Histoire de la Réformation du seizième siècle

1.6

Nature impérissable du christianisme – Deux lois de Dieu – Force apparente de Rome – Opposition cachée – Décadence – Transformation de l’Église – Découvertes des rois – Découvertes des peuples – Théologie romaine – Théologie scolastique – Restes de vie – Développement de l’esprit humain – Renaissance des lettres

Les maux qui affligeaient alors la chrétienté, la superstition, l’incrédulité, l’ignorance, de vaines spéculations, la corruption des mœurs, fruits naturels du cœur de l’homme, n’étaient pas nouveaux sur la terre. Souvent ils avaient figuré dans l’histoire des peuples. Ils avaient attaqué, surtout dans l’Orient, diverses religions, qui avaient eu leurs jours de gloire. Ces religions énervées avaient succombé à ces maux, étaient tombées sous ces coups, et aucune ne s’en était jamais relevée.

Le christianisme doit-il maintenant subir le même sort ? Se perdra-t-il comme ces antiques religions des peuples ? Le coup qui leur donna la mort sera-t-il assez fort pour lui ôter la vie ? N’y aura-t-il rien qui le sauve ? Ces puissances ennemies qui l’accablent, et qui ont déjà renversé tant de cultes divers, pourront-elles bien s’asseoir sans contradiction sur les ruines de l’Église de Jésus-Christ ?

Non. Il y a dans le christianisme ce qui n’était dans aucune des religions des peuples. Il ne présente pas, comme elles, certaines idées générales, mêlées de traditions et de fables, destinées.à succomber tôt ou tard sous les attaques de la raison humaine ; il renferme une vérité pure, fondée sur des faits capables de soutenir l’examen de tout esprit droit et éclairé. Le christianisme ne se propose pas seulement d’exciter dans l’homme certains sentiments religieux vagues, dont le prestige, une fois dissipé, ne saurait plus renaître ; il a pour but de satisfaire, et il satisfait réellement, tous les besoins religieux de la nature humaine, quel que soit le degré de développement auquel elle soit parvenue. Il n’est pas l’œuvre de l’homme, dont le travail passe et s’efface ; il est l’œuvre de Dieu qui maintient ce qu’il crée ; et il a pour gage de sa durée les promesses de son divin chef.

Il est impossible que l’humanité se mette jamais au-dessus du christianisme. Et si même pendant quelque temps elle a cru pouvoir se passer de lui, il lui apparaît bientôt avec une nouvelle jeunesse et une nouvelle vie, comme le seul moyen de guérison pour les âmes : les peuples dégénérés se retournent alors, avec une ardeur toute nouvelle, vers ces vérités antiques, simples et puissantes, qu’ils ont dédaignées à l’heure de leur étourdissement.

Le christianisme déploya en effet au seizième siècle le même pouvoir régénérateur qu’il avait exercé au premier. Après quinze siècles, les mêmes vérités produisirent les mêmes effets. Aux jours de la Réformation, comme au temps de Paul et de Pierre, l’Évangile, avec une force invincible, renversa d’immenses obstacles. Sa puissance souveraine manifesta son efficace du nord jusqu’au midi, parmi les nations les plus diverses quant à leurs mœurs, à leur caractère, à leur développement intellectuel. Alors, comme au temps d’Étienne et de Jacques, il alluma le feu de l’enthousiasme et du sacrifice dans des nations éteintes, et les éleva jusqu’au martyre.

Comment cette vivification de l’Église et du monde s’accomplit-elle ?

On put observer alors deux lois par lesquelles Dieu gouverne en tout temps le monde.

D’abord il prépare lentement et de loin ce qu’il veut accomplir. Il a les siècles pour le faire.

Ensuite, quand le temps est venu, il opère les plus grandes choses par les plus petits moyens. Il agit ainsi dans la nature et dans l’histoire. Quand il veut faire croître un arbre immense, il dépose un petit grain dans la terre ; quand il veut renouveler son Église, il se sert du plus chétif instrument pour accomplir ce que les empereurs, les savants et les hommes éminents de l’Église n’ont pu faire. Bientôt nous chercherons et nous découvrirons cette petite semence, qu’une main divine plaça dans la terre aux jours de la réforme. Nous devons maintenant discerner et reconnaître les divers moyens par lesquels Dieu prépara cette grande révolution.

Jetons d’abord un coup d’œil sur l’état de la papauté elle-même ; nous passerons ensuite en revue les diverses influences que Dieu fit concourir à ses desseins.

A l’époque où la Réformation était près d’éclater, Rome paraissait en paix et en sûreté. On eût dit que rien ne pouvait plus la troubler dans son triomphe ; de grandes victoires avaient été remportées par elle. Les conciles généraux, ces chambres hautes et basses de la catholicité, avaient été soumis. Les Vaudois, les Hussites avaient été comprimés. Aucune université, excepté peut-être celle de Paris, qui élevait quelquefois la voix quand ses rois lui en donnaient le signal, ne doutait de l’infaillibilité des oracles de Rome. Chacun semblait avoir pris son parti de sa puissance. Le haut clergé préférait donner à un chef éloigné la dixième partie de ses revenus, et consommer tranquillement les neuf autres, plutôt que de tout hasarder pour une indépendance qui lui coûterait cher et lui rapporterait peu. Le bas clergé, amorcé par la perspective de places brillantes que l’ambition lui faisait imaginer et découvrir dans le lointain, achetait volontiers par un peu d’esclavage l’attente flatteuse qu’il chérissait. D’ailleurs, il était presque partout tellement opprimé par les chefs de la hiérarchie, qu’il pouvait à peine se débattre sous leurs mains puissantes, et bien moins encore se relever hardiment et leur tenir tête. Le peuple fléchissait le genou devant l’autel romain ; et les rois eux-mêmes, qui commençaient en secret à mépriser l’évêque de Rome, n’eussent osé porter sur son pouvoir une main que le siècle eût appelée sacrilège.

Mais si l’opposition semblait au dehors s’être ralentie, ou même avoir cessé, quand la Réformation éclata, sa force avait crû intérieurement. Si nous considérons de plus près l’édifice, nous découvrons plus d’un symptôme qui en présageait la ruine. Les conciles généraux, en tombant, avaient répandu leurs principes dans l’Église et porté la division dans le camp de leurs adversaires. Les défenseurs de la hiérarchie s’étaient partagés en deux partis : ceux qui soutenaient le système de la domination papale absolue, d’après les principes d’Hildebrand, et ceux qui voulaient un gouvernement papal constitutionnel, offrant des garanties et des libertés aux Églises.

Mais il y avait plus encore : dans tous les partis, la foi à l’infaillibilité de l’évêque romain était fortement ébranlée. Si nulle voix ne s’élevait pour l’attaquer, c’est que chacun cherchait plutôt à retenir avec anxiété le peu de foi qu’il avait encore. On craignait la moindre secousse, parce qu’elle devait renverser l’édifice. La chrétienté retenait son souffle ; mais c’était pour prévenir un désastre, au milieu duquel elle eût craint de périr. Dès le moment où l’homme tremble d’abandonner une persuasion longtemps vénérée, c’est que déjà il ne la possède plus. Et il ne gardera pas longtemps encore l’apparence même qu’il veut maintenir.

Voyons ce qui avait amené ce singulier état de choses.

L’Église en était elle-même la première cause. Les erreurs et les superstitions qu’elle avait introduites dans le christianisme n’étaient pas proprement ce qui lui avait porté un coup fatal. Il eût fallu que la chrétienté fût placée au-dessus de l’Église, quant au développement intellectuel et religieux, pour pouvoir la juger à cet égard. Mais il y avait un ordre de choses qui se trouvait à la portée des laïques, et ce fut là que l’Église fut jugée. Elle était devenue terrestre. Cet empire sacerdotal qui dominait les peuples, et qui ne pouvait subsister qu’au moyen des illusions de ses sujets, et en ayant pour couronne une auréole, avait oublié sa nature, laissé le ciel et ses sphères de lumière et de gloire, pour se plonger dans les vulgaires intérêts des bourgeois et des princes. Représentants nés de l’esprit, les prêtres l’avaient échangé pour la chair. Ils avaient abandonné les trésors de la science et la puissance spirituelle de la parole, pour la force brutale et le clinquant du siècle.

La chose s’était passée assez naturellement. C’était bien l’ordre spirituel que l’Église avait d’abord prétendu défendre. Mais pour le protéger contre la résistance et les attaques des peuples, elle avait eu recours aux moyens terrestres, aux armes vulgaires, dont une fausse prudence l’avait portée à s’emparer. Quand une fois l’Église s’était mise à manier de telles armes, c’en avait été fait de sa spiritualité. Son bras n’avait pu devenir temporel, sans que son cœur le devînt aussi. Bientôt on vit en apparence l’inverse de ce qui avait été d’abord. Après avoir voulu employer la terre pour défendre le ciel, elle employa le ciel pour défendre la terre. Les formes théocratiques ne furent plus dans ses mains que des moyens d’accomplir des entreprises mondaines. Les offrandes que les peuples venaient déposer devant le souverain pontife de la chrétienté servaient à entretenir le luxe de sa cour et les soldats de ses armées. Sa puissance spirituelle lui servait d’échelons pour mettre sous ses pieds les rois et les peuples de la terre. Le charme tomba, et la puissance de l’Église fut perdue, dès que les hommes du siècle purent dire d’elle : « Elle est devenue comme nous. »

Les grands furent les premiers à examiner les titres de cette puissance imaginairea. Cet examen eût peut-être suffi pour renverser Rome. Mais, par bonheur pour elle, l’éducation des princes se trouvait partout dans les mains de ses adeptes. Ceux-ci inspiraient à leurs augustes élèves des sentiments de vénération pour le pontife romain. Les chefs des peuples croissaient dans le sanctuaire de l’Église. Les princes d’une portée ordinaire ne savaient jamais en sortir entièrement. Plusieurs n’aspiraient même qu’à s’y retrouver au moment de leur mort. On aimait mieux mourir sous un froc que sous une couronne.

a – Adrien Baillet, Histoire des démêlés de Boniface VIII avec Philippe le Bel. (Paris, 1708.)

L’Italie, cette pomme de discorde de l’Europe, fut peut-être ce qui contribua le plus à éclairer les rois. Ils durent entrer avec les papes dans des alliances qui concernaient le prince temporel de l’Etat de l’Église, et non l’évêque des évêques. Les rois furent très étonnés de voir les papes prêts à sacrifier les droits qui appartenaient au pontife, pour conserver quelques avantages du prince. Ils aperçurent que ces prétendus organes de la vérité avaient recours à toutes les petites ruses de la politique, à la tromperie, à la dissimulation, au parjureb. