Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 3
Calvin à Nérac chez Roussel et Lefèvre

(Novembre 1532 à février 1534)

4.3

Marguerite arrive à Nérac – Mouvement évangélique autour d’elle – Réfugiés, pauvres et enfants – Calvin se rend à Nérac – Accommodations de Roussel. Décision de Calvin – Un candide vieillard – Lefèvre prédit à Calvin son avenir – Une leçon reçue par Calvin – Rédarguer ceux qui s’unissent aux infidèles

Tandis que François Ier s’efforçait d’étouffer la Réformation dans le nord de la France, elle se répandait dans le midi ; bien des âmes étaient converties dans les contrées qui touchent aux Pyrénées. Des chrétiens évangéliques d’autres pays, parmi lesquels se trouvaient des ministres, s’y étaient réfugiés, et « des bourgs et des villages se pervertissaient tout d’un coup en entendant un seul prêche, » dit un historien catholique. En certains jours, de simples paysans et même quelques habitants des villes, arrivaient par divers sentiers, se réunissaient dans un lieu écarté, au fond du lit desséché de quelque gave ou dans quelque grotte de la montagne. Souvent le prédicateur se faisait longtemps attendre ; les prêtres et leurs agents l’obligeaient à faire de longs détours ; quelquefois même il n’arrivait pas. « Alors on voyait, dit un catholique, des dames surmontant la pudeur de leur sexe, prendre la Bible, la lire et se donner même la hardiesse de l’interpréter, en attendant le ministre. »

Ce fut à cette époque que la reine de Navarre arriva dans le Midi. Le bruit causé en 1533 par le discours du recteur et la disparition de Calvin, l’avait engagée à quitter Saint-Germain pour se rendre dans les États de son mari. Le roi son frère était alors éloigné de Paris, ses nièces près de leurs gouvernantes, Mesdames de Brissac et de Montréal, et l’étiquette un peu triste et un peu lourde qui régnait à la cour de la reine Éléonore de Portugal, ne souriait guère à l’intelligente et vive Marguerite de Navarre. Elle se dirigea donc sur Nérac. Deux litières avec six mules, trois mulets de coffres et trois ou quatre chariots pour les femmes de la reineq, entrèrent dans la ville et se dirigèrent vers le vaste château gothique des d’Albret. C’était un train fort modeste pour la sœur de François Ier.

q – Brantôme, Capitaines illustres, p. 285.

Marguerite descendit de sa litière, et à peine établie dans ses appartements, elle se sentit heureuse ; elle avait maintenant échappé aux luttes et aux pompes de la cour de France. Elle pose ses magnifiques vêtements et ses grandes manières ; elle cache la majesté de sa maison sous une candeur, une bienveillance, qui enchantent tous ceux qui l’approchent. Vêtue comme une simple demoiselle, elle sort du château, elle franchit la Baïse qui sépare la ville en deux parties ; elle parcourt les belles promenades des environs, n’ayant pour compagnie que la sénéchale de Poitou ou une de ses jeunes dames d’honneur. Mais elle était venue pour autre chose. Ayant fui loin des palais et des cités où soufflait l’esprit persécuteur de Rome et du parlement, elle s’appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s’insinuaient dans les maisons, et sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient des Nouveaux Testaments, imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches ; « la vue seule de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les lire. » Autour de la reine, tout s’agitait, travaillait, bourdonnait, comme une ruche d’abeilles. « Marguerite, dit l’historiographe du roi,était l’œillet précieux qui ornait ce parterre, et dont le parfum attirait en Béarn les meilleurs esprits de l’Europe, comme le thym attire les mouches à mielr. »

rHist. de Foix, Béarn et Navarre, par Othagaray, historiographe du roi, p. 505.

Souvent on voyait la reine entourée d’une troupe d’affligés, auxquels elle montrait un tendre respect. C’étaient les réfugiés : Lefèvre d’Étaples, Gérard Roussel, des moines et des prêtres convertis, et un certain nombre de laïques, obligés de quitter la France, ce qu’ils avaient pu faire, grâce à la reine qui avait favorisé leur fuite. « Vraiment, disait un catholique, cette bonne princesse n’a rien de plus à cœur que de faire évader ceux que le roi veut livrer aux rigueurs de la justice. Si je voulais donner les noms de tous ceux qu’elle a arrachés au supplice, je n’en finirais pass. »

s – Florimond Rémond, Hist. de l’Herésie, liv. VIII, chap. 2.

Les chrétiens exilés pour l’Évangile ne lui faisaient pas oublier les malheureux du pays. Un jour que Roussel lui peignait la position douloureuse d’une pauvre famille, Marguerite ne dit rien ; mais rentrant dans ses appartements elle jeta sur ses épaules sa cape de Béarn et, prenant un seul domestique, sortit par une porte dérobée, courut vers ces affligés et les consola avec une tendre affectiont.

t – Sainte-Marthe. Oraison funèbre de la reine de Navarre.

