprit. Toutes les fois qu’il s’agit de discerner un objet, il faut un œil pour le voir. Or c’est Dieu qui donne cet œil, et il nous le donne par l’Écriture même… Venez à l’école du Saint-Esprit ; ouvrez devant vous, dans votre cabinet, les Écritures, sans croire encore, si vous le voulez, qu’elles sont la Parole de Dieu. Lisez, cherchez, sondez, pesez attentivement dans votre cœur les paroles qui s’y trouvent, ligne après ligne, mot après mot. Attendez ! … Quand, au milieu de votre lecture, le Saint-Esprit, qui a poussé les saints hommes de Dieu, fera tout à coup resplendir sa lumière dans votre cœur, comme parle Paul (2 Corinthiens 4.6) ; quand ce Saint-Esprit rendra témoignage au-dedans de vous que Jésus est le Fils de Dieu, le Sauveur, quand ce Saint-Esprit vous convaincra que Dieu vous donne la vie éternelle, et que cette vie est en son Fils, — oh ! alors, mon frère, il naîtra en vous une foi tout autre et beaucoup plus élevée que celle que donnent les preuves humaines, une foi divine qui vous rendra parfaitement certain que l’Écriture qui vous annonce Christ est de Dieu. » Quelques pages plus loin, l’orateur est encore plus catégorique : décrivant la certitude intime de la foi, il ajoute : « Cette doctrine a été souvent combattue… et pourquoi ? Parce qu’on a trop fait de la religion une affaire de connaissance, un intellectualisme mort. Pour plusieurs (peut-être pour plusieurs de ceux qui sont ici), le témoignage de l’Esprit n’a été autre chose qu’une certaine probabilité qui découle d’une certaine influence vague, mais bienfaisante, que le christianisme exerce sur notre cœur. On a, en conséquence, regardé ce témoignage comme insuffisant, et l’on a fait dépendre la foi à la divinité des Écritures des preuves de l’entendement.

b – Voir aussi : Le témoignage de la théologie ou le biblicisme de Neander. Genève, 1850.

Mais, mes frères, ne voit-on pas la philosophie elle-même, la meilleure, la plus élevée, celle de Kant si vous le voulez, reconnaître que la conviction religieuse ne peut-être démontrée par des arguments ? — La philosophie n’enseigne-t-elle pas, de nos jours, que cette conviction est le fruit d’une nouvelle vie, qu’elle doit nous être donnée par la foi, et n’a-t-on pas remis en honneur l’ancien principe : Per fidem ad intellectum ? » Et ailleurs encore : « Direz-vous que cette démonstration du Saint-Esprit n’est pas nécessaire ; qu’il y a des arguments par lesquels la théologie démontre la révélation et l’inspiration, et qu’il n’est pas permis de les affaiblir ? Je réponds deux choses à cet égard : la première, que ces arguments ne sont pas inutiles ; la seconde, qu’ils ne sont pas suffisants.

Ils ne sont pas inutiles : ils servent à nous conduire à l’Écriture, à nous rendre attentifs au sceau de divinité que Dieu a mis en elle.

Mais ils ne sont pas suffisants. Une conviction qui ne reposerait que sur ces preuves scientifiques ne serait pas de la bonne espèce. Ce ne serait qu’une foi humaine, et une foi humaine ne sauve pas…

La science ne peut pas donner la foi, mais elle peut la justifier… La foi est au-dessus des arguments de la science ; et, comme des arguments ne peuvent pas la donner, des arguments ne peuvent pas l’ôter. Les attaques des théologiens ou des incrédules contre la théologie ne font rien à la foi. Le christianisme est un fait, une vérité, une vie, une expérience. »

Est-ce là l’intellectualisme si reproché au Réveil ? En tous cas, c’est un intellectualisme singulièrement mitigé. Le christianisme est une expérience, une vie ; n’est-ce pas la formule même de Vinet ?

Le second et le troisième discours de Merle d’Aubigné s’appuient sur l’histoire des dogmes pour montrer l’importance de la doctrine de l’inspiration.

M. Louis Bonnet, pasteur à Francfort, et M. Jalaguier, professeur à Montauban, prirent aussi la plume pour répondre à Scherer.

