Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 11
L’expiation ou processions et échafauds

(Fin 1534, commencement 1535)

4.11

Première condamnation – Martyres du paralytique et de du Bourg – Courage de Poille – Supplices et fuites – Nobles – Employés aux finances et menus-plaisirs – Industriels – Moines et prêtres – Caroli – Professeurs – Rigueurs de la fuite – Roussel, Berthaud, Gourault – Le roi poussé à la persécution – La procession se prépare – Les tapisseries et les reliques – Calvin et l’ironie – Les drapelets, la couronne d’épines – Sainte Geneviève – La pénitence du roi – Les deux 21 janvier

Il fallait une expiation pour purifier la France, des cérémonies solennelles, des sacrifices, des bûchers. Rien ne devait manquer à l’œuvre expiatoire.

Du Bourg, Milon, Poille et leurs amis jetés en prison, y avaient attendu le jour où ils devaient comparaître devant leurs juges. Le pauvre paralytique était demeuré aussi tranquille que dans la boutique de son père ; il l’était même davantage. Naguère quand des amis, des parents, bien accoutumés à le lever, le prenaient dans leurs bras, il criait de la douleur qu’il sentait en ses membres. Mais lors (dans la prison), il endurait tout sans souffrance et « les plus rudes attouchements lui semblaient légers. » Recevant de Dieu des forces inconnues, il était calme et joyeux dans la tribulation. Cette sainte patience répandait la paix dans les cœurs de ses compagnons d’infortune. « On ne saurait croire, dit le chroniqueur, les consolations qu’il leur appor tait. » Tous, ils se trouvaient dans un sentier ténébreux qui les menait à une mort cruelle, mais le pauvre homme marchait devant eux comme un flambeau qui les guidait et les réjouissait de sa douce lumière.

Le jour du jugement arriva ; c’était le 10 novembre, quinze jours après les placards. Sept prisonniers furent conduits au Châtelet ; ils franchirent cette antique enceinte où se trouvaient encore quelques restes des murailles de César ; ils parurent devant la chambre criminelle, et l’avocat du roi vêtu de rouge, demanda un sévère jugement. Le pauvre paralytique ne pouvait être accusé d’avoir couru la ville pour afficher les placards ; n’importe, il fut convaincu d’en avoir eu dans la boutique de son père. La justice fut à la fois prompte et cruelle. Ces hommes vertueux furent tous condamnés à la confiscation de leurs biens, à faire publiquement amende honorable et à être brûlés vifs en divers lieux et divers jours. La cour pensait, en disséminant les supplices, répandre partout la terreur. La sentence fut confirmée par le parlementa.

aJournal d’un Bourgeois de Paris, p. 444.

Le 13 novembre, trois jours après le jugement, l’un des guichetiers entra dans le cachot du paralytique ; il le prit dans ses bras comme un enfant et le porta dans un tombereau ; puis le cortège se dirigea vers la place de Grève. En passant devant la maison de son père, Milon la salua d’un sourire. Il arriva au lieu de l’exécution ; le bûcher était prêt. « Modérez les flammes, dit l’officier qui commandait ; » la sentence porte qu’il doit être brûlé à petit feu. C’était une cruelle perspective ; toutefois il ne prononçait que des paroles de paix. Il savait que croire et souffrir est la vie du chrétien ; mais il croyait que la grâce de la souffrance était encore plus excellente que celle de la foi. Les ennemis de la Réformation qui entouraient le bûcher, écoutaient le martyr, saisis de surprise et de respect. Les évangéliques étaient profondément émus et s’écriaient : « Oh ! qu’est grande la constance de ce témoin du Fils de Dieu, soit en la vie soit en la mortb ! »

b – Crespin, Martyrol., fol. 43.

Le lendemain, ce fut le tour de du Bourg, le marchand de la rue Saint-Denis. Les richesses dont il avait joui pendant sa vie, les pleurs de sa femme, les sollicitations de ses amis n’avaient pu le sauver. Il avait un caractère décidé ; quand il avait affiché le placard, il l’avait fait hardiment, quoiqu’il sût que cet acte pouvait lui coûter la vie, et il monta dans le tombereau avec le même courage. Quand il fut devant l’église Notre-Dame, on le fit descendre, on lui mit la torche au poing et la corde au cou ; puis on le mena devant la fontaine des Innocents, rue Saint-Denis, tout près de sa maison, — on eût pu le voir de ses propres fenêtres, — et là, on lui coupa le poing. La main qui avait affiché contre Rome la terrible protestation, tomba par terre, mais l’homme resta ferme, croyant que « si ceux qui bataillent sous des capitaines terrestres, poussent jusqu’à la mort, quoiqu’ils en ignorent l’issue, les chrétiens qui sont sûrs de la victoire, doivent combattre à plus forte raison jusqu’au bout. » Du Bourg fut conduit aux Halles et brûlé vifc.

cJournal d’un Bourgeois de Paris, p. 445.

Le 18, ce fut le tour de Poille. Cet ancien disciple de Briçonnet montra autant de fermeté que son maître avait montré de faiblesse. Le sinistre cortège se dirigea vers le faubourg Saint-Antoine, et s’arrêta devant l’église Sainte-Catherine ; c’était là qu’on avait préparé le bûcher pour l’édification des fidèles de ce quartier. Poille descendit du tombereau ; tous ses traits indiquaient la paix et la joie ; au milieu des hallebardes et de toute la foule qui l’entourait, il ne pensait qu’à son Sauveur et à sa couronne. « Mon Sauveur Jésus-Christ, dit-il, règne dans le ciel, et moi je suis prêt à combattre pour lui sur la terre, jusqu’à la dernière goutte de mon sang. » Cette confession de la vérité, au moment du supplice, irrita les bourreaux. « Attends, a lui dirent-ils, nous saurons bien t’empêcher de parler. » Ils sautèrent sur lui, ouvrirent sa bouche, saisirent sa langue, et la lui percèrent, puis par le plus cruel raffinement, ils lui ouvrirent la joue, et y attachèrent sa langue avec une cheville de ferd. A cet horrible spectacle, on entendit dans la foule quelques cris ; c’étaient ceux d’humbles chrétiens, qui étaient venus assister le pauvre maçon de leurs regards compatissants. Poille ne parlait plus, mais ses yeux annonçaient encore la paix dont il jouissait. Il fut brûlé vif.

d – Crespin, Martyrol., fol. 113, verso.

Dès lors les supplices se succédèrent rapidement ; plusieurs autres sentences avaient été rendues. Le 19 novembre, un imprimeur qui avait imprimé les livres de Luther, et un libraire qui les avait vendus, étaient conduits ensemble, à la place Maubert ; ces pauvres gens n’avaient pensé peut-être qu’à une bonne spéculation : n’importe, ils étaient brûlés. Le 4 décembre, un jeune clerc subit le même supplice devant Notre-Dame. Le lendemain, un jeune enlumineur, natif de Compiègne, qui travaillait dans un atelier, près du pont Saint-Michel, mourut sur un bûcher dressé au bout de ce pont. Quelquefois on se contentait de « battre nuds » les accusés, de confisquer leurs biens et de les bannire.

eJournal d’un Bourgeois de Paris, p, 445, 446.

La terreur était universelle. Tous ceux qui entretenaient des rapports avec les victimes, ou avaient fréquenté quelquefois les assemblées étaient inquiets et troublés. Il y avait une grande agitation dans les maisons évangéliques ; la fuite semblait le seul refuge, plusieurs faisaient leurs préparatifs de départ.

Quand nous avons parlé des chrétiens évangéliques de Paris, nous ne les avons pas tous nommés. Il y en avait dont la profession sans être aussi publique que celle de du Bourg, de la Forge, Milon, était pourtant aussi sincère ; plusieurs d’entre eux se firent alors connaître. De ce nombre étaient quelques nobles. Le seigneur de Roygnac et sa femme, le sieur de Robertval, lieutenant du maréchal de la Marche, le seigneur de Fleuri en Brière, la damoiselle Bayard, veuve du conseiller Porte, prenaient alors en gémissant la route de l’exilf. Le trouble, l’effroi, avaient pénétré jusque dans les offices de l’État ; plusieurs employés, Élouin du Lin, receveur du parlement de Rouen, Guillaume Gay, receveur de Vernay, mis en demeure de choisir entre leurs recettes et leur conscience abandonnèrent leurs bureaux et s’enfuirent. On voyait même parmi les fugitifs des hommes que l’on n’eût pas cherchés parmi les convertis. Le trésorier des Menus-Plaisirs, maître Pierre Duval, touché par la grâce divine au milieu des fêtes dont il avait l’administration, et son secrétaire René, converti comme lui, résolurent de sacrifier ces allèchements du monde, qui s’évanouissent avec la vie, et se dérobèrent à la colère redoutable de leur maître. Un autre Duval (Jean), probablement de la même famille que Pierre, garde du pavillon du bois de Boulogne, qui servait de rendez-vous de chasse à la cour, avait été atteint par la Parole de Dieu au milieu de ses cerfs et de ses oiseaux de fauconnerie, et son cuisinier Guillaume Deschamps, l’avait été de même. L’Évangile était aussi entré dans l’hôtel des Finances, deux clercs du Trésor, s’étaient mis à chercher le trésor céleste ; ils s’appelaient Claude Berberin et Léon Jamet, de Sansay en Poitou. Tous ces hommes disparaissaient soudain ; les uns se cachaient dans quelque village de province où ils avaient des amis ; d’autres allaient à Bâle, d’autres à Strasbourg. Jamet, ami de Clément Marot, qui lui a adressé quatre de ces épîtres burlesques appelées coq-à-l’âne, alors fort en vogue, alla jusqu’en Italie, et se réfugia à la cour de la duchesse René de Ferrare, dont il devint secrétaire, et Clément Marot, qui avait eu déjà plus d’une fois affaire avec la justice, pour sa haine de toute contrainte, et non pour sa foi, prit aussi peur et accompagna son ami au delà des Alpes.

fChronique du roi François Ier, p. 130. Ce manuscrit, publié par M. Guiffrey en 1860, nous a révélé des faits nouveaux.

A côté de ces nobles et de ces employés du roi, se trouvaient sur les routes de la France des hommes plus modestes. Les états qui tenaient à la typographie, les imprimeurs, les libraires et les relieurs, fournirent le contingent le plus nombreux à la troupe des fugitifs. La Réformation avait gagné bien des sectateurs parmi les maîtres et leurs ouvriers, et il suffisait d’avoir imprimé, relié ou vendu un ouvrage de Luther pour être brûlé vif. Maître Simon Dubois, Jean Nicole, le Balafré (le surnom seul nous est parvenu), tous imprimeurs, étaient en fuite. Le libraire André Vincard ; les relieurs maître Cholin, Jérôme Denis, et un contre-pointeur de livres suivant la cour, surnommé Barbe-d’Orge, avaient disparu. Des marchands orfèvres, des graveurs, un tailleur d’istoires, Jean le Feuvre (peut-être ce graveur en bois avait-il fait certains dessins, représentant le Christ et l’Antechrist, qui avaient été répandus avec les placards) ; de plus, un tonnelier, un menuisier, un cordonnier ; un peintre, maître Girard Lenet ; un aubergiste, Jean Pinot, hôte de la Clef (en Grève), bien connu pour loger fréquemment des luthériens. ; la sœur du paralytique Milon, la femme Simon, qui ne put prendre sur elle de rester dans la ville où avait été brûlé son frère ; tous ces gens s’enfuyaient loin de Parisg.

gChronique du roi François Ier, p. 130-132.

Le Dauphiné était la province de France qui avait le plus de ressortissants parmi les évangéliques de Paris. Maître Thomas Berberin, Pasqualis, François, Gaspard Charnel, et un jeune moine nommé Loys de Laval, étaient tous Dauphinois ; ils retournèrent précipitamment dans leur pittoresque province.

Plusieurs autres fugitifs étaient des moines ; il y avait frère Gratien, frère Richard, tous les deux augustins ; frère Nicole Marcel, célestin, le chantre Jehannet, lequel était appelé le prédicant ; un prêtre séculier, maître Jean le Rentif, appelé parmi le peuple, le prêcheur de bracque ; peut-être portait-il ce nom, parce que ayant jeté l’habit sacerdotal, il prêchait en braiesh. Dans ce troupeau fugitif, il y eut une brebis galeuse ; le fameux docteur en théologie Pierre Caroli. La Sorbonne lui avait interdit de continuer ses leçons au collège de Cambray pour avoir dit : « Rien ne sépare plus de la connaissance de Dieu que les images ; et mieux vaut donner six blancs à un pauvre, que de les donner à un prêtre pour dire la messe » Il partit pour la Suisse, où l’on n’apprécia pas fort sa présence. « Aussi sortit alors, dit Théodore de Bèze, Caroli, traînant avec soi le même esprit d’ambition, de contradiction et de paillardise ; homme que l’Esprit de Dieu n’avait pas envoyé, mais que Satan avait apporté pour empêcher l’œuvre du Seigneur. »

h – En italien brache.

Les collèges, aussi, où les lumières évangéliques commençaient à éclairer quelques maîtres et quelques élèves, fournirent plusieurs fugitifs. Des professeurs, sur lesquels seraient tombées les rigueurs du parlement, se levaient, disaient adieu à leurs élèves, sortaient avec tristesse de leur chambre d’étude et disparaissaient. Maître Jean Renault, principal d’un collège de Tournay, maître Mederic Sévin, maître Mathurin Cordier, l’ami, le mentor de Calvin avaient quitté précipitamment Paris, sans prendre congé de leurs collègues. Toutes les classes de la société avaient fourni quelques représentants à cette troupe, qui par tous les chemins, s’éloignait de la capitale. Souvent, ces nobles chrétiens étaient traités ignominieusement dans leur fuite ; plusieurs en avaient pitié, mais d’autres les insultaient. Ils étaient quelquefois obligés de se cacher dans les étables, dans les bois ; consumés de pauvreté, de faim couverts de « vils et âpres vêtements, » pour mieux échapper à leurs ennemis : mais la paix de la foi les consolait ; ils n’avaient pas voulu renier Christ ; ils avaient préféré, comme parle Calvin, renoncer à la vie de ce monde pour vivre perpétuellement au ciel, et l’espérance d’une résurrection glorieuse les empêchait de défailliri.

i – La liste de ceux qui furent signalés par MM. de la justice, comme s’étant enfuis de Paris, dont parlait déjà le Bourgeois de Paris, dans son Journal, p. 446, se trouve plus complète dans la Chronique de François Ier, p. 130 à 132.

Marguerite versait en secret bien des larmes, et sa muette douleur parlait avec éloquence à François Ier. Elle hasarda bientôt quelques prières en faveur de ses amis, Roussel, Courault et Berthaud. Le roi était encore irrité contre eux ; mais l’amitié qu’il avait pour sa sœur l’emporta. Il ordonna que ces trois docteurs fussent sortis de prison et mis dans un couvent ; la cellule succédait au cachot, ce qui était un petit adoucissement. Une vive réprimande fut faite à chacun d’eux. Roussel déclara qu’il ne voulait pas rompre avec l’Église et se retira dans son abbaye de Clairacj. Le faible Berthaud, que les supplices avaient épouvanté, reprit sans arrière-pensée l’habit monastique et mourut au cloître ; mais le vieux et intrépide Courault demeura ferme. En vain le roi le renvoya-t-il au couvent ; en vain l’habilla-t-on d’un froc, et lui mit-on un chapelet entre les doigts, il garda le silence ; mais à la première occasion, quelques jours seulement après avoir été mis dans le cloître, il s’échappa, et prit, presque aveugle, la route qu’avaient déjà suivie Farel et Calvin. Il arriva à Bâle.

j – Gerardus Rufus… decreto regio absolutus. » (Cop à Bucer. Msc. de Strasbourg.)

Cette grâce, presque honteuse pour le prince qui l’accordait, fut la seule et suprême manifestation de la miséricorde de François Ier ; après avoir cédé à sa sœur, il céda aux courtisans, aux cardinaux, à la Sorbonne, au parlement. L’indulgence du roi pour les trois docteurs ne fit que hâter les terribles persécutions qui allaient commencer en France. Le peuple, surtout à Paris, ignorant, superstitieux, ne s’imaginant pas qu’il pût y avoir une autre religion que celle qu’on lui avait enseignée, était pourtant étonné, ébranlé, inquiet, en voyant le grand nombre d’hommes et de femmes gagnés à l’Évangile ; il était même touché de la sérénité des martyrs. Les chefs du parti ultramontain alarmés de l’agitation qui se répandait peu à peu dans tous les quartiers de la capitale, voulurent raffermir la foi des masses et se mirent à solliciter vivement le roi. Ils rappelaient l’écrit contre la messe, ils demandaient des châtiments plus rigoureux, des réparations plus éclatantes ; ils représentaient que les habitants de Paris étaient fort troublés de la multitude de ceux « qui avaient erré en la foik. » Il leur semblait voir les flots de la doctrine de Luther s’avancer d’Allemagne avec impétuosité et sur le point d’envahir la France… Il fallait à tout prix leur opposer une digue capable de les arrêter. « Sire, disaient-ils transmettez fidèlement à vos successeurs ce titre glorieux de Fils aîné de l’Église que vous avez reçu de vos pères… Vous savez combien l’esprit français est avide de nouveautésl, et où cela peut nous conduire… Donnez une preuve publique de votre attachement à la foi. » François n’avait pas oublié le placard affiché pendant la nuit à la porte de sa chambre, et cette remontrance évangélique lui semblait un écrit diffamatoire dirigé contre Sa Majesté. Encore donc quelques bûchers… Mais il faut qu’une pompe inaccoutumée les accompagne. Par loi et constitution du roi, il fut ordonné qu’on demanderait au Tout-Puissant la destruction de l’hérésie, et qu’à cet effet il y aurait une procession solennelle et un sacrifice expiatoire… François se réservait de le couronner par des actes barbares.

kChronique du roi François p. 113.

l – « Quam avido novitatis ingenio essent Galli. » (Florimond Rémond Hist. de l’Hérésie, II, p. 229.)

Tout Paris s’agita ; on tapissait les rues ; on construisait des reposoirs ; on préparait dans les palais les vêtements les plus magnifiques, et l’on comptait les victimes dans les cachots. François avait plusieurs motifs pour donner un grand spectacle et l’accompagner de sanglants intermèdes ; la politique même n’y était pas étrangère. Il voulait faire taire les mauvaises langues qui déblatéraient sur ses ententes cordiales avec Henri VIII et sur la bonne grâce avec laquelle il recevait l’ambassadeur du Grand Turc ; il voulait attirer sur ses armes les bénédictions du ciel ; il voulait montrer que, s’il protégeait les bonnes lettres, il méprisait les écrits fanatiques, il détestait les libelles anonymes répandus en même temps que les placards, les Sept assauts, l’écrit Contre les marchands boutiquiers du pape, et tant d’autres. Mais la colère dont il avait été saisi en voyant à sa porte même, une affiche coupable, réclamait surtout, sans délai, de terribles vengeances.

Le 21 janvier arriva, jour néfaste ! Dès le matin, une population considérable, soit de la ville, soit des contrées environnantes, remplissait Paris ; les toits même des maisons, étaient couverts d’hommes, petits et grands. Cette multitude curieuse, agitée, augmenta encore l’émotion générale ; beaucoup de bourgeois de Paris n’avaient jamais rien vu de pareil. « Il n’y a, disait-on, tant soit petit bout de bois ou de pierre, saillant des murailles, qui ne soit chargé, pourvu qu’il y ait place pour une personne, et les rues semblent pavées de têtes humaines. » La foule innumérable admirait les tapisseries dont les maisons étaient tendues, les reposoirs, les tableaux pleins de mystères somptueux. Le peuple s’arrêtait surtout devant une représentation de la Sainte hostie, devant celle du Juif (probablement du Juif errant), « et d’autres de moult grande singularité. » Devant la porte de chaque maison, était une torche de cire ardente pour faire révérence au saint sacrement et aux saintes reliquesm. »

mChronique du roi François Ier, p. 114.

A six heures du matin la procession commença. D’abord paraissaient toutes les croix et bannières des paroisses de Paris ; puis deux à deux, les bourgeois une torche à la main ; puis les quatre ordres mendiants ; puis les prêtres et chanoines de la ville. Jamais on n’avait vu tant de reliques. Ce n’étaient pas seulement des hommes vivants qui figuraient alors dans les rues de la capitale pour rendre honneur à la messe, c’étaient saint Philippe, saint Marcel, saint Germain, saint Méry, saint Honoré, saint Landry, sainte Opportune, saint Martin, saint Magloire, et beaucoup d’autres qui, en tout ou en partie, sortis du tombeau, défilaient devant le peuple. La foule contemplait ces vieilles reliques avec une béate admiration. Voilà le corps du saint !… voilà ses souliers !… voilà ses chausses ! »

Ainsi parlaient les dévots ; mais quels effets produisaient ces superstitions sur les hommes éclairés ? Qu’eût dit Calvin en particulier, ce grand ami du culte en esprit et en vérité rendu à Dieu seul ? Depuis quelques mois il avait quitté Paris ; mais s’il avait été encore, au moment de la procession, chez de la Forge ou dans quelque autre maison devant laquelle défilait le cortège, quels sentiments eût-il éprouvés ? Nous le voyons dans l’un de ses écrits, où il s’occupe de toutes les reliques exhibées alors au peuple de Paris. C’est bien ici le moment de faire connaître ce qu’il pensait de ces restes supposés des saints. L’ironie est une arme dont il faut être avare quand il s’agit de choses religieuses ; cependant nous la trouvons plus d’une fois dans la Bible, par exemple quand Élie parle aux prophètes de Bahaln ; Calvin donc a pu l’employer. Mais il n’était pas plaisant de son caractère, et sous son ironie se cachait un profond sérieux.

n1 Rois 18.27.

Les corps saints se succédaient les uns aux autres dans les rues de la capitale. L’admiration des bourgeois de Paris croissait de moment en moment ; ils croyaient, au passage de chaque relique, voir un objet unique dans le monde. « Ah ! dit Calvin plus tard, la merveille n’est pas si grande. Nous n’avons pas seulement un corps de chacun de ces saints, nous en avons plusieurs. Il y a un corps de saint Mathias à Rome, un second à Padoue, un troisième à Trêves ; il y en a un de saint Lazare à Marseille, un autre à Autun, un troisième à Avallono. »

o – Calvin, Opusc. franç., p. 750, 751.

Bientôt parurent les chanoines de la Sainte-Chapelle, revêtus de leurs chapes ; aucune église de la chrétienté ne possédait de si précieux trésors. Voici le lait de la Vierge ! — Vraiment, dit Calvin, il n’y a si petite villette, ni si méchant couvent, où l’on ne nous montre ce lait ; certes si la sainte Vierge eût été nourrice toute sa vie, à grand’peine eût-elle pu en donner une si grande abondancep. »

p – Calvin, Opusc. franç. p. 743.

« Voici la robe de pourpre du Seigneur, disait le peuple ; voici le linge dont il se ceignit à la Cène, et les drappelets (langes) de sa naissance ! — On ferait mieux, dit Calvin, de chercher Jésus-Christ dans sa Parole, ses sacrements et ses grâces spirituelles, que dans sa robe, sa chemise et ses drapeauxq ! »

qIbid., p. 727 et 736.

« Voici la couronne d’épines !… » dit-on bientôt. La sensation produite par cet objet vénéré fut d’autant plus grande, et les mouvements du peuple pour s’en approcher d’autant plus vifs, que jamais encore on ne l’avait vu aux processions. — Ce n’est pas une rareté, dit Calvin. Il y a deux de ces couronnes à Rome ; il y en a une à Vincennes, une à Bourges, une à Besançon, une à Albi, une à Toulouse, une à Mâcon, une à Cléry, une à Saint-Flour, une à Saint-Maximin, une à Noyon, une à Saint-Salvador en Espagne, une à Saint Jacques en Gallice, et beaucoup d’autres dans d’autres lieux encore. Vraiment, pour faire toutes ces couronnes et recueillir toutes ces épines, il faut qu’on ait abattu toute une haier … »

rIbid., p. 736 et 742.

« Voici la vraie croix ! » De nouveau, tumulte, clameurs ; les Parisiens et les étrangers se pressent les uns contre les autres. — Ce n’est pas la seule, dit le réformateur, il n’y a si petite ville et si chétive église qui n’en montre des morceaux, et si l’on voulait tous les ramasser, il y aurait la charge d’un très grand bateau, et trois cents hommes ne pourraient les porters… »

s – Calvin, Opusc. franç., p. 734.

Ensuite, parut un reliquaire en vermeil, qui attirait l’attention générale : c’étaient les reliques de sainte Geneviève, patronne de Paris ; on ne les sortait que dans les grands périls de la France ; c’était la dernière ancre au sein de la tempête. Les bouchers de Paris s’étaient offerts pour porter cette précieuse amulette, et ils s’y étaient préparés par un jeûne de plusieurs jours ; ils s’avançaient pieds nus et couverts seulement d’une longue chemise. Autour de ce groupe un peu farouche, il y avait un mouvement perpétuel. « La voilà, disait-on, la sainte vierge de Nanterre ! elle a sauvé nos pères des fureurs d’Attila ; qu’elle nous sauve de celles de Luther ! » On se précipitait sur ces reliques ; l’un voulait les toucher de son bonnet, l’autre de son mouchoir, un troisième du bout du doigt, quelques-uns même, plus hardis cherchaient à les embrasser. « Embrassez le Fils, de peur qu’il ne s’irrite, et que vous ne périssiez quand sa colère s’embrasera tant soit peut. »

tPsaumes 2.12.

Les reliques passées, venaient un grand nombre de cardinaux, archevêques, évêques, abbés chapés et mitrés. Puis, sous un dais magnifique, dont les quatre bâtons étaient tenus par les trois fils du roi et le duc de Vendôme, premier prince du sang, se trouvait l’hostie portée par l’évêque de Paris, et adorée comme si c’eût été le Seigneur lui-même.

Alors paraissait enfin François Ier, sans faste, à pied, tête nue, une torche ardente à la mainu, comme un pénitent chargé d’expier les sacrilèges de son peuple. A chaque reposoir, il remettait sa torche au cardinal de Lorraine, joignait les mains et se prosternait, s’humiliant, non pour ses adultères, ses mensonges ou ses faux serments ; il n’y pensait pas ; mais pour l’audace de ceux qui ne voulaient pas la messe. Il était suivi de la reine, des princes et princesses, des ambassadeurs étrangers, de toute la cour, du chancelier de France, du Conseil, du Parlement en robes écarlates, de l’Université, des autres compagnies et de sa garde. Tous marchaient deux à deux, « donnant toutes les marques d’une piété extraordinaire. » Chacun tenait son flambeau allumé, dans un profond silence. Des chants spirituels et des airs funèbres interrompaient seuls de temps en temps le calme de cette morne et lente procession.

u – Garnier, Hist. de France, XXIV, p. 556.

Elle parcourut ainsi divers quartiers de la capitale, suivie d’une foule immense de peuple, et les habitants de chaque rue, se tenant devant leurs maisons, se jetaient à genoux au moment où passait l’hostie. La cohue était telle, que des bandes d’archers, un bâton blanc à la main, placés dans toutes les rues, avaient peine à faire ouvrir le passage au cortègev.

v – « Innumera denique plebis mulitudine. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 229.) — Voir aussi le Journal d’un Bourgeois de Paris. — Fontaine, Hist. catholique. — Maimbourg, Hist. du Calvinisme, et Chronique de François Ier.

Enfin la procession arriva à l’église Notre-Dame ; le sacrement y fut déposé sur l’autel ; la messe fui chantée par l’évêque de Paris, et l’on rendit à l’hostie tous les hommages imaginables, pour réparer l’injure que les placards lui avaient faite. De Notre-Dame, le roi et les princes se rendirent à l’évêché.

Il est dans l’histoire des jours néfastes. Il en est un surtout qu’il suffit de nommer pour remplir l’âme de tristesse et de deuil… date funeste, qui devait inaugurer solennellement en France l’époque des persécutions et des martyrs. Le vingt et un janvier 1535, un roi de France, entouré de toute sa cour, ses ministres, son parlement, son clergé, allait vouer à la mort, avec pompe, les humbles disciples de l’Évangile. Ce que les Valois commençaient, les Bourbons le continueraient, et le plus illustre d’entre eux exercerait, sur une vaste échelle, le système des galères et des bûchers. Hélas ! il y a des dates qui se rencontrent d’une manière frappante et cruelle. Deux cent cinquante-huit ans plus lard il y eut un second vingt et un janvier. Le plus simple, le plus doux, le plus généreux des Bourbons, condamné par des hommes égarés à la peine capitale, monta sur l’échafaud dressé aussi sur une place de Paris ; il y reçut le coup de mort le vingt et un janvier 1793. Nous ne prétendons pas expliquer l’histoire ; nous ne disons pas que l’innocent Louis XVI porta la peine du crime de ses prédécesseurs, et qu’à l’expiation ordonnée par François Ier, Dieu en fit succéder une autre. Mais la rencontre de ces deux dates nous a ému, et nous n’avons pu nous empêcher de nous arrêter, pour les contempler avec une sainte épouvante.

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