Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 19
Catastrophe

(Du 1er au 10 juillet 1533)

5.19

On se prépare à recevoir l’évêque – Il s’approche – Quatre-vingts épiscopaux – L’aspect de Genève change – Procession et conseil général – L’évêque au conseil général – Agitation – Les syndics à la grotte – Les chartes présentées à l’évêque – Desseins de l’évêque – Proscriptions – Noms des proscrits – Ruse perfide – Fuite de quelques-uns – Huguenots et évangéliques saisis – Jaquéma en prison pour son mari – Frayeurs de l’évêque – Demande étrange – Levet s’enfuit – Il est poursuivi – Enfermé à Gaillard – Bruits divers – Le prélat évoque la cause à soi – On veut batailler – Le courage des Genevois – Les vieux des vieux temps – Ils paraissent devant le prince – La constitution et les vieux témoins – Fermeté des Genevois – Les Fribourgeois demandent vengeance – Discours de G. Wernli – Refus des Deux-Cents – Pouvoir temporel du clergé – Opposition au pouvoir absolu – Demande des syndics – Les prisonniers dans les cachots – Impatience des mamelouks – Curtet assassiné – Troupes autour de la ville – L’avenir est menaçant – Genève et Calvin – Triomphe et douleur – Espérance

Tandis que ces belles théories libérales étaient proclamées à l’hôtel de ville et saluées avec joie par de nobles esprits, quelques ennemis de la Réforme prétendaient qu’on ne les mettait en avant que pour la circonstance, parce que les réformés n’étaient pas encore les plus forts, et la masse du peuple les regardant comme des billevesées, s’occupait de tout autre chose. Le bruit courait toujours plus fort que l’évêque s’était enfin décidé, que sa résolution était inébranlable, que par obéissance au pape, il allait rentrer dans Genève ; jamais donc le franc arbitre n’y avait été plus menacé. Tout se préparait pour la réception du prince. Sa venue prochaine commençait à faire tourner les têtes, comme cela arrive d’ordinaire en pareil cas. Les prêtres, les mamelouks, les ducaux se disaient que l’heure de leur triomphe allait enfin sonner et que l’indépendance et la Réforme allaient être magnifiquement ensevelies. Quiconque avait un cheval le faisait étriller ou l’étrillait lui-même, car il était défendu d’aller à pied à la rencontre de l’évêqueq. Les trompettes s’exerçaient ; les artilleurs sortaient leurs pièces. Jacques de Malbuisson, l’un des chefs du parti catholique, trouvait qu’il n’y avait rien d’assez beau pour un évêque et prince, surtout puisqu’il apportait à la ville, comme cadeau de bienvenue, la soumission au pape dans l’ordre religieux, et à un souverain ecclésiastique dans l’ordre civil. Malbuisson faisait tendre les murailles du palais épiscopal de belles tapisseries, il couvrait les tables et les parquets de laine et de soie et fournissait les chambres de riches ameublements. Pierre de La Baume l’avait élu son fourrier, et ce bon catholique entendait que la beauté des décors fît comprendre aux Genevois la grandeur de leur prince.

q – « Pedestris benda. » [Registres du conseil des 22 et 30 juin.)

Si une foule servile s’apprêtait à immoler à un prêtre les libertés du peuple et la Parole de Dieu, ceux qui estimaient ces biens par-dessus tous les autres, se disaient avec douleur que toute les anciennes vexations allaient reparaître. Les Deux-Cents étaient assemblés ; un fier huguenot jaloux des libertés politiques, ne put se contenir et se levant dans le conseil : « Le bruit court, dit-il, que les mamelouks qui ont abandonné la ville il y a sept ans doivent escorter l’évêque et rentrer avec lui, je demande s’il en est ainsi ? » Soudain l’orage éclate ; les uns disent oui ! les autres disent non ! Le débat s’enflamme ; on se provoque, on s’injurie, on se donne des démentis, on se lance des paroles très irritantesr. Enfin les huguenots l’emportent, et les Deux-Cents décrètent que les mamelouks n’entreront pas, de peur qu’au lieu de concorde, il n’y ait que discorde dans la cité.

r – « Valde irritatoria. » (Ibid.)

Les syndics comprirent qu’une telle résolution porterait le trouble et la colère dans le cortège qui accompagnait l’évêque ; aussi voulant éviter des débats, cherchèrent-ils quelques moyens de rapprocher les esprits. Réunissant les chefs des partis opposés, ils leur demandèrent en signe de paix, de dîner ensemble ; un tel repas devait, selon eux, assoupir les haines et dissiper les craintes du prélat ; c’était un argument ad hominem. Comment Pierre de La Baume aurait-il peur d’hommes qui buvaient en choquant leurs verres ? Des libations furent en effet largement pratiquées à l’honneur de la concorde, les Genevois étaient toujours prêts à le faire ; mais les convictions des deux partis restèrent les mêmes ; le vin n’eut la puissance de changer ni les champions du pape, ni ceux du peuple, ni les Guelfes, ni les Gibelinss.

s – Registres du conseil du 26 juin 1533. — Msc, de Gautier.

Le mardi 1er juillet, le prince-évêque descendait le Jura, entouré de ses chanceliers, du président de Gévigny et de beaucoup de noblesse…, méditant la contre-révolution qu’il se proposait d’opérer. Les députés de Fribourg, connaissant l’humeur timide du prélatt, étaient venus l’attendre à Gex, afin de protéger sa rentrée. Tous ensemble ils continuèrent la route, et s’approchèrent de la ville. Cet événement, qui comblait de joie les catholiques, était un grand chagrin pour les fiers huguenots, pour les pieux évangéliques, et leur mettait la mort dans l’âme. Ce cortège leur semblait un cortège funèbre. Indépendance, liberté, Réformation naissante, ces richesses inestimables, qui sont la vie de l’homme, allaient-elles donc être portées à la tombe comme un corps mort ? Les cloches qui commençaient à retentir, sonnaient-elles le glas funèbre ? Tout semblait l’indiquer.

t – Mémoires du diocèse de Genève, par le curé Besson, p. 63.

Au moment où l’escorte brillante, qui allait à cheval à la rencontre de l’évêque, passait le pont du Rhône, on vit paraître une bande d’environ quatre-vingts catholiques portant fièrement leurs arquebuses. Le premier syndic, qui les observait d’un œil inquiet, leur ordonna de se retirer. « Nous allons vers notre prince, » répondirent-ils énergiquement. Les magistrats et leur escorte les perdirent quelques moments de vue ; mais la bande reparut au moment où le cortège sortait de la ville. « Ce sont les plus violents du parti, disait-on autour des syndics… Ils vont nous jouer quelque mauvais tour !… » Le syndic leur ordonna une seconde fois de se retirer. « Nous allons vers notre prince, » répondirent-ils de nouveau, et ils continuèrent leur chemin.

Le cortège, étant arrivé à une demi-lieue de la ville, attendit l’évêque, et vers quatre heures du soir, le vit enfin paraître. Il avait autour de lui les magistrats de Fribourg, et derrière lui les chefs mamelouks, bannis de Genève, mais fiers de braver ceux qui les avaient expulsés. Les syndics, intimidés, n’osèrent leur interdire l’entrée de la ville. Ce ne fut pas tout ; les quatre-vingts arquebusiers entourèrent le prélat, prenant le rôle de gardes du corps ; les cloches furent mises en branle, le canon retentit et les amis du clergé crièrent de toute leur voix des vivats répétés. Le trône se relève ; la majesté du prince fait éclater sa splendeur, et Sa Grandeur inspire le respect à tous ceux qui la contemplentu.

u – Registres du conseil des 1er, 2 et 3 juillet. — Froment, Gestes de Genève, p. 61. — Msc. de Gautier.

Ces éclats de joie cessèrent bientôt. A peine l’évêque était-il entré, que la physionomie de Genève changea. On rencontrait partout des visages nouveaux qui semblaient ne respirer que vengeance. Il se tenait de nuit des conférences, soit au palais, soit chez les chanoines ou chez d’autres partisans du régime despotique. On n’entendait parler que des horribles résolutions qui se prenaient dans ces conciliabules, — résolutions vraies ou supposées, n’importe. Plusieurs réformés en avaient le cœur brisé. « Les hérétiques concevaient une grande contrition, » dit la sœur Jeanne, car ils savaient bien que l’évêque ne leur apportait rien de bon, que de leur nuire tant qu’il pourraitv. »

v – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 67. — Msc. de Gautier.

Le prélat était bien décidé à recourir, si cela était nécessaire, à la force, à l’exil, à la mort. Mais son caractère et ses intérêts le portaient aussi à accomplir pacifiquement, s’il le pouvait, la grande révolution qu’il désirait de toutes ses forces. Il voulait que quelques démarches du moins missent les apparences de son côté.

Désirant donner à sa restauration la double sanction de l’ordre religieux et de l’ordre politique, l’évêque ordonna qu’il y aurait, jeudi 3 juillet, une grande procession, et que l’on tiendrait ensuite le conseil général du peuple. La procession se fit. Chanoines, prêtres, religieux, marchant en ordre, récitaient ou chantaient leurs prières avec grande ardeur, et demandaient qu’il plût à Dieu et à la Vierge de garder dans Genève la sainte Église catholique romaine. Les chants ayant fini, le conseil général fut convoqué. Les émigrés, qui n’avaient rien oublié ni rien appris, eussent préféré à cette mesure libérale une répression prompte et énergique ; mais l’évêque désirait ne pas commencer par mettre des citoyens en prison. D’ailleurs les émigrés impatients ne devaient rien perdre pour attendrew.

w – Registres du conseil des 2 et 3 juillet 1533. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 67. — Msc. de Gautier.

Tous les partisans de l’évêque se rendirent au conseil du peuple, la tête haute, fiers et joyeux ; les magistrats avec inquiétude, et quelques huguenots l’air triste et angoissé. L’assemblée s’étant formée, Monseigneur parut, entouré de sa noblesse. Il était décidé à réclamer la plénitude du pouvoir souverain, et si on la lui contestait, à la conquérir. Deux grands principes, le bon plaisir du prince et les constitutions des peuples, se trouvaient en présence, le 3 juillet, à Genève, dans le conseil général. De La Baume avait pris ses précautions ; il avait amené de la Franche-Comté des hommes distingués, en particulier le bailli de Dôle, magistrat savant et éloquent. Cet orateur, s’imaginant gagner les Genevois par des paroles flatteuses et fleuries, prononça une fort belle harangue ; mais son éloquence bourguignonne ne fit pas grand effet sur les huguenots. Alors le prince-évêque s’avança lui-même, et parlant avec une voix belle et claire, et en langage fort intelligible, il demanda aux syndics et au peuple s’ils le reconnaissaient pour leur prince et seigneur. La question était habile. Si les Genevois répondaient non, ils se mettaient en révolte, les mesures de rigueur devenaient légitimes ; tandis que s’ils répondaient oui, ils se livraient au prélat, et c’en était fait de la liberté et de l’Évangile. Les magistrats se gardèrent de tomber dans le-piège, et comprirent qu’il fallait distinguer. Convaincus qu’ils tenaient de Dieu leurs chartes, leurs franchises et leur législation, tout aussi bien que le prince tenait de lui sa puissance, ils firent leurs réserves. Certes, Monseigneur, dirent-ils, nous vous tenons pour notre prince, et nous sommes prêts à vous obéir ; mais en suivant pour règle nos libertés, nos coutumes et nos franchises, écrites et non écrites, que nous vous demandons d’observer, comme vous avez il y a longtemps, promis de le fairex. » Le prince-évêque, embarrassé, crut essentiel de ne pas entamer la question délicate de la constitution qu’il avait jurée, et laissant dormir pour le moment ce qui regardait son pouvoir temporel, il ne parla que comme évêque et adressa aux Genevois une dévote exhortation sur le salut de leurs âmes. Au fond le grand objet de sa terreur, c’était la Réformation ; le grand désir de son cœur, c’était le triomphe de la papauté. « Ayez la crainte de Dieu, dit-il, observez les commandements de la sainte Église. » Il savait fort bien que la sainte Église commanderait au peuple de reconnaître son pouvoir sans aucune restriction. Il prononça ces paroles « d’une si humble et dévote façon que chacun pleurait et que le conseil général finit sans noise ni tumulte, ce dont on loua Dieuy. »

x – Registres du conseil du 3 juillet 1533.

y – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 68.

Les Genevois n’étaient pourtant pas prêts à baisser la tête pour recevoir le joug que l’évêque leur présentait. A peine les membres de l’assemblée s’étaient-ils dispersés dans les maisons et dans les rues, que l’agitation éclata. Les huguenots et les catholiques indépendants déclaraient hautement et d’un commun accord, vouloir maintenir les constitutions ; les courtisans et les mamelouks soutenaient seuls le privilège absolu du prince. — « Point de puissance despotique ! disaient les uns. — Point de résistance aux ordres de notre prince, » disaient les autres. Choqués des prétentions nouvelles de l’évêque, les citoyens résolurent de lui opposer les antiques monuments de leur liberté ! Il y avait à l’hôtel de ville un lieu voûté appelé la Grotte, où étaient renfermées, sous plusieurs serrures et verrous, les chartes vénérables du peuple genevois. Sans se laisser troubler par l’arbitraire de l’évêque, par l’éloquence de ses orateurs et par les terribles épées de Fribourg et de Turin, les citoyens se tournèrent avec respect vers les documents sacrés de leurs franchises. Les syndics se rendirent à la grotte ; les verrous, à demi rouillés, cédèrent sous les mains robustes d’un de leurs officiers ; ils prirent les nobles parchemins de leurs aïeux ; tous portèrent des yeux avides sur ces titres où se trouvaient consignés les devoirs, les droits et les libertés du peuple. Le rouleau fut posé sur une table ; on le déploya, et l’un des magistrats s’approchant, tandis que les autres écoutaient, lut les paroles qui s’y trouvaient écrites. « Au nom de la sainte, parfaite et individue Trinité, du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » L’évêque foulerait-il aux pieds une charte, qui reposait sur un fondement aussi sacré ! Le magistrat continua son examen. Ce document, rédigé par l’évêque Adhémar en 1387, contenait, y était-il dit, « les libertés, franchises et immunités dont les citoyens de Genève usaient depuis si longtemps, qu’il n’était mémoire d’homme du contraire. » Les Genevois émus se passaient le parchemin, en lisaient quelques parties, et juraient de défendre énergiquement leurs droitsz.

z – Senatus, sua libertate subnixus, jus suum strenue tuetur. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 62.)

Les syndics, ne doutant pas que ces documents antiques ne fussent reçus par l’évêque avec le plus profond respect, quittèrent l’hôtel de ville, et portant au prélat leurs chartes vénérées, ils les déployèrent noblement devant lui. Ils lui montrèrent les immunités qui leur étaient assurées et se retirèrent pleins d’espoir. Mais Pierre de La Baume ne se souciait en aucune manière de ces vieux papiers ; et ne voulait pas se donner la peine de déchiffrer péniblement ces insolentes écritures ; il avait hâte de les voir replacées dans la cave, où elles avaient si longtemps dormi. Il entendait gouverner d’après des coutumes plus modernes et des ordonnances plus personnelles. La Réformation au contraire allait s’accomplir en soutenant contre les usurpations épiscopales, les droits les plus légitimes de la plus antique libertéa.

a – Libertates, franchesiæ, immunitates, usus et consuetudines civitatis Gebennensis. » (Mémoires d’Archéologie de la Société d’Histoire de Genève, tome II, p. 312. — Registres du conseil du 4 juillet 1533.)

L’évêque n’hésita plus. Quand il avait demandé au conseil général de reconnaître sa souveraineté, les magistrats lui avaient répondu en la limitant par les constitutions du peuple. Il fallait donc renoncer à régner par la douceur, et gouverner par la force. Pierre de La Baume n’était pas le premier évêque exclu de sa cité épiscopale, qui y fût rentré avec des pensées de violence. Le souvenir de cruautés inouïes était resté dans la mémoire des peuples. Dans le dixième siècle, l’évêque de Cambrai ayant été chassé de sa ville par les bourgeois irrités contre lui, y était revenu avec des soldats étrangers, et ces satellites, ministres de ses vengeances, avaient poursuivi les citoyens jusque dans l’église, tué les uns, coupé aux autres les mains et les pieds, crevé les yeux à quelques-uns, et marqué plusieurs sur le front avec un fer rougeb. Deux siècles environ plus tard, un autre évêque rentrant aussi de force dans sa ville, ses gens avaient saisi l’un des citoyens les plus honorables et les plus riches, malgré la promesse de respecter sa vie, et l’avaient attaché par les pieds à la queue d’un cheval, lancé ensuite au galopc. L’évêque de Genève ne se proposait pas d’imiter ces manières épiscopales ; les mœurs, quoique rudes encore, s’étaient pourtant adoucies ; il entendait se contenter de moins. Il ferait saisir les principaux soutiens de la Réformation et de la liberté et s’en débarasserait simplement par le glaive ; soit dans Genève, comme on avait fait de Berlhelier, soit dans quelque château, comme dans le cas de Lévrier. Puis le prince-évêque exercerait, sans contrôle et à sa guise, cette souveraineté qui lui paraissait absolument nécessaire pour étouffer à la fois le protestantisme des uns et l’indépendance des autres.

b – « Alios interfecerunt, alios, truncatis manibus et pedibus, demembrarunt ; quibusdam vern oculos fodiebant, quibusdam frontes ferro ardente notabant. » (Scriptur. gallic. et franc., VIII, p. 281.)

c – « Ad equi caudam pedibus alligatus… vir dives et probus. » (G. de Noviguto, Op., p. 510.)

Débarrassé des archéologues importuns, qui mettaient leur confiance dans des chartes poudreuses, l’évêque se mit à préparer l’exécution de ses desseins. Il fit le compte de ses forces et se crut sûr de la victoire. D’abord il y avait le conseil qui, en majorité catholique, lui donnait au fond la main ; puis il y avait les prêtres et leurs adhérents ; puis les Fribourgeois ; puis les mamelouks bannis ; enfin une certaine classe de gens maniant très bien l’arquebuse et « qui le feraient fort, » disait le prélat. Le compte de ses partisans étant ainsi arrêté, l’évêque examina quels étaient les chefs huguenots dont il allait se défaire. Il est peu probable que Pierre de La Baume ait fait tout cela seul, ou simplement avec l’un de ses secrétaires ou de ses officiers de justice. La faiblesse était l’un des traits les plus marquants de son caractère ; il était, quoiqu’il prétendît quelquefois le contraire, sans énergie. Mais ceux qui étaient autour de lui y suppléaient. La proscription qu’il allait mettre à exécution fut essentiellement due aux encouragements et aux sollicitations des ennemis de la Réformation et de l’indépendance. « Se voyant puissant et fort, dit un contemporain, tant de la part des Fribourgeois, que du côté des ennemis de Dieu et de la ville (les mamelouks) qui pour lors étaient dedans icelle, l’évêque voulut exercer sa tyrannied. » Quelques-uns de ses amis reculaient devant de telles rigueurs et eussent voulu l’en détourner ; mais les hommes les plus violents l’emportèrent. « Monseigneur, disaient-ils, doit faire son pouvoir, à l’encontre de certains citoyens et bourgeois, et ainsi extirper et arracher a cette hérésie et secte luthériennee. »

d – Froment, Gestes de Genève, p. 61.

eIbid.

Les proscrits furent choisis indifféremment parmi les évangéliques et les huguenots. L’un des premiers indiqués fut Chautemps. Non seulement il était hérétique, mais il faisait élever ses enfants dans l’hérésie, et avait eu longtemps dans sa maison Olivétan, le traducteur de la Bible, qui avait osé reprendre en pleine église un prédicateur dominicain. Aimé Levet vint ensuite ; c’était chez lui que se tenaient le plus souvent des assemblées religieuses. Pierre Vandel, — le plus jeune fils de ce Claude, que vingt ans auparavant l’évêque Jean de Savoie avait mis en prison, — doué d’un caractère déterminé et se mettant facilement en avant, fut joint aux deux autres. Ami Perrin n’était pas au nombre des évangéliques proprement dits, mais il avait été le principal des quatre huguenots dont le zèle pour la controverse avait si fort embarrassé le vicaire de la Madeleine, et il passait pour être le plus hardi de toute la bande. D’autres furent ensuite indiqués : Jean Pécolat, nom qui sonnait mal aux oreilles des épiscopaux ; Domaine d’Arlod, Jean Veillard, Anthonin Derbey, Henri Doulens, Jaques Fichet, Claude de Genève, Philibert de Compey, seigneur fort estimé. Quoique gentilhomme et Savoyard, Philibert était huguenot dans l’âme ; le comte de Genevois profita de l’occasion pour confisquer toutes ses terres et seigneuries, « et fut ce pauvre perverti dénué de tous ses biens, » dit la sœur Jeanne. Il y eut encore quelques citoyens dont l’arrestation fut décidée, Pasta, Rozetta et d’autresf. L’évêque et les siens, pleins de zèle, espéraient bien saisir encore d’autres citoyens après ceux-cig ; mais ils trouvaient plus prudent de ne pas faire tout à la fois. Si le premier coup réussissait, ils le feraient suivre d’un second et mettraient la main sur tels ou tels citoyens auxquels ils n’avaient pas d’abord pensé. « J’ai proscrit tous ceux dont j’ai pu me souvenir ; ceux que j’ai oubliés, je les proscrirai à mesure qu’ils me reviendront dans la mémoire. » Cette parole, d’un grand maître en fait de proscription, Sylla, trouvait ici son applicationh.

f – Leurs noms sont donnés par Froment, Gestes de Genève, p. 61, 62.

gIbid.

h – Plutarque, Vie de Sylla. — Registres du conseil du 5 juillet.

L’évêque, ayant fait ce premier travail, se mit à réfléchir sur la manière dont il pourrait s’emparer des proscrits ; ce n’était pas chose facile. Le plus naturel eût été de saisir chacun d’eux dans sa maison ; mais il craignait que s’il s’y prenait ainsi, les uns se cachassent, les autres s’échappassent, d’autres encore fussent délivrés dans la rue. L’alarme se répandrait en un moment, et les hardis huguenots se retrancheraient dans la maison de Baudichon de la Maisonneuve. Par-dessus tout, Pierre de La Baume manquait de franchise ; il excellait, quand il le voulait, à paraître aimable vis-à-vis de ceux qu’il détestait. Il résolut de feindre une invitation, et de tendre gracieusement la main aux hommes dont il complotait la mort. Il les enverra « querir en son château, à foi et fiance, » mais sans la teniri. Il les prendra ainsi d’un seul coup dans un filet, puis il serrera le nœud, et ces pauvres gens ne quitteront les salles de l’évêché que pour descendre dans ses prisons. L’expédient fut jugé excellent et l’on prépara tout pour le mettre à exécution.

i – Froment, Gestes de Genève, p. 61.

En effet, le lendemain, 5 juillet, des officiers de l’évêque se présentèrent chez les citoyens portés sur la liste noire, et leur firent de sa part une invitation qui devait leur paraître ou un grand honneur ou un piège perfide. Si quelques-uns faisaient des objections, les messagers leur assuraient, de la part du prélat, qu’il ne leur arriverait aucun mal. Les uns par candeur, d’autres par ignorance, d’autres enfin par témérité s’acheminèrent au château épiscopal. Ils avaient mis leurs plus beaux habits et portaient l’épée au côté. Qu’est-ce donc que l’évêque pouvait leur vouloir ?… Probablement obtenir quelques concessions ; ils étaient bien déterminés à ne lui en point accorder.

D’autres furent plus clairvoyants ou plus prudents ; ils prirent la fuite. Les émeutes cléricales qui avaient précédé la venue de l’évêque, la compagnie peu rassurante dont il était entouré, les demandes qu’il avait faites, tout cela devait donner à penser aux esprits doués de quelque discernement. Les femmes, plus fines ou plus craintives, voient d’ordinaire, en pareil cas, plus clair que les hommes ; leur amour conjugal s’alarme. Il paraît que Claudine Levet et Jaquéma Chautemps éprouvèrent ces tendres sollicitudes de leur sexe, et conjurèrent leurs maris de ne pas se jeter dans les mains cruelles de l’évêque, et de quitter leurs demeures, leurs enfants, une patrie qu’ils pouvaient maintenant mieux servir au dehors. Ces deux excellents chrétiens furent de ceux qui s’échappèrent. De la Maisonneuve contre lequel les mamelouks étaient fort irrités, plein d’indignation contre la tyrannie de l’évêque, partit pour Berne ; c’était, après Dieu, de cette ville qu’il attendait toujours la délivrance. D’autres encore quittèrent Genèvej.

j – Registres du conseil du 5 juillet. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 64. — Froment, Gestes de Genève, p. 61, 62.

Cependant Perrin, d’Arlod, Vandel et leurs amis se rendaient au château. Les portes s’ouvrirent devant eux et ils entrèrent dans les antichambres de Monseigneur. Mais à peine étaient-ils arrivés, comptant sur la gracieuse audience qui leur avait été promise, qu’ils furent saisis, fort étroitement liés, et conduits dans la prison épiscopalek. Le bouillant Perrin, le courageux Vandel furent eux-mêmes obligés de céder à la force. Les sergents de l’évêque les descendirent dans les cachots, et comme si les cordes, les portes de fer et les verrous ne suffisaient pas, on leur enferra pieds et mains aux cepsl.

k – Froment, Gestes de Genève, p. 62.

lIbid.

Quand on vint l’annoncer au prince-prélat, ce fut l’une des nouvelles les plus réjouissantes qui lui eussent été jamais apportées. Il respira. Pourtant, il n’était pas entièrement satisfait ; il lui manquait quelques prisonniers auxquels il tenait particulièrement, Levet et Chautemps surtout. Mais si les maris avaient disparu, leurs femmes pouvaient payer pour eux. Pierre de La Baume demanda que Jaquéma Chautemps fût saisie ; toutefois Claudine Levet resta en liberté. Claudine était une chrétienne pieuse, ferme sans doute dans la foi, mais d’un esprit doux. On l’épargna. Jaquéma instruite, on s’en souvient, par Olivétan, avait peut-être quelque chose de cette décision courageuse qui se trouvait dans le cousin de Calvin et dans Calvin lui-même. Claudine était la femme du Nouveau Testament ; Jaquéma nous semble avoir plutôt rappelé les héroïnes de l’Ancien. Il est à regretter que nous n’ayons pas sur elle les mêmes lumières que sur Claudine. Quoi qu’il en soit, elle paya pour son mari. La femme délicate, l’épouse de l’un des premiers personnages de la cité, accoutumée aux douceurs de la vie, qui avait eu, pendant plusieurs années pour précepteur de ses enfants, l’un des écrivains français les plus originaux de cette époque, fut mise dans une étroite prison, et traitée rudement comme un conspirateur. Les temps antiques et les temps modernes ont connu plus d’une fois des dévouements conjugaux. Bien des femmes, voyant leurs époux menacés d’une fin cruelle, ont pu leur dire :

    … Et quel autre que moi
A le droit d’y prétendre et de mourir pour toim !

m – Alceste, fille de Pélias.

La Réformation aussi en a fourni des exemples.

Une partie des chefs huguenots se trouvant en prison, le prince-évêque et ses intimes délibérèrent sur ce qu’il fallait en faire. Il ne pouvait être question de les faire mourir publiquement dans Genève, comme Berthelier. Le plus simple serait de les décapiter secrètement dans les cachots ; mais cela se saurait aussitôt, et causerait de terribles émeutes. « On n’osait pas les faire mourir dans la ville par crainte du peuplen. » Les conseillers de l’évêque et prince proposèrent de les faire sortir de Genève, pendant la nuit, dans une barque, et de les emmener ou à Fribourg qui demandait des holocaustes pour venger la mort de Wernli, ou au château de Chillon, où était déjà Bonivard, ou à Jussy près de la montagne des Voirons et enfin au château fort de Gaillard au pied du Salève ; « et illec, en faire à leur plaisir. » Ce fut le projet auquel on s’arrêta et les ordres furent donnés pour l’accomplir.

n – Froment, Gestes de Genève, p. 62.

Ainsi tout marchait au gré de l’évêque. Quelques-uns des principaux huguenots allant être expédiés hors de Genève, il fallait « prendre d’autres citoyens après ceux-ci, et les faire aussi réduireo ; » c’est-à-dire emmener hors de la ville, car la crainte du peuple ne cessait de poursuivre l’évêque. Il pensait donc à continuer l’œuvre qu’il avait entreprise, quand on vint lui apporter une nouvelle qui jeta un grand trouble dans son esprit.

o – Froment, Gestes de Genève, p. 62.

Un de ses agents, chargé par lui de surveiller ce qui se passait dans la ville vint lui apprendre que non seulement Baudichon de la Maisonneuve s’était échappé, mais encore qu’il allait à Berne demander du secours… Quelle contrariété, quel danger ! Si

le fugitif ramène les Bernois, ils prendront la défense de l’hérésie… elle triomphera. Plus le coup que La Baume voulait frapper était fort, plus il était dangereux qu’il manquât… Aussi était-il dans un grand effroi et dans une grande colère. Il ordonna à ses officiers de poursuivre ceux qui s’étaient échappés, de prendre des chevaux pour les atteindre… et de les amener liés dans la prison, où les attendaient leurs amis. Mais il ne se contentait pas d’envoyer à la poursuite des fugitifs les gens dont il pouvait disposer, il en voulait d’autres encore pour les traquer, les prendre par derrière et par devant, et ceci le porta à faire la plus étrange demande.

Dès que les syndics avaient appris l’arrestation de quelques-uns des plus notables citoyens, ils avaient assemblé le conseil. Consternés de cet acte tyrannique, alarmés pour l’avenir de la république, ils se demandaient ce qu’ils devaient faire. Abandonneraient-ils leurs concitoyens aux vengeances illégales de l’évêque ou se soulèveraient-ils contre leur prince ? lis étaient plongés dans une muette stupeur quand un messager de l’évêque parut. Sans doute, il venait donner des explications, faire des excuses, peut-être déclarer que l’évêque retirerait sa fatale ordonnance ? Non ; le conseil apprit bientôt qu’il s’agissait d’une demande fort extraordinaire.

Le messager épiscopal ayant fait les salutations d’usage, dit : « Monseigneur a résolu d’envoyer ses officiers hors des limites, pour prendre certains criminels (c’était ainsi que le prélat appelait ces nobles citoyens). Notre très révérend prince demande en conséquence au conseil de lui bailler des gens de la ville pour accompagner ses officiers et pour suivre les fugitifs sur les terres de Savoie. » Ceci parut trop fort. La Baume demandait aux magistrats de Genève d’employer à opprimer les citoyens, la puissance qu’ils avaient reçue pour les défendre. Il voulait faire d’eux ses sbires… Cette audacieuse proposition indigna les syndics ; ils n’hésitèrent pas à refuser à l’évêque sa demande ; toutefois désireux jusqu’à la fin de ménager le prince, ils donnèrent à leur refus un motif spécieux. « Veuillez nous pardonner, répondirent-ils à l’évêque, si nous ne le pouvons faire ; nous craindrions que Monsieur le duc, sur le territoire duquel nos gens devraient entrer, ne s’en prît à nous, comme violant les traités. » Ce refus mit l’évêque dans une grande colère. Il croyait, peut-être avec raison, que le duc de Savoie passerait sur cette violation de territoire, puisqu’il s’agissait de saisir des huguenots… « Retournez, dit-il à son officier et dites à ces messieurs qu’ils fassent justice ; que s’ils ne le font pas il y en a quatre-vingts dans la ville qui me feront fort. Ajoutez qu’ils avisent de marcher droit. » Les magistrats demeurèrent fermes. Mais le prélat trouva une petite consolation dans le concours de gens mieux disposés que messieurs les syndics de Genève, à servir ses colèresp.

p – Registres du conseil du 5 juillet 1533.

Aimé Levet, au lieu de s’enfuir sur la rive droite, où se trouvait située sa maison, avait préféré la rive gauche, et s’était jeté dans ce beau pays qui se trouve entre le Rhône et le lac d’un côté, le mont Voirons et le Salève de l’autre, et où la large ouverture que ces deux montagnes laissent entre elles, permet de contempler la magnifique rangée des Alpes du mont Blanc. Levet avait-il voulu éviter de prendre la route ordinaire des fugitifs, où l’on était presque sûr d’être arrêté ? Voulait-il se cacher dans les montagnes, comme le beau mois de juillet l’y invitait, monter la pente douce et gracieuse des Voirons ou escalader, par le pas dit de l’Échelle, les parois abruptes du Salève, dont les énormes rochers surplombent la plaine ? Cela est possible ; d’autres fugitifs l’ont fait. Levet erra quelque temps dans cette partie de la vallée où le torrent sablonneux de l’Arve fait entendre un sourd mugissement ; mais ne songeant qu’à fuir ses persécuteurs, il ne pensait guère à contempler la vue éclatante des Alpes éclairées par le soleil de juillet, qui faisait un saisissant contraste avec les voies sombres où il marchait alors. Il savait que les mamelouks, les prêtres, les ducaux et surtout le sire de Montagny, châtelain de Gaillard, le feraient suivre à la piste. Que sa destinée était étrange ! Il n’y avait que quelques mois qu’il était zélé catholique ; puis la conversion étonnante de sa femme avait amené la sienne… Maintenant… il errait fugitif, sans avoir un lieu où reposer sa tête. Nous ne savons pas toutes les angoisses qu’il a éprouvées et tous les cris qu’il a poussés. Toutefois il ne perdait pas courage, car il connaissait Celui qui était son protecteur et maintenait son droit. Il était assuré de pouvoir subsister devant Dieu et ses anges, en ce moment même où les hommes lui couraient dessus. Il avait sans doute après lui des loups qui cherchaient à le déchirer. Mais Dieu retire ses pauvres brebis, même de la gueule des lionsq… »

q – Calvin.

On le poursuivait en effet. Un chanoine de Genève, Messire de Charanzonay, avait suivi Levet des yeux ; il savait qu’il s’était sauvé du côté des montagnes, et qu’on devait le trouver dans le bailliage de Gaillard ou dans le mandement de Bonne. Il s’entendit donc avec le châtelain de Gaillard. M. de Montagny, bon catholique et bon Savoyard, lui prêta main-forte ; une escouade sortit du château, et la battue, le chanoine en tête, commença. Bientôt le pauvre Levet entendit les pas de ceux qui le cherchaient ; il fut saisi. Le chanoine avait besoin de décharger sa colère ; sans autre forme de procès, il lui fit administrer des coups de bâton ; et après l’avoir bien battu, il l’envoya au château de Gaillard en prisonr. Levet, entouré de ses gardes, fut dirigé vers cette forteresse, située à l’endroit où l’Arve, sortant du pays des montagnes, entre dans la plaine, et où plus d’un innocent avait déjà été enfermé. Les ponts-levis s’abaissèrent et se relevèrent ; les fortes pentures des vieilles portes roulèrent sur leurs gonds ; les sentinelles, la hallebarde à la main, regardèrent passer le huguenot ; enfin Levet, deux fois coupable, comme libéral et comme évangélique, fut jeté dans un profond cachot. La captivité du mari assura dès ce moment la liberté de la femme.

r – Registres du conseil des 5 juillet et 6 août 1533.

D’autres événements vinrent coup sur coup, dans la journée du 6 juillet, réjouir l’évêque et sa cour, et mettre à l’épreuve la fermeté du conseil ainsi que la tranquillité des citoyens. Un homme envoyé du pays de Vaud rapporta qu’un certain nombre de gens de Fribourg bien armés, étaient arrivés à Nyon et menaçaient Genève C’étaient les vengeurs du sang de Wernli. « Allez, dirent les syndics, au capitaine général Philippe, et pourvoyez à la sûreté de la ville. » Peu après, un Genevois apprit au conseil que les Fribourgeois qui étaient à Genève s’apprêtaient à partir pour le château de Gaillard. Bientôt un troisième personnage se présenta et annonça aux syndics que les Fribourgeois arrivés à Nyon traversaient le lac et qu’on discernait nettement, du haut de la ville, leurs barques cinglant au sud. Enfin de Gaillard même on apprit que les parents de Wernli, accompagnés d’un grand nombre d’hommes d’armes fribourgeois, étaient entrés dans la forteresse et voulaient laver leurs pieds dans le sang des évangéliques. Le conseil ne savait que faire, et la ville était pleine d’effrois.

s – Registres du conseil des 6 et 7 juillet 1533.

C’était surtout dans les maisons des prisonniers qu’il y avait d’extrêmes angoisses. On répandait dans la ville les bruits les plus sinistres sur les rigueurs dont l’évêque usait envers ses captifs. Quelques-uns commençaient à perdre courage et demandaient (cette question fut souvent faite au temps de la Réformation) pourquoi les disciples de l’Évangile avaient à endurer non seulement les afflictions communes à tous, mais des calamités dont leurs ennemis étaient exempts. « Ah ! répondaient les plus sages, le blé est d’abord battu dans la grange en commun avec la paille ; mais ensuite il est de plus pressé et brisé seul sur la meulet … » Tous n’étaient pas consolés, et de bien des maisons affligées, des cris montaient alors vers le ciel.

t – Calvin, Op., passim.

Cependant les avoyers de Fribourg pressaient le conseil d’accorder aux parents de Wernli la justice qu’ils réclamaient, et insistaient pour que l’on mît immédiatement en cause les Genevois arrêtés le 23 mai et le 4 juin après la mort du chanoine. Les mamelouks criaient encore plus haut que les Fribourgeois et demandaient le jugement des onze notables emprisonnés le 5 juillet. Tandis que l’affaire des Fribourgeois était surtout juridique, la cause des mamelouks était politique ; ils voulaient profiter d’un procès pour faire une révolution. Le conseil donna ordre au procureur fiscal d’amener devant lui les accusés, ainsi que la constitution genevoise le voulait. Mais le fiscal déclara qu’il ne le pouvait, à cause de l’ordre de Monsieur le prince, qui avait évoqué la cause à soi. L’évêque entendait être à la fois juge et partie, et substituer aux formes protectrices des tribunaux laïques son arbitraire clérical. Les magistrats alarmés se rendirent immédiatement auprès du prince, pour lui faire d’humbles, mais énergiques protestationsu.

u – Registres du conseil des 6 et 7 juillet 1533. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 15. — Msc. de Gautier.

Pierre de La Baume venait de dîner quand les syndics se présentèrent. « J’évoque la cause à moi, dit-il ; j’ai mes raisons… » Les syndics lui représentèrent qu’il pouvait faire grâce à des condamnés, mais non juger des accusés qui devaient nécessairement comparaître devant les tribunaux légitimes. « J’évoque la cause à moi, » répéta l’évêque. Les syndics indignés saluèrent le prince et se retirèrent. Sébastien de Diesbach, le banneret de Weingarten et d’autres députés de Berne étaient arrivés à Genève, et, à ce qu’il semble, Baudichon de la Maisonneuve était revenu avec eux. Les syndics invoquèrent leur intervention, et les Bernois parlèrent à l’évêque ; mais ce clerc passionné, entêté, ne voulait pas entendre de cette oreille-là. Il tendait la corde, dût-elle rompre… « J’évoque la cause à moi, » dit-il encore.

Ce n’était pas dans le palais seulement que le souffle d’un aveugle fanatisme se faisait alors sentir ; il agitait les mamelouks, il emportait les épiscopaux et même quelques Fribourgeois. Ils avaient juré la mort de la liberté et de la Réformation, et avisaient déjà aux moyens d’empêcher qu’elles ne rentrassent jamais dans Genève. Ils allaient, ils venaient, ils étaient infatigables. On eût dit à les voir (la comparaison en fut faite) ces hommes qui, venant après le déluge et voulant empêcher les eaux d’envahir de nouveau leur demeure, se dirent l’un à l’autre : « Bâtissons-nous une tour dont le sommet aille jusqu’au ciel. » Ils bâtissaient la tour de Babel, dit un contemporain, prétendant batailler contre Dieu comme des géants. »

On bataillait en effet. Ce jour même, 7 juillet, quelques cavaliers du parti épiscopal qui caracolaient à Plainpalais devant le couvent de leurs amis les dominicains, virent passer trois des citoyens les plus considérables de Genève, le capitaine général Philippe, Jean Lullin, plus tard syndic, et François Favre qui fut l’année suivante membre du conseil ordinaire. Aussitôt les cavaliers leur courent dessus et leur crient : « Traîtres !… Luthériens ! » Ces trois huguenots étaient haïs et craints des mamelouks, qui les connaissaient comme des hommes prêts à sacrifier leur vie pour les antiques libertés de leur pays. Si on ne les avait pas mis dans la première proscription, c’était un peu par crainte, car leur hardiesse était indomptable, et aussi parce qu’on avait préféré commencer par de pieux évangéliques comme Chautemps et Levet. Ami Perrin avait été saisi, il est vrai ; mais, sans avoir subi le grand changement que l’Écriture appelle une nouvelle naissance, il était toujours au premier rang quand il s’agissait de soutenir la cause de la Réformation. C’était lui qui avait énergiquement protégé Farel. D’ailleurs les sbires épiscopaux ne s’entendaient pas très bien à discerner ceux des protestants qui l’étaient au dedans et ceux qui ne l’étaient qu’au dehors. Toutefois, ni les persécutions, ni les insultes n’abattaient le courage des citoyens. Ils savaient que souvent Dieu laisse agir les méchants pendant quelques jours et permet qu’on élève contre les siens de hauts échafaudages. Puis tout d’un coup il frappe ce grand assemblage, il disloque les pièces qui étaient jointes et les disperse, en sorte que cet édifice, dont le sommet devait aller bien haut, tombe en poussière et se dissipe.

Les syndics, décidés à combattre l’évêque et ses usurpations, assemblèrent le 8 juillet le conseil des Soixante, et lui exposèrent que l’évêque se proposait de placer Genève sous le régime du bon plaisir, et pour commencer s’apprêtait à juger lui-même les plus généreux citoyens. L’avenir dont Genève était menacé remplit l’assemblée d’émotion et de crainte. Que faire ? Avoir recours à la force, à la politique, à la diplomatie ? Les Genevois cherchèrent pour se défendre de plus simples, de plus touchantes armes ; ils eurent recours à l’une de ces démarches qui sont presque uniques dans l’histoire, et y exhalent un parfum d’antiquité.

Il y avait dans Genève des Nestors de la liberté qui, élevant leurs têtes blanchies au milieu de leurs fils, de leurs petits-fils et de leur arrières petits enfants, faisaient entendre des paroles pleines de sagesse. C’est à eux que l’on eut recours. Des conseillers, leurs fils peut-être, allèrent les chercher, et ces témoins vénérables des libertés antiques arrivèrent en présence du conseil ; on les fit asseoir. Quoique les forces de leurs corps fussent affaiblies, leur cœur battait pour la patrie plus fort peut-être que dans leurs anciens jours, et leur mémoire leur rappelait avec une grande clarté les temps d’autrefois. Aussi, quand ils apprirent les dangers qui menaçaient la république, et l’intention de l’évêque d’usurper la puissance judiciaire, ils furent remplis de tristesse et d’effroi. « Les causes criminelles, dirent-ils, appartiennent au magistrat civil ; la pratique n’a jamais varié à cet égard, et la pré tention qu’a l’évêque de se les attribuer est une nouveauté inouïe. » Le conseil des Soixante résolut de députer au prince les quatre syndics et six de ces vieux citoyens, qui se sentirent heureux de rendre, avant de mourir, un dernier témoignage aux libertés de leur patrie. Si l’évêque s’est moqué des vieux papiers de la vieille Genève, se moquera-t-il aussi de ses vieillards ?

Cette députation, traversant lentement les rues, se rendit au palais. Les pères de la patrie marchaient d’un pas chancelant, soutenus par de plus jeunes, et s’avançaient vers la demeure du prêtre superbe que Rome avait envoyé sur les bords du Léman, et qui y foulait aux pieds les droits les plus vénérables. Jamais hommes allant plaider l’indépendance d’un peuple n’avaient inspiré au même degré l’attendrissement, la sympathie et le respect. On les suivait des yeux, on les bénissait, et des prières montaient au ciel pour que Dieu accompagnât de sa force ce plaidoyer extraordinaire en faveur de la libertév.

v – Registres du conseil du 8 juillet 1533. — Msc. de Gautier.

L’évêque, instruit de cette démarche, avait voulu s’entourer de ce qui pouvait donner à ses usurpations quelque apparence spécieuse. Aussi, en entrant dans la salle du palais épiscopal, les députés trouvèrent, non seulement le prélat, siégeant dans sa pompe, non seulement ses conseillers, ses officiers et les ambassadeurs de Berne et de Fribourg rangés autour de lui, mais encore les parents du chanoine. Aux vieillards de Genève, Pierre de La Baume opposait les suppliants de Fribourg. Les syndics lui exprimèrent respectueusement leur surprise de ce qu’il semblait tenir le conseil pour suspect ; de ce que plusieurs citoyens notables avaient été jetés dans les fers ; enfin de ce que Sa Seigneurie, contrairement aux lois, évoquait cette cause à son tribunal. Mais tandis que les vieillards portaient sur le prince un regard à la fois doux et pénétrant, et que leurs têtes blanchies faisaient, pour ainsi dire, comparaître devant lui les temps passés, les parents de Wernli, agitant leurs vêtements noirs, demandaient de nouveau vengeance, déclaraient que le prince s’était engagé à leur faire justice, et le sommaient d’être fidèle à ses promesses. — « Oui, dit aussitôt l’évêque, oui, j’évoque à moi la cause. » Les syndics, décidés à ne pas se départir des lois les plus vénérées de l’État, déployèrent devant le prince la constitution antique du peuple, lui montrèrent du doigt l’article douzième et le lurent. « Que l’inquisition (enquête) des forfaiteurs (malfaiteurs) laïques, ou autre procès quel qu’il soit, ne se puisse ni doive faire, sinon en appelant les syndics et quatre citoyens de ladite cité de Genève, lesquels doivent être élus par les autres citoyens. Et que la connaissance et sentence des susnommés forfaiteurs, appartienne et doive appartenir aux susdits citoyens et non à autres quelconquesw. » La constitution ayant ainsi parlé, le syndic se tut.

w – Traduction littérale du texte original latin : « Nisi vocatis sindiciS, et quatuor civibus dictæ civitatis. » (Mémoires d’Archéologie de la Société d’Histoire de Genève, II, p. 323.)

Alors les vieillards qui avaient jusqu’à ce moment gardé le silence, et dont la contenance grave, modeste et ferme inspirait le respect, s’avancèrent ; l’un d’eux parlant pour tous, éleva ses mains tremblantes, « et déclara que telle avait toujours été la loi de Genève et que jamais dans toute leur longue vie ils n’avaient eu la douleur de voir le prince la fouler au pieds. » La voix éteinte de ces hommes vénérés et leurs calmes regards ajoutaient à ce témoignage une force inconnue et pour ainsi dire céleste. Il y avait dans cette humble harangue en faveur de la liberté une éloquence plus pénétrante que dans les oraisons les plus admirables d’un Cicéron ou d’un Démosthène. Mais si la liberté n’avait jamais été plus touchante, le despotisme n’avait jamais été plus obstiné. En vain les syndics conjurèrent-ils l’évêque au nom des lois, au nom de Dieu, de leur remettre les prisonniers, selon la règle, afin qu’ils les jugeassent conformément à leur office, Pierre de La Baume ne cessait de répéter : « Je ne puis ; j’ai évoqué la cause à moi. » Les ambassadeurs de Fribourg prièrent les syndics de permettre pour cette fois seulement l’évocation de l’évêque. Mais les magistrats de Genève ne voulaient la violation des franchises de la cité ni maintenant ni plus tard. Ils quittèrent tristement le palais épiscopal et les six vieillards les suivirentx.

x – Registres du conseil du 8 juillet 1533. — Msc. de Roset, Chron., liv. III, ch. 24. — Msc. de Gautier.

Quand ils arrivèrent à l’hôtel de ville le conseil des Soixante était encore assemblé ; ils lui rendirent compte de leur mission ; ils rapportèrent que l’évêque-prince persistait dans son inique non possumus, et quoique à l’ouïe de ce rapport, le conseil éprouvât une vive douleur, nul ne broncha. Ces Genevois savaient la fidélité que des hommes libres doivent aux institutions de leurs ancêtres. Les ambassadeurs de Berne demandèrent alors à être admis. Obsédés par les Fribourgeois leurs alliés, et par les conseillers de l’évêque, ces fiers Bernois, infidèles à leur renommée, en étaient venus à s’imaginer que les Genevois pouvaient bien, une seule fois, dans cette occasion seulement, renoncer à leur charte et à leurs droits. Sébastien de Diesbach invita donc le conseil à voir s’il ne pouvait pas « consentir à cette évocation, dont le prélat ne voulait absolument pas revenir. » Ainsi, les seuls alliés de Genève le sollicitent eux-mêmes d’entrer dans la voie des concessions… Le conseil délibéra, et les Soixante furent unanimes. Voici la résolution telle que le secrétaire l’a couchée dans les registres… « Ordonné de répondre à Messieurs de Berne que nous ne consentirons point à cette évocation, puis qu’elle est entièrement contre nos franchises, et arrêté de leur demander qu’ils nous veuillent aider de leurs conseils. » Messieurs de Berne n’aimaient pas qu’on rejetât leurs avis ; mais en se retirant ils se dirent pourtant que de tels hommes étaient dignes d’être libresy.

y – Registres du conseil du 8 juillet 1533. — Msc. de Roset, Chron. Ut. III, ch. 14. — Msc. de Gautier.

Ce nouveau refus exaspéra les mamelouks. Ils étaient décidés à se servir de la mort de Wernli comme d’une machine de guerre pour abattre l’antique édifice des libertés genevoises, renverser les premières assises de la Réformation, et établir à la place leurs théories sur le pouvoir absolu du pape et du prince. En conséquence, ils demandèrent la convocation des Deux-Cents, espérant y trouver des voix favorables. Le lendemain le grand conseil se réunit donc, et les ambassadeurs de Fribourg parurent, entourés d’un grand nombre de parents et d’amis du chanoine, affligés, mornes, muets comme les suppliants des temps antiques. Ce n’était pas le fanatisme qui animait la plupart d’entre eux. Ils avaient joué avec Wernli dans leur enfance ; ils l’avaient aimé dans leur jeunesse ; ils vénéraient sa mémoire, maintenant qu’une effroyable catastrophe l’avait étendu mort dans les rues de la cité. S’ils n’avaient pu le défendre à l’heure du péril, ils voulaient tout faire à présent pour que l’heure de la vengeance sonnât. Ce n’était pas assez d’avoir arrosé son cadavre de leurs larmes, il fallait faire couler le sang des victimes dans le lieu même où le martyr avait été frappé. « Très honorés seigneurs, dit le frère du chanoine, la justice que les hommes se doivent les uns aux autres est écrite sur la terre dans le cœur des justes ; pourquoi donc la fouleriez-vous aux pieds ? Vous ne nous avez point encore fait justice de la mort de celui qui fut notre frère et notre ami ; au contraire, vous avez laissé les coupables aller et venir dans la ville pendant six semaines. Son corps repose dans le sépulcre, mais son sang répandu sur les pierres de votre cité demande vengeance. Si vous êtes armés de l’épée, ce n’est pas seulement pour en faire montre, mais pour frapper les malfaiteurs. Et pourtant vos tribunaux sont muets et votre glaive sommeille. Permettez que Monseigneur évoque à soi la cause. Si vous vous y refusez, alors, sachez-le bien, nous chercherons quel que autre voie pour venger la mort de notre ami, et nous éteindrons notre douleur et notre colère non dans les eaux de la justice, mais dans le sang. » Les Fribourgeois parlaient comme s’il était question d’un assassinat ; ils oubliaient que le chanoine s’était couvert d’une cuirasse, qu’il avait saisi la hallebarde, qu’il était descendu tout armé au lieu du tumulte, qu’il avait ranimé les flammes éteintes, attaqué les huguenots, et que ceux-ci avaient fait usage de leurs armes pour leur légitime défense. L’avoyer de Fribourg appuya les éloquentes menaces du frère de Wernliz.

z – Registres du conseil du 9 juillet 1533. — Msc. de Roset, Chron., liv. III, ch. 14. — Msc. de Gautier.

Les Deux-Cents comprirent qu’une guerre avec Fribourg et la Savoie serait la conséquence de leur refus ; mais ils s’étaient placés sur le rocher du droit, et ils y demeurèrent inébranlables. « Nous ne connaissons point de coupables qu’on ait laissé aller et venir dans la ville, dirent-ils. S’il y en a eu, la faute en est au procureur fiscal, dont l’office était de les arrêter, et non pas à nous, qui sommes juges. Quant à permettre que Monseigneur évoque à lui la cause, nous ne le pouvons ; ce serait violer nos franchises, pour lesquelles depuis des siècles, nous et nos pères, nous avons souvent exposé nos personnes et nos biens. » Le syndic ajouta que le conseil consentirait à ce que l’évêque nommât deux personnes pour assister à l’enquête, mais à condition qu’elles n’eussent pas de voix délibérative. Les Fribourgeois et les mamelouks ne pouvaient se résoudre à accepter cette proposition. Ils s’indignaient surtout à la pensée que le syndic de la garde, Coquet, qu’ils regardaient comme dévoué à la Réforme, fût au nombre des juges, tandis qu’il méritait, selon eux, d’être contraint à s’asseoir sur la sellette des accusésa.

aIbid.

S’il ne s’était agi que de punir l’auteur de la mort du chanoine, le prélat se fût peut-être fié aux syndics ; mais il entendait détruire dans Genève la liberté et la Réformation, et ne se fiait pour cela qu’à lui seul. Aux supplications, aux menaces, à la violence, quelques-uns consentaient à joindre des raisonnements. Il n’y avait sortes d’arguments que l’on ne mît en avant dans les débats scolastiques, pour prouver que des prêtres étaient les meilleurs juges, même en matière civile et politique. Cette étrange proposition se démontrait par syllogisme. Voici la majeure : « Celui-là est le plus apte à juger qui se tient le plus près de Dieu. » Voici la mineure : Or les personnes ecclésiastiques sont plus près de Dieu que les laïques. Donc… » et venait la conclusion. On avait aussi recours à des arguments tirés de l’astronomie. « Comme il y a dans le monde deux grands luminaires, disait-on, il y en a aussi deux dans la société. L’Église est le soleil et l’État est la lune. Or la lune n’a point de lumière propre ; toute la lumière vient du soleil. Il est donc évident que l’Église possède en soi, formellement et virtuellement, la juridiction temporelle de l’Étatb. »

b – « Cum tota claritas lunæ sit a sole, patet quod jurisdictio spiritualis, quæ comparatur soli, habet in se formaliter vel virtualiter jurisdictionem temporalem. » (Goldasti Monarchia, II, p. 1461 et seq.

De tels arguments avaient une grande force aux yeux du prélat ; il nomma deux députés, son bailli et son avocat, et les envoya aux Deux-Cents avec ordre de soutenir les droits du soleil. L’union des deux pouvoirs en un seul individu leur fournit leur principal argument. Il ne fut plus question de l’évêque dans leurs discours, mais seulement du prince. « L’évêque est votre prince, déclarèrent-ils ; vous, Messieurs les syndics, vous êtes ses officiers ; il peut donc vous commander comme à ses sujets ; et quand il évoque à sa personne une cause qui est en vos mains, il ne vous reste qu’à obéir. » Cette théorie du pouvoir absolu ne pouvait passer dans Genève. « Nous ne sommes pas officiers du prince, répondirent les magistrats, mais syndics de la ville, élus par le peuple, et non par Monseigneur. Il n’a aucun pouvoir pour nous instituer, et même ses officiers, établis par lui, nous prêtent serment, tandis que nous n’en prêtons à personne. » Alors les syndics, se tournant vers les députés de Fribourg : « Messieurs, dirent-ils, vous qui nous avez aidés aux jours de Berthelier, aidez nous encore à cette heure. Ce n’est pas nous, c’est l’évêque, ce sont ses officiers qui causent seuls les retards dont vous vous plaignez. Que deux députés de l’évêque, deux de Berne et deux de Fribourg assistent au procès, et soient témoins de notre droiture. » Puis, jaloux de ne donner aucune prise aux usurpations de l’évêque, ils ajoutèrent : « Nous faisons cette offre, non a comme une chose due, mais pour plaire à notre princec. »

c – Registres du conseil du 9 juillet 1533.

L’évêque persistait dans ses demandes ; les députés de Berne désirant de terminer le différend, proposèrent que la cause fût remise à deux juges nommés par le conseil, deux par l’évêque, deux par Berne et deux par Fribourg. Les Genevois répondirent qu’il n’était pas permis à un peuple d’immoler la moindre partie de ses droits ; et, fatigués de ces tiraillements sans fin, ils ajoutèrent : « Si l’on refuse notre offre, nous assemblerons le conseil général du peuple, et nous ferons ce qu’il ordonnera. » Les Bernois, sachant très bien que si l’affaire était portée au peuple, il n’y aurait plus d’arrangement possible, s’écrièrent : « De grâce ! ne le faites pas. »

Tandis que Berne même sollicitait les syndics de céder, les femmes, les parents, les amis des prisonniers les conjuraient de persister dans leur résistance. On craignait chaque matin d’apprendre qu’il était trop tard pour agir. « Il est temps d’en finir, dirent les syndics aux Bernois. Les prisonniers ne sont que prévenus ; est-il juste de les faire souffrir comme s’ils étaient coupables ? Allez donc et parlez vous-mêmes nettement au prince ; faites lui comprendre le devoir auquel nos libertés l’obligent. » Les Bernois se rendirent au palais épiscopal, mais ni l’évêque ni les Fribourgeois, qui étaient alors avec lui, ne voulaient rien céder. « Messieurs de Genève, répondit sèchement Pierre de La Baume, ne veulent pas faire autrement qu’ils ont dit… Eh bien ! nous aussi, nous ne ferons pas autrement que nous l’avons déclaré. » Les Fribourgeois ajoutèrent d’un ton menaçant : « Nous allons retourner chez nous, et là… nous aviserons à un autre remède. » Le remède, c’était la guerre. Les députés fribourgeois reviendraient avec des bataillonsd.

d – Registres du conseil du 9 juillet.

Pendant que ces choses se passaient, les huguenots et les évangéliques, saisis par ordre du prélat, étaient toujours dans ses prisons, avec les ceps aux pieds et aux mains. Pierre Vandel, Claude Pasta, le sire de Compey, Domaine d’Arlod, l’énergique Ami Perrin et les autres, sans oublier Jaquéma, attendaient leur sort dans les obscurs souterrains de la résidence épiscopale. Dans toutes les maisons de Genève, et à l’hôtel de ville, on ne cessait de penser à eux. « Les prisonniers, disait-on, sont tenus très étroitement. » Cette rigueur excitait la compassion universelle, et le secrétaire du conseil la mentionna même dans les registres. Toutefois si l’évêque avait pu les priver de la liberté de se mouvoir, il en était une autre qu’il n’avait pu leur ôter, et qui fut une douce consolation pour ceux qui avaient reçu l’Évangile dans leur cœur. « Quoiqu’ils fussent liés et enserrés aux ceps, dit Calvin, toutefois en priant ils louaient Dieu. » C’est de Paul et Silas, enfermés dans les prisons de Philippes, que le réformateur parle ; mais ce qu’il dit de la liberté de la prière, qui subsiste même sous de pesantes chaînes, peut s’appliquer à quelques-uns de ceux qui étaient alors dans les prisons du prélat.

Le bruit se répandit alors dans toute la ville que l’évêque faisait préparer secrètement des bateaux pour emmener les prisonniers dans quelque château. On disait que de vigoureux bateliers étaient prêts à saisir l’aviron, que des hommes armés accompagneraient les captifs et qu’une fois en plein lac les officiers épiscopaux se moqueraient des syndics et des huguenots. Ces bruits excitèrent encore plus la colère des citoyens. L’un d’eux, homme hardi, Pierre Verne, les regards fixés sur les bateaux amarrés à la rive, cherchait quelque moyen d’empêcher cet enlèvement illégal ; il crut en avoir trouvé un, simple, mais infaillible, lui semblait-il, et attendit pour l’exécution (nous la verrons plus tard), que les voiles de la nuit le dérobassent aux regards des adversairese.

e – Registres du conseil du 12 juillet 1533.

Si les conseillers du prince pensaient à faire partir les huguenots captifs, certains mamelouks s’indignaient qu’il y en eût encore un si grand nombre en liberté et que l’évêque fût si lent à les enlever tous sans en laisser aucun. Il leur semblait que le coup d’Etat, ou plutôt le coup de main, qu’ils avaient rêvé, traînait en longueur ; pour qu’une entreprise hardie réussisse, l’exécution, ils le savaient, doit être prompte. Quelques-uns d’eux se mirent donc dans la tête de corriger les lenteurs officielles par quelques attaques faites à l’improviste.

C’était le temps de la moisson. L’un des citoyens les plus considérables, Jean Ami Curtet ou Curteti, homme bien disposé pour l’Évangile et d’une famille que le duc Philibert le Beau avait anoblie, était sorti le matin pour visiter un champ qu’il avait sur les bords de l’Arve. Il examinait les tiges, les épis ; tout annonçait une belle moisson. Sachant que le blé, une fois mûr, ne peut supporter qu’on tarde à le cueillir, Curtet ordonna au maître-ouvrier qui l’accompagnait de faire tomber les épis sous la faucille ; mais il devait tomber avant eux, à cette place même… Un bruit soudain se fait entendre, des hommes déguisés paraissent, fondent sur lui, le renversent, le frappent et le laissent étendu et comme mort sur son champ. Le bruit en arriva aussitôt à la ville. « Ce sont, dit-on, des gentilshommes déguisés qui l’ont assassiné. » A l’ouïe de cette tragique nouvelle, les parents et amis de Curtet saisirent leurs arquebuses, et quarante d’entre eux environ coururent vers le pont d’Arve ; ils recueillirent le malheureux qui était grièvement blessé, et, chargés de ce triste fardeau, rentrèrent dans la ville d’un pas lent, mais avec des cœurs qui bouillonnaient de colère. Comme le convoi passait devant une maison où logeaient des Fribourgeois, un Genevois de la troupe leur cria : « Méchants ! traîtres !… » Les Fribourgeois, innocents de cet assassinat, jurèrent qu’ils demanderaient compte de cet outrage. Mais ce cortège de deuil, traversant lentement les principales rues de Genève, sous les fenêtres des meilleurs citoyens, faisait naître bien d’autres pensées. On se demandait si, aux arrestations illégales, les partisans du prince-évêque prétendaient joindre l’assassinat ? s’il suffisait de prendre un masque et des vêtements étranges pour ôter la vie à des citoyens, sans aucun risque pour soi-même ? et si tout huguenot, au moment où il se livrait aux occupations les plus innocentes, pouvait être tout à coup étendu mort par un adversaire masqué, dans les champs que lui avaient légués ses aïeuxf ?

f – Registres du conseil du 14 juillet 1533.

Tandis que ces dangers s’accumulaient sur les tètes des amis de la Réformation dans Genève même, des périls non moins grands se montraient à l’entour de la ville. Les gens qui arrivaient des campagnes situées sur la rive gauche du Rhône et du lac, disaient que des hommes d’armes fribourgeois et savoyards continuaient à se réunir en grand nombre à Gaillard, que l’un des Wernli en commandait une partie. On savait qu’indigné de la mort du chanoine, son parent joignait dans son cœur à l’amour, au respect, qu’il portait à sa mémoire, un sentiment plus énergique, celui de la vengeance. Les chevaliers et les soldats qui l’entouraient s’animaient de sa colère. Mais ce n’était pas seulement à Gaillard, selon le rapport des gens de la campagne, que des hommes d’armes se rassemblaient ; il y en avait un peu plus haut, du côté des montagnes, à Etrembières, où l’on passait l’Arve dans un bac pour aller dans le mandement de Mornex. Il y en avait plus haut encore, autour du pittoresque coteau de Montoux et surtout au village de Collonges, situé au pied de la colline. En même temps, les gens qui se rendaient à Genève, de la rive droite du Rhône et du lac, du côté du Jura, apportaient de semblables nouvelles et parlaient d’hommes armés au pays de Gex, en particulier au grand Saconnex à trois quarts de lieue de Genève. La ville commençait à être entourée par ses ennemisg.

gIbid., du 10 juillet 1533.

Le moment où les projets, que l’évêque avait conçus à Arbois, allaient enfin se réaliser, semblait proche. Ce prélat, qui reprochait à son ami Besançon Hugues de n’avoir pas assez bien aboyé pour empêcher la chute de son autorité, se proposait non seulement d’aboyer lui-même contre les loups, mais encore de les déchirer. Un de ces prêtres que Rome avait mis au rang des princes des nations, avait dit : « J’ai accoutumé de faire quelque chose par vigueur… Je verrai ce que ce sera… Ne vous fiez pas à moi. » Ce pontife se préparait à accomplir ses oracles.

L’avenir de Genève était menaçant. Le 10 juillet 1533, de sombres voiles semblaient s’étendre sur cette noble cité. Un parti fanatique y préparait le linceul où il prétendait ensevelir l’indépendance des citoyens et la Réformation de l’Église. Cette ville, pour laquelle plusieurs avaient déjà rêvé de plus glorieuses destinées, allait être réduite à n’être qu’un bourg, occupant dans le monde une place ignorée, soumis à l’influence énervante de Rome, sans lumière et sans liberté.

Mais d’autres choses étaient écrites dans le ciel. Dieu préparait à la fois Genève et Calvin pour livrer ensemble une bataille, du succès de laquelle devait dépendre le triomphe de l’Évangile et la liberté des peuples modernes. Et pour préparer ces événements glorieux, les pas du grand réformateur allaient bientôt se diriger, sans dessein de sa part, vers cette petite, mais énergique cité, seule en Europe de son espèce, et à laquelle cet homme de Dieu ne songeait nullement.

Nous nous garderons bien de ne pas reconnaître que d’autres peuples aussi ont apporté leur pierre à l’édifice de la liberté religieuse et de la liberté civile. De la Suisse, de l’Allemagne, des Pays-Bas, des îles Britanniques, de la France, plus tard de l’Amérique, d’autres pays encore, devaient partir quelques-uns des coups destinés à assurer le triomphe du droit de Dieu et des libertés de l’homme.

Pourtant Calvin et Genève y ont fait quelque chose. Il y avait dans Calvin une résolution inflexible. Dieu avait dit à cet homme comme autrefois à l’un de ses prophètes : J’ai rendu ton front semblable à un diamant ; ne t’effraye donc point à cause d’eux, quoiqu’ils soient une maison rebelleh. Ce n’était pas un hasard, comme on dit, qu’un tel caractère fût appelé au milieu d’un peuple qui avait montré dans des luttes redoutables, arrosées du sang de ses meilleurs citoyens, une résistance indomptable au pouvoir absolu. Dieu, dans le moment dont nous racontons l’histoire, préparait Calvin et Genève, chacun à part ; mais l’union de ces deux natures, prédestinées si je puis ainsi dire l’une à l’autre, ne pouvait manquer d’avoir des effets notables dans le monde. Le réformateur allait concentrer dans ce petit coin de terre une force morale qui contribuerait à sauver la Réformation en Europe et à y garder, dans quelques lieux plus favorisés, des libertés précieuses, auxquelles toutes les nations ont des droits égaux.

hÉzéchiel 3.9.

Il fallut, au seizième siècle, qu’un grand homme et un petit peuple servissent de centre à la Réformation. La fermeté de l’un, l’énergie de l’autre, trempées comme l’acier dans les eaux de l’Évangile, devaient donner le ton à des nations plus grandes, mais moins décidées peut-être, et imprimer à d’autres énergies le sceau de l’unité. Combien de bois un petit feu n’allume-t-il pasi ?

iJacques 3.4.

En attendant cette aurore nouvelle, la douleur régnait dans Genève. Les réformateurs étaient chassés ; leurs plus fervents disciples se trouvaient dans les fers ou erraient dans les campagnes ; le glaive était suspendu sur les têtes de tous les amis de la Parole de Dieu. Les mamelouks triomphaient. Les amis de l’Évangile et ceux de la liberté se demandaient avec angoisse si le jour du grand deuil était donc arrivé… Les femmes des prisonniers et des fugitifs s’attendaient à apprendre, à tout moment, quelque tragique nouvelle. Les enfants appelaient leurs pères et ne les voyaient pas revenir. Partout des soupirs, des plaintes, des appréhensions et même des cris de colère.

Seules, quelques âmes mettant leur confiance en Dieu, conservaient quelques espérances. Sachant que « Dieu n’est Dieu, que s’il est sur un trône, c’est-à-dire s’il gouverne le monde, » elles ne craignaient de la part des pouvoirs de la terre, chose quelconque, tant épouvantable fût-ellej. » Au milieu des cœurs agités et des regards abattus, il y avait des yeux qui, noyés de larmes, se levaient pourtant vers le ciel avec un éclair d’espérance et de foi.

j – Calvin.

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