Elle se plut à établir plusieurs écoles. Son chapelain Roussel se rendait dans l’humble local où des enfants du peuple apprenaient à lire et à écrire, et s’approchant d’eux, il leur disait : « Mes petits enfants, la mort de Jésus-Christ est une vraie expiation. Il n’est de péché si petit qui n’en ait besoin, ni de si grand qui ne puisse être effacé par elleu. Prier Dieu, leur disait-t-il encore, ce n’est pas barboter des lèvres ; la prière est un ardent et sérieux colloque avec Dieuv. »

u – Manuscrit, fol. 2. — Schmidt, p. 131.

v – Manuscrit, fol. 89 a, 177 b. - Schmidt, p. 145, 157.

Il se trouvait pourtant dans cette Réforme du Midi un trait, qui aux yeux de Calvin la rendait imparfaite, et si l’on n’y portait pas remède, passagère. Il y avait selon lui un certain compromis entre la vérité et l’erreur. Le pieux mais faible Roussel, faisait preuve dans ses enseignements, d’une fâcheuse condescendance. Fatigué des luttes qu’il avait soutenues, il s’abritait sous le manteau de l’Église catholique. Il n’adressait pas de prières à la Vierge, il donnait la communion sous les deux espèces ; mais il célébrait une espèce de messe ; triste et pourtant touchant exemple de ce christianisme mixte, qui prétendait garder sous la forme catholique, la vie évangélique.

Calvin, à Angoulême, n’était pas éloigné de Nérac et souvent ses regards se portaient vers celte ville. Il désirait voir Lefèvre, avant que le vieillard fût rappelé du monde, et il était inquiet à l’égard de Roussel ; il craignait de le voir succomber aux séductions des grandeurs. Une des pensées chrétiennes qui avaient saisi son âme avec le plus de force, c’était la conviction que la sagesse d’en haut doit rejeter tout mélange, conseillé par l’ambition ou l’hypocrisiew. Ne chercherait-il pas à remettre dans la bonne voie Roussel qui semblait s’en écarter ? Calvin quitta donc la maison de du Tillet, probablement vers la fin de février, arriva à Nérac et se rendit aussitôt chez Roussel.

w – Calvini Op. Jacques III, 17.

Le plus décidé et le plus modéré des théologiens du seizième siècle se trouvèrent en présence. Calvin, de sa nature timide et craintif, « n’eût jamais été si hardi même que d’ouvrir la bouche (comme il s’exprime) ; mais la foi en Christ engendrait si grande assurance en son cœur, qu’il ne pouvait rester muet. » Il exposa donc avec décision sa pensée : « Il ne reste rien de bon dans le catholicisme, dit-il. Il faut rétablir l’Église dans son antique puretéx. — Que dites-vous ? répliqua Roussel étonné ; la maison de Dieu doit être purifiée sans doute, mais non pas abattuey. — Impossible, reprit le jeune réformateur ; l’édifice est si mauvais qu’il ne peut être réparé. Il faut le mettre bas tout à fait et en élever un autre à la placez. » Roussel effrayé, s’écria : « Il faut nettoyer l’Église, mais sans y mettre le feu. Si nous nous ingérions de l’abattre, nous serions écrasés sous ses ruinesa. »

x – « Ecclesiæ in pristinam puritatem restituendæ propositum ei aperuit, inquioni nihil oranino sani in catholica superesse ecclesia. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 272.)

y – « Non destruendam sed fulciendam. » (Ibid.)

z – Vetus illud æditicium planissime esse dejiciendum, et novum instruendum. » (Ibid.)

a – « Ejusdem ruinis sepultum. » (Ibid.)

Calvin se retira affligé. Type, au seizième siècle, de la décision protestante, il protesta toujours librement, hardiment contre tout ce qui était contraire à l’Évangile. Ce ne fut pas seulement en opposition aux tendances catholiques qu’il montra cette inébranlable fermeté ; il fit de même pour les idées rationalistes. Il ne serait pas difficile de trouver dans Zwingle, dans Mélanchthon et même dans Luther certaines étincelles néologues, dont on n’aperçoit aucune trace dans Calvin.

Nérac, nous l’avons dit, renfermait un autre docteur ; un vieillard que l’âge aurait pu rendre plus faible que Roussel ; mais qui sous ses cheveux blancs et son air décrépit, cachait des forces vives, que le contact avec la grande foi du jeune savant devait soudain ranimer. Calvin s’enquit de la demeure de Lefèvre. Tout le monde le connaissait : « C’est un bout d’homme vieux comme Hérode, mais vif comme le salpêtreb, » disait-on. Lefèvre, nous l’avons vu avait, même avant Luther, professé la grande doctrine de la justification par la grâce ; mais après tant d’années, le vieux docteur en était encore à la vaine espérance de voir le catholicisme se réformer lui-même. « Il ne doit y avoir qu’une Église, » répétait-il souvent, et cette pensée l’empêchait de se séparer de Rome. Néanmoins ses vues spiritualistes lui permettaient de conserver l’unité de la charité avec tous ceux qui aimaient Christ.

b – Bayle, Dictionnaire critique.