[La Parole et la Foi, deux lettres. Genève, 1851. Le témoignage de Dieu, base de la foi chrétienne. Toulouse, 1851. Inspiration du Nouveau Testament. Paris, 1851. Authenticité du Nouveau Testament. Toulouse 1851. Simple exposé de la question chrétienne jugée par le bon sens. Paris, 1852. Du principe chrétien et du catholicisme, du rationalisme et du protestantisme. Toulouse, 1853.]

Tous deux rejetaient l’inspiration plénière ; mais tout en ne se dissimulant pas les difficultés théologiques et critiques que soulève l’examen de plusieurs textes, ils déclaraient adhérer à l’autorité de la Bible. M. Bonnet, en particulier, se proposait de montrer à Scherer que « la nouvelle position qu’il avait prise dans la théologie était intenable au point de vue de la foi et même aux yeux d’une saine science. »

De son côté, le professeur de Montauban cherchait les preuves de l’inspiration dans les dons extraordinaires, prophéties, miracles, qui signalèrent le ministère des envoyés de Dieu, et dans les enseignements ou déclarations qui confirmèrent ces prodiges et témoignèrent de l’effusion du Saint-Esprit sur les disciples. Quant à la nature, au mode, au degré de cette inspiration, il n’est pas possible de les préciser. « L’Écriture ne le fait pas, et nous devons nous garder d’aller au delà de l’Écriture. »

Entre les deux camps se plaçait, de son propre aveu, M. Astié, dans la brochure intitulée : M. Scherer, ses disciples et ses adversaires, par quelqu’un qui n’est ni l’un ni l’autre.

Au reste, la discussion n’est point close, et depuis 1850, la question de l’autorité en matière de foi a agité et divisé les esprits en provoquant une multitude d’ouvrages et d’articles de journaux et de revuesc. Il n’entre pas dans notre plan de poursuivre l’exposition de cette controverse. Ce que nous voulons retenir de l’examen des opinions professées depuis les premiers jours du Réveil jusqu’en 1850, c’est que, comme cela a été déjà dit, la doctrine de l’inspiration littérale n’a pas été, il s’en faut de beaucoup, celle de tous les hommes du Réveil, et que la Théopneustie de Gaussen ne fut que « le manifeste de l’orthodoxie intransigeante. »

c – Voir Rabaud, Histoire du dogme de l’Inspiration, p. 237 et suiv.

Le terrain sur lequel s’était établi Gaussen était singulièrement glissant et périlleux. Mettre sa foi à la merci d’une découverte scientifique ou critique, c’est commettre une grave imprudence, car, comme le reconnaît Gaussen lui-même, rien ne prévaut contre un fait bien et dûment constaté.

Nous ne nous attarderons pas à combattre cette théorie ; aussi bien n’est-elle plus admise que par de très rares partisans. La théopneustie est rentrée dans l’oubli d’où l’avait tirée le vénérable professeur de l’Oratoire.

Si nous considérons d’autre part le principe au nom duquel on combattait la théopneustie et tout système d’autorité extérieure, nous verrons que ce qui faisait le fonds de ces discussions, c’était le conflit, beaucoup plus ancien lui-même, entre l’autorité et l’individualité. D’une part, la foi d’autorité, reposant sur des arguments purement externes ; de l’autre la foi d’expérience, reposant sur des preuves purement internes. Nous sommes donc là en face d’une antinomie.

Il ne faut pas oublier tout d’abord que cette antinomie existe déjà dans l’Écriture. « Ce n’est pas seulement la raison humaine que le christianisme a bravée dès sa première apparition ; c’est aussi, osons le dire, la conscience. Jésus-Christ s’est justifié d’avoir en plusieurs occasions révolté la conscience juive, en énonçant cette sentence : « Toute plante que le Père céleste n’a pas plantée sera déracinée » (Matthieu 15.13) ; et saint Paul semble même faire honneur à la prédication de la croix, qui était une folie pour les uns, d’être un scandale pour les autres, d’être un achoppement à la fois pour la conscience et pour la raisond. »

d – Gretillat, Exposé de théologie systématique, t. II, Propédeutique, II, p. 115-116.

D’autre part, en mainte occasion, Jésus et les apôtres en ont appelé au jugement de la conscience et de l’expérience précisément pour contrôler et vérifier l’exactitude des doctrines prêchées : « Si quelqu’un veut faire, il connaîtra (Jean 7.17). »

Les deux méthodes, prises isolément, ont d’irrémédiables inconvénients. M. le pasteur Babut les a remarquablement résumés en quelques mots : « Toute autorité religieuse, pour être reçue comme telle, doit se justifier à notre esprit. A quels titres s’imposera celle des saintes Écritures ? Si vous répondez par un appel aux prophéties et aux miracles, vous vous obligez à établir la réalité de ces faits surnaturels d’une manière irréfutable par des arguments purement historiques : méthode qui a le double inconvénient, et de ne pouvoir être appréciée que par des savants, et de ne paraître démonstrative qu’à ceux qui sont déjà persuadés… »

En second lieu « la certitude chrétienne ne peut pas être exclusivement fondée sur l’expérience, parce que toute expérience chrétienne suppose la foi, qui est déjà une certitude. Qui non credet, non experietur, disait avec raison saint Anselme. La foi en la certitude ne peut pas procéder uniquement de l’expérience, parce que le domaine de celle-là est beaucoup plus étendu que celui de celle-ci. Méconnaître cette vérité, réduire la doctrine chrétienne à n’être que de l’expérience traduite en notions et systématiquement formulée, c’est se condamner, ou bien à diminuer et à appauvrir la doctrine évangélique, — c’est ce qu’a fait Schleiermacher, — ou bien à fausser l’expérience en l’exagérant… Le chrétien est si loin de tirer toute sa connaissance de son expérience que ses efforts et ses prières tendent constamment à rapprocher celle-ci du niveau de celle-là, et que l’avance (si je puis ainsi dire) que notre connaissance a sur notre expérience est l’agent de tout progrès spirituel comme de tout progrès morale. »

eLa certitude chrétienne, dans le Christianisme au XIXe siècle, 28 août 1890.

Mais il y a plus encore : cette expérience éminemment personnelle, ce jugement de la conscience variera à l’infini avec les individus. Il n’y a pas de raison, de conscience, d’expérience impersonnelle et collective qui puisse déterminer la vérité d’une manière parfaitement adéquate et qui soit au-dessus de toute contestation.

C’est l’objection capitale faite au subjectivisme, et nous ne savons pas qu’il y ait été répondu d’une façon absolument satisfaisante.

De plus, faut-il oublier que nos facultés sont altérées par le péché ? « Qui m’assurera que parmi les voix multiples qui résonnent en moi, j’ai toujours su discerner le langage d’en haut d’avec celui des passions de mon cœur ? Serait-il donc si improbable que j’aie pu prendre les unes pour l’autre et revêtir d’une autorité inconditionnelle et sacrée ce qui n’était que les préférences ou les préjugés de ma nature égarée et viciéef. »

f – Gretillat, ibid., p. 109.

Déjà M. Astié relevait avec force cette objection quand il écrivait dans sa brochure sur M. Scherer :

« M. Scherer répond : Je ne puis pas plus admettre un dogme qui jure avec ma conception des perfections divines, que je ne puis me soumettre à un précepte qui offense en moi le sentiment du bien et du mal. » Mais nous lui demanderons : Qu’est-ce qui vous garantit la justesse de cette conception des perfections divines ? Ce dogme que vous vous refusez à admettre n’est-il peut-être pas destiné à la modifier en la complétant ?

Et du moment où il vous est démontré qu’il repose bien sur les données révélées, votre devoir n’est-il pas de faire tous vos efforts pour vous l’assimiler, ou du moins de prendre à son égard, bien loin de le rejeter, l’attitude la plus respectueuse possible ? Vous ne supposez pas l’homme dans un état de santé morale tel, qu’il suffise de lui présenter la vérité pour qu’instantanément elle aille se réfléchir dans son cœur pur, comme les objets vont d’eux-mêmes, sans le moindre effort de notre part, se peindre dans notre œil ? … Il est certain que ce ne sera pas le principe de l’assimilation analytique de tous les détails qui nous fournira le fil nécessaire pour sortir du labyrinthe. Il est complètement faux, illogique, parce qu’il suppose que le christianisme n’est qu’un pêle-mêle de vérités n’ayant entre elles aucun rapport nécessaire et organique, et qu’il s’agit de découvrir dans la Bible une à une, comme on chercherait, qu’on nous passe la comparaison, quelques fines aiguilles perdues dans un grand tas de foing. »

g – Astié, M. Scherer, ses disciples et ses adversaires, p. 166, 174.

Et, citant une parole de M. Secrétan, M. Astié déclare qu’il faut à la croyance un point fixe, un élément positif de certitude : « Il serait peu judicieux d’attendre la vérité absolue de la conscience individuelle interrogée par la raison individuelle, ni de la conscience et de la raison d’un siècle, ni même de tous les siècles que nous pouvons comparer. Il faut quelque chose d’immuable. Et M. Secrétan nous déclare que Jésus-Christ, le chemin, la vérité et la vie, est pour lui cet immuable : Il est la clef de toute pensée, car il est la vérité, et ceux qui croient en lui ne sauraient, s’ils s’entendent bien, tenir aucun jugement pour véritable, s’ils ne le trouvent en lui et par lui. »

La foi en l’autorité de Jésus-Christ nous paraît seule, en effet, pouvoir résoudre l’antinomie. Elle renferme l’élément objectif et l’élément subjectif que réclament les deux théories en présence. Au point de vue objectif, l’autorité de Christ nous est extérieure et nous domine de toute la hauteur de sa divinité. Au point de vue subjectif, Christ répond seul aux besoins de notre âme ; il y a corrélation entre la bonne nouvelle qu’il annonce et nos aspirations. Et, enfin, pour constituer cette autorité, nous ne sortons pas du domaine moral, car nous nous y soumettons par un acte de foi et de libertéh.

h – Voir Nouvelle Revue de théologie et des questions religieuses. Montauban, 1er juillet 1891 : Subjectivisme et objectivisme, par H. Bois.

Mais ici nous remarquons que Jésus-Christ n’est pas une création spontanée de Dieu, sans lien avec ce qui le précède ; il est le point culminant de la révélation. Avant lui avaient paru des envoyés spéciaux dont la mission était de lui frayer la voie ; avant lui s’était déroulée toute une série d’événements qui avaient pour but de préparer et de rendre indispensable sa venue. Jésus-Christ fait partie de ce tout-organique qui s’appelle l’histoire de la rédemption. Et alors l’autorité de Jésus-Christ rejaillit, si l’on peut ainsi parler, sur ce qui le précède et sur ce qui le suit. Quand il en appelle à l’Ancien Testament, il témoigne par là son autorité ; quand il promet à ses disciples le Saint-Esprit, il prophétise la leur.

Quel a donc été avant Jésus-Christ, quel sera après lui le rôle de cet Esprit ? Que faut-il entendre par l’inspiration des Écritures ? Voici ce qui nous paraît résulter de la conception historique de la Révélation :

La Révélation n’est autre chose que l’intervention de Dieu dans l’histoire en vue du salut de l’humanité. Mais cette intervention, pour avoir son plein effet, puisqu’il s’agit de la conversion du monde, doit être comprise par ceux auxquels elle s’adresse.

Rothe a mis en lumière ces deux éléments de la révélation, la manifestation de Dieu, l’intelligence de cette manifestation : « Par des faits, dit-il, indubitablement surnaturels et divins au sens propre du mot, Dieu entre dans l’histoire comme personne agissante et se place à proximité de l’homme au point de pouvoir devenir perceptible à son œil obscurci par le péché. C’est sous cette forme que la révélation divine se rapproche de notre regard dans les documents bibliques. Pour nous résumer, nous appellerons cette phase de la révélation la manifestation de Dieu.

Cependant la révélation divine n’a pu encore, par cette manifestation, avoir atteint son but, mais elle doit nécessairement compléter cet élément extérieur et objectif par un autre intérieur et subjectif, que nous nommerons l’inspiration. Si, en effet, la manifestation doit atteindre son but, elle doit être entendue de l’homme auquel elle est accordée et entendue correctement (richtig). Sinon, elle resterait un feu-follet sans effet, elle ne pourrait pas être saisie, et introduire effectivement une rédemption de l’humanité coupable, ce qui est pourtant le but de l’activité révélatrice de Dieu…

Mais l’homme pécheur est-il capable d’entendre correctement la manifestation divine qui lui est adressée ? C’est ce que nie le chrétien, sur la foi de son expérience, et cette impossibilité ressort également de la nature de la chose. Par le péché, c’est l’organe aussi de la connaissance, le Bewusstsein, en même temps que la détermination personnelle, qui est altéré, et l’œil malade de l’homme ne peut rien percevoir correctement, par conséquent pas davantage la manifestation divine. Pour que celle-ci soit correctement entendue, il faut donc que Dieu fasse accompagner sa manifestation extérieure d’une action intérieure, partant immédiate, sur la conscience de l’agent, en vertu de laquelle celle-ci soit capable de se comporter correctement relativement à elle, et d’engendrer une connaissance de Dieu correcte — au fur et à mesure de chacune de ces manifestations. — A la manifestation doit s’ajouter une illumination intérieure de la part de Dieu, une production immédiate de connaissance dans l’homme qui reçoit la manifestation extérieure dans les événements historiques surnaturels, cela afin de lui en donner l’intelligence vraie, et c’est ce que nous nommons l’inspirationi. »

i – Rothe, Zur Dogmatik, p. 68 et 69.

L’inspiration est ainsi le commentaire, l’explication donnée par Dieu aux organes qu’il a choisis pour transmettre ses manifestations au mondej.

j – Voir aussi : E. Doumergue, L’autorité en matière de foi et la nouvelle École, p. 164 et suiv.

Scherer, dans les Prolégomènes, remarquait de même que « la connaissance de la rédemption n’est pas moins nécessaire pour l’accomplissement de son but que la réalité même du fait, puisque ce fait n’existe pour nous qu’autant qu’il nous est connu. De là, la nécessité d’un moyen de connaissance parfaitement adéquat et authentique ; de là aussi la connexion étroite entre l’idée de la révélation personnelle et historique de Dieu en Jésus-Christ (Rédemption), et l’idée de la révélation écrite (Écriture).

S’il est vrai qu’aucun livre ne puisse être comparé avec la Bible comme forme écrite du christianisme, il faut en conclure que la Bible renferme véritablement l’enseignement chrétien, et en même temps il faut lui supposer une autorité sans laquelle cet enseignement ne serait point fixé avec certitude, et la révélation chrétienne resterait par conséquent comme non avenue pour nous, ce qui est inconciliable avec son idée. Or, cette autorité ne peut consister que dans l’infaillibilité, et cette infaillibilité ne peut avoir sa cause que dans une intervention divine à cet effet ; c’est cette intervention qu’on nomme Inspiration. » La conclusion d’après laquelle l’autorité ne peut consister que dans l’infaillibilité dépasse manifestement les prémisses. Il faudrait dire : l’autorité ne peut consister que dans la certitude, et cette interprétation certaine, authentique de la révélation, ne peut avoir sa cause que dans une intervention divine à cet effet, l’inspiration.

« C’est donc ce commentaire divin ou révélation verbale qui a dû nécessairement accompagner toute révélation de fait, afin qu’elle ne demeurât pas tout à fait inintelligible pour l’esprit de l’homme, et, par conséquent, inefficace pour son cœur, que Dieu lui-même a annoncé, au moment de l’accorder au premier de ses grands instruments : « Cacherai-je à Abraham ce que je m’en vais faire » (Genèse 18.17) ; puis en dévoilant son nom véritable à Moïse (Exode ch. 3 et 6). Les prophètes ont conscience à leur tour d’être les confidents d’une grande œuvre de salut qui se poursuit dans l’humanité. « Le Seigneur Dieu ne fera rien qu’il n’ait révélé son secret à ses serviteurs les prophètes » (Amos 3.7). Jésus et les apôtres portent en eux la même conviction à un degré plus éminent encore ; ils se savent les interprètes de vérités toutes nouvelles, quoique ajoutées aux précédentes (Romains 16.25-26 ; 1 Pierre 1.12). Et les mêmes hommes, en effet, suscités par Dieu dans l’histoire pour être associés à son œuvre progressive de rédemption étaient les plus naturellement désignés pour devenir ses confidents et ses interprètes auprès du reste de l’humaniték. »

k – Gretillat, ibid., p. 537.

Or, animés de cet Esprit qui a commenté ainsi la révélation extérieure, les écrivains sacrés ont rédigé les documents de cette révélation.

En Jésus-Christ le commentaire coïncidait absolument avec le fait. « Chez lui, dit Rothe, la manifestation et l’inspiration coïncident d’une absolue façon… Il manifeste entièrement Dieu au monde en se révélant lui-même. »

Quant aux autres organes de la révélation, non seulement cette qualité leur donne pour nous, d’après ce que nous venons de dire, une incontestable autorité, mais encore le témoignage que Jésus lui-même leur a rendu les place dans une situation exceptionnelle.

Les apôtres en particulier, « sont autre chose que de simples témoins ; Jésus a fait leur éducation ; il les a formés à son image ; ils se sont assimilé sa pensée ; ils ont vécu de sa vie. Et il y a plus ; tout cela n’empêcherait pas encore qu’ils ne pussent avoir mal compris, mal interprété, et que les développements originaux qu’ils ont donnés de l’enseignement du Maître ne fussent pas toujours conformes à la pensée de celui-ci. Mais n’oublions pas ce que Jésus leur a promis : qu’après avoir déposé dans leur âme pendant sa vie terrestre les semences de la vérité divine, il féconderait en eux ces germes par le Saint-Esprit qui, après son départ, les conduirait dans toute la vérité. Or il n’a pu ni se tromper ni les tromper. La promesse a donc dû s’accomplir. Les apôtres affirment qu’il en a bien été ainsi, et ils revendiquent l’autorité d’organes attitrés et inspirés de la pensée du Seigneur. Et c’est ce qu’ils sont, si Jésus ne leur a pas dit en vain : « Recevez le Saint-Esprit, » s’il n’a pas erré en leur disant : « Qui vous écoute m’écoute ; comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie aussi de même, » et en faisant de leur parole la norme de la foi et le moyen du salut (Jean 20.21-22 ; 17.18-20 ; Luc 10.16). »

[Nouvelle Revue de théologie et des questions religieuses. Montauban, 1er juillet 1891 : Christ fondement de l’autorité de l’Écriture, par G. Godet. Cf. Astié, Scherer, ses disciples et ses adversaires, p. 103.]

Quant à Paul, qui n’a pas été dans les mêmes conditions que les douze, lui déniera-t-on une inspiration semblable à la leur ?

Les révélations spéciales dont il fut l’objet, la grande mission pour laquelle Dieu le suscita n’attestent-elles pas que l’illumination promise aux douze lui a été accordée comme à eux ? Au reste, il se place lui-même sur le même rang que ceux-ci, et revendique une autorité au moins égale à la leur (Galates ch. 1).

Jusqu’où s’est étendue cette inspiration ? Comment se pose cette fameuse question de limite ? Que dire devant les erreurs de chronologie, d’histoire, de physique, d’astronomie que la critique rencontre dans la Bible ? Y répondre par une fin de non recevoir ? Gaussen lui-même ne l’a pas voulu.

Mais il nous semble que l’autorité de la Bible n’en est pas atteinte, si nous la considérons comme le document authentique de la révélation, exposée correctement (selon le mot de Rothe) sous l’influence de Dieu lui-même. Qu’importent à cette révélation et à cette histoire les erreurs scientifiques qu’on a pu y relever ?

Ce qui importe, c’est de maintenir intact l’enseignement de celui en qui la manifestation et l’explication, le fait et l’idée, la révélation et l’inspiration ont absolument coïncidé, et tout ce qui, de près ou de loin, se rapporte à la personne et à l’œuvre de celui qui est ainsi notre suprême autorité, Jésus-Christ.

Ainsi donc, que nous partions de l’idée de l’autorité extérieure, de l’idée des postulats de notre conscience, ou encore de l’idée de l’inspiration, c’est toujours en Jésus-Christ que se rejoignent toutes les lignes ; c’est à ce sommet que toutes les antinomies trouvent leur solution.

Jésus-Christ est donc le centre de toute notre théologie.

[Rothe se refuse à tout triage : « Qui pourra déterminer, dit-il, ce qui, dans la Bible, se rapporte à la révélation divine ? Est-ce que tout ne s’y rapporte pas, quoique plus ou moins directement ? Qui tracera la limite entre les éléments religieux et ceux qui ne le sont pas ? Ce qui caractérise l’Écriture, n’est-ce pas qu’elle est d’un bout à l’autre le livre religieux, et qu’une chaude haleine la pénètre tout entière ? … D’une façon générale, qui peut distinguer dans un être vivant entre le fond et la forme ? Quand à la Bible, c’est tout d’abord par sa forme qu’elle produit l’impression de sa divinité. Ce n’est pas, avant tout, par les choses divines révélées en elle qu’elle nous subjugue, mais c’est en nous parlant des choses divines d’une manière véritablement divine. » (Zur Dogmatik, p. 236-237.)]

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