Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 8
Troubles dans Genève

(Commencement de 1538)

11.8

Agitation – La cène – Ce qu’est l’Église – Les communiants et les auditeurs – La cène accessible à tous – Désordres – Louis du Tillet – Il retourne à l’Église de Rome – Les partis en présence. Menaces – Pas de liberté sans religion – Élection des nouveaux syndics – Ils sont tous hostiles à Calvin – Ils se montrent d’abord modérés – L’esprit de parti les entraîne – Ils excluent les évangéliques des Conseils – Ils censurent les ministres – Les réformateurs résistent – Je ne puis autrement

Six jours après, le 28 décembre, Farel et Calvin se présentant au Conseil, annoncèrent qu’ils devaient bientôt célébrer la Cène, et demandèrent qu’on les soutînt pour faire admonition aux mal vivantsa. Exhorter à vivre bien n’avait rien de révoltant. Si un homme vit mal, c’est un devoir de l’inviter à vivre bien ; combien surtout était-ce celui de pasteurs fidèles, spécialement à l’approche de la cène ! Mais quel besoin avaient les ministres, que le magistrat les soutînt ? Cette requête transformait un acte religieux en une affaire civile et ainsi le dénaturait. On remit la réponse à faire aux réformateurs jusqu’au retour des délégués envoyés à Berne. Cette démarche des réformateurs irrita ceux qui pensaient devoir être du nombre des admonestés. Claude Sérais qui avait de la langue, cette mère de tous les débats, se trouvant dans une société nombreuse, dit hardiment : « Farel est un méchant hommeb. » D’autres se mirent avec lui à censurer les ministres. On détractait, on mordait, on piquait, on cherchait partout quelque chose que l’on pût prendre en mauvaise part. Ce n’était d’abord qu’un petit feu ; mais il s’étendait peu à peu au long et au large. Le 1er et le 2 janvier le Conseil s’en occupa et arrêta que « ceux qui avaient publié des injures par la ville contre les prédicateurs seraient pourmenés devant M. le Lieutenant, à l’instance du procureur général. » « On verra qui est le méchant, dit-on, et le méchant sera punic. » Ce ne furent pas les prédicateurs qui portèrent plainte ; mais leur fâcheux recours au Conseil avait donné lieu à ces insolences. Cette effervescence n’eût pas eu lieu sans doute, si chaque pasteur, selon le précepte de Jésus-Christ : Va et reprends-le entre toi et lui seul, s’était adressé avec douceur aux coupables dans une conversation intime. Un fait toutefois décharge de cette faute les prédicateurs : ils n’étaient pas libres d’agir autrement qu’ils ne firent. L’État s’était placé fermement au-dessus de l’Église et s’ingérait dans les matières qui n’appartenaient qu’aux pasteurs. Si ceux-ci avaient repris des citoyens sans le consentement du Conseil, ils eussent bien pu être réprimandés eux-mêmes. La faute était surtout au magistrat. Genève navigua pendant quelques années en pleine césaropapied.

a – Registres du Conseil de ce jour.

b – Registres du Conseil, du 1er janvier 1538.

c – Registres du Conseil, du 1er et du 2 janvier 1538.

d – Roget, L’Église et l’État de Genève du vivant de Calvin.

Le 3 janvier, les réformateurs parurent de nouveau devant le Conseil. Ils ne venaient pas se plaindre des injures qu’ils enduraient. Ils se proposaient un but plus noble, l’union de tous les membres de l’Église dans la même foi et la même charité. Faisant une vive peinture des discordes qui allaient tous les jours en augmentant, des divisions que des esprits inquiets et factieux fomentaient dans la république, ils représentèrent que l’un des meilleurs moyens d’y porter remède serait d’éloigner de la cène les esprits perturbateurs. « Puisqu’il est arrêté de la célébrer dimanche prochain, dirent-ils, nous sommes d’avis de ne pas les admettre. Sur quoi nous demandons l’avis du Conseile. »

e – Registres du Conseil, du 3 janvier. Gautier, Hist. msc. de Genève, l. VI.

