Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 12
Le sermon sur la place du Molard

(Premier de l’an 1533)

5.12

Foule à la Croix d’Or – Froment transporté au Molard – Il invite le peuple à prier – La prière du Molard – Le texte du Molard – Il faut être prudents comme les serpents – Le sautier veut arrêter Froment – La peste – Le pape et les faux prophètes – Le juge c’est Dieu – Les signes des faux prophètes – Qui sont-ils ? – Le conseil décidé à sévir – La troupe arrive – On entraîne Froment – Froment chez Perrin – Circonstances graves – La religion la plus ancienne – Froment tisserand – On veut jeter Froment au Rhône – Il quitte Genève – Une comète

Depuis vingt années environ, la liberté déblayait l’emplacement où l’Évangile devait élever son temple. Depuis près de huit ans, quelques voix pieuses avaient annoncé la doctrine du salut dans des conversations ou des réunions particulières. Mais la Réformation n’avait pas encore été prêchée en face du peuple. L’heure qui devait la rendre une chose publique et notoire allait arriver ; on allait voir naître les principes de cette puissance morale qui, pendant deux siècles, quelle que fût la petitesse de son origine, a compté pour quelque chose dans les destinées de la chrétienté ; qui, soufflant le feu, c’est-à-dire inspirant aux amis de la Réformation un céleste courage, a fait livrer contre les jésuites et l’inquisition d’héroïques batailles, et ainsi sauvé de rudes assauts l’Évangile et la liberté. Genève allait entendre un protestant.

La dernière nuit de l’an 1532 s’était écoulée, et le premier jour de l’année 1533 commençait. Dans toutes les maisons, les parents et les amis se souhaitaient la bonne année et les réformés la désiraient meilleure que toutes les autres. Les épanchements de famille terminés, on se rendit à l’église. Bocquet prêchant de nouveau au monastère des Cordeliers, beaucoup d’évangéliques y allèrent. Mais à peine le moine avait-il fini, qu’une grande foule de ses auditeurs sortit du temple et se jetant dans la rue de Rive se porta précipitamment à la Croix d’Or. Il y avait dans le nombre des curieux qui, sachant que le conseil avait interdit les prédications de Froment, avaient un désir d’autant plus grand de l’entendre. En un moment, la salle se remplit, ensuite l’escalier, puis le porche, l’allée…, enfin la rue devant la maison. Froment arriva avec quelques amis. « Oh ! dit-il en voyant la multitude entassée, les rues sont si pleines que l’un foule l’autre. » Il tâcha toutefois de se faire jour à travers les masses ; ses amis l’aidaient ; mais quoi qu’il fît, tous ses efforts pour entrer furent inutiles.

Tout fut-il imprévu dans cette occurrence ? N’y avait-il pas un plan secret des huguenots ? Ces hommes si énergiques n’étaient-ils pas décidés à sortir enfin l’évangéliste de son étroite salle d’école et à le faire prêcher publiquement ? N’y avait-il pas quelque chose de vrai dans l’assertion de la sœur Jeanne, que déjà la veille, ils avaient désiré le faire prêcher dans le vaste temple de la Madeleine ? Et ne pourrait-on pas croire que n’ayant pu réussir, ils voulaient maintenant se dédommager en prenant un temple plus vaste encore, et faire prêcher le réformateur sous la voûte des cieux ? Ces suppositions semblent vraisemblables, mais on ne peut les appuyer de témoignages décisifs. Quoi qu’il en soit, la foule reconnut Froment, elle vit qu’il ne pouvait parvenir jusqu’au lieu ordinaire de ses méditations. Ceux qui étaient dans la rue comprirent que, si même l’évangéliste réussissait à entrer à la Croix d’Or, eux pourtant seraient laissés dehors. Ce n’était pas ce qu’ils entendaient. « Au Molard ! » cria une voix, et bientôt tous de répéter de toutes leurs forces : « Au Molard, au Molarda. »

a – Froment, Gestes de Genève, p. 22.

Le Molard était situé dans le quartier le plus et le mieux peuplé de la ville, près du lac et du Rhône. C’était un vaste carré long, à deux cents pas environ de la Croix d’Or. Froment hésitait, mais la foule s’ébranla et l’emporta, comme l’eût fait le courant d’un fleuve, jusqu’à l’angle sud-ouest de la place, où se tient encore le marché aux poissons. Les revendeuses étaient là, avec leur marchandise toute fraîche, étalée sur leurs bancs. Les huguenots ne trouvant pas d’autres chaires, prirent un de ces bancs, et invitèrent Froment à y monter. Il était calme mais ferme, et décidé, comme son maître Farel, à prêcher en tout lieu la vérité.

Au moment où sa tête parut au-dessus des autres, la multitude qui remplissait la place fit éclater sa joie, et tous ceux qui l’entouraient crièrent de plus en plus fort : « Prêchez-nous, prêchez-nous la Parole de Dieu ! » Froment, touché, répondit à haute voix : « C’est aussi celle qui demeurera éternellement. » Le tumulte était si grand que le prédicateur n’eût pu se faire entendre. « Il leur fit signe de la main de faire silence, et ils se turentb. » « Invoquez Dieu avec moi, » dit-il ; puis descendant du banc, il se mit à genoux sur la terre. Il était ému ; les larmes coulaient le long de ses jouesc ; un grand silence régnait sur cette place, qui fut si souvent à cette époque le théâtre d’agitations tumultueuses. Les uns s’agenouillaient, les autres se tenaient debout ; toutes les têtes étaient découvertes ; ceux même qui étaient étrangers à l’Évangile semblaient recueillis. Froment joignit les mains, leva les yeux au ciel, et parlant si distinctement que tous l’entendaient, comme s’ils avaient été près de lui, il ditd :

b – Froment, Gestes de Genève, p. 22.

cIbid.

d – Ces détails, cette prière, et le premier discours qui la suivit, nous ont été conservés par Froment lui-même dans ses Gestes de Genève, édités par M. Revillod, p. 22 à 42.

« Dieu éternel, père de toute miséricorde, tu as promis à tes enfants de leur donner tout ce qu’ils demanderaient avec foi, sans leur rien refuser, moyennant que ce soit chose juste et raisonnable ; et tu as toujours exaucé tes serviteurs, qui sont oppressés de tant de manières. Tu connais maintenant quel est le besoin de ce pauvre peuple… mieux que lui et que moi… Ce besoin c’est principalement d’ouïr ta Parole. Il est vrai que nous avons été ingrats à te reconnaître pour notre seul Père, et ton propre Fils Jésus-Christ, que tu as envoyé à la mort pour nous, afin d’être notre seul a Sauveur, et intercesseur. Cependant, Seigneur, tu nous as promis que toutes les fois que le pauvre pécheur se retire vers toi, par le moyen de ton Fils, né de la vierge Marie, tu l’exauces. Nous savons, et même nous sommes assurés que tu ne demandes point la mort et la confusion des transgresseurs, que tu veux qu’ils se convertissent et qu’ils vivent… Tu veux qu’ils ne demeurent pas sous la grande tyrannie de l’Antichrist, sous la main du diable et de ses serviteurs, qui ne font que batailler contre ta sainte Parole et dissiper ton œuvre… notre Père ! vois ce pauvre peuple aveugle et conduit par des aveugles, tellement qu’ils tombent tous dans la fosse et ne peuvent en être relevés que par ta miséricorde… Relève-les donc, par ton Saint-Esprit, ouvre leurs yeux, leurs oreilles, leur entendement, leur cœur, afin que, reconnaissant leurs fautes, ils regardent à la bonté de ton Fils, que tu as donné à la mort pour eux ! Et puisqu’il t’a plu, Seigneur, de m’envoyer à eux, fais-leur à eux et à moi, cette grâce infinie, de leur faire recevoir, par ton Saint-Esprit ce que tu mettras en la bouche de ton serviteur qui, certes, est indigne de porter une si grande ambassade. Toutefois, puisqu’il t’a plu de me choisir parmi les choses débiles de ce monde, donne-moi force et sagesse tellement que ta puissance soit manifestée… non seulement eu cette ville, mais dans tout le monde. Comment ton serviteur subsisterait-il en la présence d’une si grande multitude d’adversaires, s’il ne te plaisait de le fortifier ! Montre donc que la vertu est plus grande que celle de Satan que ta force n’est pas comme celle des hommes ! » Froment termina sa prière par l’Oraison dominicale.

