Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Livre 7
Mouvements de la Réformation en Angleterre, à Genève, en France, en Allemagne et en Italie

Chapitre 1
L’évêque se sauve de Genève pour n’y plus revenir

(Juillet 1533)

7.1

L’évêque veut ensevelir la secte – Vives conversations – L’évêque transportera-t-il les prisonniers ? – Grande animation – Marchands allemands et de la Maisonneuve – Il veut sauver les prisonniers – L’ordre constitutionnel rétabli – L’évêque veut partir – Dernière nuit – La fuite – La délivrance – Tristesse et joie – Expression proverbiale

Nous avons vu la Réforme avancer dans le sein d’une grande nation, nous la verrons maintenant faire des progrès dans l’une des plus petites. La chute de Wolsey en Angleterre, la fuite de l’évêque prince à Genève, sont deux dates historiques qui ont quelque ressemblance ; après la disparition de ces deux prélats, il y eut un élan des esprits, et la Réformation marcha d’un pas plus décidé. Ces deux pays sont maintenant, quant à leur importance, aux deux points extrêmes dans la ligne des peuples ; mais au seizième siècle, l’humble cité du Léman eut dans l’Église de Christ un rôle plus important que la puissante Albion. Calvin et son école firent plus que les Tudors, les Stuarts et leurs docteurs, pour arrêter la réaction de la papauté et assurer le triomphe du vrai christianisme. Le seizième et le dix-septième siècle ont proclamé Genève l’antagoniste de Rome, et, en effet, la petite bande qui marchait sous son drapeau tint tête pendant près de deux siècles à l’armée puissante et bien disciplinée des pontifes romains. Nous n’avons pas oublié Wittemberg, nous n’oublierons pas Genève. Il n’est pas permis à l’historien de passer par-dessus les petits, qui ont eu leur part dans les évolutions de l’esprit humain. A ceux qui reposent à l’ombre salutaire du grand chêne évangélique et sous ses verts rameaux, il faut raconter l’histoire du gland qui l’a formé. Quiconque méprise les choses humbles ne saurait comprendre les hautes. « Le Seigneur, dit Calvin, fait exprès que son royaume ait des commencements petits et abjects, afin que sa divine puissance soit d’autant mieux connue, quand on voit des avancements qu’on n’avait jamais attendus. »

Le 1er juillet (1533), l’évêque de Genève était rentré dans sa ville avec l’appui des prêtres, des catholiques, des Fribourgeois, des Mameloucks, dans le dessein d’ensevelir cette secte, comme il appelait la Réforme. Plusieurs des amis les plus dévoués de l’Évangile étaient en fuite ou dans la prison épiscopale ; des troupes ennemies se montraient autour de la ville et chacun s’attendait à une victoire du parti romain. L’arbrisseau allait être violemment arraché avant d’avoir donné quelque ombrage. Mais quand Dieu a jeté au milieu d’un peuple un germe de vie religieuse, — ou même politique, — cette vie triomphe, malgré l’opposition des hommes. Il est des rochers, des montagnes qui semblent devoir arrêter le cours des grandes eaux ; et pourtant les fleuves accomplissent leur cours. Pierre de la Baume, irrité, s’agitait dans Genève et frappait du pied contre terre pour écraser la Réforme et la liberté ; mais en le faisant, il ouvrit un abîme où vinrent s’engloutir ses droits de prince, ses privilèges d’évêque, cens, revenus, prêtres, moines, mitres, images, autels, et toute la religion des pontifes romains.

Si l’évêque se remuait, le peuple faisait de même. Ce n’étaient pas seulement des hommes forts qui parlaient contre les abus de la papauté, des femmes exaltaient les prérogatives de la foi évangélique. Un jour (c’était en juin ou juillet 1533) il] y avait grande compagnie chez l’une d’elles, et deux seigneurs des contrées voisines, le sire de Simieux et M. de Flacien, « plus sept ou huit de leurs valets, » étaient présents. La femme de Baudichon de la Maisonneuve professa devant eux la vérité évangélique. De Simieux ayant redargué la dame genevoise : — Oh ! dit-elle, on voit bien que vous êtes bon papiste ! — Et, répliqua aussitôt de Simieux, que vous êtes bonne luthérienne ! — Plût à Dieu, s’écria Baudichone, que nous le fussions tous, c’est une bonne chose et une bonne loiq ! » Les deux gentilshommes en avaient assez ; ils saluèrent ces dames, et leurs huit valets les suivirent. Un autre incident vint encore mieux démontrer l’esprit du temps.

q – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon (Archives de Berne), p. 200-202.

