Le Réveil dans l’Église Réformée

3.5 La sanctification.

Le reproche d’antinomianisme adressé au Réveil. — La tendance de Malan. — Extraits de ses sermons. — La sanctification parfaite. — Doctrine de Wesley et des méthodistes. — L’équilibre des doctrines. — Opinion des Moraves. — Bost — Félix Neff. — Guers et l’Église du Bourg-de-Fonr. — Gaussen. — Merle d’Aubigné. — Adolphe Monod.

Nous ne serons pas surpris de retrouver dans l’étude de la sanctification les trois tendances que nous avons déjà remarquées dans les théories sur la prédestination. Suivant que l’élection a été comprise dans le sens calviniste, ou wesleyen, ou intermédiaire, la conversion a été conçue comme la connaissance du fait du salut, ou comme un acte moral dans lequel la grâce divine et la liberté humaine agissent de concert.

De même la sanctification, qui n’est que la conséquence, le prolongement nécessaire de la conversion, ou, comme Vinet l’a très justement dit « la conversion continuée, » la sanctification sera plus ou moins extérieure, plus ou moins subjective, suivant que nous considérerons l’une ou l’autre des tendances mentionnées.

Nous nous trouvons donc en face de trois théories, dont nous allons tout de suite qualifier la première par sa conséquence extrême, l’antinomianisme, — la sanctification parfaite, — et enfin le juste milieu, ce que Guers appelle « l’équilibre des doctrinesa. »

aLe premier Réveil, p. 182.

L’antinomianisme.

Le reproche d’antinomianisme, ou, pour simplifier le terme lui-même, d’antinomisme, a été souvent adressé au Réveil. « La foi, dit M. de Pressensé, n’est plus prise au sens mystique de saint Paul et de Calvin : elle se résume dans la confiance aux promesses ; l’assurance du salut est identifiée au salut lui-même. La justification et la sanctification ne sont plus présentées comme les deux faces distinctes d’un même fait moral qui ne saurait être absolument scindé, mais elles sont entièrement séparées, si bien que le salut est complet avant même que l’œuvre de la rénovation ait commencé : la sainteté procède de la foi comme la reconnaissance procède du bienfait, mais elle ne lui est pas inhérente, elle n’en fait pas partie. C’est dans cette question de l’appropriation du salut qu’est à nos yeux la plus grave lacune de la théologie du premier réveil. Je ne me lasserai pas de répéter que l’erreur était corrigée par l’intention sainte de ces hommes de Dieu qui réagissaient contre le pélagianisme et voulaient avant tout courber dans la poudre devant le Très-Haut la créature orgueilleuse qui s’était insolemment parée de ses faux mérites. Le sentiment qui les poussait à séparer absolument la justification et la sanctification les unissait en réalité l’une et l’autre, mieux que toutes les théories. Il n’en demeure pas moins qu’ils étaient sur la pente de l’antinomisme théologique… Sans sortir des cadres mêmes du premier réveil, n’est-il pas évident que l’assurance du salut y a beaucoup trop supplanté l’identification morale avec le Christ crucifié et ressuscité, sur laquelle saint Paul a tant insisté ? On sait ce qu’en avait fait le docteur César Malan. Il ne voulait pas que cette assurance se fondât en rien sur le sens intime, c’est-à-dire sur la certitude de la réconciliation personnelle avec Dieu : la seule base solide à ses yeux était l’attestation scripturaire des conditions du salut, comme si cette attestation avait la moindre valeur quand elle ne correspond pas à une acceptation positive, à une réalité intérieure. Nous n’imputons pas au premier réveil tout entier ce système absolu. Néanmoins il a été plus ou moins imprégné de cette erreur. De là le rôle secondaire qu’il attribuait à la repentance dans l’œuvre du salut, afin d’écarter tout ce qui ressemble chez le pécheur à une action personnelle. Qu’il me soit permis à cet égard de citer une page de Vinet que l’on peut regarder comme son testament, car il l’a écrite sur son lit de mort à l’occasion d’une modification malheureuse faite par le synode constituant de l’Église libre du canton de Vaud au projet de confession de foi élaboré par Vinet lui-même :

« La repentance, dit-il, est une grâce, car tout est grâce. Nous ne pouvons pas plus, par nous-mêmes et sans Dieu, nous repentir, que nous ne pouvons croire, que nous ne pouvons obéir, que nous ne pouvons persévérer. Cela étant bien reconnu, et reconnu avec bénédiction, disons maintenant que la repentance, qui est une grâce, n’en est pas moins une condition du salut, que le salut n’est offert dans l’Évangile qu’à la repentance et que la foi ne sauve qu’en tant qu’elle implique ou qu’elle produit la repentance. Rien de plus constant, rien de plus capital dans la doctrine évangélique… L’antinomisme, qui a été, pourquoi ne le dirions-nous pas ? l’une des faiblesses de notre réveil et l’un des défauts de la prédication du réveil, a, sans le vouloir, sans s’en douter, rejeté au second plan, et presque relégué dans l’ombre, le dogme de la repentance considérée comme condition du salutb. »

bLiberté religieuse et questions ecclésiastiques, p. 672-674, cité par de Pressensé, Essai sur le dogme de la Rédemption (Bulletin théologique, janvier 1867. p. 41-43).

Des protestations s’étant produites contre ce jugement, Vinet se trouva amené à préciser sa pensée et à en atténuer l’expression : « Le mot d’antinomianisme, dit-il, est un bien grand et, qui pis est, un bien gros mot. Sans la précipitation avec laquelle j’ai dû écrire et la nécessité d’être bref, je l’eusse probablement évité. J’aurais dit que notre réveil vaudois (car c’est bien un réveil) ne me paraissait pas absolument à l’abri du reproche d’avoir trop peu insisté sur les éléments de l’obligation, du témoignage de l’Esprit et du progrès, formellement consacrés par l’Évangile. Voilà ce que je voudrais avoir dit, voilà ce que je dis aujourd’hui, et je laisse cette critique s’appliquer à qui de droit, si elle est juste, ou tomber à terre, si elle est mal fondée.

