Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 9
Un voyage aux vallées du Piémont et des combats au pays de Neuchâtel

(Les derniers mois de 1532)

5.9

Farel veut envoyer Froment à Genève – Souvenirs de leurs communs dangers – Olivétan invité à traduire la Bible – Il craint les repreneurs. – Olivétan part pour les Vallées – Une femme inhospitalière – Olivétan et ses trois amis malades – Un moine de Saint-Bernard – Olivétan aux Vallées – Neuchâtel – Deux sortes de ministère – Un combat dans l’église – Arrêt du conseil – Une étrange fête de Noël – Le curé commande la bataille – Un sermon de Noël – Point de dispute publique – Le Locle – Les bœufs des Brenets

Farel chassé de Genève, le cœur plein d’amour pour ceux qu’il avait dû quitter, songeait aux moyens de les faire évangéliser, et tout en opérant sa retraite préparait, comme un général habile, de nouveaux et plus heureux combats. Après avoir salué les chrétiens d’Orbe et de Grandson, il se rendit sur le bord méridional du lac de Neuchâtel, dans un village nommé Yvonand, où se trouvait un jeune chrétien de vingt-deux ans nommé Antoine Froment, né en 1510, au val de Frières en Dauphiné, d’un an plus jeune que Calvin et compatriote de Farel. Le réformateur invita divers évangélistes à se réunir dans ce village, et vers le milieu d’octobre, on y vit arriver Olivétan, qui n’avait pu rester à Genève après le départ de ses deux amis, Adam, Martin (peut-être Martin Gonin des Vallées), Guido (ce n’est point Guido ou Guy de Brès, le réformateur belge), qui avec Farel, Saunier, Froment et quelques autres y formèrent un petit concile. Farel rendit compte de sa mission ; il raconta son voyage aux vallées du Piémont ; puis il décrivit la réception orageuse qu’on lui avait faite à Genève. Chacun considérait avec intérêt l’évangéliste fugitif, qui venait d’échapper comme par miracle aux violences des prêtres genevois. Froment surtout ne détachait pas les yeux de dessus le réformateur ; chacune des paroles de Farel faisait sur lui l’impression la plus vive ; et indigné contre les ministres de la papauté, il s’apitoyait sur le sort des huguenots que les complots du clergé privaient des trésors de la Parole de Dieu. Farel fixant sur lui ses regards : « Allez, lui dit-il, et essayez si vous pouvez avoir entrée dans Genève pour y prêcherm. » Froment fut troublé, interdit. Il avait de l’instruction et des talents ; mais il était jeune, sans expérience et n’avait pas cette fermeté de caractère, cette persévérance, qui distingua les autres réformateurs. Ses sentiments étaient vifs, son imagination ardente, mais son caractère était inconstant et un peu léger ; on a cru que c’était la vue des excès de Rome, plus encore que les attraits intérieurs de la Parole de Dieu, qui l’avait attiré vers la Réformation.

m – Froment, Gestes de Genève, p. 10.

« Hélas ! mon père, dit-il à Farel, comment affronter les ennemis devant lesquels vous avez dû fuir ? — Commence, lui répondit Farel, comme je commençai à Aigle, où je fis d’abord le magister et enseignai les petits enfants ; tellement que les prêtres me donnèrent eux-mêmes licence de prêcher. Il est vrai qu’ils s’en repentirent bientôt. Il me semble entendre encore le vicaire s’écrier : Oh ! que j’eusse plutôt perdu une main, que d’introduire cet homme !… car il nous fera ruiner tout notre cas. Mais il était trop tard ; la Parole de Dieu avait fait une œuvre ; la messe et les images tombèrent. » Froment, alors plein d’ardeur et de zèle, commençait à se faire un peu à l’idée d’aller dans cette ville qui chassait les prophètes. Farel s’en aperçut ; il insista et encouragea son disciple par le souvenir des grands dangers qu’ils avaient courus : « Mon cher Froment, lui dit-il, tu crains Messieurs de Genève… mais n’étais-tu pas avec moi quand je plantai l’Évangile sur les terres de Bienne, par les montagnes, au val Saint-Imier, à Tavanne et près de ce mont que Jules César fit percer (Pierre Pertuis) ?… N’étais-tu pas avec moi quand je m’en allai à Neuchâtel et prêchai au milieu des places, des rues et des villages circonvoisins ? Ne te souvient-il pas que nous reçûmes souventes fois nos censes (rentes), à savoir coups et outrages, principalement une fois à Valengin, où mon sang est demeuré plus de quatre ans sur les pierres d’un petit temple, près duquel les femmes et les prêtres me battaient en pressant ma tête contre les murailles, si tellement qu’il ne s’en fallut guère qu’ils nous tuassent tous deuxn ?… » Ces souvenirs n’étaient pas très encourageants. Quelques-uns appuyaient Farel ; d’autres pensaient que le garçon de vingt-deux ans était bien jeune pour être jeté dans un gouffre épouvantable…, car Genève les épouvantait. Froment ne put se décider encore à tenter l’entreprise. Une autre pensée préoccupait Farel.