Le peuple était touché ; il avait souvent entendu les prières machinales des prêtres, mais non prier de cœur. On se disait que les réformateurs n’étaient pas certes des gens de parti, mais des chrétiens qui voulaient le salut des hommes. L’évangéliste se releva et remonta sur le banc, qui allait devenir à Genève la première chaire de la Réformation. Il avait su la conduite des curés de la Madeleine et de Saint-Germain ; il était ému de l’opposition furieuse des prêtres à la prédication de l’Évangile. Il avait encore devant les yeux leurs épées et leurs arquebuses. Il résolut de leur opposer l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu. Il fallait détourner les Genevois des docteurs qui les abusaient et les adresser aux saintes Écritures. Il fallait rompre avec la papauté. Tous les regards étaient fixés sur lui ; on le vit prendre un livre, c’était l’Évangile. Il l’ouvrit au septième chapitre de saint Matthieu et y lut ces paroles ? « Donnez-vous garde des faux prophètes qui a viennent à vous en vêtements de brebis, mais qui au a dedans sont des loups ravisseurs ; vous les connaîtrez à leurs fruits. » Alors fixant les yeux sur son immense auditoire, et exprimant dès les premiers mots la pureté de sa foi dans les mystères de Dieu, Froment dit : « Notre Sauveur Jésus-Christ, vrai Dieu et homme, conçu du Saint-Esprit et né de la a vierge Marie, connaissant les choses qui devaient advenir, prévoyait que les faux prophètes ne viendraient pas avec une face hideuse, mais avec les plus belles apparences du monde sous la couleur de sainteté et vêtus de peaux de brebis, tellement que les enfants de Dieu seraient déçus. C’est pourquoi il exhortait ses disciples à être prudents comme des serpents et simples comme des colombes. Notre Dieu ne veut pas avoir un peuple fou, écervelé, mais doué d’une grande prudence, qui sache distinguer entre la doctrine de Dieu et celle des hommes. Celui qui ne le sait pas s’égare, et ressemble plutôt à un pourceau qui ne discerne pas les choses bonnes des choses vilaines, et reçoit tout à la volée… Ah ! si le serpent qui n’est qu’une bête brute est si prudent en sa génération, s’il ferme les oreilles pour ne pas ouïr la voix de l’enchanteur, s’il dépose sa vieille peau quand le temps de le faire est arrivé, ne craindrons-nous pas de suivre la doctrine controuvée des hommes ? Ne poserons-nous pas notre ancienne peau, pour en revêtir une nouvelle ? Oui, il faut nous dépouiller de notre vieille nature qui est le péché, Satan, l’idolâtrie, l’impureté, les rapines, l’hypocrisie, l’orgueil, l’avarice, la fausse doctrine, et revêtir l’homme nouveau qui est Christ… Il ne nous servirait de rien d’entendre la Parole de l’Évangile, si nous ne voulions changer nos vues méchantes, — et de connaître les faux docteurs, si nous ne voulions les éviter. Quoi ! connaissant des bêtes venimeuses, habiterions-nous avec elles ? Voyant un plat de poison, ne nous garderions nous pas d’en manger ?

Mais Christ veut encore que nous soyons simples comme des colombes. — Non d’une simplesse d’hypocrisie monastique ou de bigoterie, mais de simplesse de cœur, sans fiel, aimable comme des colombes… Si nous cheminons en telle simplicité, nous vaincrons tous nos ennemis, comme Jésus-Christ a vaincu ses adversaires par sa douceur… Ne nous mettons pas à battre, à tuer, à brûler, ainsi que font les tyrans. L’enfant de Dieu, pour se défendre, n’a d’autre couteau que celui de la Parole de Dieu, mais ce couteau-là tranche des deux côtés, et atteint jusqu’à la moellee. »

e – Froment, Gestes de Genève, p. 22-29.

Chacun comprenait ce que Froment voulait dire et plusieurs se rappelant l’émeute de la veille se regardaient en souriant. Mais, tandis que ces paroles prononcées avec feu remuaient la foule assemblée au Molard, il y avait encore plus d’agitation dans le reste de la ville. Les prêtres étaient courroucés ; ils avaient voulu fermer les salles d’école de Froment et maintenant il prêchait sur la grande place. Ils allaient de l’un à l’autre ; ils excitaient les laïques : « Les luthériens, disaient-ils, ont mené leur idole à la place du Molard pour l’y faire prêcher. » Le vicaire épiscopal, instruit par eux, avertit les syndics, et ceux-ci appelèrent le grand sautier, Falquet, et lui donnèrent l’ordre de faire cesser cette prédication. Cet officier descendit aussitôt au Molard ; les huissiers lui frayèrent un chemin à travers la foule, et étant arrivé jusqu’à Froment, qui parlait alors avec une grande hardiesse, il étendit son bâton vers le prédicateur et lui dit : « Au nom de Messeigneurs, je vous commande de ne plus prêcher. »

Froment s’arrêta et se tournant vers le grand sautier, lui répondit à haute voix : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Dieu me commande de prêcher sa Parole ; toi, tu me le défends. A ce, je ne suis pas tenu d’obéir. » Cependant l’apparition de la force publique causait une certaine sensation dans l’auditoire. L’évangéliste le remarquant, se tourna vers le peuple et dit : « Ne vous troublez point, mes amis, mais écoutez ce que notre Seigneur dit, qu’on doit se donner garde des faux prophètes. » Chacun se calma ; le silence se rétablit, et le grand sautier voyant l’évangéliste décidé à parler, jugea que le plus sûr était d’en référer à ses seigneurs, et s’en retourna avec ses huissiers. Alors Froment reprenant son discours, dit :

« Pour se garder des faux prophètes il faut connaître qui ils sont, quelle est leur doctrine, quelle est leur vie et de quoi ils sont vêtus. Quand ils vous auront été dépeints au vif et de toutes leurs couleurs, vous fuirez leur docrine et leur vie, comme plus dangereuses que la peste. Les pestes dont Dieu vous a visités ci-devantf, ne vous ont touchés qu’au dehors ; mais celle-ci plus venimeuse que tous les autres venins de la terre, infecte l’âme, la tue et la met à perdition. De cette peste, nous et nos pères, nous avons tous été infectés déjà environ l’espace de mille ans. Ce n’est pas qu’elle soit arrivée tout à coup, et en apparence vilaine et difforme ; non, elle est venue peu à peu, sous couleur de sainteté et sous vêtements de brebis ; ces loups ravisseurs ayant même bonne intention… Mais quoique Jésus-Christ nous eût avertis de leur venue, et nous les eût montrés au doigt, nous avons été aveugles, et nous sommes laissés mener par le nez à la fosse du mensonge, comme de pauvres bêtes à l’abreuvoir… Le fils de perdition, celui qui dans le temple de Dieu, se fait adorer comme Dieu, — vous l’adorez et vous faites ses ordonnances. Oh ! quel brave maître vous servez, quels prophètes vous avez ! Les connaissez-vous ? Pour ne pas vous tenir en suspens, je déclare ouvertement que c’est du pape que je parle, et que les faux prophètes contre lesquels je vous mets en garde, ce sont les prêtres, les moines, et tous les autres de son ménage…

f – La peste était alors assez fréquente à Genève.

Mais quelques-uns parmi vous, qui sont eux mêmes de cette troupe, nous diront : C’est vous qui êtes les faux prophètes ! Notre loi est ancienne, mais la vôtre n’est que de deux jours et jette dans le trouble les hommes de toute la terre. Pendant que les nôtres ont régné, nous avions tant de bien, tant de bonnes années, que c’était merveille ! Mais depuis que vous êtes venus prêcher cette nouvelle loi, il n’y a eu que guerres, famines, pestes, divisions, noises, malveillances. Certes, vous n’êtes pas de Dieu.

Eh bien, examinons ces propos. Voyons, cherchons quels sont les faux prophètes ? — Vos prêtres ou nous ?… Pour bien discerner la cause, il faudrait que les deux parties eussent un juge compétent, qui ne fût point accepteur de personnes et que les parties elles-mêmes ne fussent point juges en leur propre cause. Car si dans les jugements civils il faut bons juges, bonnes informations, bons témoins, bonnes raisons et lettres patentes, combien plus dans les choses de Dieu !… Nous prendrons en conséquence un juge compétent, et nous produirons témoins, lettres et coutumes anciennes pour la défense de notre droit. »

La curiosité était excitée ; on se demandait quel était le nom de ce juge. Jusqu’alors le pape avait été appelé le juge des controverses. Qui Froment allait-il donc mettre à la place ?

« En premier lieu, dit-il, le juge — ce sera Dieu. Oui, Dieu qui juge d’un juste jugement sans regarder ni le pauvre ni le riche, ni le fou ni le sage, mais qui baille le droit à celui à qui il appartient. Ce sera son vrai Fils Jésus-Christ, accompagné de ses bons et légitimes témoins les prophètes et les apôtres. Et voici, continua-t-il en prenant le Nouveau Testament et le montrant au peuple, voici des lettres scellées, signées du sang précieux de notre Seigneur et de tant de fidèles martyrs qui ont été mis à mort pour rendre ce témoignage. Qu’y lisons-nous ?

D’abord le Seigneur y censure les pharisiens, ces aveugles conducteursg. Or, pensez-vous que les vôtres (les prêtres romains) ne seront pas repris par lui ?… Eux qui se disent saints par leurs mérites, seuls de l’Église, et veulent vous conduire, par leurs bulles, pardons, confessions auriculaires, messes et autres tracasseries ou badinages, qu’ils ont inventés de leurs têtes…, ce que les pharisiens n’ont jamais osé faire.

gMatthieu 15.14.

De plus, le Seigneur en saint Matthieu rend ce témoignage : Il viendra de faux prophètes aux derniers temps qui vous diront : Christ est ici, Christ est làh ! Ne vous dit-on pas que Christ est là… aux parties intérieures de la maison sainte, caché au plus profond, dans un vase. Ne les croyez pas ! Le vrai Christ est celui qui nous a rachetés par son sang. Cherchez-le par une vraie foi à la droite du Père ; et non pas au profond de la maison, dans une armoire, dans le ciboire…, ainsi que font vos nouveaux rédempteurs et sacrificateurs.

hMatthieu 24.23.

Et que dit encore aujourd’hui Jésus-Christ, pour plus grande vérification des faux prophètes ? Il dit non seulement qu’ils viennent en vêtements de brebis, mais qu’ils se promènent en longues robes et qu’ils dévorent les maisons des veuves en faisant semblant de prier beaucoupi. Le Seigneur ne défend pas qu’on porte de longues robes pour la nécessité du corps ; mais il défend la superstition hypocrite qu’on y met, s’estimant être par de telles choses, meilleurs, plus saints que les laïques, être autrement accoutrés, tondus et rasés que nous… Oui, par de tels moyens, ils ont dévoré les veuves. Non que je veuille dire qu’ils mangent les femmes ; c’est une manière de parler comme on dit des tyrans qu’ils mangent leur peuple, et des procureurs qu’ils mangent leurs clients ; cela veut dire leur substance ; et non que, comme les anthropophages, ils mangent la chair des hommes. Ils ont cassé leurs os (pour avoir la moelle), dit un prophète, et ils en mangent, comme on mange la chair qu’on cuit au potj.

iLuc 20.46 ; Marc 12.38 ; Matthieu 23.14.

jMichée 3.3.

Or, regardez maintenant, peuple !… je vous en supplie, et jugez vous-mêmes. Dites-nous qui sont ceux qui portent de tels accoutrements, de telles robes longues, et qui mangent les veuves, en faisant semblant de prier beaucoup… Vous savez assez que ce n’est pas nous ; car nous sommes accoutrés comme les autres ; mais si les vôtres s’habillaient comme nous, ils seraient excommuniés et apostats…

Il y a plus : Nous, nous ne donnons pas à entendre aux pauvres gens qu’ils doivent nous apporter de leurs biens et qu’alors nous les sauverons ; que, priant pour eux et pour les morts, nous les sortirons du purgatoire… Mais les vôtres le font, et sous de telles couleurs, ils ont tiré sous leur patte, presque tous les biens de la terre. Et il ne faut en dire mot…, car celui qui en parlera sera soudainement mis à mort, ou excommunié, ou appelé hérétique et luthérien !

Ah! Jésus-Christ, saint Paul et les autres apôtres les dépeignent vraiment au vif, et il n’y a si aveugle, ni si ignare qui ne les puisse facilement reconnaître, excepté ceux qui ont peur de perdre leurs soupes grasses. Nos saintes Écritures les appellent fontaines sans eau, antichrists, mépriseurs de la seigneurie. Elles disent qu’ils s’adonnent aux doctrines des démons, qu’ils défendent de se marier, qu’ils commandent de s’abstenir des viandes que Dieu a créées pour les fidèlesk… »

k1 Timothée 1.3.

Pendant que Froment pérorait ainsi sur la place du Molard, les magistrats réunis à l’hôtel de ville, apprenaient du grand sautier, que le discours continuait. Les syndics en furent irrités. Les chanoines et les prêtres se dirent que le pouvoir civil étant impuissant, ils devaient se charger eux-mêmes de l’affaire ; ils saisirent leurs armes et s’apprêtèrent à descendre. En même temps le conseil, décidé à faire un exemple, ordonna d’appréhender les prêcheurs partout où ils se trouveraient. En conséquence le lieutenant de police, le procureur fiscal, des huissiers, des soldats et des prêtres se rendirent en grand nombre au Molard, échauffés, indignés de la hardiesse de l’évangéliste et décidés à le jeter en prison. Si Farel a été mis à l’abri de leurs coups, Froment du moins ne leur échappera pas ! Tandis que cette troupe agitée descendait le Perron avec des pensées de mort, Froment, qui ne s’en doutait pas ou ne s’en souciait pas, continuait son discours au peuple de Genève.

« Il y a encore, disait-il, beaucoup d’autres chapitres des Écritures, qu’on pourrait produire pour plus grande démonstration ; mais cela vous doit suffire et vous mettre en état de discerner si ce sont vos pasteurs ou nous qui sommes de faux prophètes. Il n’y a personne de vous qui ne sache bien que nous ne défendons ni le mariage, ni les viandes ; que nous déclarons le mariage saint, ordonné dès le commencement du monde, à tous ceux qui n’ont pas le don de continence, sans aucune différence de personnes. Mais le pape fait autrement et dit : Que ceux qui n’ont pas une femme légitime aient une concubine (Distinction XXXIV, chap. xvi). Qui non habet uxorem, loco illius concubinam habere potest ; car, ajoute-t-il, je veux qu’ils soient saints… Certes, merveilleuse sainteté que celle-là !… Je vous en fais tous juges. Vous les connaissez de longtemps mieux que moi…

Quant aux viandes, nous laissons chacun libre, comme l’a fait notre Seigneur, exhortant le peuple à en user raisonnablement, sans nul excès, ni superfluité, et en rendant grâces à Dieu… Mais ceux-ci font tout le contraire. Quoique Christ ait été envoyé du Père, pour nous enseigner la vérité, ils nous apportent mensonges, rêveries, fausses doctrines, défenses de mariage et de viandes, et toutes sortes de badinages, comme si c’étaient des choses saintes… »

Dans ce moment un bruit confus se fit entendre. Claude Bernard, qui avait l’oreille et l’œil au guet, aperçut une troupe armée qui débouchait sur la place. Le lieutenant de la ville, le procureur fiscal, les hommes d’armes et les prêtres armés, irrités, impatientés, envahissaient le Molard. Bernard sentit que la résistance était inutile, dangereuse ; il ne fallait pas d’ailleurs que la Réformation s’établît dans Genève par la violence, elle ne devait y entrer que par la conviction. Il n’y avait pas un moment à perdre, chacun comprenait ce qui arriverait à l’évangéliste, s’il venait à être saisi Il fallait le sauver.

Bernard donc s’élance de sa place, se précipite « fort échauffé » vers Froment, et lui crie d’une voix retentissante et de tous ses poumonsl : « Voici tous les prêtres qui viennent en armes !… Le procureur fiscal et le lieutenant de la ville les accompagnent… Pour l’honneur de Dieu, descendez de ce banc, et qu’on vous sauve la vie !… Sauvez vous… sauvez-vous !… » Froment ne voulait pas descendre. En vain le suppliait-on ; son cœur brûlait au dedans de lui ; il s’apercevait que sa parole remuait les âmes… Comment abandonner son œuvre dans un moment si décisif ? Mais déjà les prêtres et les arquebusiers s’approchaient ; déjà quelques huguenots mettaient la main sur leur épée et s’apprêtaient à repousser la cohorte sacerdotale. Il y aura des blessés, il y aura des morts. « De grâce, dit Bernard, pour l’honneur de Dieu, évitons l’effusion du sang. » Froment ne peut résister à ces paroles. Quelques-uns de ses amis le saisissent, le descendent de dessus le banc et l’entraînent. Ils le font passer secrètement par une petite allée et ils arrivent ainsi dans la maison de Jean Chautemps. La porte s’ouvre et l’évangéliste est caché dans un lieu secret. En vain les prêtres et les soldats s’étaient-ils efforcés de l’atteindre ; la masse des auditeurs s’était mise entre eux et lui. Le lieutenant commanda au peuple, « sous grosse peine, » de se retirer ; et en effet, l’évangéliste étant en sûreté, l’assemblée se dispersa ; et les magistrats et les prêtres, confus et irrités, vinrent raconter aux syndics cette seconde mésaventure. La Parole n’avait pas été semée en vain ; plusieurs des auditeurs trouvaient qu’on leur avait donné cette année de belles étrennes. Tel fut à Genève le premier jour de l’an 1533m.

l – « Anhelo pulmone, in effusissimam vocem laxato. (Spanheim, Geneva restituta, p. 52.)

m – Froment, Gestet de Genève, p. 48. — Msc. de Roset, Chron., liv. II, p. 45.

Tous les prêtres et leurs adhérents n’étaient pourtant pas remontés à l’hôtel de ville. Froment avait disparu, mais il ne pouvait être loin. Quelques-uns rôdaient dans les rues adjacentes et cherchaient à découvrir la retraite du réformateur. A la fin l’un d’eux l’apprit. Chautemps était bien connu comme un évangélique décidé, et l’on se rappelait qu’il avait eu déjà Olivétan à demeure. Plusieurs catholiques s’établirent sous les fenêtres, et la nuit étant venue, on commençait à faire du bruit. Ceci effraya les amis de Froment. Le cherchant dans sa cachette, ils lui dirent : « Il faut vous transmuer en la maison d’un autre citoyen ; » Ils passèrent par une porte de derrière et parvinrent, grâce aux ténèbres, à le conduire, sans qu’il fût reconnu, chez l’énergique Perrin, plus redouté que l’honnête Chautemps. Mais bientôt les prêtres et leurs adhérents s’y transportèrent : « Ami Perrin ! criaient-ils, nous voulons ruiner ta maison ; voire te brûler si tu ne bailles congé à ce luthérien. » Perrin usa d’habileté ; il sortit et dit aux catholiques ameutés : Nous avons liberté de tenir chez nous un serviteur, homme de bien, sans être contredit par personne. » Puis il dit à Froment : « Vous êtes mon serviteur, je vous engage comme tel ; vous travaillerez pour moi. » En même temps, quelques-uns des amis de Perrin, fiers huguenots, s’avancèrent dans la rue et montrèrent aux prêtres une figure menaçante. Force fut à ceux-ci de se retirer. Les syndics arrêtèrent de convoquer pour le lendemain le grand conseiln.

n – Froment, Gestes de Genève, p. 43, 44. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 50.

Les circonstances étaient graves. La nouvelle doctrine venait d’être prêchée publiquement. Le discours hardi de Froment avait fait impression, surtout sur les huguenots. Ils avaient reconnu que le moyen le plus sûr de garantir leur émancipation politique, c’était d’établir la Réformation religieuse. Sur la place du Molard l’Évangile et la liberté s’étaient donné la main. Les catholiques se demandaient si la domination du pape allait s’écrouler. Les partis divers s’animaient, s’apostrophaient et de vifs débats s’engageaient entre eux. Les politiques soutenaient que si la ville était divisée sur des matières aussi capitales, son irréconciliable ennemie, la Savoie, planterait sa croix blanche sur les murs, si longtemps convoités par elle. Certains laïques, pleins de confiance dans leur propre cerveau, demandaient s’il fallait permettre que des inconnus, des follateurs se missent à débiter partout leurs folies ?… Les prêtres parlaient le plus haut ; ils demandaient aux Genevois s’ils voulaient abandonner la foi de leurs ancêtres, si la religion apostolique, catholique, attaquée, renversée, anéantie, devait faire place à une doctrine nouvelle qui entraînerait la ruine de Genève. Les huguenots répondaient que si la religion annoncée par les réformateurs n’était pas celle du pape, des scolastiques, des conciles, peut-être même des Pères, c’était du moins celle des apôtres et de Jésus-Christ, et qu’elle était par conséquent plus ancienne que celle de Rome. Ils représentaient que le gouvernement papal n’étant autre chose que le despotisme dans l’Église, ne pouvait produire que le despotisme dans l’État. Les deux partis se tranchaient toujours davantage. Les syndics et les conseillers, désireux de rétablir la concorde, allaient tantôt à droite, tantôt à gauche pour apaiser les plus violents ; mais c’était chose fort difficile.

Le 2 janvier, le conseil des Deux-Cents s’étant réuni, le premier syndic proposa « qu’il fût défendu de prêcher dans les maisons particulières ou dans les lieux publics, sans la permission de MM. les syndics ou de M. le vicaire épiscopal, — et ordonné que tous ceux qui connaîtraient des prédicants coupables d’infraction à cette loi, fussent obligés de les révéler, sous peine de trois traits de corde. » A ces mots, les huguenots s’écrièrent : « Nous demandons la sainte Écriture ! » Mais les amis des prêtres répondirent : « Nous voulons absolument que cette secte soit extirpée ! » Le conseil crut mettre tout le monde d’accord en décrétant que le cordelier Bocquet, prêcherait jusqu’au carême prochaino.

o – Registres du conseil, 2 janvier 1533. — Msc. de Gautier. — Msc. de Roset, Chron., liv. II, ch. 5. — La sœur J. de Jussie, Hérésie de Genève, p. 50.

Alors le premier syndic affligé des divisions et des haines qui séparaient les citoyens, dit : « Que tous, citoyens et habitants se pardonnent ! » Les Genevois qui avaient le cœur vif à la colère, l’avaient prompt à la réconciliation. « Oui, oui, s’écrièrent-ils de tous côtés, nous voulons aimer ceux qui sont d’un avis contraire. » Et ils levèrent la main. Bientôt on vit dans les rues des bandes, où les hommes les plus opposés, marchaient en se donnant affectueusement le brasp.

pIbid.

Pendant ce temps Froment se tenait chez Perrin et y faisait des rubans ; « autrement, nous dit-il, il n’eût pu y demeurer. » Tandis qu’assis en silence à son métier de tisserand, il faisait aller sa navette de droite à gauche et de gauche à droite, il se demandait s’il resterait caché ou s’il annoncerait de nouveau publiquement l’Évangile ? Il se décida à aller de maison en maison fortifier ceux qui avaient cru, se montra et se mit à heurter à certaines portes ; quelques-uns de ses amis, armés de gros bâtons, le suivaient de loin, sans qu’il le sût, pour empêcher qu’on ne lui fît quelque outrage. Un jour, pourtant, une femme vulgaire lui cria de grosses injures ; Jean Favre, violent huguenot, son garde du corps, s’approcha d’elle et lui donna « un soufflet fort sec. » Froment se retourna, et affligé de la vivacité de son ami : « Ce n’est pas par rudesse, lui dit-il, qu’il faut gagner les gens, mais par amitié et par douceur. »

Un autre jour, Froment passait sur le pont du Rhône pour aller chez Aimé Levetq. C’était jour de fête, et les prêtres, à la tête d’une procession, entraient sur le pont d’un côté, au moment où Froment y arrivait de l’autre ; ils portaient des croix, des reliques, marmottaient des prières, invoquaient les saints : Sancte Petre ! » chantaient les uns ; sancte Paule ! » chantaient les autres. Froment surpris et embarrassé résolut d’être modéré et de ne pas jeter les saints à la rivière, comme avait fait à Montbéliard son maître Farel. Il resta donc immobile, mais sans s’incliner devant les images. A cette vue, les prêtres cessant leurs litanies, se mirent à crier : « Courons sur lui !… A la cagne ! (au chien), au Rhône ! » Les femmes dévotes, qui les suivaient, rompant les rangs, se précipitèrent sur le réformateur ; l’une le prit par le bras, l’autre par l’habit ; une troisième le poussa par derrière : « Au Rhône ! » criaient-elles, et elles s’efforçaient de le jeter dans la rivière. Mais la garde de sûreté, qui était à quelque distance, Jean Humbert et quelques autres huguenots, s’élançant impétueusement, arrachèrent Froment des mains de ces furies. Alors les femmes, les prêtres, et les sacristains, voyant que les luthériens avaient enlevé leur idole, crièrent encore plus fort. Une foule tumultueuse s’agitait sur le pont. Les huguenots, voulant mettre Froment en sûreté, le firent entrer précipitamment dans la maison d’Aimé Levet, située au coin du pontr. Alors des gens du peuple, ameutés par le clergé, se mirent à en faire le siège ; ils jetaient des pierres contre les fenêtres, ils jetaient de la boue dans la pharmacie ; puis y entrant ils répandaient sur le plancher les drogues et les flacons : Levet était apothicaire, état fort honoré. Mais les huguenots, ayant mis Froment en sûreté dans une chambre secrète, sortirent, et aidés de quelques amis, chassèrent du pont les prêtres, les femmes et tous les perturbateurs.

q – « In Leveti ædes, in ponte quo flumen Rhodani transitur sitas, migrat. » (Spanheim, Geneva restituta p. 50.)

r – Froment, Gestes de Genève, p. 4.

A la nuit Froment ayant quitté sa cachette, retourna chez Perrin, et réunissant ses amis, leur représenta qu’il croyait devoir quitter la ville à cause de ces tempêtes bouillantes. Chautemps, Perrin, Levet, Guérin, furent grandement affligés ; mais ils reconnurent que la violence des adversaires rendait inutile le séjour dans Genève de l’évangéliste. Claude Magnin s’offrit pour l’accompagner ; et la nuit étant venue, Froment dit adieu à ses frères. Marchant avec précaution, il sortit de la ville, traversa le pays de Vaud et arriva dans son village d’Yyonand, où il se reposa des batailles genevoises.

Froment ne fut pas de ces hommes éminents, qui jouent un rôle à cause de leur grand caractère, et dont l’influence ne cesse de s’accroître. Son ministère à Genève pendant une partie de l’hiver de 1532 à 1533 fut l’époque héroïque de sa vie ; après cela il ne se montra guère qu’au second ou au troisième rang ; des docteurs qui lui étaient supérieurs l’effacèrent. Il ressemble par la brièveté de son ministère à ces astres qui frappent pendant quelques semaines tous les regards et puis disparaissent. Mais il leur fut aussi semblable par cette vertu que le peuple attribue à leur passage éphémère. Le séjour de Froment ébranla les traditions romaines dans Genève, sortit de l’oubli la sainte Écriture, commença à répandre dans cette ville quelques lueurs, et y jeta les premiers fondements de l’Église. Bientôt la Parole de Dieu y fut apportée avec plus d’abondance par Farel et par Calvin ; le soleil y versa toutes ses lumières, et un édifice s’éleva, solide et majestueux, sur les bases posées par le pauvre maître d’école.

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