Calvin, admis en sa présence, discerna le grand homme sous sa taille chétive et fut saisi par le charme qu’il exerçait sur ceux qui l’approchaient. Quelle douceur, quelle profondeur, quelle science, quelle modestie, quelle candeur, quelle noblesse, quelle piété, quelle grandeur morale, quelle sainteté ! disait-onc. Il semblait que toutes ces vertus illuminassent d’une clarté céleste le vieillard, au moment où la nuit du sépulcre allait l’envelopper de ses voiles. Le jeune homme, de son côté, plut à Lefèvre, qui se mit à lui raconter comment l’opposition de la Sorbonne l’avait obligé à se réfugier dans le Midi pour échapper, disait-il, aux mains sanguinaires de ces docteursd. »

c – « Eruditione, pietate, animi generositate nobilissimus. » (Beza, Icones.)

d – « Ut vix illorura manus cruentas effugerit. » (Ibid.)

Calvin chercha à dissiper les illusions du vieillard. Il lui montra qu’il fallait tout recevoir de la Parole, et de la grâce de Dieu. Il parla avec clarté, avec décision, avec vie. Lefèvre ému, fit un retour sur lui-même et pleura. « Hélas ! dit-il, je connais la vérité, mais je me tiens à l’écart de ceux qui la professent. » Il se remit pourtant de son trouble ; il essuya ses larmes, et voyant son jeune compatriote rejeter toutes empestres (entraves) de ce monde, et s’apprêter à guerroyer sous l’enseigne de Jésus Christ, » il l’examina plus attentivement et se demanda s’il n’avait pas devant lui le futur réformateur qu’il avait jadis annoncée : « Jeune homme, lui dit-il, vous serez un jour un puissant instrument du Seigneurf… Le monde résistera obstinément à Jésus-Christ et il vous semblera que tout conspire contre le Fils de Dieu ; mais demeurez ferme sur ce rocher, et plusieurs se briseront contre lui. Dieu se servira de vous pour restaurer en France le royaume du cielg. » En 1509, Luther ayant l’âge que Calvin avait en 1534, entendait de la bouche d’un vieux docteur la même prophétie.

e – « Futurum augurans. » (Beza, Vita Calvin.)

f – « Insigne instrumentum. » (Ibid.)

g – « Cœlestis in Galia instaurandi regni. » (Ibid.)

Toutefois, si nous devons en croire un historien catholique, le vieillard n’en resta pas là. Ses regards, arrêtés avec complaisance sur le jeune homme, trahissaient quelque crainte. Il lui semblait voir un jeune coursier dont l’élan serait sans doute admirable, mais qui pourrait avoir de fâcheux écarts. « Tenez-vous en garde, ajouta-t-il, contre l’ardeur extrême de votre esprith. Proposez-vous Mélanchthon pour modèle et que votre force soit toujours tempérée par la charité. » Le vieillard serra la main du jeune homme et ils se quittèrent pour ne plus se revoir.

h – Ne per fervidum hoc ingenium omnia misceret atque everteret. » (Florimond Rémond, II, p. 273.)

Calvin vit-il aussi la reine de Navarre ? Il ne paraît pas que Marguerite résidât, dans ce moment, à Nérac ; mais il eut quelques rapports avec elle. On a dit qu’elle s’intéressa à son exili ; il est possible que cette princesse ait eu quelque part à la résolution qu’il prit bientôt de quitter le Midi ; elle l’assura peut-être que s’il ne faisait pas d’imprudences, il n’avait plus rien à craindre à Paris. Mais nous n’avons rien trouvé de décisif à cet égard.

i – Freer, Life of Marguerite, II, p. 120.

Pour le moment Calvin retourna chez du Tillet. Les visites faites à Roussel et à Lefèvre lui avaient donné une leçon. Il comprit que ce n’étaient pas seulement les âmes soumises aveuglément à Rome qui couraient d’imminents dangers ; il conçut de vives alarmes pour ces esprits qui flottaient entre le pape et la Parole de Dieu, soit par faiblesse, soit par défaut de lumière. Il reconnut que la limite entre les deux Églises n’étant pas encore bien tracée, quelques-uns de ceux qui appartenaient à Rome venaient se promener sous les ombrages frais et verts de l’Évangile, et quelques-uns de ceux qui devaient appartenir à la Réformation, erraient sous les voûtes gothiques des cathédrales romaines et se prosternaient au pied des autels. Cet état de choses, que plusieurs approuvent peut-être, Calvin le crut dangereux, et ses principes allant plus loin, il entreprit de « rédarguer librement (comme il parle) ceux qui s’accouplant avec les infidèles, leur tenaient compagnie en idolâtrie externej. »

j – Calvin, Comment, in. 2 ad Corinth., cap. VII.

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