Cette exclusion proposée au Sénat est l’un des faits les plus graves de la réformation de Genève et agita cette cité pendant presque toute une génération. En quoi donc les réformateurs avaient-ils raison et en quoi avaient-ils tort ? Une société est une réunion d’hommes qui, tout en différant à certains égards, sont d’accord dans l’objet qui est l’essence même de leur union. Une société de financiers n’est pas composée de gens qui ne connaissent rien aux affaires d’argent. Ce ne sont pas des ignorants que l’on met dans une faculté savante ; ce ne sont pas des manchots qui recrutent un régiment ; et l’on ne choisit pas des hommes qui ne savent pas le français pour former les Quarante de l’Académie. Il en est de même pour la société chrétienne. Ses membres peuvent différer sous beaucoup de rapports, politiques, littéraires, sociaux, etc. ; mais la foi chrétienne doit tous les animer. Un juif ou un mahométan n’appartient pas à l’Église de Jésus-Christ, et un homme qui rejette les faits, les doctrines, les devoirs du christianisme, n’est pas un chrétien, « Qui se ressemble s’assemble, » dit un proverbe vulgaire. Les réformateurs devaient-ils méconnaître une vérité si élémentaire ? Il y avait encore à Genève des catholiques-romains ; il y avait de prétendus spirituels, dont plusieurs ne croyaient pas même à l’immatérialité de l’âme ; il y avait aussi un grand nombre de citoyens qui ne voulaient pas de la foi exposée dans la confession faite à Saint-Pierre. Un tel pêle-mêle, où il serait impossible de se reconnaître, formerait-il l’Église de Genève ? Serait-elle

« De tant d’objets divers le bizarre assemblage ?f »

f – Racine.

Rappellerait-elle ainsi certains monstres, ayant une conformation contre nature, dont parle l’antiquité ? Les réformateurs étaient dans le vrai quand ils disaient non. Mais voici où ils avaient tort : c’était en demandant à tous les citoyens de prêter serment à leur confession. Pouvaient-ils s’imaginer que l’acte par lequel Genève s’était détachée du pape, avait transformé, par un coup de baguette, tous les Genevois, en sorte que dès ce moment ils crussent tous du cœur, et dussent tous faire confession de leur bouche ? Nascitur homo, fit christianus, disait Tertullien au deuxième siècle. On naît homme, mais on devient chrétien. Prétendre que tous ceux qui appartiennent à l’État appartenaient en même temps à l’Église était irrationnel. Prescrire que ceux qui ne voulaient pas prêter serment à la confession sortissent de la ville et allassent ailleurs, était inique. Quoi ! chasser de Genève ceux à qui Genève devait son indépendance ! Une telle énormité ne pouvait manquer d’amener une révolution. C’est de la fusion de l’Église et de l’État en une seule société que viennent les taches qui ont quelquefois dénaturé l’œuvre si belle de la Réformation. Mais comment résoudre le dilemme ? comment admettre deux propositions contraires ? Comment exclure et garder à la fois ?

L’ancienne Église l’a fait. Elle avait ses ἀκροώμενοι, audientes, auditeurs. Au lieu d’exclure ceux dont la foi n’était pas encore formée, elle les invitait avec amour à entendre la prédication de la Parole. Ils assistaient au service, ils se joignaient aux prières, sans prendre part aux mystères de la cène, dont ils eussent craint eux-mêmes de s’approcher. Et quand s’était accompli pour eux ce grand acte de la vie chrétienne dont parle saint Paul : La foi vient de ce qu’on entend, ils communiaient au repas sacré. Peut-être Genève n’était-elle pas encore mûre pour un tel ordre de chosesg.

g – C’est l’ordre qui se trouve dans les États-Unis d’Amérique. On distingue dans chaque troupeau l’Eglise, composée des communiants, et la congrégation, où se trouvent tous ceux, qui ayant des besoins religieux, prennent part à tout le service, sauf à la cène. C’est dans la congrégation que l’Église se recrute sans cesse ; et ces deux corps, unis par la charité, contribuent ensemble aux besoins du troupeau.

Le Conseil assembla les Deux-Cents pour examiner la réponse à faire aux réformateurs. Depuis les scènes qui avaient eu lieu dans le Conseil du 25 novembre, les syndics étaient devenus plus timides ; ils craignaient ce qui pourrait irriter le peuple, le pousser à quelque démarche inconsidérée, et se sentaient moins disposés à appuyer les réformateurs. On lui la lettre de Berne qui rendait un bon témoignage à la confession, et exhortait au bon accord. Trois des membres qui n’avaient point juré la confession, G. de Lesclefs, M. Manlich et P. Ameaux furent exhortés à faire comme les autres. Les deux premiers prêtèrent le serment demandé ; Ameaux seul s’y refusa. Alors le Conseil croyant avoir fait assez, recula devant une mesure qui pouvait avoir de graves conséquences, et arrêta « qu’on ne refuse la cène à personneh. »

h – Registres du Conseil, du 3 et du 4 janvier 1538.

C’était un refus positif fait aux ministres par les magistrats. Il y avait là une leçon pour Calvin et ses amis. Cet arrêté était contraire à leurs convictions ; mais sachant que le Conseil était au fond favorable à la Réformation, ils ne crurent pas devoir s’opposer à sa volonté. Ils firent preuve de modération, de conciliation, de patience. Peut-être même quelques-uns diront-ils qu’ils poussèrent trop loin ces vertus. Ils cédèrent. Ce n’est pas là en général le crime dont on les accuse. La cène fut célébrée et sans désordre.

Mais s’il n’y eut pas de troubles pendant la communion, il y en eut après. Le parti de l’opposition regarda cette admission générale comme un triomphe, et voyant que les représentations des ministres n’étaient plus fort écoutées par les conseils, sa hardiesse s’accrut. On vit de nouveau des bandes, formées de la partie la moins estimable du peuple, parcourir la ville avec des fleurs vertes à leurs chapeaux. Ils se livraient à des actes de violence ; ils poursuivaient ceux qui avaient juré la Réformation ; « ils desgainoient les espées tellement que autres s’enfuyoient. » Les tavernes se remplissaient de ces gens-là ; on y mangeait, on y buvait à l’excès ; les quolibets, les sarcasmes pleuvaient de tous, côtés. On y tournait en ridicule les choses saintes. De même que saint Paul adressait ses épîtres à ses frères en Christ, les chrétiens évangéliques de la Réformation se donnaient aussi ce nom, et les plaisants l’avaient remarqué et ne manquaient pas d’en rire. « Des ivrognes, disent les registres du 16 janvier, allaient la nuit par la ville et par les cabarets ; ils se moquaient des prêcheurs, et se disaient les uns aux autres : Tu es des frères en Christ, et autres choses semblables. » Ces moqueurs étant venus à la cène, accessible à tous par ordre du Conseil, se donnaient en plaisantant le nom de frères. Jean d’Orbe dit à Claude Jaccard : « Es-tu des frères en Christ ? » et faisant un gros jurement, il ajouta : « Tu t’en repentiras. » Plusieurs, effrayés de ces désordres, tremblaient pour le Conseil général qui devait se tenir quinze jours plus tard : « Il s’y donnera tant de coups d’épée, disaient-ils, que nous n’y voulons point aller. » La désunion qui régnait dans Genève agitait même les campagnes voisines. Le Conseil des Deux-Cents fut fort ému de tous ces rapports et résolut d’en informer, et de châtier les coupables. La mesure que le Conseil avait prise pour prévenir les troubles était précisément ce qui les avait fait naîtrei.

i – Registres du Conseil, du 16 janvier. Chronique msc. de Rozet, l. IV, ch. 10.

Tout cela affligeait fort Calvin, et il avait encore d’autres peines. Un homme d’un caractère doux, d’une âme contemplative et sur lequel les luttes sans cesse renaissantes auxquelles le réformateur était appelé, faisaient la plus pénible impression, vivait alors dans son intimité. Louis du Tillet, chanoine et archidiacre d’Angoulême, avait été d’abord gagné à l’Évangile par la piété vivante de Calvin, et il l’avait suivi en Suisse, en Italie, à Genève. Mais peu à peu une différence sensible s’était montrée entre le maître et le disciple. Selon du Tillet la doctrine de l’Église était l’essentiel, et le rétablissement de l’Église apostolique devait être le but de la Réformation. « Protestons contre les abus de l’Église romaine, disait-il, mais rétablissons le catholicisme des premiers siècles. C’est là que le germe chrétien se trouve ; prenons garde d’en arrêter les développements. Il faut que la Réformation, si elle ne trompe pas les belles espérances qu’elle a suscitées, rétablisse dans le monde l’Église une, sainte, universelle. Le seul chemin qui se présente à nous pour faire l’œuvre que l’état de la chrétienté réclame, c’est de rétrograder au commencement, et de rétablir l’Église des premiers siècles. Hélas ! déjà, des discordes funestes menacent de diviser l’Église nouvelle. Puisse la main de Dieu la rappeler de cet égarement et la rétablir sur le fondement des apôtres et des Pères. Il ne faut pas que la Réformation en élevant bien haut Jésus-Christ, laisse trop bas l’Église. Prenons garde que le torrent qu’on fait passer dans l’étable pour la nettoyer, n’emporte ses murailles et ses fondements ; la réforme de l’Église ne doit pas devenir son annihilation. Certainement l’Église catholique est la colonne de la vérité et le consentement d’icelle est l’infaillible soutien et la pleine assurance de la véritéj. »

j – Lettres de Calvin et du Tillet, publiées par le pasteur Crotter, p. 38. etc.

Calvin avait de quoi répondre à son ami le vieux catholique. Il lui montrait que là où règne le mensonge, il n’y a point d’Église ; que tel était l’état de la papauté, quoiqu’il s’y trouvât encore quelques restes de vérité, que ceux qui l’abandonnaient ne faisaient pas un schisme. Il ajoutait qu’on ne pouvait attendre que la papauté se réformât elle-même ; que les conciles convoqués au quinzième siècle et même auparavant pour opérer cette réforme avaient tous échoué. Il insistait sur ce que ce n’était pas au catholicisme des cinq ou six premiers siècles qu’il fallait revenir ; mais à l’Évangile, aux saints écrits des apôtres, dans lesquels la vérité était enseignée avec pureté. Calvin soutenait sa thèse avec énergie, même avec rudesse, dit-ilk. Du Tillet poussé çà et là, hésitant entre la doctrine des saintes Écritures et celle des conciles et des Pères, triste, languissant, quitta secrètement Genève, prit la résolution de rentrer dans l’Église catholique et en informa Calvin.

kLettres françaises, I, p. 2. Calvin, Opp., X, p. 147.

Le réformateur lui écrivit le 31 janvier 1538 avec modération, humilité, mais avec fermeté. « Ce qui me tourmente le plus, lui dit-il, c’est la crainte de vous avoir offensé par mon imprudence, car je reconnais que je n’ai pas observé vis-à-vis de vous la modestie que je devais. Je ne puis pourtant vous dissimuler que j’ai été fort étonné en apprenant votre intention et les raisons que vous me donnez dans vos lettres. Ce changement tant subit m’a été fort étrange, vu la constance et la fermeté que vous démontriez. C’est se séparer de l’Église que de se joindre à ce qui lui est contrairel. » Cela n’empêcha pas du Tillet de redevenir et de rester catholique.

lLettres françaises, I, p. 1-7.

Du reste, d’autres objets attiraient et absorbaient alors l’attention de Calvin. Les troubles qui agitaient Genève ne provenaient pas seulement des doctrines religieuses ; l’opposition voulait arriver au pouvoir, et si elle y parvenait, les jours de la Réformation semblaient comptés. Les chefs agissaient avec prudence ; mais ils ne pouvaient contenir l’effervescence de leurs adhérents. Il y avait dans la république deux partis bien distincts. L’un voulait à tout prix ôter du gouvernement les syndics et conseillers favorables aux réformateurs et prendre leur place. L’autre voulait nommer des magistrats qui persévérassent dans la voie que le Conseil avait suivie. Les deux partis étaient en présence. Celui de l’attaque marchait à l’assaut avec décision et grand bruit, résolu à en venir aux mains s’il le fallait. « Les insolences et les cris se multipliaient nuit et jour par la villem. » L’animation croissait de jour en jour. « On doit faire dimanche prochain les syndics, disait-on ; il y aura du débat ; il faut y aller en armes. » Un des plus furieux opposants, qui avait des porreaux sur son chapel, criait : « On porte maintenant des giroflées vertes ; mais se fera ce jour-là bien des têtes rougesn. » On effrayait ainsi non seulement les vieillards et les invalides, mais aussi les modérés qui sont quelquefois un peu timides. User de menaces pour éloigner du vote les citoyens du parti contraire est assez l’habitude d’une aveugle démagogie. Elle atteignait alors son but. Ces discours violents attristaient fort les pasteurs. Craignant qu’il n’y eût du sang répandu, ils parurent le 1er février, avant-veille de l’élection, devant le Conseil des Deux-Cents, et firent une belle remontrance. Le lieutenant chargé de la police, Henriod Dumolard, l’un des champions de la liberté, et qui jouissait de la considération générale, confirma ces craintes par « de bonnes informations. » Le Conseil arrêta de mettre en prison ceux qui avaient menacé de répandre le sang et résolut de prendre d’autres mesures pour qu’il n’y eût le surlendemain ni tumulte, ni débat. »

m – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 12.

n – Registres du Conseil, du 1er février.

Mais si les violents de l’opposition compromettaient son influence, les habiles portaient des coups sûrs à l’ordre établi par les réformateurs et les magistrats. Ils rappelaient les anciennes franchises de Genève et les combats livrés pour les défendre. Ils représentaient que l’évêque même ne leur avait ni demandé une si positive adhésion à la doctrine, ni imposé des ordonnances si gênantes quant à la morale ; sous l’ombre de vouloir maintenir la liberté, ils acquirent une grande faveur auprès du peupleo. Ils voulaient pourtant la Réforme, a-t-on dit. Sans doute ; mais si l’on en doit juger d’après leur opposition à la confession et à la discipline, c’était une réforme n’ayant ni foi ni loi. Telle n’était pas celle de Calvin ; et seule dans la grande crise du seizième siècle, et au milieu de tant d’attaques diverses, elle pouvait faire de Genève une ville forte et invincible. Les doctrines vitales du christianisme, qui sont le salut des individus, sont aussi nécessaires à la prospérité des peuples. De grands exemples le prouvent. Genève sans l’Évangile, sans Calvin, n’eût pas conquis la sympathie des nations évangéliques et n’eût pas possédé la force morale qui surmonte seule de grands périls. Affaiblie, amollie, corrompue, cette cité eût perdu bientôt son indépendance, comme toutes ces villes libres du moyen âge en Italie et ailleurs, qui furent successivement forcées de baisser la tête sous l’épée de leurs voisins et sous le joug de Rome. Il faut à un peuple libre une religion de bon aloi. Inviter les nations à ôter le christianisme de leur sein, comme le font des voix imprudentes ou criminelles, c’est les inviter à mettre à mort la liberté, la moralité, la prospérité. C’est leur prêcher le suicide.

o – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 10.

Genève allait-elle en faire l’épreuve ? Le 3 février, jour de l’élection, arriva enfin. L’opposition, d’abord en minorité, mais de ces minorités inflexibles qui triomphent, était parvenue à persuader au peuple que s’il voulait garder ses libertés, il devait changer le gouvernement. Le Conseil général s’assembla dans le cloître de Saint-Pierre, et le premier syndic dit, après les formalités ordinaires : « L’élection des syndics étant une chose si considérable, il suffira de s’en occuper aujourd’hui sans autre affaire. Que chacun donc donne paisiblement sa voix, et que nul ne soit si hardi que de faire quelque mutinerie, soit de paroles, soit d’épée. Celui qui en fera sera mis en prison, et ensuite puni selon ce qu’il mérite. » Les Deux-Cents selon l’usage présentaient huit noms et le Conseil général devait en retenir quatre. Deux secrétaires étaient prêts à écrire les votes et bientôt les citoyens s’avançant les uns après les autres donnèrent leurs voix. Le peuple choisit parmi les huit trois candidats qui s’étaient mis à la tête de l’opposition et que l’impartialité des Deux-Cents leur avait fait indiquer avec d’autres, Claude Richardet qui avait déclaré avec un geste furieux qu’on ne le ferait pas aller en prison, Jean Philippe qui avait proposé dans le Conseil général de nommer vingt-cinq citoyens pour surveiller les syndics, et Jean Lullin qui avait accusé le Conseil de rompre les franchises. Ces trois ennemis du nouvel ordre étaient nommés syndics. Mais il en fallait quatre ; l’opposition entendait que le quatrième fût aussi des siens ; mais elle n’en trouvait pas de tel sur la liste du Conseil. S’affranchissant de cette règle, elle choisit un citoyen que les Deux-Cents n’avaient pas présenté, de Chapeaurouge, qui s’était tant compromis par la vivacité de ses discours contre les réformateurs. Le 4 et le 5 février l’élection des conseillers adjoints aux syndics se fit à peu près dans le même esprit.

La victoire de l’opposition était complète. Une grande révolution s’était opérée dans cette petite ville. Les citoyens s’étaient prononcés dans un sens qui devait exciter le désordre et préparer leur ruine. On s’en aperçut bientôt dans les régions basses du peuple. Il y eut après l’élection, surtout la nuit, des promenades bruyantes, des chants licencieux dans les tavernes, des insultes et des blasphèmes. A Genève comme en France la chanson était une forme de l’opposition ; on s’attablait, on buvait, on chansonnait ses adversaires. Les mauvais sujets triomphaient ainsi à leur manière. Mais Calvin et Farel n’hésitèrent pas à se présenter devant le Conseil où siégeaient leurs antagonistes pour leur demander d’arrêter ces désordres. Les nouveaux syndics étaient les plus prononcés des citoyens dans le sens opposé aux réformateurs ; mais ils étaient des hommes intelligents ; ils ne voulaient pas que le mal devînt extrême. L’histoire d’ailleurs montre souvent que l’accession au pouvoir transforme un peu les individus. On a fait pape quelquefois tel ecclésiastique vivement opposé aux empiétements de Rome, et il est devenu aussitôt le papiste le plus décidé. Les magistrats ne voulurent pas se compromettre dès l’abord en faisant cause commune avec les libertins ; ils ordonnèrent qu’on fit droit aux demandes des pasteurs. Le son de trompe retentit dans les rues, et l’officier du Conseil cria : « Que nul ne chante chansons déshonnêtes nommant personnes de Genève en icelles ; que nul n’aille de nuit dans la villes sans chandelle, passé neuf heures, que nul ne fasse émotion ni débat, sous peine d’être mis au crotton, au pain et à l’eau, — trois jours pour la première fois, six pour la seconde — et neuf pour la troisièmep. » Le nouveau Conseil avait même donné aussitôt après son élection une marque de modération et d’impartialité. Jean-Jacques Farel, frère du réformateur, ayant répondu aux menaces, des adversaires, qu’il irait armé au Conseil général, ; avait été mis en prison par le Conseil de son propre parti. Après l’élection Farel intercéda en faveur, de son frère, et le nouveau Conseil dans sa séance 5 du février le relâcha parce qu’il avait déjà demeuré trois ou quatre jours en prison, disent les registres du Conseil. Les tapageurs trouvaient étonnant que des magistrats qui mettaient en liberté le frère de Farel, les récompensassent, eux, de les avoir mis au fauteuil, en leur interdisant de chanter à table, au milieu des verres, tout ce qui leur plaisait. Mais malgré ces apparences, la révolution n’en était pas moins profonde et décisive, et il est douteux que même après le son de trompe, les désordres aient cessé.

p – Registres du Conseil, du 12 février 1538.

La conduite des syndics à l’égard de ceux qui les avaient précédés montra bientôt qu’ils ne perdaient pas de vue l’un des principaux buts de leur élection. Un Français, le seigneur de Montchenu étant à Genève, fit remettre à trois conseillers genevois, Ch. Richardet, Cl. Savoye et M. Sept, des lettres où il était dit que, si les Genevois voulaient être au roi de France, celui-ci leur laisserait leurs us et libertés, les fortifierait et répondrait pour eux si on les attaquait. Berne l’apprenant s’alarma et fit dire à Genève de prendre garde. Les conseils s’étant assemblés ordonnèrent de répondre à l’agent français qu’il ne les entretînt plus de semblables choses et arrêta que tout Français trouvé vagabond sur le territoire de la république serait mis en dehors. Il n’était pas facile de faire un crime aux trois Genevois de la lettre qu’on leur avait écrite, d’autant plus que le premier à qui elle était adressée était Claude Richardet, le syndic d’alors, le fougueux adversaire des ministres et des prêtres. On trouva pourtant moyen de se servir de ces lettres en passant sur Richardet comme chat sur braise. Richardet n’était pas seulement compromis comme les deux autres pour avoir reçu une lettre, il y avait contre lui un fait grave. Montchenu s’étant présenté de nuit avec des gens de cheval aux portes de Genève, Richardet alors syndic s’y rendit sur leur demande, fit ouvrir la grande porte, et introduisit les Français dans la ville. Montchenu ayant offert à Richardet de venir souper avec lui à la Tête-Noire, il refusa. Appelé plus tard dans le Conseil par Cl. Savoye à s’expliquer sur cette circonstance, Richardet dit avoir pensé que Montchenu allait en ambassade en Allemagne conduire des soldats pour le roi. Si cette aventure était arrivée à l’un des autres Genevois qui avaient reçu la lettre, à Cl. Savoye, par exemple, que n’en eût-on pas dit ? Mais Richardet était aussi innocent que ses autres compatriotes. Un Genevois ne trahit pas sa patrie. Au reste celui-ci déclara au Conseil qu’il n’avait eu d’autre intention que de lui faire plaisir.

Quoi qu’il en soit, sur la proposition de l’un des membres les plus violents du parti alors au pouvoir, Monathier, le Conseil suspendit de leurs fonctions Cl. Savoye et M. Sept jusqu’à ce que l’affaire fût éclaircie. Profiter de leur ascendant, a-t-on remarqué, pour susciter quelque mauvaise affaire à leurs antagonistes, était une disposition traditionnelle à laquelle les partis genevois se sont trop longtemps conformésq. On suspendit de même trois des anciens syndics et un conseiller, à cause de plaintes portées par des gens de peu de considération. De cette manière le nouveau gouvernement obtenait la majorité dans le conseil des Deux-Centsr. Triste victoire de l’esprit de parti : chacun était occupé à chercher des griefs contre les magistrats qui avaient succombé.

q – Roget, Peuple de Genève, p. 73.

r – Registres du Conseil, du 15 février et seq. Chronique msc de Rozet, l. IV, ch. 14.

Il paraît que Calvin blâma cette mesure et la croyant contraire à la justice et à la vérité, l’appela l’œuvre de celui que l’Écriture nomme le père du mensonge. Sur quoi il fut arrêté d’avertir les prédicateurs qu’ils ne doivent pas se mêler des affaires du magistrat, mais prêcher l’Évangile. Calvin en fut tout émus. La justice n’est-elle pas aussi dans l’Évangile ? Un ministre ne doit-il pas la demander ? Il y avait alors à Genève, dans la majorité, tant d’inimitié contre les réformateurs, que les Bernois mêmes, qui leur étaient contraires à divers égards, étant venus à Genève pour s’opposer à Montchenu, prirent leur défense. On accusait Farel d’avoir dit à Berne : « A Genève on est en débat parce que les uns veulent la messe et les autres l’Évangile. — Jamais Farel n’a dit une telle parole, dirent les Bernois au Conseil général ; nous vous prions de le traiter avec faveur, car il a franchement porté l’Évangile. » Sans doute, Calvin, Farel, tous les pasteurs devaient donner l’exemple du respect envers les autorités ; mais l’État et l’Église étant alors si, étroitement unis qu’ils se confondaient presque, et les magistrats traitant eux-mêmes de la religion dans leurs conseils, on ne doit pas s’étonner que les ministres parlassent des actes des conseils dans leurs discours. L’indépendance du temporel et du spirituel était encore fort éloignée. Il ne faut pas oublier que c’était alors pour Genève un temps créateur. Magistrats et réformateurs travaillaient à l’organisation de l’État et de l’Église. Il y avait d’ailleurs dans cette affaire une question de morale, et on ne pouvait s’étonner que des ministres de Dieu crussent que la morale fût de leur ressort. Mais les magistrats envisageaient autrement la chose, et n’entendaient pas que personne leur fit la leçon. Calvin n’était pas seulement entravé dans sa prédication, il l’était encore plus dans l’exercice de ses devoirs pastoraux. « On nous regarde en général ici, écrivait-il à Bullinger le 21 février, comme des prédicateurs plutôt que comme des pasteurs. Nous ne pouvons avoir une Église durable, à moins que la discipline des apôtres ne soit restaurée. » Cependant il n’avait pas perdu tout espoir. « Il y a bien du changement que nous désirons fort, écrivait-il encore à son ami de Zurich, mais qui ne pourrait s’accomplir que si l’on s’y mettait avec foi, diligence et persévérance. Oh ! si un pur et sincère accord pouvait à la fin s’établir entre nous ! Y aurait-il quelque obstacle à la réunion d’un synode, où chacun proposerait ce qu’il croit utile aux Églisest ? »

s – Registres du Conseil, du 11 mars. Chronique msc. de Rozet, l. IV, ch. 14.

t – Calvin à Bullinger, le 21 février 1538. (Archives de Zurich.) Calvin, Opp., X, p. 153.

N’espérant plus rien des institutions de l’État, le réformateur regardait à celles de l’Église. Tant qu’il y avait eu au pouvoir des amis sincères de la Réformation, Farel et Calvin avaient montré un esprit de concession, même en des points importants ; quand le Conseil, par exemple, avait arrêté que la cène ne serait refusée à personne, ils y avaient accédé. Mais maintenant qu’ils voyaient à la tête de l’État des hommes opposés à l’ordre dans l’Église, ils ne crurent pas devoir leur céder. Ils ne leur permettront pas d’organiser à leur goût l’ordre spirituel. Ils combattront des idées contraires, selon leur pensée, à la Parole de Dieu ; ils combattront par leurs prières, leurs efforts, leurs refus ; le moment est venu pour eux de dire comme Luther : Je ne puis autrement. Il y avait dans cette résolution de quoi susciter un orage. Mais d’autres vents, non moins impétueux et venant du dehors, assaillirent les réformateurs.

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