n – Froment, Gestes de Genève, p. 10,11.— Le manuscrit de Choupard (p. 490), nomme Antoine Boive, aussi du Dauphiné, comme compagnon de Farel. Les deux Antoine accompagnaient-ils le réformateur ? C’est le plus probable. (Voir Hist. de la Réform., tome IV, 15.7)

Ce pieux réformateur avait le cœur tout plein du beau synode des Vallées où l’on avait décidé la traduction de la Bible. Déjà plusieurs fois il avait sollicité Olivétan d’entreprendre ce grand travail ; il revint à la charge soit dans l’assemblée, soit en particulier. Il y a près d’Yvonand des coteaux qui forment comme un labyrinthe tout autour d’une petite rivière. De belles forêts peuplées de chênes majestueux étendent leurs rameaux à une hauteur considérable, en sorte qu’on peut s’y promener sous d’immenses voûtes de feuillage, ce qui a fait donner à cette contrée le nom d’Arcadie. Etait-ce dans une chambre retirée, ou dans ces bois, en foulant aux pieds les feuilles sèches que l’automne avait déjà détachées, que Farel sollicitait Olivétan ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, il ne le sollicitait plus seulement ; il l’importunaito ; mais celui-ci, — comme Froment pour Genève, — renouvelait ses refus de s’adventurer à tel hasard. « Comment, disait-il, faire parler à l’éloquence hébraïque et grecque le langage français, lequel n’est que barbarie au regard d’icelle ? Certes, c’est aussi difficile vous le savez que si l’on voulait enseigner le doux rossignol à chanter le chant du corbeau enroué…p » Farel cherchait à l’encourager ; il le pouvait ; le style d’Olivétan est pour le temps d’une élégance remarquable. Mais le cousin de Calvin mettait alors en avant d’autres raisons ; il avait certaines craintes. « Il en est d’une telle entreprise, reprenait-il, comme d’un édifice fait pour le public, où chacun danse à sa propre fantaisie. Je serai entouré de toutes parts de repreneurs, de corrigeurs, de calomniateurs… Ce ne seront pas nos amis, j’en suis bien assuré, mais des étrangers dépourvus de charité, des chrétiens qui philosopheront sur la pointe d’un omicron et mettront en avant mille fausses imputationsq. — Saint Jérôme a bien entrepris de tels travaux, dit Farel. — Saint Jérôme ! s’écriait Olivétan, certes il a eu plus de peine à répondre à de telles gens que dans toute sa besogne ! Comment le ferais-je, moi qui ne suis qu’un petit page, un laquais, auprès d’un tel chevalierr ? Mais Farel l’adjura tellement, qu’Olivétan se vit comme étreint à l’entreprendre. Il promit, et l’on savait que ce qu’il promettait il l’exécuterait.

o – Bible d’Olivétan, Apologie du translateur.

pIbid.

q – Bible d’Olivétan, Apologie du translateur.

rIbid.

Farel avait gagné une grande victoire. Les Églises françaises auraient une bonne traduction des Écritures. Mais un voyage était nécessaire. « Passez les Alpes, dit-il à son ami, allez dans les vallées vaudoises ; entendez-vous avec les frères touchant cette version. » Puis se tournant vers d’autres membres du synode : « Et vous, Adam, Martin et Guido, allez avec lui et prêchez aux Vaudois la parole qui doit amender leurs erreurs. »

Cette mission qui devait avoir pour conséquence la publication de la Bible en français n’était ni sans importance, ni sans danger. Ces évangélistes se proposaient de prendre le chemin le plus direct, celui du Saint-Bernard ; mais avant que d’arriver au lac de Genève, ils devaient traverser des terres qui appartenaient au duc de Savoie. Or le duc, le comte de Challans et le sieur de Bellegarde ne se souciaient point que les Vaudois des vallées piémontaises s’unissent aux réformateurs de la Suisse. Les quatre amis résolurent donc de voyager de nuit. Ayant soupé à Yvonand avec Farel et les autres frères, ils se mirent en route aussitôt après le repas. C’était aux derniers jours d’octobre ; ils avançaient dans les ténèbres conduits par un guide qui connaissait bien le pays. Ils achevèrent heureusement leur voyage nocturne et arrivèrent le lendemain matin à Vevey avant dîner. Ils se mirent aussitôt à parler de Christ, car ils ne voulaient pas s’abâtardir en oisiveté et nonchalances. Ils vinrent de Vevey à Aigle et y trouvant les chrétiens évangéliques de cette ville réunis pour les recevoir : « Je vous salue en Jésus-Christ, leur dit Adam, et je vous invite à vous reprendre les uns les autres, comme il convient à des frères et à des ministres de la parole de véritét. »

s – « Ab Yvoniaco, a cœna solvimus, et Viviacum venimus pransum, ubi de Chrisio locuti sumus… » (Adam à Farel, des Vallées, le 5 novembre 1532, msc. de Choupard.) La lettre manuscrite dont nous extrayons ces détails n’était pas connue jusqu’à présent.

t – « Ut si monerent invicem quemadmodum fratres et Verbi veritatis ministros decet. » (Ibid.)

Ils se trouvaient près du joli village de Bex, au milieu des noyers et des vergers qui l’environnent, en face de la dent pittoresque de Morcles et de la superbe dent du Midi, quand l’un d’eux, Martin, fut attaqué d’un mal grave. Les frères aussitôt cherchent une maison qui reçoive le malade ; mais, hélas ! cet endroit était si pauvre qu’ils ne purent trouver une chambre convenable pour l’y mettreu. Ces pauvres amis, Olivétan, Adam, Guido étaient sur la route avec leur ami souffrant, tristes et ne sachant qu’en faire. Quelqu’un leur dit qu’à une lieue en arrière, au village d’Ollon, se trouvait le ministre Claude qui les recevrait de grand cœur. Ils retournent donc sur leurs pas, et arrivent à Ollon, au milieu de riches ombrages, qui s’étendent au pied de la montagne, sur laquelle se trouvent les beaux sites de Chésières et de Villars. Ils demandent la maison du pasteur, on la leur montre ; ils y traînent leur ami ; ils heurtent ; Claude lui-même ouvre la porte et à la vue d’un homme pâle et défaillant, invite les étrangers à entrer dans sa demeure. Mais tout à coup des pas précipités se font entendre ; une personne paraît, rouge de colère, l’œil en feu ; une femme violente, méchante, impitoyable et d’un intarissable babil ; c’était l’épouse du pauvre pasteur. Elle crie, elle gesticule ; au lieu d’être grave comme l’Écriture le demande, elle oublie toute retenue et se déborde. « Qu’est cela ? s’écrie-t-elle, un malade… Si tu le reçois dans la maison, je te quittev. » Claude n’ose dire mot ; cette mégère crie encore plus fort ; finalement, elle tourne le dos à son mari, aux étrangers, et s’en va en faisant un affreux tapagew. Le pauvre Claude était navré, honteux. Nous ne voulons pas être cause d’un divorce, dit Adam, nous nous retironsx. » Le pasteur, homme bon mais faible, ne sut pas mettre à l’ordre sa femme et les laissa aller.

u – « Nullum erat cubiculum. » (Adam à Farel, des Vallées, le 5 novembre 1532, msc. de Choupard.)

v – « Verum uxor garrula et duræ cervicis, pietate vacans, cœpit mitiari marito de discessii. » (Ibid.)

w – « Furibunda abivit. » (Adam à Farel, des Vallées, le 5 novembre 1532, msc. de Choupard.)

x – « Ne divortii causa essemus. » (Ibid.)

Ainsi pas une maison ne s’ouvre dans cette contrée pour recevoir un missionnaire expirant. Les pauvres évangélistes étaient abattus. « Prenons courage, dit Adam ; hâtons-nous d’arriver aux Alpesy. » En effet les quatre voyageurs se remirent en route, Martin sans doute sur un cheval ; mais parvenus au delà de Martigny, au pied de la montagne, le mal s’accrut. Martin était à demi mort, Olivétan avait une inflammation d’entrailles et Guido était abîmé de fatigue, il n’y avait qu’Adam qui fût valide. Mais bientôt il est lui-même atteint. Saisi du choléra (c’est l’expression dont il se sert)z, il se crut enlevé du séjour des humains. Les quatre missionnaires se traînaient avec douleur sur les bords du torrent, dont les eaux tumultueuses troublaient seules le vaste silence qui les entourait. Ils levaient les yeux mélancoliquement vers ces monts gigantesques qu’il leur semblait impossible de gravir, et cherchaient inutilement un refuge dans la plus pauvre des chaumières. Une chose pourtant leur restait, la fidélité de leur Maître. « Dieu, se disaient ils l’un à l’autre, nous fait descendre aux abîmes, quand il lui plaît, mais sa grâce aussi est toute puissante pour nous en faire remontera. » En ce moment une pauvre maison s’offrit à eux. Ils s’approchent ; ils exposent leur infortune ; et, ô bonheur ! on les reçoit moyennant leur argent. Dieu qu’ils avaient invoqué adoucit leur mal, et le jour suivant ils purent reprendre leur voyage, faiblement d’abord, mais en étant peu à peu fortifiés par l’air des montagnes.

y – « Properamus ad Alpes. » (Ibid.)

z – « Quo mœrore in pede Alpium me colera tam crudeliter invasit. » (Ibid.)

a – « Gratia illius, qui quum videtur nos ducit ad inferos et reducit. » (Adam à Farel, des Vallées, le 5 novembre 1532, msc. de Choupard.)

Ils avaient dû faire des dépenses extraordinaires, et Adam qui tenait la caisse, ayant voulu en reconnaître l’état, sourit en la voyant. La bonne humeur commençait à leur revenir ; il montra à ses amis son petit sac tout aplati, et leur dit en plaisantant : « Hélas ! notre bourse aussi a été atteinte de douleurs si cruelles, qu’elle n’a presque plus rien dans le corpsb. » Ils gravirent la montagne et ayant besoin de quelque repos, ils entrèrent dans une auberge située entre Martigny et le couvent de Saint-Bernard. Ils y remarquèrent bientôt un moine de ce monastère ; s’approchant de lui et voulant malgré leur faiblesse s’acquitter de leur devoir, ils lui parlèrent aussitôt de Jésus-Christ et de la grâce qu’il donne aux pécheurs. Le moine, qui était de l’ordre de Saint-Augustin, écouta attentivement leurs paroles. La conversation s’engagea ; les évangélistes pressaient vivement l’augustin, au moyen de la sainte Écriture. Il fut touché, convaincu. « Je veux quitter l’Antichrist ! » s’écria-t-il. Aussitôt Adam prit du papier, se mit à une table et écrivit : « Voici une lettre pour maître Farel, dit-il au frère, allez vers lui, et il vous dira ce que vous avez à faire. » Les évangélistes et le moine se séparèrent. Jusqu’à nos jours des conversions se sont opérées parmi les religieux de ce monastère.

b – At crumense nostræ linteria cœperunt laborare tam aspera, ut nihil prorsusin illarum corpore remanserit. » (Ibid.)

Enfin les quatre amis arrivèrent chez les Vaudois, qui écoutèrent avec bonheur leurs paroles de vérité et d’amour ; on vit même de ces pâtres des Alpes faire deux journées de chemin pour les entendrec. Ces pauvres chrétiens remirent à Olivétan pour l’impression de la Bible la somme immense pour eux de cinq cents écus d’ord et demandèrent que l’on en hâtât la publication. Olivétan et les barbes s’entendirent. Ici finit cet épisode qui n’a peut-être de l’intérêt, que parce qu’il se rapporte à l’histoire de la traduction protestante française des saintes Écritures.

c – « Veniunt a locis distantibus a nobis, itinere duorum dierum. » (Adam à Farel, des Vallées, le 5 novembre 1532, msc. de Choupard.)

d – « Ad typographum dati sunt quingenti aurei. » (Ibid.)

Quand ces nouvelles arrivèrent à Farel, ses regards étaient fixés sur une autre contrée. Le jeune et doux Fabri, que le réformateur aimait comme un père aime son fils, qui prêchait alors dans la ville de Neuchâtel, vit un jour arriver des paysans, députés du village de Bôle, paroisse de Boudry. Ces bonnes gens le supplièrent de venir s’établir au milieu d’eux. Le curé de la paroisse, homme de bien, du reste, regardait l’Évangile, non comme la proclamation de la grâce, mais comme une seconde loi, plus parfaite que la première. Ayant entendu les réformateurs s’élever contre la corruption qui régnait dans l’Église, il s’était mis d’abord avec eux ; mais il avait bientôt hésité et reculé, en voyant que leur nouvelle morale reposait sur une nouvelle foi. En effet, les ministres qui prêchaient dans cette contrée disaient que l’Évangile a substitué aux ordonnances mortes de la loi une parole régénératrice ; que la religion de Christ ne consiste pas dans les pratiques ordonnées par les prêtres ou même dans une moralité purement extérieure, mais dans un cœur nouveau duquel procède une vie nouvelle. « La loi, disait plus tard Calvin, est comme la grammaire qui, après avoir enseigné les premiers éléments, renvoie ses disciples à la théologie ou à telle autre science, afin qu’ils soient consommés. » Le curé de Boudry se fût estimé trop heureux de voir ses paroissiens doués de cette moralité extérieure qui ne suffisait point aux évangéliques. Zélé docteur de la loi, il se tourna donc contre les docteurs de la grâce et ce fut alors que quelques hommes pieux de l’endroit coururent à Neuchâtel.

Fabri suivit ces bonnes gens, et ce doux et modéré chrétien se vit aussitôt appelé à une rude campagne. Le village de Bôle était pour le réformateur ; la petite ville de Boudry pour le curé. Il y avait dans la paroisse deux temples, l’église et une chapelle dite de Pontareuse, située dans un lieu bas et écarté ; le gouvernement décida que celle-ci serait à l’usage des deux partis. Plusieurs catholiques, plus fanatiques que leur curé, tramèrent un complot pour s’opposer au culte des réformés. Le premier dimanche de novembre 1532, ceux-ci descendirent paisibles et joyeux dans la vallée sauvage, où coule le torrent de la Reuse, et où quelques restes du petit temple subsistent encore. Ils entrèrent dans la chapelle, s’assirent sur les bancs et Fabri monta en chaire. Pendant ce temps les catholiques ceints de leurs épéese, ce qu’ils ne faisaient pas d’ordinaire, entraient dans la chapelle et se rangeaient vers l’autel sans mot dire. Fabri prêchait.

e – « Gladiis omnes ejusdem factionis præter consuetudinem cincti. » (Fabri à Farel. — Msc. de Choupard.) Les détails que nous extrayons de cette lettre manuscrite n’ont pas encore été donnés.

Tout à coup les cloches sonnent la charge à la volée et couvrent la voix du prédicateur. Plus celui-ci supplie qu’on le laisse finir, plus les catholiques qui sont dans le clocher sonnent fort Alors

ceux qui sont dans l’église commencent à s’agiter, ils frappent, ils crient… Fabri, voyant ce désordre et cette profanation, s’arrête et sort de l’église. A peine l’a-t-il quittée que les catholiques, qui sont près de l’autel, courent vers la porte du temple, la ferment, tirent leurs épées et fondent en furieux sur les réformés, surpris, incertains, désarmésf. Le désordre était immense, mais ce fut ce qui sauva les innocents. Nul ne distinguait ses amis de ses ennemis ; chacun frappait le premier qu’il rencontrait. Un ou deux évangéliques s’efforçaient d’ouvrir la porte ; enfin, ils réussissent ; ils sortent, mais leur position ne fait ainsi qu’empirer. « Leurs adversaires, charmés de pouvoir enfin les reconnaître, se jetèrent sur eux comme des loups, dit un témoin oculaire, sur de simples brebis, en poussant des cris et des menaces de mortg. » « Que Dieu nous sauve ! » s’écriaient ces pauvres gens, çà et là dispersés. Enfin, ils parvinrent tous, miraculeusement pour ainsi dire, mais avec de nombreuses contusions, à regagner leurs demeures. Ils étaient heureux d’être en paix : Notre très bon Père céleste, disaient-ils, a combattu pour nous avec puissanceh. » Les armes et les bâtons n’avaient fait qu’accroître leur répugnance pour cette théocratie tyrannique, que les hommes avaient substituée au doux Évangile de Jésus-Christ.

f – « Illi plusquam insani, recta irruerunt in nos, gladiis evaginatis. » (Ibid.)

g – « Lupina rabie, oviculos aggrediuntur, mortem minantes. » (Fabri à Farel. — Msc. de Choupard.)

h – « Optimus pater qui pro nobis potenter adeo pugnavit. » (Ibid.)

Le lendemain, quelques réformés se rendirent à Neuchâtel, contre l’avis de Fabri qui voulait attendre la délivrance du Seigneur et non des hommes. Des amis les arrêtant sur la route, ils leur racontèrent le guet-apens dont ils avaient failli être les victimes. Tous les villages entre Boudry et Neuchâtel furent en émoi, et les paysans d’Auvernier et de Colombier se mirent sous les armes, prêts à se joindre aux Neuchâtelois, s’ils venaient au secours de leurs frèresi. Le conseil de Neuchâtel arrêta que dorénavant le temple de Pontareuse serait entièrement aux réformés.

i – « Accincti ad arma toto spectarunt die si Neocomenses proficiscerentur. » (Ibid.)

Les catholiques étaient décidés à n’en pas tenir compte. Le jour de Noël étant arrivé, le prêtre avait déjà chanté deux messes avant l’heure fixée pour la prédication évangélique ; et au moment où les réformés arrivaient, il commença résolument la grand’messe « avec de grandes chansons bien longues, » quoiqu’il n’y eût presque personne pour l’entendre. Les réformés prirent patience ; mais au moment où le service finissait et où ils espéraient que leur tour était enfin venu, ils virent avec étonnement les catholiques arriver en foule. Fabri voulut alors monter en chaire, mais il eut grand’peine ; l’un le poussait d’un côté, l’autre de l’autre et tous criaient contre luij. L’ordre s’étant un peu rétabli, l’un des réformés alla, selon la coutume, prendre un calice pour célébrer la cène. Le prêtre, qui était resté dans l’église et surveillait ce qui se faisait, frémit à cette vue, se précipita sur le pauvre bedeau, et lui arracha le vase en criant au sacrilège. Les amis des prêtres veulent cette fois en finir. « Quelques-uns, comme des lions furieux, se ruent sur les réformés à grands coups de poing, et l’un d’eux plante son couteau dans l’un des gouverneurs (conseiller de commune sans doute) ; mais Dieu, ajoute le document qui le rapporte, permit qu’il ne perçât que les habits. » Ceci ne termine point la bataille. D’autres, courant à une chambre derrière l’autel, où ils avaient caché de gros bâtons en donnent tout autour d’eux de fortes volées. Les femmes se précipitent dans les vignes, arrachent les échalas et les rapportent à ceux de leurs maris qui n’avaient ni bâtons, ni couteaux. Quelques-uns sortent de la chapelle, et prennent des pierres pour les jeter au ministre, qui était encore en chaire, et l’assommer. De toutes parts on fondait sur les pauvres évangéliques en criant : « Méchants chiens ! » Le sautier même de Boudry, dont le devoir était de maintenir l’ordre, se mit de la partie, jeta loin de lui sa robe d’office, et poussant des cris, frappa plus fort que tous les autres. Le curé, qui aimait tant la loi, avait soudain perdu l’équilibre. Enflammé, hors de sens, en pourpoint, tête nue comme un brigandk, il commandait la bataille. Ses amis bien fournis d’arquebuses, de pieux, de dagues et d’autres harnais, voyant que les évangélistes s’étaient groupés autour de leur pasteur, pour lui sauver la vie, se jetèrent sur eux, prétendant en tuer un grand nombre. « Mais Dieu voulut qu’on arrêtât ce loup par le chemin, dit le document officiel, et qu’on le repoussât dans sa caverne. » (C’est du curé qu’il est question.) Les réformés, qui paraient les coups du mieux qu’ils pouvaient, simplement avec les mains, parvinrent enfin à gagner leurs maisons. Ils racontaient aux leurs ce qui s’était passé et rendaient grâces à Dieu. « Oh ! s’écriaient-ils tout émus, c’est un grand miracle qu’il n’y en ait point eu de tués. Mais le Seigneur Jésus Christ est un bon Berger ; il garde si bien ses brebis, au milieu des glaives, du feu, des lions, voire de la mort, que les loups ne peuvent les ravir de sa mainl ! »

j – Requête de MM. les gouverneurs de Bôle a MM. les maîtres bourgeois de Neuchâtel. (Msc. de Choupard.)

k – Requête de MM. les gouverneurs de Bôle à MM. les maîtres bourgeois de Neuchâtel. (Msc. de Choupard.)

l – Requête de MM. les gouverneurs de Bôle à MM. les maîtres bourgeois de Neuchâtel. (Msc. de Choupard.)

Tandis que ces scènes humbles et paisibles se passaient dans les maisons évangéliques, le curé triomphait dans l’église. A peine la bataille était-elle terminée par la retraite des réformés, que fier de la victoire qu’il avait remportée avec des pierres et de gros bâtons, ce prêtre avait posé le pieu dont il s’était armé, s’était couvert la tête, avait arrangé son pourpoint un peu en désordre, mis ses habits sacerdotaux et était entré dans l’église de Boudry, l’air grave et composé. La voyant pleine et voulant tirer parti de l’avantage qu’il avait obtenu, il était monté en chaire, et s’était écrié en sa burlesque éloquence : « Des étrangers viennent d’eux-mêmes en ce pays. L’un arrive de Paris, l’autre accourt de Lyon, un troisième de je ne sais où. Celui-ci se fait appeler maître Antoine, celui-là maître Berthoud, un troisième maître Guillaume, un quatrième maître Froment, avec orge ou avoine… Ils portent un livre en leurs mains et se vantent d’avoir le Saint-Esprit. Mais s’ils avaient le Saint-Esprit, auraient-ils besoin d’un livre ? Les apôtres qui étaient, eux, pleins du Saint-Esprit, entendaient sans livre toutes les langues et tous les mystères. Mes frères ! voulez-vous croire un étranger plutôt qu’un homme du pays, que vous connaissez ? Ne vous arrêtez point avec ces diables ; ils vous mèneraient en enfer ; mais venez toujours à confesse, comme tous vos devanciers l’ont fait ; ouvrez vous à moi sur les sept péchés mortels, sur les cinq sens de nature et sur les dix commandements. Ne craignez pas ; vos consciences seront lavées de tout mal. Mettez-moi à mort en cas que je ne vous prouve pas tout ce que je vous ai ditm. » Les catholiques sortirent de l’église fort glorieux de ce beau discours.

m – Requête de MM. les gouverneurs de Bôle à MM. les maîtres bourgeois de Neuchâtel. (Msc. de Choupard.)

Quelques amis des réformés coururent à Fabri et lui rapportèrent que le prêtre s’offrait à prouver toul ce qu’il avait dit, en particulier, qu’il délierait des sept péchés mortels et de ceux des cinq sens. Fabri, sans perdre de temps, se présenta à M. le châtelain et à MM. les conseillers de Boudry, et demanda une dispute publique, s’offrant même à la mort, au cas qu’il ne montrât pas que tout ce qu’il avait prêché était vrai, et que ce que le curé avait dit était faux. Le prêtre refusa nettement la dispute publique ; il n’aimait pas ces sortes de combats, et s’en dédommagea d’une autre manière.

Un jour qu’il s’était mis à la fenêtre en déshabillé, et regardait les oiseaux qui volaient dans l’air et les gens qui marchaient dans la rue, il aperçut Fabri qui passait devant sa maison. Tout ému, il l’appelle, il l’accable d’injures : « Banni ! lui dit-il en mettant la tête hors de la croisée, faussaire ! Dis moi, pourquoi corromps-tu l’Écriture sainte ? » Fabri, espérant que le prêtre lui accordait la dispute qu’il avait tant demandée, lui répondit : « Descendez, apportez votre Bible ; nous prendrons un clerc qui puisse la lire au peuple et je vous montrerai que je ne la fausse pas. » A ces mots, le curé effrayé, s’écria : « Je n’ai que faire de disputer avec un banni tel que toi, » et il se retira précipitamment de la fenêtre. Tels étaient les combats que devaient soutenir les réformateurs pour transformer l’Église. Cette transformation avançait et bientôt toute la principauté de Neuchâtel allait être gagnée à la Réformation.

Elle pénétrait alors (1532) dans les régions des montagnes parmi les bergers et les chasseurs du Locle et de la Chaux de Fonds. Claude d’Arberg, qui avait tant chassé dans ces montagnes, y avait fait bâtir un temple à saint Hubert, patron des chasseurs. Ce saint Hubert ayant été rencontré par un ours, la bête avait tué le cheval ; mais le saint étant monté sur l’ours, était ainsi revenu chez lui au grand étonnement de tous. Un plus redoutable chasseur allait dompter les ours de ces montagnes. Jean de Bély, l’évangéliste de Fontaine, s’étant rendu au Locle lors de la foire de sainte Madeleine, Madame Guillemette de Vergy le fit aussitôt saisir et l’obligea à disputer pendant deux heures en sa présence avec le curé, Messire Besancenet. « Qu’on le mette en prison ! » dit la comtesse Guillemette, choquée de ses doctrines ; mais tandis que la haute dame était si irritée de ce qu’elle avait entendu, le curé, homme très débonnaire, intercédait très affectueusement en faveur de l’hérétique. La dame le lui relâcha, et le bon prêtre, tendant les bras à Bély, le conduisit gracieusement à la cure, et but avec lui du vin blanc. Quelques-uns commençaient à dire que les ours des montagnes s’apprivoisaient.

Du Locle, l’Évangile arriva à la Chaux de Fonds, et de la Chaux de Fonds aux Brenetsn. Ces bons montagnards avaient sorti leurs images de l’église, voulant adorer Dieu en esprit et en vérité, et déjà ils s’apprêtaient à les briser et à les jeter dans les eaux du Doubs, lorsqu’ils virent paraître deux bœufs magnifiques que menaient quelques dévots habitants d’un village voisin de la Franche-Comté. « Nous vous offrons ces bêtes, dirent les Francs-Comtois, en échange de vos tableaux et de vos statues. » « Prenez-les ! » s’écrièrent les gens des Brenets. Les Francs-Comtois recueillirent les idoles, les Neuchâtelois emmenèrent les bœufs, et chacun, dit un chroniqueur, crut avoir fait un bel échange. »

n – En 1554.

Dans tout le pays de Neuchâtel, sauf un village, la croyance évangélique s’établissait, sans le souverain, sans les seigneurs, et malgré eux. Une main plus puissante que la leur, brisait les liens, enlevait les obstacles et émancipait les âmes. La Réformation triomphait et après l’œuvre de Dieu, c’était celle de Farelo.

o – Chambrier, Hist. de Neuchâtel, p. 229.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant