Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 13
La nuit du 31 juillet à Genève

(Juillet 1534)

7.13

La Fête-Dieu – Mariage d’un ancien prêtre – Discussion devant le conseil – Le baptême – Les deux pouvoirs changent de rôle – Une attaque se prépare – Une partie de chasse – Un moine confesse en chaire ses fautes – Plan de l’attaque – Projets de l’ennemi – Les Savoyards arrivent – Avis donné par un Dauphinois – Les chanoines – Les Savoyards attendent le signal – Le flambeau – Les Savoyards se retirent – L’évêque, le bossu – Les conspirateurs se sauvent – Recueillement et vigilance – Les catholiques quittent Genève – Un titre à la bourgeoisie – Une frayeur de nonnes – Les contes sur les réformateurs

En emprisonnant de la Maisonneuve, les prêtres avaient voulu arrêter les progrès de l’Évangile, mais au contraire cet acte les hâta. Le courage de l’accusé et l’injustice des accusateurs augmentaient la décision des Genevois. L’œuvre de la Réformation ne fut pas une œuvre improvisée, elle fut préparée de loin, elle eut des allures continues et s’avança pas à pas vers le but, par des voies que la main divine avait tracées. La riche moisson, dont les collines du Léman allaient se couvrir et qui devait nourrir bien des âmes affamées, ne devait pas sortir de terre en un jour ; le sol avait été longtemps labouré, cultivé, ensemencé, et c’est pourquoi la récolte fut si abondante. La Réformation fut le produit d’un long travail ; ce furent tantôt les opérations cachées de l’influence divine, tantôt des actes faits par les hommes à la clarté du soleil, qui transformèrent graduellement une population un peu remuante, mais énergique et généreuse.

La Fête-Dieu allait être célébrée, et les catholiques espéraient ramener à eux, par cette cérémonie imposante, quelques-uns de ceux qui s’étaient éloignés ; leur attente fut déçue. Les hommes les plus éclairés et les plus honnêtes de Genève n’avaient plus de goût pour ces fêtes. Ce n’était pas à cause de leur ancienneté, mais parce qu’elles reposaient à leurs yeux sur de graves erreurs et choquaient leurs sentiments éclairés. La pensée qu’un pain mince, consacré par le prêtre, allait être promené pour recevoir les honneurs divins, révoltait les chrétiens évangéliques. Ils résolurent de ne pas aller à la procession, de ne pas fermer leurs maisons et de travailler comme les jours ordinaires. Les prêtres et leurs adhérents l’ayant appris, s’imaginèrent que les luthériens les attaqueraient pendant leur marche. On les rassura ; ils « prirent courage, » et les dévots commencèrent à défiler. Il n’y eut pas le moindre acte de violence, mais seulement une protestation muette ; plusieurs des maisons devant lesquelles la procession passait étaient sans tentures, les fenêtres ouvertes, et l’on voyait dans l’intérieur les dames « luthériennes, portant le chaperon de velours, occupées à filer leur quenouille ou à travailler de l’aiguille… » Les prêtres avaient beau chanter, et les splendeurs de la papauté défiler, les dames à la toque de velours restaient immobiles. De grossières injures n’eussent pas autant irrité les dévots. Un d’eux, voyant au rez-de-chaussée une fenêtre ouverte et une dame protestante coiffant sa quenouille, quitta la procession, s’élança, saisit le bâton qu’elle entourait de soie, lui en donna un grand coup sur la tête, puis le jeta dans la fange, mit le pied dessus et se perdit parmi le peuple. La luthérienne, fort effrayée, poussa un cri, et, dit la sœur Jeanne, manqua en mourir de douleur. Malgré cet acte de violence, les réformés demeurèrent tranquilles. Tout servait la cause de la Réforme ; ni les danses indécentes et grotesques du peuple, ni les processions dévotes du clergé ne pouvaient paralyser dans Genève la puissance de la doctrine d’en hautn.

n – Registres du Conseil du 2 juin 1534. — La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 89, 90.

Un acte d’un nouveau converti vint augmenteriez murmures. Louis Bernard, en déposant le surplis, était rentré dans la vie civile ; il devint bientôt membre des Deux-Cents, et plus tard du Conseil exécutif. Homme honnête et désireux de mener une vie chrétienne, il épousa une veuve de bonne famille, et Viret bénit leur union. Ce mariage fit une grande sensation. « Quoi ! disaient les catholiques, des prêtres, des moines… qui ont des femmes ! — Ah ! répondaient les réformés, vous trouvez chose étrange qu’ils aient des femmes légitimes, et vous ne vous êtes pas émerveillés quand ils en avaient qui ne l’étaient pas, tant la coutume était générale. Oh ! consciences de renards ! vous vous confessez d’avoir abattu la rosée avec la queue en traversant les prés, mais non d’avoir croqué la poule du pauvre homme !… » Bernard justifia par sa conduite la démarche qu’il avait faite. Ces hommes, qui avaient été des prêtres dissolus, devinrent de bons pères de familleo. La société ne perdait rien à l’échange.

o – Froment, Gestes de Genève, p. 127 à 129. — Msc. de Gautier.

Mais les prêtres ne pensaient pas ainsi. Le vicaire de Saint-Gervais, maître Jean, homme zélé, grand parleur et fort violent, ayant appris le mariage de Bernard, s’écria du haut de sa chaire : « Où est la discipline prescrite par l’Église, où sont les commandements du pape ?… O horreur ! on marie des prêtres qui ont fait vœu de chasteté ! » La cause du mariage et du célibat se débattit devant le Conseil ; le prêtre et Viret, qui avait béni l’union, furent appelés à l’Hôtel de ville. Le réformateur soutint que le mariage est honorable entre tous. Saint Paul, prescrivant que le ministre du Seigneur n’ait pas plusieurs femmes, montre qu’il ne faut pas le contraindre à n’en point avoir, et si l’Apôtre insiste sur ce qu’il soit bon père de famille, c’est que, apparemment, il doit être mari. « Ceux qui sortent des tanières de la vie solitaire et oisive, qu’on appelle moinerie ou célibat, disait l’un des réformateurs, sont comme des sauvages, tandis que le gouvernement de la famille est un apprentissage pour le gouvernement de l’Église de Dieu. » Le vicaire « soutient sa question par de mauvais arguments, dit le registre, et se détourne entièrement de la vérité. » Ne corrompez plus l’Évangile, sinon nous procéderons contre vous ! » lui dit le premier syndic. Le pauvre vicaire, interdit, balbutia quelques excuses, et se retira en promettant d’enseigner à l’avenir conformément aux ordres de leurs Seigneuriesp.

p – Registres du Conseil du 8 juin 1534. — Msc. de Gautier. — La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 88.

Mais à peine lui avait-on fermé la bouche sur le mariage, qu’il la rouvrit sur le baptême. « Ces hérétiques, s’écria-t-il, s’imagineraient-ils que le Saint-Esprit peut descendre dans les cœurs par d’autres canaux que les prêtres ?… Ils baptisent dans les chambres, dans les cours, sans souffler sur l’enfant pour chasser le démon… Ils sont ipso facto excommuniés. »

On ne comprenait pas au seizième siècle l’indépendance de l’Église et de l’État. Farel se plaignit au Conseil, et le prêtre allait se soumettre, quand des laïques, indignés de la défaite de Rome, vinrent à son aide. « Ces hérétiques, dirent-ils au Conseil, en sont-ils donc déjà à nous faire la loi dans Genève ?… Hier, ils se contentaient de parler, et aujourd’hui ils veulent nous empêcher de le faire. Nous demandons qu’il soit loisible à maître Jean de prêcher comme il l’est à maître Farel. » Le syndic répondit assez naïvement : « Nous n’avons pas défendu au vicaire de prêcher ; nous ordonnons au contraire qu’il prêche l’Évangileq. » On ne comprenait pas alors que commander à un homme de prêcher ce qu’il ne croyait pas était plus tyrannique que de lui ordonner de se taire.

q – Registres du Conseil des 20 et 24 juillet 1534. — Msc. de Gautier.

Farel, Viret et le vicaire attendaient, ils furent introduits dans la salle du Conseil, et aussitôt la discussion s’engagea. « Le Saint-Esprit, dit Farel, peut agir sans les prêtres. C’est la foi à la puissance du sang de Christ, qui nous nettoie de nos péchés, et le baptême est le témoignage de cette absolution. Mais où avez-vous vu qu’il faille le célébrer avec de l’huile, du sel et d’autres droguesr ?… Je n’ignore pas que ces étranges fatras sont d’ancienne origine… Le diable s’est de bonne heure débordé en de lourdes moqueries, et c’est de lui que viennent tous ces badinages. Laissons ces pompes, ces farces qui éblouissent les yeux des simples, mais qui abêtissent leur intelligence, et célébrons simplement le baptême selon la forme de l’Évangile avec de l’eau pure, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le vicaire, embarrassé, se défendit en invoquant l’autorité du pape, et il exalta hautement, les deux glaives qui sont dans sa main. « C’est une allégorie inepte, dit le réformateur, et une moquerie détestable… Oui, il y a deux puissances, une dans l’Église et l’autre dans l’État. La seule puissance dans l’Église, c’est la Parole de Christ ; et la seule puissance dans l’État, c’est l’épée. » Cette distinction plut fort, et le secrétaire se hâta de l’inscrire au registre. Une transformation importante s’opérait ; le pouvoir civil levait la tête et commençait à braver cette puissance spirituelle qui l’avait si longtemps humilié. Le syndic pria honnêtement Farel « de prendre le tout en bonne part, » mais se tournant avec sévérité vers le vicaire, il lui ordonna de nouveau de « prêcher selon la vérité. » — Me défendez-vous de prêcher davantage ? » dit le prêtre décontenancé. Le syndic lui répondit un peu rudement : « On ne vous défend rien, sinon les mensonges. » Ceci marque une nouvelle phase de la Réformation dans Genève. Aussi les moines qui restaient fidèles à saint François étaient effrayés dans leur couvent de Rive, et disaient : « Hâtons-nous d’emporter nos ornements d’autel et nos joyaux… » Le Conseil s’y opposa et ordonna qu’on ferait garder ces choses précieuses en lieu sûrs.

r – Aliis unguentis. » (Registre du Conseil du 24 juillet 1534.)

s – Registres du Conseil des 30 juin et 24 juillet 1534. — Msc. de Gautier.

Si le magistrat faisait défaut dans Genève au catholicisme, les partisans du pape dans la contrée environnante se préparaient à le soutenir. Un bruit alarmant se répandait depuis quelques jours dans la cité ; et le vicaire et le réformateur s’étaient à peine retirés, que plusieurs membres exprimèrent leurs craintes. L’évêque, d’accord avec le duc, a formé le dessein de nous envahir, dirent-ils. Dans un repas où il s’est trouvé deux cents personnes, une terrible conspiration a été tramée contre nos libertés. Partout on entend des menaces contre la ville. Plusieurs de nos concitoyens en sont sortis pour se joindre à l’ennemi, et s’apprêtent à nous attaquer avec les gentilshommes d’alentour. » Le capitaine général, Philippe, fut chargé de faire le guet, » et plusieurs mirent à sa disposition leurs bras et leur vie. Pierre de la Baume, en effet, formant un nouveau complot, s’était entendu avec les épiscopaux genevois et les seigneurs de Fribourg ; puis, quittant non sans peine, sa douce résidence d’Arbois, il était venu à Chambéry pour se concerter avec le duc. Une camarilla romaine enflammait ces deux princes. Les plus ardents des mamelouks et des seigneurs de la Savoie et du pays de Vaud s’étaient donné rendez-vous au pied de la montagne des Voirons pour une grande chasse à cor et à cri, et c’est là qu’on avait résolu de donner la chasse à l’hérésie genevoise. « Tout le monde, dit-on alors au duc, court après cette nouvelle parole. Il n’y a plus qu’un moyen de salut, c’est de détruire la ville et les hérétiques d’icelle en leur faisant la guerre, puis d’y rétablir de force le prélat. » Aussitôt fut dressé le plan « de la plus dangereuse trahison qu’on eût encore faite contre Genève. » Le duc espérait devenir maître de cette cité et y rétablir la puissance papale. Il ne doutait pas que la catholicité, loin d’être jalouse de cette conquête, ne s’empressât d’y applaudir. Pour s’assurer le succès, il résolut de réclamer le secours de la France, et s’adressa à cet effet au cardinal de Tournon. On proposa à Pierre de la Baume de résigner son évêché à l’un des fils du duc, le jeune comte de Bresse, et on lui promit un beau dédommagement. Le capitaine des luthériens, si généralement redouté, de la Maisonneuve, étant alors dans les prisons épiscopales, il fallait profiter de son éloignement ; on fixa la fin de juillet pour l’exécution de l’entrepriset.

t – Registre du conseil des 23 juin, 7 juillet 1534. — Froment, Gestes de Genève, p. 123. — Ruchat, III, p. 334. — Msc. de Gautier.

Les Conseils de Genève, vivement alarmés, envoyèrent à Berne Jean Lullin et François Favre, pour réclamer les avis et les secours de ces puissants alliés. En même temps ils ordonnèrent qu’on fondît les cloches du couvent de Saint-Victor et d’autres encore pour en faire des canons, et ordonnèrent aux capitaines de la ville de prendre les mesures nécessaires pour la mettre en état de défense. Enfin, voulant ôter tout prétexte aux ennemis de Genève, le Conseil se décida à sévir contre ceux qui avaient « brisé témérairement les images du couvent de Rive ; » il déclara que, quoique de telles images dussent être ôtées et détruites, selon la loi de Dieu, cependant « ces gens » n’eussent pas dû le faire sans ordre et sans permission, parce que c’était un acte appartenant au magistrat. En conséquence, six hommes, du reste peu connus, furent mis en prison le 26 juilletu.

u – Registre du Conseil des 24, 26 juin, 17, 26, 27, 28 juillet.

L’enthousiasme était grand dans Genève. Les citoyens étaient prêts à tout abandonner « pour suivre le droit chemin, » et, en face du grand péril dont elle était menacée, la Réformation avançait. Quelques-uns même choisirent ce moment pour confesser leur foi. Le dernier dimanche de juillet, peu de temps avant le jour où l’ennemi se proposait d’entrer dans Genève, un membre de l’ordre des dominicains, ces colonnes de la papauté, « après que le sermon fut sonné pour congréger les gens, » parut devant la foule, posa l’habit de sa religion, monta en chaire, « puis, comme désespéré, » il conjura Dieu d’avoir pitié de lui ; il se lamenta ; il demanda pardon à ceux qui l’écoutaient de ce qu’il avait « si mal vécu dans le temps passé, et si grandement trompé tout le monde. J’ai prêché les indulgences, dit-il ; j’ai loué la messe ; j’ai exalté les sacrements et les cérémonies de l’Église. Maintenant, j’y renonce comme à des choses nulles. Je ne veux rechercher qu’une chose, la grâce de Christ crucifié pour moi. Puis il fit le prêche hérétiquev. »

v – La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 94.

Ces conversions, en excitant la colère des catholiques, augmentaient les dangers de Genève. Quatre jours après la touchante confession du dominicain, le plan conçu devait s’exécuter. Les troupes savoyardes, réunies à quelque distance de la ville, devaient s’en approcher à la faveur des ténèbres. Un détachement arrivera par le lac, et le garde de la tour, acheté pour dix écus, laissera passer les barques sans tirer sur elles. Au dedans de la ville, plus de trois cents étrangers étaient entrés séparément, furtivement, et avaient été cachés dans les maisons catholiques. Au milieu de la nuit, F. du Crest se rendra à la place du Molard avec des armes à feu et y arborera un drapeau rouge. Un coup d’une grosse coulevrine sera le signal donné aux prêtres pour qu’ils viennent soutenir leurs amis. Quelques épiscopaux monteront sur les toits des maisons avec des torches allumées pour inviter les troupes étrangères à s’approcher. Les catholiques de Genève et leurs alliés sortiront alors de leurs demeures. Trois des portes de la ville seront ouvertes par un serrurier du parti ; les troupes entreront, et Genevois et étrangers s’avanceront en criant : « Vive Monseigneur de Genève, notre prince ! » Les amis de l’indépendance et de la Réforme, surpris entre deux feux, ne pourront se défendre. Alors commencera l’exécution du jugement de Dieu ; s’il s’est fait attendre, il n’en sera que plus terrible. Les pieux soldats de l’Église se jetteront sur les luthériens et les mettront à mort. La ville sera nettoyée de toutes ces semences d’Évangile et de liberté qui allaient étouffer dans son sein les plantes antiques et glorieuses de la papauté et de la féodalité. Enfin, pour couronner l’œuvre, les vainqueurs se partageront les biens des vaincus, que l’évêque, à l’avance, a confisqués à leur profit, et Genève, rattaché pour toujours à Rome, sera ainsi son esclave et jamais son rivalw.

wChron. Msc. de Roset, liv. III, ch. 27. — Msc. de Gautier. — Froment, Gestes de Genève, p. 123, 124. — Procès aux Archives. — Gaberel, Pièces justificatives. — Papiers Galiffe communiqués par M. A. Roget, II, 115.

Tout se mit donc en mouvement autour de la ville le 29 et le 30 juillet. Au nord, le maréchal de Bourgogne, frère de l’évêque, devait descendre dans la vallée du Léman avec six mille hommes levés dans la Bourgogne impériale. Du côté du midi, le duc avait obtenu du roi de France la permission d’enrôler dans le Dauphiné des gens exercités en guerre. Du Chablais, du Faucigny, du pays de Gex, du pays de Vaud, étaient attendus de nombreux soldats, venant les uns par terre, les autres par eau. Une galère et d’autres barques avaient été armées près de Thonon ; on y avait transporté l’artillerie de Chillon. Plusieurs corps marchaient sur Genève. L’évêque, qui n’était rien moins que courageux, ne voulait pas sortir de Chambéry ; le duc, pour le rassurer, lui donna une garde de deux cents hommes bien armés, et Pierre de la Baume, non sans effroi, quittant la capitale de la Savoie le 30 juillet, de grand matin, s’arrêta à Léluiset, village situé à deux lieues de Genève, où il voulait attendre en sûreté l’issue de l’affaire.

Les corps les plus rapprochés de Genève parurent. Des troupes savoyardes, sous le commandement du châtelain de Gaillard, Mauloz, arrivèrent jusqu’en face de la porte de Saint-Antoine. Des hommes d’armes du Chablais s’avancèrent par la route de Thonon jusqu’à Jargonnant, en face de la porte de Rive. D’autres bandes se disposèrent à entrer par la porte du côté d’Arve et de Plainpalais. Des barques et bateaux, chargés de soldats, arrivèrent dans les eaux qui baignent la ville. L’armée qui devait passer le Jura, et d’autres, ne parurent pas ; mais les forces réunies étaient suffisantes pour le coup de mainx.

xChron. de Roset. — Registre du Conseil des 17, 28, 31 juillet 1534. Ruchat III, p. 325. — Vulliemin, Hist. de la Suisse, XI, p. 89. — Froment, Gestes de Genève, p. 123, 125.

Tandis que ces manœuvres s’accomplissaient au dehors, tout semblait aller bien au dedans. L’homme chargé de la garde de l’artillerie, et qu’on appelait le Bossu, avait été gagné. Le soir Jean Levrat, « l’un des traîtres les plus ardents, » avait rôdé autour de sa petite demeure, et le garde, ne voulant pas se compromettre, lui avait tendu par une meurtrière les clefs de la tour de Rive, où se trouvaient les canons. Levrat et ses complices en avait encloué plusieurs, et le Bossu avait rempli les autres de foin. Le serrurier avait contrefait les clefs de la ville et fabriqué des instruments de fer pour rompre les portesy. L’émotion la plus vive régnait dans toutes les maisons des catholiques. On avait percé les murs mitoyens, en sorte qu’on communiquait d’une maison à l’autre et qu’on pouvait se concerter secrètement. Michel Guillet, Thomas Moine, Jacques Malbuisson, de Prato, Jean Levrat, le sire de Pesmes, allaient, venaient et veillaient à ce que pas un homme ne restât en arrière.

y – Froment, Gestes de Genève, p. 123.

Les Conseils et les réformés demeurèrent toute la journée du 30 juillet dans une complète ignorance du coup qui se préparait. Ils savaient qu’il y avait des menaces, mais ils ne croyaient pas qu’il y eût du danger, en sorte que le 30 au soir on s’était couché aussi tranquillement qu’à l’ordinaire. Au commencement de la nuit, un étranger demanda à parler au premier syndic pour une affaire urgente ; Michel Sept le reçut. « Je suis du Dauphiné, dit cet homme, j’entends la Parole de Dieu, et il me déplaît que Genève et l’Évangile soient mis en ruine. L’armée du duc marche contre votre ville, quantité de gens de guerre sont déjà assemblés tout à l’entour, et aujourd’hui, de grand matin, l’évêque est sorti de Chambéry pour faire son entrée chez vous. » C’était un compatriote de Farel et de Froment qui entreprenait de sauver Genève. Mais était-il encore temps ? Le premier syndic communiqua aussitôt cet avis à ses collègues et l’on résolut d’arrêter quelques-uns de ceux qui étaient toujours prêts à faire cause commune avec l’ennemi du dehors. Les syndics les interrogèrent, les confrontèrent et virent peu à peu se développer l’horrible trame qu’ils avaient jusqu’alors ignoréez. Tous les citoyens sur lesquels on pouvait compter furent mis sous les armes. Il n’était pas encore minuit.

z – Notre récit, touchant la manière dont se découvrit le complot, repose sur le témoignage de plusieurs témoins, Froment (Gestes de Genève, p. 125), — Roset (Chron. msc., liv. III, en. 27), et sur les Registres du Conseil dont le père de Roset était le rédacteur. D’autres versions, qui diffèrent de ce récit, ne nous semblent point avoir d’aussi solides fondements.

Les épiscopaux, qui ne s’étaient pas couchés, attendaient avec émotion l’heure fixée. Un grand nombre de chanoines et de prêtres s’étaient réunis dans la maison du chanoine de Brentena, seigneur de Menthon, d’une famille illustre de Savoie. Ils se félicitaient les uns les autres d’un complot si bien ordonné, et dans cette assemblée d’ecclésiastiques on ne parlait que de torches, de drapeaux et d’artillerie. Mais bientôt un des leurs arriva et leur apprit que les huguenots se mettaient partout sous les armes. Les révérends membres du chapitre courent aux fenêtres et voient avec effroi passer une patrouille nombreuse ; l’alarme se répand ; pas un épiscopal n’ose sortir ; on cache le drapeau rouge, signal du carnage des huguenots. Un seul espoir demeure : les troupes qui environnent Genève suffisent amplement pour assurer le triomphe de l’évêquea.

a – Registre du Conseil du 31 juillet 1534. — Chron. Msc. de Roset.

En effet, un grand nombre de soldats entouraient la ville. Jouant sur le mot Genève, gens nova, les chefs avaient choisi pour mot d’ordre cette parole cruelle : Nous ferons ici gent nouvelleb, c’est-à-dire qu’on extirperait de Genève les évangéliques et les remplacerait par de catholiques Savoyards. Ils attendaient le signal convenu, et tous portaient leurs regards sur le faîte des maisons, où devaient se montrer les torches de feu. On croyait en avoir vu quelques-unes, mais elles avaient bientôt disparu. Tandis que les capitaines, inquiets, se demandaient ce qu’il fallait faire, quelques soldats remarquèrent un garçon, à l’air simple, qui se promenait sur la hauteur, balançant son corps nonchalamment, regardant niaisement à droite et à gauche, mais avançant toujours vers les portes de la ville. Amené devant le châtelain Mauloz et M. de Simon, un autre des chefs, ils lui demandèrent ce qu’il faisait là à telle heure de la nuit. Le garçon, qui parut fort embarrassé, répondit : « Je cherche une jument que j’ai perdue. » Ce n’était point le cas.

b – « Faciemus hic gentem novam. » (Geneva restituta, p. 73.)

Trois des meilleurs citoyens de Genève, Jean d’Arlod, auditeur, le zélé Etienne d’Adda, et Pontet, se trouvant la veille à la Roche, à trois ou quatre lieues de Genève, y avaient entendu parler de l’entreprise, et ils étaient aussitôt montés à cheval pour arriver aux portes avant l’ennemic. Franchissant rapidement des chemins détournés, ils s’étaient arrêtés dans une ferme à une certaine distance de la ville, et là ils avaient appris que les troupes savoyardes étaient déjà tout autour des murailles. D’Arlod chargea un des garçons de ferme d’aller voir s’ils pouvaient pourtant entrer. M. de Simon et le châtelain Mauloz, impatients de savoir d’où venait le retard, résolurent de profiter de ce pauvre garçon, dont ils ne révoquaient pas en doute l’innocence : « Écoute, lui dirent-ils, va voir si les portes de Rive et de Saint-Antoine sont ouvertes. » Mais le valet, qui n’avait aucune envie de servir d’éclaireur aux Savoyards, répondit : « Oh ! je craindrais d’être tué ! » En ce moment, Mauloz, dont l’attention se partageait entre le garçon et les maisons sur lesquelles les torches devaient paraître, s’écria : « En voilà une ! » En effet, un flambeau éclatant se montrait au-dessus de la ville ; toute la troupe le salua avec joie, et les deux capitaines n’en détournèrent pas les yeux. Le flambeau paraissait, disparaissait, revenait, puis s’éclipsait, et chaque fois qu’il se montrait de nouveau, chose étrange !… il semblait être plus élevé. Il monte, il monte encore… Le voilà déjà au-dessus des plus hautes cheminées ; il y avait là quelque chose d’extraordinaire. L’inquiétude commence à gagner les Savoyards. « Eh ! mais…, disent ceux qui connaissent Genève, cette lumière ne monte-t-elle pas le clocher de Saint-Pierre ?… Oui… Certainement… C’est là que se place le grand guet de la ville dans les heures de danger. » A la fin, le flambeau ne bouge plus ; il s’arrête tout au haut de la tour, située elle-même sur le sommet de la colline ; il plane ainsi au dessus de la cité et semble se fixer sur l’armée savoyarde comme l’œil flamboyant du lion qui brille dans le désert au milieu d’une profonde nuit. Alors une terreur panique s’empare des soldats de Charles III ; leurs regards se troublent ; leurs cœurs se serrent. Mauloz, qui n’avait pas cessé de suivre cette menaçante apparition, se tourne désespéré vers M. de Simon qui s’éloignait déjà, et lui crie : « Nous sommes découverts ! Nous sommes trahis ! Nous n’entrerons jamais dans Genève à cette heure ! » Le jeune messager, s’apercevant qu’on ne le gardait plus, courut à la ferme annoncer à d’Arlod et à ses amis ce qui venait de se passerd.

c – Registre du Conseil in loco.

d – Registre du Conseil du 25 janvier 1537. Ce tut seulement alors que d’Arlod raconta au Conseil des Deux-Cents ce qui lui était arrivé trois ans auparavant. (Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 27)

Cependant l’œil du lion brillait toujours au-dessus de la ville. « Ah ! disaient les hommes d’armes, la dragée est toute prête pour nous donner la collation… » Chacun ne pensa plus qu’à partir ; Mauloz et Simon ordonnèrent la retraite. Comme le jour commençait à poindre, quelques vedettes genevoises placées sur la tour aperçurent les Savoyards défilant, tambour battant et enseignes déployées, dans la direction du château de Gaillard.

Les catholiques genevois ne pouvaient plus avoir de doute : leur entreprise avait avorté. Ils étaient consternés et pleins de colère contre leurs alliés. L’un d’eux, François Régis, faisant un gros jurement, s’écria : « Nous sommes perdus et détruits ; ces gentilshommes ne valent rien. Nous leur avions donné tous les signes, nous étions en bon ordre, mais les gentilshommes nous ont trompése. » Quant à l’évêque, il eut encore plus de peur que de colère. Au moment où le terrible flambeau se montrait au haut de la tour de Saint-Pierre, quelques hommes, chargés par lui de l’instruire de ce qui se passerait, étaient partis en toute hâte et lui avaient rapporté les sinistres paroles du farouche Mauloz : « Nous sommes trahis ! » A l’instant, le pauvre prélat, montant à cheval, s’enfuit à bride abattue vers le duc.

e – Déposition de Jacques Magnin. Papiers Galiffe. A. Roget, II, p. 116.

Quand le soleil parut, on n’apercevait plus un ennemi autour de la ville. Les Genevois ne pouvaient en croire leurs yeux ; ce qui s’était passé pendant cette nuit mémorable était pour eux une chose merveilleuse ; ils étaient hors d’eux-mêmes, comme des gens sauvés de la mort. Toute la matinée, les hommes étaient dans les rues ; on se regardait, on se serrait la main ; plusieurs bénissaient Dieu ; quelques-uns ne pouvaient croire que leurs compatriotes catholiques eussent trempé dans le complot. Un fait vint les désabuser.

Comme quelques citoyens passaient devant la demeure du garde de l’artillerie, ils entendirent la voix glapissante d’une femme qui criait dans une grande émotion : « Ah traître ! tu me trahis comme tu as trahi la ville !… » Un homme répondait par des outrages et par des coups ; les cris de la malheureuse devenaient de plus en plus aigus, et la voix vulgaire d’une autre femme se mêlait à la sienne. C’étaient le Bossu, sa femme et sa domestique ; le garde d’artillerie venait d’être surpris par son épouse en cas d’infidélité. Les huguenots, entendant ce tapage, s’arrêtèrent et entrèrent dans la maison. « Oui, criait toujours plus fort la femme, oui, traître, tu as baillé les clefs à Jean Levrat par la canonnière. » Levrat, le Bossu et le serrurier furent immédiatement arrêtésf.

f – Froment, Gestes de Genève, p. 125. — Registre du Conseil du 81 juillet 1534. — Chron. msc. de Roset.

Les chefs de la conspiration restaient, comme d’ordinaire, en liberté. Blottis dans leurs maisons, Guillet, de Prato, Perceval de Pesmes, deux du Crest, deux Régis, et d’autres encore, comprenant qu’ils avaient mérité la mort mieux que Portier, effrayés comme l’est en son gîte un lièvre que poursuit le chasseur et qui dresse ses oreilles, épiaient le moindre bruit et croyaient à tout moment voir arriver les syndics ou leurs officiers. Personne ne paraissant, ils prirent une résolution désespérée ; ils se travestirent, sortirent de leurs maisons et s’évadèrent, l’un sous un déguisement, l’autre sous un autre ; « lesquels jamais, dit Froment, ne sont depuis retournés en la ville. » Le complot de l’évêque avec Portier et les Pennet avait fait sortir du Conseil plusieurs catholiques ; le projet d’attaque nocturne en fit sortir plusieurs de Genève. Chaque bond du catholicisme pour s’élever, le faisait descendre, et chaque coup porté à la Réformation pour l’abattre, l’élevait davantage. Les citoyens se disaient l’un à l’autre : « C’est Dieu qui a abattu les cœurs de nos ennemis, tant des forains que de ceux du dedans, tellement qu’ils n’ont pu user de leurs forces. » C’est un contemporain qui nous a transmis ces parolesg.

g – Michel Roset, msc. — Froment, Gestes de Genève, p. 123-125 — Registre du Conseil du 7 août 1534.

Genève cependant n’était pas tranquille. Le maréchal de Bourgogne et le gouverneur du Chablais n’avaient point paru ; mais l’ennemi pouvait ne s’être retiré que pour attendre ces puissants renforts. Tous les citoyens se mirent donc sous les armes. « Cette semaine fut faite grosse garde, et furent tenues serrées les portes de la ville. » Et comme les épiscopaux avaient eu souvent recours aux cloches pour assembler leurs partisans, « il fut défendu par toutes les églises de sonner ni de jour ni de nuit. » Un silence, accompagné de recueillement et de vigilance, régnait dans la ville. Les citoyens étaient prêts à donner leur vie ; mais c’était par un grand sérieux et non par des fanfaronnades qu’ils montraient leur résolution. Les prêcheurs s’entretenaient avec les soldats ; ils leur parlaient familièrement du bon combat, et les soldats ne pouvaient se lasser de les écouter. « Quelle manière nouvelle de faire la guerre, disaient plusieurs ; autrefois, les soudards avaient la nuit au poste de méchantes femmes, mais ceux-ci ont des prêcheurs, et au lieu de dissolution et de paroles déshonnêtes, tout est converti en bienh. »

h – La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 92. — Froment, Gestes de Genève, p. 126. — Msc. de Gautier.

Ce zèle généreux sauverait-il la ville des attaques de la Savoie soutenue par la France, Fribourg, la Bourgogne et les mamelouks ? Il y en avait qui branlaient la tête avec tristesse et « vivaient en crainte et mélancolie. » Mais « un intime ami naît comme un frère dans la détresse. » Dès le lendemain de l’entreprise, un délégué de Lausanne arriva dans Genève, et, quoique le duc eût donné ordre aux États de Vaud de faire cause commune avec lui, le messager dit : « Nous sommes prêts, frères, à vous envoyer cent arquebusiers, si vous en avez besoin. » Neuchâtel fit une offre semblable. Berne manda François Nœgueli, trésorier, de Weingarten, banneret, et deux autres de ses citoyens, et leur ordonna d’exhorter le duc et le maréchal de Bourgogne à se désister de toute hostilité. Tous les cantons suisses, réunis à Bade, adressèrent à Charles III un message analogue.

Les partisans de l’évêque et du pape dans Genève comprirent que l’entreprise étant avortée, leur cause était perdue ; le chefs s’étaient d’abord évadés ; la fuite devint générale. Ceux mêmes qui étaient amis des libertés genevoises, quittaient maintenant Genève ; à plus forte raison, les fanatiques allaient-ils grossir les rangs des mamelouks. Ils emportaient avec eux tout ce dont ils pouvaient se charger et usaient de ruse pour s’enfuir, sortant de la ville le soir et à pas de loup. Les uns se réfugiaient sur la rive gauche du lac, d’autres, et en plus grand nombre, dans le château de Peney, sur la rive droite du Rhône, d’où ils tenaient la population genevoise sans cesse en alerte. Leurs femmes et leurs enfants, laissés dans la ville, avaient avec eux de secrètes entrevues au pied des falaises escarpées qui bordent les rives du Rhône et leur rapportaient tout. Un Genevois ne partait pas pour Lyon sans que les Peneysans, toujours à l’affût des voyageurs, en fussent informés. Étrange phénomène, dont l’histoire offre pourtant plus d’un exemple, l’opposition des papistes et des féodaux à la liberté civile et religieuse dégénérait alors en brigandagei.

i – Registre du 20 septembre 1534. Les ruines du château de Peney se voyaient encore il y a quelques années entre le chemin de fer de Lyon à Genève et le Rhône, près de Satigny.

La fuite des laïques épiscopaux détruisit la puissance du clergé, dont ils étaient le nerf, et rendit les réformés maîtres de la situation. Genève était décidé à ne garder dans ses murailles que ceux qui étaient prêts à lui donner leur sang. Une nuit que le tambour appelait les citoyens sous les armes, un bourgeois peureux fit dire par sa femme qu’il était absent ; quelques citoyens poussèrent jusque dans sa chambre et le trouvèrent caché dans son lit, feignant d’avoir la fièvre ; il tremblait, en effet, mais de peur. Ce lâche fut banni de la ville à perpétuité, sous peine du fouet s’il osait y rentrer ; un an après, on le reçut pourtant avec indulgence, « parce qu’il n’est pas donné à tous d’avoir un courage de César, » dit le registre ; mais il fut toujours considéré comme étranger. Le courage était alors un des titres nécessaires à la bourgeoisie de Genèvej.

j – Registre du Conseil des 4, 12, 13 août, 4 septembre 1534, 27 janvier 1535.

Tandis que les mamelouks exerçaient le brigandage autour de la ville, les faibles du parti épiscopal qui y étaient demeurés vivaient dans la crainte. Leurs personnes, leur culte, leurs couvents étaient respectés ; pas un cheveu ne tombait de leur tête ; mais ils tremblaient que les violences des Peneysans n’excitassent les huguenots à prendre leur revanche. Les nonnes surtout étaient dans un effroi perpétuel. Une nuit, entre onze heures et minuit, les sœurs de Sainte-Claire furent réveillées en sursaut par un grand coup frappé à la porte. Épouvantées, elles prêtent l’oreille avec un vif battement de cœur. Trois coups retentissent de nouveau. Elles sortent de leurs couches tremblantes et pâmées. Sans doute les huguenots veulent se venger sur elles de la nuit perfide du 31 juillet ! « Ces hérétiques, se disent-elles l’une à l’autre, viennent d’enfoncer la porte du couvent ; » elles leur prêtent des desseins coupables. Éperdues, elles courent vers l’abbesse. « Mes chères enfants, leur dit celle-ci, bataillez vaillamment pour l’amour de Dieu. » Elles attendent, mais personne n’arrive. La plus jeune des nonnes, se trouvant à l’office, le soir précédent, avec toute la communauté, avait été portée au sommeil par les longues oraisons et s’était profondément endormie ; la mère vicaire l’avait enfermée dans l’église sans s’en apercevoir. Or, « sur le serein de la nuit, » vers onze heures, la pauvre jeune sœur se réveille ; elle regarde tout autour d’elle et ne peut comprendre où elle se trouve… Enfin, elle reconnaît la chapelle ; mais la nuit, la solitude, le lieu même, tout l’épouvante. Elle croit apercevoir les trépassés qui, profitant de l’heure des ténèbres, sortent de leurs tombes et « vont par l’église… » Ses membres se refusent à se mouvoir. Enfin elle prend courage et se précipite vers la porte. O malheur ! elle est close. Dans son effroi, elle frappe un grand coup ; ce fut celui qui réveilla les sœurs ; puis elle prête l’oreille ; personne ne bouge, et de nouveau elle frappe trois coups de tout son pouvoir.

Pendant que cela se passait, l’abbesse se préparait à recevoir les loups qui allaient dévorer ses innocentes brebis. Elle voulut premièrement savoir si toutes étaient au troupeau, et, à sa grande angoisse, découvrit qu’il en manquait une. Alors un nouveau coup plus fort que les autres se fit entendre. « Sortons d’ici, dit l’abbesse, et allons à l’église, car mieux nous sera d’être devant Dieu qu’au dortoir. » Elles descendent ; l’abbesse met la clef dans la serrure, ouvre la porte… et trouve devant elle la jeune nonne qui, pâle comme la mort, tombe sans connaissance à ses piedsk.

k – La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 92 à 94.

Les contes que l’on se plaisait à répandre, et même quelquefois à imprimer, sur les réformateurs et les réformés, sur Calvin, sur Luther en particulier, n’avaient pas plus de réalité que les imaginations des sœurs de Sainte-Claire sur les desseins des huguenots, qui avaient donné à ces pauvres filles un si affreux cauchemar. Ils étaient moins innocents.

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