Votre correspondant, qui ne me demande point mes preuves, les attend peut-être. Cela est fort naturel. Mais quand il s’agit d’un caractère général et d’un fait essentiellement négatif, la preuve juridique ou matérielle est difficile à donner. Le fait qu’un des éléments de la vérité se trouve trop faiblement représenté dans la prédication et dans les écrits d’une époque ou d’une école, n’est pas de nature à être prouvé par des citations. Si l’on en veut absolument, il faudra bien me résoudre à être condamné par défaut, car décidément je ne puis comparaître. »

« Je n’accorde point que tout soit négatif dans le fait dont il s’agit. Ces vérités pour lesquelles je réclame ont plus d’une fois été combattues, l’antinomianisme enseigné, et ses organes peu ou point contredits. Mais je m’en tiens au fait négatif, comme au plus général et au plus considérable. »

Vinet repousse alors l’accusation d’arminianisme, et, après avoir cité de nouveau sa propre déclaration d’après laquelle « la repentance est une grâce, car tout est grâce, » il continue : « C’est parce que cette doctrine du salut gratuit a pris possession de l’enseignement religieux dans notre pays, qu’il y a eu réveil, et ce réveil a été celui de la conscience et du cœur en même temps que celui de la foi ; il s’est étendu de la pensée à la vie ; ceux qui y ont participé ont prouvé que pour eux le règne de Dieu ne consistait pas en paroles, mais en œuvres ; et à travers beaucoup de faiblesses et de misères, la sagesse, qui toujours est justifiée par ses vrais enfants, a montré qu’elle en avait parmi nous. Je n’irai pourtant pas jusqu’à dire qu’un plus grand perfectionnement de la vie et des mœurs, parmi les chrétiens, n’eût été la conséquence d’une étude plus approfondie de la loi parfaite, ni que la doctrine de la justification n’eût porté de plus beaux fruits, n’eût même été mieux comprise et plus vivement saisie, quand on lui aurait donné celle de la sanctification pour commentaire perpétuel… Après avoir reconnu la réalité, les fruits, l’importance du réveil, est-il impossible, est-il interdit de signaler dans les tendances de ce réveil quelque lacune ou quelque disproportion ? Il serait le seul de son espèce, s’il était à l’abri de tout reproche fondé… Et s’il se trouvait que le réveil, en faisant les parts de son mieux, eût fait trop petite celle de l’élément subjectif ou intérieur dans l’œuvre du salut, ne pourrait-on le faire entendre qu’à la charge ou au péril de passer pour arminien ou pour semi-pélagienc ? »

cLa Réformation au 19e siècle, 25 mars 1847. La théologie du Réveil, p. 92-94.

C’était surtout, on le voit, aux idées de César Malan et des ultra-calvinistes, que faisaient allusion Vinet, et après lui M. de Pressensé, et tous ceux qui ont repris cette accusation d’antinomianisme.

Evidemment, la théologie de Malan, plus qu’aucune autre, pouvait glisser sur cette pente. On a imputé au réveil l’erreur qui consiste à dire : « Croyez et le reste viendra de soi-mêmed ! » N’est-ce pas, sous une forme peut-être un peu exagérée, la tendance de la prédication de Malan ? Identifier le fait du salut avec l’assurance de ce salut, n’est-ce pas changer le sens du mot croire et transformer la notion même de la foi ? N’est-ce pas « confondre la persuasion que l’on peut faire naître humainement dans un esprit par le raisonnement avec le témoignage intérieur du Saint-Esprite » Et alors que devient, dans une semblable théorie, le prolongement de la conversion, la sanctification ? Si nous sommes convaincus de notre élection personnelle, de notre participation à une grâce inamissible, où sera pour nous la nécessité impérieuse de marcher, à travers des luttes et des combats, dans la voie étroite ? Tout a été accompli sans nous et en dehors de nous.

d – E. Scherer, Alexandre Vinet, p. 166.

e – Cart, op. cit., II, p. 353.

Le biographe de Malan proteste vivement contre le reproche d’antinomianisme adressé à son père, surtout par Bost et Félix Nefff ; il s’écrie que sa vie tout entière est la réfutation d’une telle accusation ; il fait remarquer que l’un des discours de Malan porte ce titre : « Point d’œuvres pour le salut, et point de salut sans œuvres. » Il est évident que la vie du pasteur du Témoignage corrigeait ce qu’il y avait d’excessif dans sa théologie, et que même il hésitait à tirer les conséquences extrêmes de cette théologie ; personne ne le conteste. Au reste, on n’a qu’à relire certains passages de ses sermons pour voir combien il est lui-même peu atteint par cette accusation d’antinomianisme : par exemple, dans un sermon sur la Sainteté d’un enfant de Dieu (Daniel 1.8, 15), il s’écrie : « Fidèle ! toi, qui veux craindre Dieu, qui veux être l’ami de Jésus, que vas-tu faire ? Contristeras-tu l’Esprit dont tu es scellé, en reniant ton rang et ta noblesse, et en dérogeant à ta dignité céleste ? Oublieras-tu que tu as sur toi le nom de la très sainte Trinité ; sur toi, l’aspersion du sang de l’Agneau ; sur toi, l’onction de l’Esprit de grâce ? Ou bien, appuyant aussi, comme Daniel, toute ton âme sur le témoignage de la promesse, te diras-tu à toi-même, t’écrieras-tu à la face du monde et de son Prince, et sous le regard de ton Dieu : Je suis à Christ ! Tentations, péchés, corruptions et souillures, ne touchez pas à son oint. « Retirez-vous, retirez-vous de moi : car je porte les vaisseaux de l’Eternité ! » (Ésaïe 52.11)…

f – Page 265, note, et p. 280-282, note.

Et alors, mes frères, dans cette assurance que donne l’élection de Dieu à l’âme qui s’y fie, ferez-vous aussi ce que Daniel a fait ! Vous abstiendrez-vous tout à fait, absolument, de la viande et du vin du roi ? Oui, tout à fait et sans réserve : car c’est ici le droit de Dieu ; c’est la sainteté que son Esprit exige ; c’est la chasteté que Jésus attend de son Épouse ; car c’est ainsi que l’on aime en effet : c’est en aimant de tout son cœur…

Que votre main s’avance donc, et qu’elle renverse, comme fit Daniel, la coupe que le péché lui présente. Point de délai, ami du Sauveur ! point de composition cachée avec le mal ; non, point de trahison, point de duplicité de cœur envers Celui qui vous a aimés tout à fait, qui est tout à fait saint et qui ne veut d’offrande que celle que la plus franche volonté lui présente. »

Dans un autre sermon, sur le Repentir d’un enfant de Dieu (Luc 15.18), il compare Dieu au père de l’enfant prodigue, toujours prêt à pardonner au pécheur repentant ; puis il ajoute : « Je sais bien que le cœur hypocrite et charnel de l’antinomien abusera de cette doctrine de vie et de sainteté, et que, tournant la grâce de Dieu en dissolution, il dira sans scrupule et sans honte : Péchons pour que cette grâce abonde. Je sais encore que même l’enfant de Dieu, quoique renouvelé par l’Esprit de vérité, peut être aussi tenté par cette basse et inique pensée, et ainsi prendre occasion de l’immense charité de notre Père, pour se relâcher dans sa vigilance, ou pour différer son humble repentir. Mais je vois aussi, par la parole de vérité, que l’homme faux et déloyal, qui, feignant de craindre l’Éternel et d’être soumis à Jésus, veut ne voir, dans l’Évangile de la grâce, qu’une exemption de la malédiction de la loi, mais non point aussi un dépouillement du péché, qu’un tel homme qui fait bien profession de piété, mais qui en a renié la force, est nommé dans l’Écriture une nuée sans eau, emportée au gré des vents ; un arbre dont le fruit se pourrit, même sans fruit, deux fois mort et déraciné ; une vague impétueuse rejetant l’écume de ses impuretés ; une étoile errante à qui l’obscurité des ténèbres est réservée éternellement ; et qu’ainsi cet homme, ce chrétien de lèvres et de gestes, mais non pas de l’Esprit, abusant du conseil de Dieu et le tournant contre lui-même, prépare par ses convoitises et ses mondanités la ruine qui fondra sur lui tout à coup, et dans laquelle il n’y aura plus jamais ni repentance, ni retour à Dieu, parce qu’il aura outragé l’Esprit de grâce, et tenu pour une chose profane le sang de l’alliance par lequel, par la Parole, il avait été consacré, mais auquel jamais il n’avait cru dans son cœur…

Nous avons péché ; oui, nous avons agi follement, en oubliant et notre Sauveur et ses bienfaits de tous les jours. Eh bien ! puisque nous sommes rentrés en nous-mêmes et que nous reconnaissons notre injustice, allons plus loin ; allons jusqu’au bout de notre juste et saint devoir, et délaissant franchement notre iniquité, sans en rien retenir, venez, prosternons-nous de toute notre âme devant le trône de notre Père, et lui confessant nos péchés par Jésus-Christ, et chacun de nous en son cœur toute son offense, demandons-lui, selon sa bonne et ferme promesse, que par son Esprit il nous révèle toujours plus nos fautes, et qu’il nous donne toujours plus aussi le désir et la force de les lui confesser, et d’y renoncer sans réserve. »

Ces sermons sont contenus dans le volume intitulé : Le Témoignage de Dieu annoncé dans des sermons, des homélies et des instructions familières, par C. Malan. Paris et Genève, 1838. Voir aussi, dans le même volume, les sermons intitulés : Le talent mis à la Banque, La vigilance de l’Enfant de Dieu, etc.

Comme le dit un des historiens du Réveil : « On peut affirmer qu’en théorie, le Réveil n’a été nullement antinomien. Ses chefs et ses représentants ne l’ont été ni d’intention ni de fait. Ce serait une pure calomnie que de leur faire dire : « Péchons, afin que la grâce abonde ! » On pourrait bien plutôt les accuser d’avoir été trop stricts, trop austères, de n’avoir pas assez fait la part de la liberté chrétienne, d’avoir été même légalistes, par exemple sur la question du dimanche, que l’on assimilait volontiers au sabbat ; d’avoir cru que la loi était la règle morale de l’Église. Mais les disciples vont toujours plus loin que leurs maîtres, et ils tirent, des principes posés, des conséquences extrêmes, fausses par leur exagération même, et que les maîtres se seraient bien gardés d’en tirerg. »

g – Cart, op. cit., II. p. 370-371.

C’est ce qui arriva pour Malan ; si le plus souvent il a évité recueil, ses disciples n’ont pas été aussi avisés, et leur prédication, à l’allure intraitable et cassante, a été cause que l’on a parfois adressé ce reproche d’abord à Malan lui-même et puis à tout le Réveil, ce qui n’est décidément pas juste.

[MM. de Pressensé (art. cité) et Astié (Les deux théologies nouvelles, p. 20-21) disent avec raison qu’il ne faut pas attribuera tout le Réveil ce qui ne fut que l’erreur de quelques-uns.]

La sanctification parfaite.

La tendance de Malan était une réaction contre le pélagianisme, le salut par les œuvres et la propre justice ; la tendance de Wesley fut de même une réaction contre un dogmatisme et un intellectualisme sans vie. L’une et l’autre, malgré leur radicale opposition, ont leur source commune dans le désir de voir le nom de Dieu glorifié et les progrès de son règne s’étendre toujours davantage.

Mais une fois cette constatation faite, il est indéniable que la théorie de Wesley sur la sanctification est dirigée contre l’antinomianisme. Dans son Exposition de la perfection chrétienneh, il attaque très vivement cette tendance, et il est certain que ses disciples, aussi bien que lui, ont cru que leur système de perfection était un obstacle absolu opposé à cette négation de tout progrès chrétien.

h – Trad. de l’anglais sur la 16e édition. Lausanne, 1840.

De bonne heure, Wesley avait cru et enseigné que tout chrétien peut arriver dans ce monde à une victoire complète sur le péché. On ne pourrait pas dire que ce soit une conséquence nécessaire de ses idées sur l’universalité de la rédemption ; il est possible, en effet, d’admettre que l’offre du salut s’adresse réellement à tout homme, sans accepter du même coup que la réalisation parfaite de ce salut, l’identification complète du croyant avec le Sauveur, puisse être atteinte ici-bas. Mais il faut reconnaître que, loin d’être en contradiction avec le principe premier, l’appel universel, cette seconde théorie, la sanctification parfaite, le complète et en est, pour ainsi dire, l’admirable couronnement. L’amour de Dieu, infini quant à la vocation, est aussi infini quant à la puissance ; il est sans limites en hauteur, comme en largeur et en profondeur ; et, de même qu’il appelle et peut sauver toute âme d’homme, il peut conduire cette âme de triomphe en triomphe jusqu’à la parfaite conformité à l’image du Rédempteur.

C’est là ce qu’enseignait Wesley, et il déclarait que cette doctrine était le grand dépôt que Dieu avait confié aux méthodistes : leur mission spéciale était, non de former un parti religieux, mais de répandre la sainteté autour d’eux. Pour lui, « la sanctification commence dès que nous commençons à croire ; et, dans la mesure où la foi se développe, la sainteté se développe aussii. » Ce développement peut nous conduire jusqu’à la sainteté parfaite.

i – Lelièvre, Wesley, 2e édit., p. 489.

Cela ne signifie pas que le chrétien sera désormais à l’abri des tentations, des erreurs, ou de l’ignorance. Wesley, dans un sermon sur Philippiens 3.12-15, accorde qu’en ce sens les chrétiens sont imparfaits : « Nous n’avons pas plus le droit d’attendre qu’un homme soit infaillible qu’omniscient. Nul ne sera affranchi des infirmités et des tentations que lorsque l’esprit sera retourné à Dieu. » Mais, d’une part, ces tentations peuvent être très rares ; certains chrétiens peuvent en être exempts pendant des semaines ou des mois ; et d’un autre côté, ces tentations n’entraînent pas forcément des chutes nouvelles ; au contraire, le chrétien peut parvenir à ne plus commettre de péché. « Tout chrétien est parfait jusqu’au point de ne pas commettre le péché. C’est la glorieuse liberté de tout chrétien ; oui, lors même qu’il n’est qu’un petit enfant en Christ. Mais c’est seulement des chrétiens avancés qu’on peut affirmer qu’ils sont parfaits en un sens tel, qu’ils sont en outre exempts de mauvais désirs et de mauvais sentimentsj. »

jExposition de la perfection, p. 78.

Cette doctrine de Wesley fut acceptée et sanctionnée par la première Conférence méthodiste en juin 1744. Dix-neuf ans plus tard la Conférence s’exprimait encore ainsi au sujet de la perfection : « C’est le pur amour de Dieu et de l’homme ; c’est aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, et notre prochain comme nous-mêmes ; c’est l’amour gouvernant notre cœur, notre vie, et animant tous nos sentiments, toutes nos paroles et toutes nos actions. »

Et M. Boucher, dans son Cours de méthodisme, déclare que « nous pouvons être parfaitement délivrés du péché, qui est la transgression de la loi de Christ et parfaitement remplis de l’amour, qui est l’accomplissement de cette même loi. Nous devons attendre une perfection telle que nous puissions vivre, sans interruption, sans cesse, dans la sainteté, l’obéissance filiale à Dieu ; notre perfection doit être de vivre tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes de notre existence, dans la sainteté universelle de cœur et de vie, ne faisant point le péché, ne nous séparant point de la communion de Dieu, n’ayant point de condamnation, mais un bon témoignage de notre conscience et de l’Esprit, étant morts au péché et vivants à la justice. »

Cook dans sa brochure, l’Amour de Dieu pour tous les hommes, hésite devant une question catégorique qu’avait posée Malan dans la Souveraine et sainte grâce de Dieu : il avait dit : « Je vous demanderai si c’est de bonne foi que vous parlez de sainteté parfaite pour l’enfant de Dieu ici-bas … dites-le moi tout franchement, bon ami : êtes-vous absolument saint ? Est-il vrai que vous ne péchez plus ? Parlé-je maintenant à un être parfaitk ? » Cook ne répond pas d’une manière bien nette, refuse de se placer sur le terrain de l’expérience personnelle et invoque la fidélité de Dieu lequel, s’il nous appelle à la sainteté, veut évidemment que nous soyons saints et nous donnera la force d’y parvenir.

kSouveraine et sainte grâce, p. 102. — Amour de Dieu, p. 89-92.

En effet, cette sainteté est un don, une grâce de Dieu : c’est par là que le wesleyanisme échappe à la doctrine du salut par les œuvres : c’est toujours par grâce que nous persévérons, que nous triomphons du mal, comme c’est par grâce que nous croyons. L’intervention divine est constamment l’auxiliaire indispensable de la liberté humaine. Qui pourrait prétendre que Dieu ne peut pas accorder cette grâce et sauver parfaitement, sur cette terre déjà, ceux qui le lui demandent ? C’est une grâce que Dieu accorde en un moment, à laquelle on parvient par un simple acte de foi, tantôt plus tôt, tantôt plus tard après la justification. Le plus souvent on la reçoit assez peu de temps avant la mort, mais souvent aussi longtemps avant, suivant qu’on la recherche avec plus ou moins de foi et de persévérancel. Quand on y est arrivé, l’Esprit de Dieu en rend témoignage : il déclare à celui qui a reçu cette grâce que maintenant c’est Dieu qui règne seul dans son cœur, qu’il est purifié de toute iniquité, de toute souillure de la chair et de l’esprit.

lExposition, etc., p. 76.

Cook insiste sur ce côté purement gratuit de la sanctification parfaite : il fait remarquer que si tous les ministres pieux de toutes les églises prêchent souvent la perfection chrétienne, ils la présentent comme une loi, un devoir, un précepte, tandis que les wesleyens la prêchent de plus comme une grâce, un privilège, un don du Seigneur ; « et, ajoute Cook, la différence est très grande quant aux résultatsm. »

mWesley et le wesleyanisme justifiés, p. 72.

Mais cette perfection peut être perdue, comme toute grâce de Dieu : il est possible d’en déchoir : « Les faits, dit Wesley, l’ont prouvé d’une manière incontestable… il n’existe aucune élévation ni aucune puissance de sainteté d’où il soit impossible de tombern. » Toutefois si la déchéance est possible, le relèvement l’est aussi. On demande : ceux qui tombent de l’état de perfection peuvent-ils le recouvrer ? « Assurément, répond Wesley, et nous en avons beaucoup d’exemples. Il n’est pas extraordinaire de voir quelques personnes le perdre plus d’une fois avant d’y être affermies. »

nExposition, etc., p. 67-77.

A coup sûr, c’est là un système qui ne manque pas de grandeur : il est consolant de se dire que l’idéal de la sainteté peut être dès ici-bas atteint, que nos efforts peuvent avoir un semblable résultat ; il y a dans cette espérance de quoi stimuler puissamment notre énergie et nous faire vaillamment combattre le bon combat de la foi. Quel est le chrétien qui ne voudrait pas pouvoir dire comme le prédicateur wesleyen de la Fléchère : « Oui, je rends maintenant témoignage à la gloire de la grâce de Dieu : je suis réellement mort au péché et vivant à Dieu par Jésus-Christ, qui est mon Seigneur et qui règne sur chaque mouvement de mon âmeo. »

oJournal de Mme Rogers, p. 195.

Mais, d’autre part, comment ne pas voir les difficultés que soulève cette doctrine et les objections qu’on peut lui opposer ? Zinzendorf et Whitefield s’étaient déjà efforcés, mais en vain, de faire abandonner à Wesley ses vues sur ce point. Il y a, en effet, une sorte de contradiction entre cette perfection qui, à la fois, est une grâce et le fruit de nos efforts. Si l’on accentue le premier terme, si l’on considère la sainteté comme un don de Dieu, par conséquent un état de perfection créé dans l’âme par une intervention divine, et dont la réalité est attestée par le témoignage du Saint-Esprit, ne risque-t-on pas de rouvrir la porte à l’intellectualisme, à cette assurance du salut dont parle Malan ? Ne risque-t-on pas de confondre une persuasion purement rationnelle avec le témoignage intérieur de l’Esprit ? Ne sera-t-on pas saint dans la mesure où l’on croira l’être, exactement comme pour Malan on se sent sauvé dans la mesure où on connaît son élection ?

Si, au contraire, on insiste sur le second aspect de la sanctification, si on la considère comme le résultat de nos efforts, de nos victoires sur la tentation et sur le péché, on se trouve en face d’un autre danger, celui de rabaisser l’idéal de la sainteté. Reconnaître que l’on est parvenu à un état de perfection, que Dieu règne seul dans notre cœur, n’est-ce pas ou s’illusionner ou se marquer un but singulièrement facile à atteindre ?

D’ailleurs, si l’on se place sur le terrain biblique, il est aisé de voir que, pour la sanctification comme pour la prédestination, Wesley a volontairement négligé les déclarations scripturaires qui condamnent sa théorie, soit le témoignage de saint Paul avouant « qu’il n’est pas encore parvenu à la perfection (Philippiens 3.12), » soit la sévère parole de saint Jean : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous… Si nous disons que nous n’avons pas péché, nous le faisons menteur, et sa parole n’est point en nous (2). » Il est difficile d’éluder des affirmations aussi catégoriquesp.

p1 Jean 1.8, 10. Voir C.-E. Babut, Sermons, vol. I. Paris, 1889. Un cœur pur.

Aussi, sans suspecter le moins du monde la bonne foi de Wesley et de ses disciples lorsqu’ils déclarent formellement que le péché ne règne plus en eux, nous nous croyons en droit soit de considérer leur expérience comme mal comprise ou mal interprétée, soit de penser qu’ils ont été les jouets d’une illusion et qu’ils ont pris pour un état relativement définitif une période de sincère et joyeuse consécration à Dieu. Mais que de fois, hélas, de semblables moments sont suivis, même chez les meilleurs, par des heures de découragement, de langueur spirituelle qui témoignent que la lutte n’est pas finie et que la perfection est loin d’être atteinte !

« La perfection, dans la vie, c’est de tendre sans cesse à la perfection. La perfection, c’est le progrès, mais toujours et sans limite, le progrès dont la carrière est essentiellement infinie. Celui qui se flatterait d’avoir atteint la perfection absolue aurait, dès ce moment, le droit de s’arrêter : il ne pourrait pas même se contester ce droit, il serait entraîné à se le reconnaître ; et, par là même, il aurait nié l’idée de la perfection, car c’est la nier que de s’arrêter. Une telle présomption se confondrait avec le désespoir, et peut-être qu’elle en dérive ; on comprend que le besoin de la perfection, joint au sentiment de l’impossibilité de l’atteindre, fasse imaginer une perfection arbitraire et fantastique, dont chacun fixe la mesure, dont chacun détermine les caractères, et qui varie d’un individu à l’autre ; or la perfection n’a qu’une mesure, qui est de n’en point avoir. Si le dogme de la perfection immobilisée venait à prévaloir, ce serait définitivement au profit de la faiblesse et de la lâcheté. Le critère de la perfection deviendrait de jour en jour plus matériel et plus grossier. (Vinet, Nouveaux discours sur quelques sujets religieux. Avant-propos.)

L’équilibre des doctrines.

Nous avons eu déjà l’occasion de remarquer que Zinzendorf s’était élevé contre la théorie de la sanctification parfaite : il voulait surtout combattre l’idée que nos efforts personnels peuvent nous faire triompher de la tentation, et qu’en une certaine mesure nous pourrions nous passer de l’assistance et du secours de l’Esprit-Saintq. Il rappelait à maintes reprises aux frères que « s’ils sont sanctifiés par l’Esprit du Seigneur, cela ne vient point d’eux, qui, considérés en eux-mêmes, sont et seront toujours des pécheurs sauvés. »

q – On sait cependant que les wesleyens ont toujours attribué leur entière sanctification à la pure grâce de Dieu.

De là, certaines rencontres de mots qui étonnent. « Notre force, dit Zinzendorf, n’est absolument que la force de Christ ; notre salut ne vient que de lui, de son pardon, de sa justice, de ses mérites et de ses plaies. C’est lui qui nous revêt de sainteté ; nous sommes ses âmes, à la fois pauvres et misérables, mais chéries de lui, et qui le chérissent à leur tour. Il y a dans le pardon des péchés une force qui détruit en même temps le péché ; et l’Évangile de Christ qui pardonne les iniquités est aussi la puissance de Dieu pour nous guérir de nos infirmités. Celui qui a une fois compris ce point ne s’en désiste plus, et reste volontiers pécheur, dépendant éternellement de la pure grâce diviner. »

r – Bost, Histoire de l’Église des frères, t. II, p. 246, 282.

Mais à côté de ces expressions, évidemment exagérées, que d’admirables passages sur l’amour que nous devons au Sauveur et à nos frères : « Une âme qui vit au Sauveur doit être abîmée dans son amour ; cet amour doit surpasser tout celui que peuvent se porter des parents, des enfants, des époux, tout ce qui est dans ce monde ; car il a donné sa vie pour nous. C’est une affaire qui saisit le cœur tout entier : le Sauveur ne veut point de partage ; toutes les puissances de l’âme et du corps doivent lui être asservies.

Ce même amour de Jésus produit aussi dans le cœur un amour sincère et vif pour tous les hommes, bons ou méchants ; tous leurs péchés, leurs fautes, même envers nous, loin de nous empêcher de les aimer, nous sont au contraire une nouvelle occasion de nous humilier ; car nous savons bien que nous aurions pu tomber dans les mêmes péchés, si le Sauveur ne se fût approché de nous et ne nous eût fait grâce. Ce sont surtout les témoins de Jésus qui doivent porter dans ce monde un cœur ainsi dévoué à tous les hommes, et trouver leur joie à les aimer et à leur faire du bien à tous…

Dès le moment béni où l’âme a reçu le message de la mort en croix de notre Sauveur, elle n’a plus senti qu’amour, grâce, sainteté et rédemption ; elle n’a plus pu faire autre chose que pleurer aux pieds de son Sauveur ; une sainte familiarité l’élève et l’humilie tout ensemble. Elle ne peut offrir à Jésus, en retour, qu’un amour ardent et un dévouement absolu. » Mais aussitôt, Zinzendorf craint de voir reparaître l’idée de la perfection, et il ajoute : « Joyeux et confus en même temps, un croyant ainsi perdu dans l’amour de son Dieu a pour tout mot d’ordre : Je suis un pécheurs. »

s – Bost, Histoire de l’Église des frères, t. II, p. 283-285.

Un des cantiques des frères renferme cette strophe surprenante :

      Jaloux du titre de pécheur,
      Dont je fais mes délices,
Je ne crains rien tant pour mon cœur
      Que la propre justice.

Nous avons là la clef de ces expressions extraordinaires, parfois choquantes. Zinzendorf et les frères craignaient avant tout que la propre justice ne détournât l’âme croyante du sentiment de sa misère naturelle et de la grâce que Dieu lui avait accordée en Jésus-Christ.

Mais dès que cette préoccupation ne les tourmente plus, ils donnent un libre essor à une inspiration vraiment saine et chrétienne ; telle cette autre strophe :

Marcher en la présence
De notre Rédempteur,
Toujours d’intelligence
Avec ce cher Sauveur,
Ne chercher qu’à lui plaire
Dans tout ce que l’on fait,
C’est le ciel sur la terre,
C’est le bonheur parfaitt.

t – Bost, Histoire de l’Église des frères, t. II, p. 293.

C’est là une vraie et bonne théorie de la sanctification et de la vie chrétienne.

Si Zinzendorf et les Moraves combattaient la doctrine wesleyenne de la perfection, à Genève c’était contre un autre extrême qu’il fallait réagir, l’antinomianisme.

Bost est un des hommes du Réveil qui ont dénoncé ce péril avec le plus de vigueur. Il n’a laissé échapper aucune occasion de s’élever contre cet abus de la grâce et cette conséquence désastreuse des idées prédestinatiennes.

En 1827, sa brochure, Christianisme et théologie, est, selon sa propre déclaration, un manifeste contre la théologie scolastique du Réveil et son antinomianisme : « Je vois, dit-il, après d’heureux commencements, une portion toujours plus grande de l’Église reprendre peu à peu, sous un jargon évangélique, toutes les allures du monde, et avec un cri général de liberté chrétienne, les chrétiens recommencer à chercher, sous différentes formes, leur avancement dans cette vie et les choses du temps, petit calcul qui ne trompe ni les véritables chrétiens, ni les gens du monde. » Il affirme que la mondanité est née avec le Réveil, et prétend que l’on ne connaît pas assez, parmi les chrétiens, les douceurs attachées à un service effectif de Jésus dans le renoncement au monde, et la beauté vivifiante de la loi de Dieu envisagée sous ce point de vue.

A maintes reprises, les Mémoires font entendre des protestations sur ce sujet. L’auteur accuse d’antinomianisme Drummond, Malan, les Moraves eux-mêmes ; pourtant il fait des réserves au sujet de ceux-ci, et reconnaît que si quelques-uns de leurs cantiques renferment une doctrine exagérée, ils l’ont démentie par la pureté de leur vieu.

u – I, p. 87-89, 381-393 ; II, 62, 193.

Avant Bost, Félix Neff avait en 1822 parlé « du tort que pouvait faire la mondanité sanctifiée que se permettaient des dogmaticiens ultra-calvinistes et qui contrastait si fort avec leur langage souvent exagérév. »

vLettres et biographie, I, p. 172.

Plus tard, en 1827 et en 1828, nous trouvons dans ses lettres de sérieux appels à la sanctification et l’expression du regret que l’on ait négligé, laissé dans l’ombre cette doctrine capitale, pour ne s’attacher qu’à celle de l’élection.

Guers nous déclare, de son côté, que l’Église du Bourg-de-Four conservait l’équilibre des doctrines. Il cite des exhortations et des reproches que Gonthier adressa à quelques membres de l’Église dont la vie n’était pas conforme à leurs principes. Le pasteur se plaint de les voir si facilement enclins à l’aigreur, à l’irascibilité, à l’orgueil spirituel, à la médisance, etc., et il leur montre que tous ces péchés sont en contradiction formelle avec la vocation qu’ils ont reçue.

Gonthier conseillait aussi, comme « moyen d’amélioration chrétienne, » la formation de petits cercles de trois ou quatre personnes, se réunissant à l’instar des classes méthodistes, à des époques fixes et déterminées, selon leur convenance mutuelle. Il proposait que les pasteurs visitassent régulièrement chacun sa classe tous les huit, quinze, vingt jours, qu’ils changeassent de classe tous les trois et six mois, etc.

Comme buts particuliers à atteindre quant à la sanctification, il signalait le rachat du temps, le soin de se maintenir pur de toute convoitise ; il recommandait la lecture d’ouvrages mystiques « d’où l’on dégagerait le bon grain de toute la paille qui s’y trouve. »

En janvier 1821, l’un des diacres, Privat, adressa à l’Église une allocution sur le travail et la charité chrétienne, que Guers nous a conservée et qui montre que la préoccupation de la sanctification était loin d’être absente de leur pensée et de leur vie.

« La petite Église, dit Guers, et le premier Réveil en général, maintenaient avec soin l’équilibre entre les grandes doctrines de l’Évangile. : la Justification gratuite et la Sanctification. Alors, comme aujourd’hui, on répétait constamment, mais dans un langage plus simple et tout scripturaire, que le christianisme objectif n’a de valeur pour nous que s’il devient subjectif. Il est vrai qu’on insistait beaucoup sur le pardon purement gratuit comme découlant de la mort expiatoire du Rédempteur ; mais c’est qu’on sortait à peine de ces tristes jours d’ignorance, de propre justice et de découragement qui, dans nos contrées, avaient si longtemps et si lourdement pesé sur tant d’âmes ; il s’agissait de rétablir au milieu de nous les premiers rudiments de la Parole de Christ alors presque généralement méconnus. Néanmoins, tout en proclamant le pardon gratuit, on en proclamait avec une égale force les conséquences morales. Le premier Réveil a pu, j’en conviens, manifester quelquefois une tendance antinomienne ; il a pu tout au moins se montrer trop objectif dans certaines publications, et peut-être même dans certaines Églises ; mais généraliser l’accusation, comme on le fait souvent, c’est ôter à une belle œuvre du Saint-Esprit sa vraie physionomie, c’est la défigurer à plaisir. Chose étrange ! pendant que les uns accusent le premier Réveil d’avoir été trop objectif, d’autres lui font le reproche inverse : il avait, à les entendre, quelque chose de trop subjectif, voire même de passablement légal. La vérité se trouve apparemment entre ces appréciations extrêmesw. »

w – Guers, Le premier Réveil, p. 182-187.

Dans la seconde période du Réveil, Gaussen envisage la sanctification : « comme le renouvellement réel et intérieur que Dieu opère, au moyen de sa Parole et par l’efficace de son Esprit, dans l’homme qu’il a uni à Jésus-Christ et qu’il a justifié par la foi. La sanctification est donc non seulement une séparation d’avec le monde et le péché, mais une consécration intérieure de l’homme à Dieu et un renouvellement de sa nature. » D’une manière plus précise encore, « c’est le renouvellement de l’âme à l’image de Dieu, renouvellement qui suit la justification et qui commence ici-bas par la régénération, pour se poursuivre journellement dans l’exercice de l’obéissance et pour ne se consommer que dans la gloirex. »

xCours de dogmatique, t. II, p. 553 et suiv.

Le professeur de l’Oratoire combat ensuite la théorie de la sanctification parfaite qu’il juge contraire aux données bibliques et à l’expérience chrétienne.

Son collègue, Merle d’Aubigné, dans le discours où il trace le programme de l’enseignement théologique de l’Oratoire, se déclare, quant à la sanctification, en accord avec la Confession de foi des Églises de la Suisse réformée, qui s’exprime ainsi : « L’entendement des fidèles régénérés est éclairé par le Saint-Esprit, en sorte qu’il connaît les mystères et la volonté de Dieu ; leur volonté est aussi affranchie des sens par le Saint-Esprit et revêtue de force pour se tourner de bon gré vers le bien et pour le faire. Je mettrai, dit Dieu par la bouche d’un prophète, ma loi au dedans d’eux et je récrirai dans leurs cœurs.

Ici, il faut bien remarquer deux choses que nous enseignons : la première, que les régénérés, quand ils choisissent le bien, n’éprouvent pas seulement en eux l’opération de Dieu qui les y porte, mais ils sentent bien aussi qu’ils agissent eux-mêmes de leur gré, avec plaisir.

Une autre chose, non moins digne d’observation, c’est qu’il demeure toujours quelque faiblesse dans les régénérés mêmes. Les restes du péché habitent encore en nous ; la chair résiste encore à l’esprit jusqu’à la fin de notre vie, en sorte que les fidèles ne peuvent pas exécuter parfaitement tout ce qu’ils se proposent. Cependant, comme les passions n’ont plus assez d’efficace pour éteindre les flammes de l’Esprit divin, les régénérés sont regardés comme libres, mais de telle sorte qu’ils doivent sans cesse sentir leur faiblessey. »

yArchives du Christianisme, août 1832, p. 361.

En France, Adolphe Monod a prêché avec autant de puissance la sanctification que la justification. Dans la première période de son ministère, s’il fait dépendre la sanctification de la vérité, et soutient dans un de ses sermonsz que la bonne doctrine porte forcément de bons fruits, il n’en insiste pas moins sur la nécessité de ces fruits.

zLa sanctification par la vérité. Voir aussi le sermon suivant : La sanctification par le salut gratuit.

Plus tard, il reprochera au Réveila de « s’être trop mis en peine de l’idée, pas assez de la vie ; trop de ce qu’un homme pense et dit, pas assez de ce qu’il fait, disons mieux, de ce qu’il est ; trop de savoir s’il accepte l’enseignement de Jésus-Christ, le peuple de Jésus-Christ, je dirai même le service de Jésus-Christ, pas assez de savoir s’il a reçu Jésus-Christ lui-même dans son cœur, et s’il le porte partout avec lui. »

a – Voir La Parole vivante.

Ces reproches ne sauraient s’adresser au Réveil en général : ils visent l’antinomianisme, et nous avons vu que le Réveil, dans son ensemble, était loin d’avoir partagé cette erreur.

L’orateur chrétien se les adresserait-il à lui-même, comme telle autre de ses critiques dirigées contre le Réveil ? Il semble pourtant que sur cette question de la sanctification il n’ait guère varié. Nous avons deux lettres sur ce sujet, écrites à deux époques bien différentes de sa vie : l’une est de 1836b ; il déclare qu’il ne saurait se prononcer entre deux théories, dont la première serait formulée à peu près ainsi : « L’homme peut parvenir dans cette vie à un état où il ne pèche plus ; » — la seconde : « L’homme ne peut pas atteindre ici-bas un état où il ne pèche point. » A l’appui de cette dernière, il faudrait admettre qu’il y a nécessairement, jusqu’à la mort, dans le chrétien un péché dont il ne peut se défaire. Refusant de choisir entre ces deux propositions, car ni l’une ni l’autre ne sont entièrement scripturaires, Adolphe Monod conclut : « Ce que je vois très clairement, cher frère, c’est que nous sommes appelés à la sanctification ; et non seulement à la sanctification, mais à la perfection de la sainteté ; et que Dieu, qui nous y appelle, est aussi Celui qui fera ces choses on nous ; car il l’a dit, Matthieu 5.48, et 1 Pierre 1.15 ; et il dit aussi, 1 Thessaloniciens 5.23-24. Mettons donc courageusement la main à l’œuvre, travaillons, luttons, veillons, lisons, prions, afin que, tandis que l’on discute et que l’on dispute, nous puissions croître en sagesse et en intelligence spirituelle, en amour surtout et en humilité, et accomplir la volonté de notre bon Dieu sur la terre comme elle est faite dans le ciel ! »

bLettres, p. 226.

La seconde lettre est de 1850 : en voici le passage principal : « Je suis convaincu, par l’Écriture et par l’histoire biblique, que le chrétien peut atteindre sur la terre à un état de sainteté que les chrétiens de nos jours ne possèdent pas, ne soupçonnent pas en général ; et je ne trouve pas de limite fixée dans la Parole de Dieu au développement spirituel de ses enfants. Voilà de quoi stimuler notre ardeur dans la pour suite de la sanctification (Hébreux 12.14).

Mais je ne trouve dans l’Écriture et dans l’histoire biblique aucun homme qui se considère comme ayant atteint à la sainteté parfaite, et tout ce qu’on avance pour prouver que certains saints, soit de l’Ancien, soit du Nouveau Testament, ont eu cette opinion d’eux-mêmes, me paraît dépourvu de solidité. Voilà de quoi nous tenir dans l’humilité.

Ainsi, si un frère me dit : « Je suis parfait, » je crois qu’il s’attribue une grâce que ni saint Paul, ni saint Jean ne se sont attribuée. Mais si l’on me dit : « Tendons à la perfection, soyons de ceux qui ont faim et soif de la justice ; nous n’avons pas de justes idées, encore moins la vraie pratique, de la sainteté chrétienne dans sa puissance et dans sa gloire, » je réponds : « vous avez raison ; je m’humilie avec vous, et veux, avec vous, me consacrer sans réserve au Seigneur. »

On le voit, il n’y a pas de différence entre ces deux points de vue. Adolphe Monod s’était tout de suite établi sur le terrain biblique, et éclairé en outre par ses expériences personnelles, il avait conclu à la nécessité d’une sanctification toujours progressive, d’une ascension vers un but qui sans doute ne recule pas et n’est pas un vain mirage, mais dont au premier abord nous n’avions peut-être aperçu ni l’éloignement ni les véritables proportions.

C’est aussi la conclusion à laquelle nous nous arrêtons nous-mêmes. Nous redisons avec M. le pasteur Babut méditant ces paroles du Psalmiste : O Dieu ! crée en moi un cœur pur (Psaumes 51.12) : « Si un cœur pur n’est pas tout de suite un cœur parfaitement sanctifié, d’où toutes les racines du mal sont pour jamais arrachées, c’est assurément un cœur droit, qui ne consent pas au mal, qui ne pactise plus avec le péché ; un cœur où les saintes affections de l’esprit sont plus puissantes que les convoitises de la chair ; un cœur qui, dès qu’il trouve en lui-même quelque souillure, l’apporte à la lumière de Dieu, la confesse et en obtient la purification par le sang de Jésus-Christ ; un cœur enfin qui tend vers la sainteté ou la pureté parfaite, et qui en approche journellement… jusqu’à quelle limite ? Il n’y en a pas ; Dieu n’a pas fixé de limite ; il n’a pas dit à l’âme qui se sanctifie, comme au flot de la mer : Tu n’iras pas plus loin. Si nous ne croyons pas à la perfection absolue, nous croyons à la possibilité, pour le fidèle, d’un perfectionnement indéfini ici-bas. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant