Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 2
Conjurations de femmes contre la Réforme et prédications de Farel

(1531)

5.2

Le bailli de Berne arrive à Orbe – Le moine en prison, Romain poursuivi – Les femmes le frappent – Intercession en faveur du moine – Farel arrive à Orbe – Tumulte et abandon – Complot et attaque des femmes – Interrogatoire du frère Michel – Michel libéré, Farel prêche – Singulier auditoire – Procession et prédication – Farel prêche sur les pénitences, les indulgences, la confession, les images, le train du monde – Farel est difficile quant au ministère

La Réformation apportait aux femmes de grands bienfaits. La Parole divine, qu’elle plaçait dans leurs mains, qu’elle voulait voir dans leur cœur, devait les ôter de la domination du prêtre pour les mettre sous celle du Sauveur, leur donner cet esprit débonnaire et paisible qui, comme le dit Calvin, est séant à ce sexe, et substituer à une religion de pratiques extérieures, une vie intime, sainte et utile. Toutefois les femmes attachées à leurs curés, à leurs rites, et facilement fanatisées, furent souvent opposées à la Réforme ; nous en verrons des exemples.

La mère de Hollard n’était pas de ce nombre. Vivement attachée à son fils, elle s’abandonnait à sa douleur maternelle. Son fils prisonnier, son fils sans protecteur, son fils exposé aux vengeances des catholiques-romains irrités, voilà les pensées qui causaient son trouble et ses larmes. Elle ne songeait qu’à le sauver, toute prête à se donner de la peine, à braver même la colère des ennemis de l’Évangile. Le bailli de Berne, se disait-elle, peut seul délivrer Hollard. Il réside à Échallens, dans un château, entouré de ses officiers ; c’est un fier Bernois, un froid diplomate peut-être… N’importe, la pauvre femme ira implorer son secours. Romain ne veut pas l’abandonner ; s’il se présente quelques difficultés, quelque péril, il sera près d’elle ; il protégera la mère et délivrera le fils. Madame Hollard et le maître d’école franchissent ensemble le pays qui est entre Échallens et Orbe ; ils se présentent au château, ils informent le bailli de Diesbach du discours insultant du moine et de ce qui en a été la suite… bonheur ! le magistrat bernois s’émeut, s’indigne et part aussitôt. Le seigneur bailli se disait que les injures du moine étaient la cause de tout le désordre ; qu’en appelant apostats et infâmes les prêtres et les moines qui se mariaient, il avait attaqué l’Évangile et la Réformation, reconnus pas Messieurs de Berne ; que c’était à ce religieux qu’il fallait s’en prendre.

Etant donc arrivé le même jour, vers quatre heures, Diesbach ne voulut pas se rendre à la maison de ville ou chez le châtelain ; mais il s’assit près du vieux châteaua en plein air, et envoya ses officiers chercher le frère Juliani. Les sergents visitèrent avec soin le couvent et plusieurs maisons sans trouver le moine, qui était caché dans la maison d’une femme, « Françoise Pugin, maîtresse d’apprendre les filles en toute vertu et science. » Averti de ces poursuites, il prit courage, sortit et alla droit au bailli qui était encore assis devant le château, attendant le résultat de ses perquisitions. Le frère Michel le salua gracieusement ; mais le sieur de Diesbach, se levant, le saisit par la main et lui dit : « Je vous fais prisonnier de la part de Messeigneurs ; » puis il le fit mener à la prison, et tirant Hollard hors de son trou, mit en son lieu ledit frère. » Tels étaient les procédés énergiques de Berne.

a – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 17.

Marc Romain, aussi joyeux d’avoir fait délivrer son ami « que s’il eût gagné mille écus et pensant avoir fait un chef-d’œuvre, » dit un contemporain, se rendait tranquillement chez lui. Pendant que ces choses se passaient, le peuple, effrayé de l’arrivée du bailli et de l’emprisonnement du moine, s’était réuni sur la place et ne parlait que de jeter le maître d’école à la rivière pour le punir d’avoir été chercher le sieur de Diesbach. Malheureusement, en ce moment même, Marc Romain parut. Les bourgeois, « le voyant venir ainsi joyeusement, » se le montrèrent l’un à l’autre. Le voilà ! » disaient-ils, et tous de s’écrier : « Magister ! venez çàb ! » Romain, voyant le tumulte, passa soudainement de la joie à la peur, prit la fuite, et tous se mirent à le poursuivre. Il perdait du terrain ; il regardait à droite et à gauche si quelque porte ne s’ouvrait pas pour le recevoir ; tout demeurait fermé. Arrivé devant l’église, il s’y jette ; mais à peine y a-t-il mis les pieds, qu’il s’arrête étonné : Les femmes qui avaient voulu mettre Hollard en pièces étaient à l’église, ainsi que quelques hommes, à cause du Salve Regina qui se disait là journellement à cinq heures après midi. Agenouillées devant l’autel, les mains jointes, le regard en terre, elles invoquaient la Reine des cieux. « Salut, Reine de miséricorde ; nous faisons monter vers toi nos soupirs ! 0 toi, notre avocate ! sauve nous ! » Au moment où Romain entre, les femmes tournent la tête, l’aperçoivent, et subitement transformées en furies, elles se précipitent sur lui, comme elles l’ont fait naguère sur Hollard, « elles le prennent par les cheveux, le jettent par terre, et le frappent. » Les femmes étaient dans Orbe les champions du catholicisme. Le grand banneret regardait tranquillement cette exécution. « Je, qui voyais les affaires, dit-il, me pensais que le maître d’école n’en sortirait jamais qu’il ne fût mort ! » Pierrefleur se gardait bien de venir à son aide, et les coups continuaient à pleuvoir sur le pauvre Romain, quand un de ses amis arriva. « Je suis certain, dit le banneret, qui avait vu tout cela sans s’émouvoir, que si ce n’avait été la recorsse (secours) qu’il a eue de ce luthérien, il ne fût jamais parti du lieu sans être mortc. » Il est parlé dans l’Écriture de gens qui ne cessaient de battre saint Paul ; Romain, qui essuyait alors cette rage bruyante et cruelle, » fut plus tard ministre de l’Évangile ; il en faisait alors l’apprentissage.

b – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 18.

c – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 19.

Un attroupement s’était formé autour du château, où se trouvait le frère Michel, et des voix irritées demandaient à grands cris sa liberté. En ce moment le bailli de Diesbach, sortait du manoir pour retourner au lieu de sa résidence ; à côté de lui se trouvait Hollard qu’il allait rendre à sa mère. Quand il vit tant de gens assemblés, il fut fort étonné, car « tous criaient et demandaient leur beau père. — Pourquoi, disaient les uns, avez-vous arrêté le frère Michel ? — Pourquoi, disaient d’autres, avez-vous délivré Christophe ? — Par ordre de Messeigneurs de Berne, » répondit l’inébranlable bailli ; puis il ajouta en montrant les hautes murailles du château : « Si vous voulez le mettre en liberté, vous pouvez le prendre…, mais je ne vous le conseille pasd. — Nous cautionnons notre beau père corps pour corps, avoir pour avoir, » s’écrièrent les bourgeois. Le bailli, sans répondre, continua son chemin.

d – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 20.

A peine arrivé sur la grande place, le sire de Diesbach aperçut des dames et bourgeoises de la ville, qui l’y attendaient, le cœur plein de soupirs et d’angoisses. Elles se jetèrent toutes à genoux, « avec grandes larmes, » et tendant vers lui leurs mains, s’écrièrent : « Miséricorde pour le beau père ! mettez-le en liberté ! » Ces cris attendrirent le Bernois ; il s’arrêta ; son émotion lui permettait à peine de répondre. Il fit comprendre pourtant qu’il n’était pas en sa puissance de délivrer Juliani et se retira à son logis, car l’heure était tardee.

eIbid.

Les notables catholiques se réunirent pour aviser à ce qu’il y avait à faire. Un prêtre mis en prison, lans Orbe, pour une prédication strictement romaine… Quel scandale ! Ils résolurent d’en appeler du bailli bernois et hérétique aux Fribourgeois bons catholiques. Le grand banneret s’offrit pour cette importante mission, et le lendemain, Noble P. de Pierrefleur et François Vuerney partirent pour Fribourg, où ils racontèrent tout au conseil. Les seigneurs et princes de cette ville furent bien « marris et fâchés, » et une députation composée de Bernois et de Fribourgeois reçut ordre d’arranger le différend. Mais cette mesure loin de diminuer la lutte devait encore l’accroître. En effet, la députation en traversant Avenches, ville romaine plus vieille que les Césars, y trouva Farel qui, depuis un mois, y annonçait l’Evangile, au milieu des ruines d’aqueducs et d’amphithéâtres, ne rencontrant que tiédeur. L’évangéliste, laissant sans hésiter cette ville, ses colonnes et ses chapiteaux, partit avec les Bernois, et arriva sur les bords de l’Orbe, où l’attirait le bruit des combats. Là, il n’y avait pas de ruines ; sept temples et vingt-six autels témoignaient de la splendeur antique de cette cité et de sa ferveur romaine.

C’était le 2 avril, dimanche de Pâques fleuries ; la messe avait été célébrée, les divers offices avaient été dits jusqu’à Vêpres. Farel, qui était resté tranquillement chez lui, voyant le service de Vêpres fini, sortit de son hôtellerie « avec audace présomptueuse. » Ses amis le suivirent, les curieux s’attroupèrent, les dévots accoururent et une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, remplit bientôt le temple avec grand bruit. Alors sans demander permission à personne, Farel s’en va mettre en chaire pour prêcher. » Mais à peine a-t-il ouvert la bouche, que tous, « hommes, femmes et enfants sifflent, hurlent, frappent du pied avec toute ex clamation pour le destorber. Chien ! criaient-ils, mâtin ! hérétique ! diable ! et autres injures ; c’était un bruit éclatant. » « Vraiment, disait Pierrefleur, on n’entendrait pas Dieu tonner !… » Farel, accoutumé au tumulte comme un soldat au sifflement des balles, continuait son discours. La colère monta au cerveau de quelques-uns. Voyant qu’il ne se veut désister, ils se mutinent, entourent la chaire, et veulent aller jusqu’à donner des coups ; » le tumulte était au comble. Le bailli, « craignant que plus de mal n’advînt, » se jeta au milieu de la foule, saisit le réformateur par le bras, et l’escorta jusques en son logis.

La commission mixte était chargée du rétablissement de la paix dans cette ville agitée ; mais quant à Farel, il n’avait guère qu’une idée : Malheur à moi si je n’évangélise pas ! S’il n’a pu prêcher dans l’église, il le fera en plein air. Le lendemain lundi, à six heures du matin, il sort de la maison de son hôte, se dirige vers la grande place et commence à prêcher. Il n’y avait personne ; n’importe ; il pensait que sa voix retentissante réunirait bientôt une bonne assemblée. Mais, satisfaits de la victoire de la veille, les gens d’Orbe s’étaient dit qu’ils laisseraient le prédicant tout seul ; il n’eut pas un auditeurf. Ce n’était pourtant pas l’unique raison ; un complot s’ourdissait alors contre Farel ; un complot de femmes naturellement ; les hommes en général étaient tièdes, en comparaison de leurs moitiés.

f – Mémoires de sire de Pierrefleur, p. 21, 22.

Il y avait à Orbe une noble dame, originaire de Fribourg, Elisabeth, épouse d’Hugonin, seigneur d’Arnex, femme honnête, pieuse, mais enthousiaste, violente et fanatique. Elisabeth, persuadée que la mort du réformateur serait une œuvre très méritoire, avait réuni chez elle d’autres femmes bigotes, les avait pérorées, entraînées, et toutes avaient convenu de rouer de coups le réformateur et même de le tuer ; elles ne cherchaient plus qu’une occasion. Le même jour, à quatre heures après midi, se tenait un conseil de la ville auquel assistaient les députés de Berne, de Fribourg et Farel lui-même. Le conseil fini, le réformateur sortit ; c’était le moment qu’Elisabeth et ses complices, instruites de ces circonstances, avaient choisi pour exécuter leur complot. Un gentilhomme, Pierre de Glairesse, sachant le danger que courait l’évangéliste, sortit après lui du conseil et lui demanda la permission de l’escorter. Cependant les femmes qui avaient quitté leurs maisons, attendaient Farel au milieu d’une rue où il devait nécessairement passer. Il s’approche sans défiance ; soudain elles fondent sur lui, « le prennent par la robe, si doucement, dit ironiquement le chroniqueur, qu’elles le font chanceler et tomber. » Alors elles entreprennent de l’outrager et de le frapper ; mais Pierre de Glairesse se précipite au milieu d’elles, le leur ôte des mains et leur dit en s’inclinant, avec grande politesse : « Mesdames, pardonnez-moi, car pour cette heure, je l’ai pris à ma charge. » Toutes le laissèrent aller, et Glairesse le conduisit à l’hôtellerie où Messieurs de Berne l’attendaient.

Pendant qu’Élisabeth voulait tuer le réformateur, Guillaume d’Arnex, son mari, aussi bigot qu’elle, plaidait la cause du moine. Les médiateurs avaient ordonné que le frère Michel fût amené en jugement. Il fut conduit au château, ému et effrayé, et les seigneurs de Berne faisant clame criminelle contre lui, dirent : « Vous avez prétendu que les pauvres d’esprit ce sont les moines. — Frère Michel : Je le nie. — Vous avez dit que résister au pape, aux évêques aux autres ecclésiastiques, c’est résister à l’ordonnance de Dieu. — Je nie de l’avoir dit en ces termes. — Vous avez dit que peu prennent la nouvelle loi, sauf un tas de moines impudiques. — Je nie de l’avoir dit ainsi et n’ai nommé personne. — Vous avez dit que quand des prêtres se marient, les femmes qu’ils prennent ne sont pas leurs femmes mais leurs ribaudes et que leurs enfants sont bâtards. — Je l’avoue. — Vous avez dit que Marie est la trésorière des grâces. — Je l’ai dit. — Vous avez dit que les saints, comme saint Antoine, chassent et guérissent certaines maladies. — Je l’ai dit. — Vous avez dit que ceux qui nient que les livres des Machabées soient de la sainte Écriture, sont hérétiques. — Je l’ai dit. — Vous avez dit que ceux qui ont pris la nouvelle loi n’ont aucun bien en eux et nient les articles de la foi. — Je le nieg. » Ce mélange de négations et d’aveux désarma les juges. Ils prêtèrent l’oreille aux sollicitations du sieur d’Arnex et mirent Juliani en liberté. Seulement Messieurs de Berne l’engagèrent à ne prêcher à l’avenir que la Parole de Dieu. « Ah ! très honorés seigneurs, s’écria le pauvre frère, jamais je n’ai prêché chose qui ne se trouvât au saint Évangile, aux Épîtres de saint Paul, ou autre part en la sainte Écriture. » Le frère Michel, confus de n’avoir pas remporté un triomphe aussi éclatant que son patron au casque éclatant, et craignant qu’on ne le remît en prison, ne pensait qu’à se sauver. Il entra pour quelques minutes au couvent, et s’enfuit en Bourgogneh. Les députés retournèrent dans leurs cantons et Farel resta.

g – « Negat dixisse. » (Mém. de sire de Pierrefleur, p. 24 à 28.)

h – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 21-32.

Peu après Pâques, un mandement de Berne arriva, portant que partout où Farel voudrait prêcher on lui donnât audience, puissance et faveur. Lecture en ayant été faite, aussitôt, sans attendre l’avis du Conseil, le peuple s’écria : « Qu’il s’en aille, nous n’avons cure de lui, ni de sa prédication ! » Les seigneurs de Berne répondirent que Farel devait être libre de prêcher, mais qu’aucun habitant ne devait être contraint à l’entendre ; l’évangéliste annonça qu’il prêcherait le samedi après Quasimodo, à une heure, et réfuterait les erreurs de Juliani.

Les catholiques, ne se contentant pas de la permission qui leur était donnée, résolurent d’organiser à Farel une réception qui le dégoûtât à jamais de prêcher. En effet, le ministre étant entré dans l’église, l’auditoire le plus étrange s’offrit à ses yeux. Toute la marmaille de l’endroit était réunie ; les enfants d’Orbe couchés devant la chaire et tout à l’entour, faisaient semblant de dormir, ronflant et riant sous cape. Farel apercevant trois auditeurs qui lui semblaient sérieux, monta en chaire et dit en montrant ces petits polissons : « De combien de moyens Satan est garni, pour empêcher notre cause ! N’importe, il nous faut surmonter tout obstacle. » Puis, décidé à réfuter le frère Michel, il commença son discours. Mais soudain tous ces garçons se lèvent, comme des tirailleurs couchés à plat ventre derrière des broussailles se découvrent à l’approche de l’ennemi et le saluent de leur fusillade. Les gamins travaillent de leurs poumons ; ils crient, ils hurlent à grande force et sortent enfin de l’église en faisant un horrible fracas. « Il ne resta que le prédicateur, fort ébahi. Et ce fut le premier sermon qui se fit en la ville d’Orbe, dit malicieusement le grand bannereti. »

i – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 35.

Le lendemain, dimanche, il y avait une grande procession. Les prêtres, les moines et toute la paroisse, chantant à tue-tête, se rendaient, selon l’usage, à Saint-Georges, hors de la ville. Farel profita de la sortie de l’ennemi pour s’emparer de la place, et à peine le dernier paroissien avait-il franchi le seuil de l’église, qu’il entra suivi de ses amis, monta en chaire et annonça bien haut la vérité. Dix réformés, Viret, Hollard, Secrétan, Romain et six de leurs amis, composaient seuls son auditoire. Cependant la procession revenait. D’abord paraissaient les enfants, deux à deux, puis l’exorciste, avec l’eau bénite et l’aspersoir, le porte-croix, les prêtres, les magistrats et le peuple ; tous chantaient leurs litanies à gorge déployée. Les enfants, voyant en chaire le ministre et se rappelant la leçon qu’on leur avait faite, se précipitèrent dans l’église, sifflant, criant, et hurlant comme la veille. Les prêtres et le peuple qui les suivaient, faisaient déjà des gestes menaçants ; Farel comprit que l’orage allait éclater, et montrant une sagesse qu’il n’eut pas toujours, il descendit de chaire et se retiraj.

j – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 35.

Le clergé triomphait, il attribuait à la faiblesse et à la crainte la retraite de Farel et disait tout haut dans la ville : « Le ministre ne peut réfuter les articles de foi établis par Juliani. » « Vraiment, répondit le bailli bernois, vous avez écouté le moine et vous vous plaignez maintenant de ne pas entendre le ministre… Eh bien vous l’entendrez. Le vouloir des seigneurs de Berne est que chaque père de famille soit tenu d’assister à son prêche sous peine de leur indignation. »

On n’osa désobéir ; l’église fut comble. Plein de joie à la vue de cette foule, Farel monta en chaire ; jamais il n’avait été plus clair, plus énergique, plus éloquent. Il passa en revue tous les sujets dont avait traité Juliani ; tantôt il attaquait les pardons que l’Église romaine vend aux âmes crédules, tantôt la doctrine qui attribue à saint Pierre les clefs du ciel. « La clef du royaume des cieux, disait-il, c’est la Parole de Dieu, c’est le saint Evangile. » Un jour Farel parlait des stupides pratiques imposées aux catholiques sous le nom de pénitences. « La pénitence que Dieu demande, disait-il, c’est le changement de vie, de propos, de couragek. » Un autre jour il combattait les indulgences. « Les pardons des papes ôtent l’argent, s’écriait-il, mais ils n’ôtent pas les péchés. Sache tout chrétien que nul ne peut éviter l’ire de Dieu, sinon par Jésusl. » Il tonnait contre la confession auriculaire. « La confession que le pape commande à l’oreille des prêtres, disait-il, lui sert à connaître les secrets des rois et l’aide à attraper et pays et royaumes. Mais que d’âmes ont été jetées par elle en enfer ! que de vierges corrompues ! que de veuves dévorées ! que d’orphelins ruinés ! que de princes empoisonnés ! que de pays désolés ! que de puissances mises à néant ! que de grandes maisons d’hommes et de femmes livrés à la débauche, somptueusement entretenues… O ciel ! découvre ces exécrables horreurs. O terre ! crie. Créatures de Dieu ! pleurez. Et vous, Seigneur ! levez vousm. »

kSommaire, etc., par G. Farel, p. 191. Nous donnons sur les sujets traités par Juliani, les expressions mêmes de Farel, telles qu’elles se trouvent dans ses écrits, sans pouvoir dire que ce fussent exactement celles dont il se servit en cette occasion.

lIbid., p. 125.

mIbid., p. 96, 191, 210.

Farel, sans avoir l’ardeur iconoclaste qu’Hollard manifesta bientôt, était pourtant indigné du culte rendu aux images des saints et se servit contre elles des armes de la Parole. « Les peuples, disait-il, placent des chandelles devant les saints qui sont hors de ce monde et qui n’en ont que faire… Tandis que si ces saints étaient en vie et qu’ils eussent besoin de lumières pour lire l’Évangile, au lieu de leur donner des flambeaux, ils leur crèveraient les yeux !… » Puis scandalisé du train désordonné du monde et de l’Église, l’orateur chrétien s’écriait : « Farces pleines de moquerie, vilenies, paillardises, chansons déshonnêtes et folles, livres pleins de vanité, ordures, menteries et blasphèmes, vilaines et désordonnées paroles… tout cela, on le souffre ouvertement… Mais le Nouveau Testament qui contient la doctrine et la passion de Jésus est défendu comme si c’était l’Alcoran de Mahomet, ou un livre de maléfiques et d’enchanteurs… soleil ! peux-tu jeter tes rayons sur de telles contrées ? terre ! peux-tu donner les fruits à un tel peuple ? Et vous, Seigneur Dieu ! êtes-vous si tardif à vengeance contre un si grand outrage ? Levez vous, Seigneur ! et que la trompette de votre saint Évangile soit entendue jusqu’au bout du monden ! »

nSommaire, etc., par G. Farel, p. 154.

Quoique les catholiques fussent indignés, et non sans raison, contre l’ordre de Berne, qui les obligeait à entendre des prédications contraires à leur foi, le réformateur prêcha pourtant sans difficulté les deux premiers jours ; mais dès le troisième, les prêtres alarmés pérorèrent leurs ouailles, tonnèrent du haut de la chaire contre la prédication hérétique ; et dès lors Farel ne compta plus guère dans l’église que les amis de l’Évangile. Le bailli eut le bon esprit de ne pas remarquer cette désobéissance.

Les campagnes environnantes dédommagèrent Farel des mépris d’Orbe. Sa réputation s’étant répandue dans les villages, on désira vivement l’entendre ; il recevait message sur message, et se sentait ému en voyant ces bons paysans heurter à sa porte. « Oh ! que la moisson est grande, écrivit-il à Zwingle. Nul ne saurait exprimer l’ardeur que le peuple ressent pour l’Évangile ; et je verse des larmes quand je vois le petit nombre d’ouvrierso. » Quelques-uns des évangéliques d’Orbe demandèrent qu’on les envoyât prêcher, mais Farel ne les croyant pas assez mûrs, s’y refusa. Il y en eut qui le prirent en mauvaise part ; cela ne l’ébranla point. Il vaut mieux leur déplaire, dit-il, que de déplaire à Dieu. »

o – « Quanta sit messis, quis populi ardor in Evangelium, paucis nemo expresserit. Sod paucitatem operariorum deflere cogimur. » (Farellus Zwinglio. Orba, anno 1531. Ep., II, p. 648.)

Saint Paul a dit : N’impose les mains à personne avec précipitation. Farel et les autres réformateurs voulaient que le ministre honorât le ministère. Il demandait avant tout une âme convertie, mais cela ne lui suffisait pas. Quand l’Église admet au nombre de ceux qui doivent montrer la porte du salut, des hommes qui n’y ont pas passé, ou qui n’ont pas le don de la Parole, ou qui sont sans sagesse, c’est un mauvais signe. Mais si les conducteurs de l’Église sont fidèles, Dieu leur enverra de vrais ministres.

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