Un évangélique, Curtet, venait d’être assassiné. Plusieurs huguenots trouvaient étrange que, tandis que leurs adversaires frappaient un homme, une vraie image de Dieu, il fallût respecter des images faites de bois, de toile ou de pierre. Il y a dans Genève un emplacement, à juste titre célèbre, occupé autrefois par le château du roi de Bourgogne Gondebaud, d’où s’enfuit un jour sa nièce Clothilde pour épouser et convertir Clovis ; une arcade fort antique, abattue seulement depuis quelques annéesr, s’appelait alors la Porte du château. Près de cette porte, se trouvait une image de la Vierge objet d’une grande vénérations. Quelques luthériens croyant que faire de la Vierge le salut du monde était un blasphème contre le Fils de Dieu, se rendirent à la porte du château (c’était le 12 juillet 1533), enlevèrent l’image, la brisèrent et la brûlèrent.

r – Vers 1836.

s – Registre du Conseil, ad locum.

L’évêque comprit que ces hommes étaient capables de tout et résolut de mettre hors d’atteinte les chefs huguenots qu’il avait jetés en prison. Le bruit se répandit qu’il faisait apprêter secrètement des bateaux pour envoyer les captifs pendant la nuit à Fribourg ou au château de Chillon, et illic en faire à son plaisir. Toute la population huguenote fut émue ; chacun plaça l’arquebuse sur son épaule ; les compagnies se formèrent ; Philippe, capitaine général, ordonna de garder les abords du lac et de s’opposer à ce qu’on transportât ailleurs les citoyens détenus.

Le noble enthousiasme que la Réformation allumait dans les âmes relevait l’homme, tandis que la philosophique indifférence des lettrés et des prêtres n’avait fait que l’avilir. Les Genevois, remplis d’amour pour la justice et la liberté, étaient prêts à exposer ce qu’ils avaient de plus précieux afin d’empêcher que des citoyens innocents fussent injustement condamnés et qu’un prélat envoyé par le pape usurpât des droits qui appartenaient aux magistrats élus par le peuple. Une animation extraordinaire agitait tous les esprits, et plusieurs huguenots se portaient sur les bords du lac. Pierre Verne, profitant des ténèbres, se jeta dans les bateaux attachés à la rive et coupa les amarres et les cordons avec lesquels on fixait les rames, de manière qu’on ne pût s’en servir, — ni tirer ni nager, dit le textet. De nombreuses patrouilles parcouraient toutes les rues ; aux hommes armés s’étaient joints des citoyens, jeunes ou vieux, portant « des montres de feu, » c’est-à-dire des bâtons ferrés ayant au bout plusieurs mèches allumées, dont on se servait alors pour mettre le feu aux arquebuses. L’heure redoutable où l’abus que les princes font de leur pouvoir précipite leur ruine, était enfin arrivée pour l’évêque de Genève. De la Baume et ses partisans, qui voyaient de derrière leurs fenêtres défiler ces bandes animées, s’étonnaient de la multitude d’arquebusiers dont la ville était toute coup inondée. « Il leur fut advis que, pour un arquebusier, il y en avait trois ou quatre, ce qui bailla grande frayeur à ceux du château. » Un autre feu les épouvantait encore plus : une comète parut au ciel pendant le mois de juilletu. Toutefois, un homme d’initiative manquait aux huguenots ; ils allaient le trouver dans Baudichon de la Maisonneuve.

t – Dans le style usité sur le lac de Genève, les rameurs de l’avant qui font avancer le bateau tirent, le rameur de derrière qui le conduit on guise de gouvernail nage.

u – Msc. de Berne, Hist. helv., V, p. 135.

Le luthéranisme de ce citoyen datait de loin. Il était grand ami de Jean Lullin ; or, celui-ci possédait, on s’en souvient, l’hôtellerie de l’Ours, alors très fréquentée par des négociants allemands, la plupart luthériens. Des marchands de Nuremberg, appelés les Toquer, y étaient arrivés pendant le carême de 1526v. De la Maisonneuve, qui avait beaucoup d’affaires en Allemagne, venait souvent les voir et buvait et mangeait avec eux. La conversation était fort animée et roulait d’ordinaire sur la religion. Déjà, avant 1523, les marchands de Nuremberg avaient entendu l’Évangile de la bouche d’Osiander, et ils cherchaient à le répandre partout où ils allaient. Leurs discours frappaient d’autant plus de la Maisonneuve « qu’au dit temps n’était encore aucune mention de luthéranisme dans Genève, ou du moins était-ce comme rien. » Un jeune homme de Lyon, d’environ vingt-cinq ans, fort dévoué à l’Église romaine, alors au service de Lullin, Jean Demai, écoutait attentivement la conversation des Allemands et de Baudichon, tout en servant à table, et la gardait dans sa mémoire. Le hardi Genevois ne se gênait point et disait, soit en dînant soit en soupant : « Dieu n’a pas commandé le carême. C’est extravagance de se confesser aux prêtres, car ils ne peuvent absoudre. C’est un abus d’aller ouïr la messe. Tous les ordres religieux, mendiants et autres, sont une folie. — Que voulez-vous donc faire des moines, dit un convive ? On les doit tous mettre au labourage de la terre, répondit-il. — Si vous prononcez de tels discours, dit un catholique, l’Église vous refusera la sépulture. — Quand je mourrai, répondait-il, je ne veux avoir aucun prône à mon sépulcrement, ni les cloches être sonnées. Je me ferai sépulcrer où bon me sembleraw. » Les discours de B. de la Maisonneuve ne restèrent pas dans l’hôtellerie de l’Ours ; on les répéta bientôt dans la ville et les environs. — Cet homme, disait-on partout, est l’un des principaux des luthériens et au premier rang de ceux qui les mettent en trainx. » C’est ce qu’il allait faire.

vIl y a environ huit ans, dit un témoignage de 1534. (Msc du procès inquisitionnel de Lyon. — Le manuscrit porte les Toquer, mais l’orthographe de ce nom allemand n’est sans doute pas exacte.)

w – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 294-297.

xIbid., p. 183.

Le 12 juillet 1533, Baudichon avait été à la campagne tout le jour, dans le but de préparer ses moissons. Revenant le soir des champs, il fut très étonné de trouver une garde extraordinaire à la porte de la ville ; s’étant informé de ce qui se passait, il apprit que les épiscopaux allaient transporter les prisonniers dans des châteaux forts. Aussitôt il résolut d’obliger l’évêque, mais uniquement par la peur, à suivre la marche prescrite par les lois. Il dit à cinquante de ses amis les plus décidés de prendre un bâton ferré et de mettre cinq mèches au bout ; puis il les cacha tous dans une maison non loin de l’évêché. Bientôt les ténèbres recouvrirent la ville ; nul ne paraissait plus dans les rues, si ce n’est quelques patrouilles. De la Maisonneuve ordonne aux hommes de sa troupe d’allumer leurs mèches ; il se met à leur tête ; ils tiennent le bâton de la main gauche et de la droite leur épée, ils franchissent la porte du palais, arrivent jusque dans les appartements du prince, se présentent devant lui, l’entourent de leurs deux cent cinquante lumières, et Baudichon, prenant la parole, le somme de remettre les prisonniers à leurs juges légitimes. L’évêque regardait, ébahi, cette troupe d’hommes, ces épées, ces feux étranges ; l’heure nocturne ajoutait à sa terreur et il pensait que s’il ne cédait pas, on le ferait mourir. Baudichon n’en avait aucune idée, mais Pierre de la Baume, croyant sa dernière heure venuey, donna l’ordre demandé ; alors, la troupe, défilant devant lui avec ses mèches, quitta le palais épiscopal, et les prisonniers huguenots ayant été remis aux syndics, ceux-ci les confièrent au geôlier de la même prison « pour les garder sûrement sous peine de la vie. » Ils avaient passé de la puissance arbitraire de l’évêque à l’autorité légitime des conseils. Tout était revenu dam l’ordre constitutionnelz.

y – Sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 68.

z – Reg. du Conseil des 10, 11, 12 juillet. — Froment, Gestes de Genève, p. 62, 63. — Msc de Roset.

L’évêque eut une nuit très agitée. Ces huguenots, ces torches, ces épées dont il avait été entouré ne le laissèrent pas dormir, et quand le jour commença, il était, ainsi que ses courtisans, tout à fait démoralisé. C’était le dimanche 13 juillet ; quel dimanche ! Je veux partir, » disait ce prélat à ses domestiques. Le bruit de ce prochain départ s’étant répandu, des chanoines accoururent pour en détourner l’évêque : Je veux partir, » répétait-il. En vain ses adhérents lui représentaient-ils que s’il s’en allait, la foi catholique, l’épiscopat, l’autorité du prince, ses revenus… tout était perdu ; rien ne pouvait l’émouvoir. Il voulait partir. Un Thomas Becket fut mort sur la place, mais Pierre de la Baume, « fort échauffé pour sa propre personne, dit un document contemporain, était plus que froid pour l’Églisea. »

a – Reg. du conseil du 13 juillet. — Froment, Gestes de Genève, p. 63. — Msc. de Berne.

Une pensée pourtant inquiétait le timide évêque, et la démarche des syndics Du Crest et Coquet, qui vinrent le supplier de ne pas abandonner sa ville et son troupeau, ne fit qu’augmenter son angoisse. Les huguenots, se disait-il, ayant connaissance de son départ, l’arrêteront peut-être et le ramèneront au château. Il ne rêvait que persécution, il ne voyait que prison, épées, cadavres. Il résolut de tromper les syndics et leur promit de revenir sans manquer dans six semaines ; mais il se promettait bien que Genève ne le verrait plus. Puis il demanda aux magistrats cent vingt arquebusiers pour protéger le lendemain sa sortie.

Les syndics résolurent de convoquer le conseil ; les huissiers heurtèrent aux portes, les conseillers quittèrent leur lit. Genève voulait garder l’évêque, tandis que l’évêque voulait l’abandonner. Le Conseil arrêta que le lendemain, au point du jour (de crainte que le prélat ne partît de très bonne heure), les syndics iraient le trouver et lui démontreraient qu’il devait resterb.

b – Reg. du Conseil du 13 juillet 1533.

A peine les syndics l’avaient-ils quitté, que l’évêque était tombé dans de nouvelles terreurs. Il se disait que l’appel de cent vingt arquebusiers répandrait la nouvelle de son départ, que les huguenots saisiraient leurs armes, qu’il se trouverait entre deux partis armés de piques et d’arquebuses… Il faut se presser, déloger seul, de nuit ou à la pointe du jour, sans tambour ni trompette, avant que les syndics aient eu le temps d’assembler le Conseil, ce qui, croyait-on, n’aurait lieu que dans la matinée. Personne ne dormit au château ; chacun était à l’œuvre pour préparer le départ et l’on prenait garde que rien ne vînt révéler au dehors l’agitation de l’intérieur. Cette nuit fut terrible. Deux fantômes apparaissaient à l’évêque et l’épouvantaient : l’Évangile et la liberté ; il ne voyait que la fuite pour leur échapper. Mais que dirait le duc ? que dirait le pape ?… Pour mettre sa conscience en repos, il écrivit au dernier moment une lettre au Conseil, dans laquelle il lui enjoignait de s’opposer aux assemblées des évangéliques et de maintenir mordicus (c’était son expression) la religion romaine.

Le jour allait bientôt commencer, on était abattu à l’évêché, mais tout était prêt pour la fuite. En ce moment on heurte à la porte… O contre-temps inattendu ! ce sont les quatre syndics ; l’évêque est de quelques minutes en retard… Les syndics entrent, ils conjurent Pierre de la Baume au nom de la paix, de la patrie, de la religion. Ils lui montrent les conséquences de son départ ; la puissance monarchique qui s’écroule, la république qui s’installe sur ses ruines, l’Église de Rome qui disparaît, celle des novateurs qui se constitue…

Mais rien ne pouvait fléchir l’évêque. Il restait insensible, comme une statue. Alors ils le supplièrent de mettre ordre aux affaires de l’État, de nommer, en vue de son absence, un vicaire, un official, un juge des appels. Pierre de la Baume refusa tout. Une seule pensée l’occupait, il voulait s’enfuir. « Hélas ! dirent les catholiques modérés, il ne met aucun ordre dans l’État, et, quant à l’Église dont il est le pasteur…, il abandonne ses ouailles.c » Les syndics s’étant retirés, le prélat donna le signal du départ. Il n’y a pas un moment à perdre, pensait-il, car il va être grand jour, et qui sait si les magistrats, qui tiennent tant à sa présence, ne donneront pas des ordres pour l’arrêter ! Que chacun fasse son devoir. Pas une minute de délai ! L’évêque se garda bien de sortir, ni par la principale entrée de la maison épiscopale, ni par les portes ordinaires de la ville, il lui fallait des voies dérobées. Dans les souterrains de l’évêché se trouvait une voûte qui menait à une rue peu fréquentée, la rue du Boule, maintenant de la Fontaine. En suivant cette rue, l’évêque pouvait arriver à une porte dérobée, pratiquée dans la muraille de la ville, que Froment appelle la fausse porte du sel. Alors Pierre de la Baume était hors de Genève ; il était sauvé. L’évêque sortit donc de ses chambres, descendit dans la partie la plus basse du palais et s’échappa de cet édifice (qui est maintenant une prison) comme un malfaiteur qui s’échappe de son cachot. Ses officiers étaient désolés ; ils eussent voulu écraser les fiers huguenots, et ils devaient leur laisser le champ libre. L’évêque lui-même, obligé de quitter son palais, son pouvoir, avait un grand dépitd. Il regardait en avant avec inquiétude et tremblait de voir à chaque coin de rue apparaître les huguenots ; les atteintes portées par lui à la liberté des citoyens n’étaient pas propres à le tranquilliser, et, dans sa détresse, il précipitait ses pas.

c – Le curé Besson, Mémoires pour l’histoire ecclésiastique du diocèse de Genève, p. 63.

d – Froment, Gestes de Genève, p. 63.

La troupe fugitive atteignit la fausse porte du sel ; le prélat avait la clef ; il passa et arriva sur les bords du lac ; aucun ennemi ne se montrant, il entra dans la barque qu’il avait fait préparer et atteignit la rive gauche. Aussitôt il s’élança sur le cheval qui l’attendait et partit au galop. Il sentait le poids qui lui pesait sur le cœur s’alléger à mesure qu’il s’éloignait. Maintenant, les farouches huguenots ne pourront plus le troubler, et il fera « grosse chère. » « Il se retira à la tour de May, et depuis n’est plus revenu, » dit la chroniquee.

e – Msc. de Roset.

Baudichon de la Maisonneuve avait réussi au delà de son attente. Non seulement les prisonniers avaient été arrachés à la puissance illégale de l’évêque, mais le prélat lui-même avait disparu. Quelques huguenots agitant leurs montres de feu avaient suffi pour délivrer Genève ; pas un coup d’épée n’avait été donné. « Comme au son des trompettes de Gédéon, disaient les évangélistes, et à la vue de ses flambeaux, les Hamalékites et les Madianites s’enfuirent pendant la nuit, de même ceux-ci (l’évêque et les siens) se sont sauvés au son des armes et à la vision du feuf. »

f – Froment, Gestes de Genève, p. 62, 63.

Le matin du 14 juillet, de bonne heure, la nouvelle du départ de l’évêque se répandit dans toute la ville. Les membres catholiques du Conseil, abandonnés par un prince parjure, se sentaient incapables dès lors de résister au torrent dont les eaux s’avançaient avec une insurmontable puissance. Tous les catholiques, dit la sœur Jeanne, étaient grandement marris. Le pape blâma l’évêque d’avoir abandonné son Eglise et lui reprocha sa lâchetég. Cette misérable ville, ayant perdu son prince et pasteur, disait-on en Italie, sera la retraite de tous les scélérats et deviendra le siège de l’hérésieh. » Mais ce qui donnait tant de tristesse aux papistes, causait aux évangélistes une immense joie. Le prince, en se sauvant, abdiquait, selon eux, un pouvoir usurpé, et les citoyens rentraient dans leurs droitsi. Le soleil se couchait pour Genève, selon le vieux style (celui de la cour romaine) ; mais selon le nouveau (celui de l’Évangile) il se levait, et Genève, éclairé de ses rayons, allait porter à d’autres cette divine lumière ! Le 14 juillet 1533 vit tomber dans cette ville cette puissance hybridej qui prétend tenir deux glaives dans sa main. Dès lors d’autres évêques-rois ont aussi disparu même dans les pays les plus catholiques, et le dernier, celui de Rome, chancelle sur son piédestal. Le peuple de Genève, dès qu’il ne vit plus ce prélat sans caractère et sans piété, ne s’en soucia plus et ne demanda jamais de ses nouvelles. Il inventa même un mot, encore employé de nos jours, et dès lors, quand on voulait parler d’un homme qui n’inspirait qu’une complète indifférence, on disait : « Je ne m’en soucie pas plus que de Baumek.

g – Le curé Besson, Mémoires pour l’histoire ecclésiastique du diocèse de Genève, p. 63.

h – Briève relation de la révolte de la ville de Genève. (Msc. des Archives générales du royaume d’Italie, paquet 14.)

i – Lettre à lord Townshend, par le secrétaire d’Etat Chouet. (Msc. de Berne, VI, 57.)

j – Ce fut aussi un 14 juillet, deux siècles et demi plus tard (1789) que finit le règne du système féodal.

k – C’est-à-dire point du tout. Cette locution tire son origine du nom de La Baume, dernier évêque de Genève. (Glossaires genevois de Gaudy et de J. Humbert.)

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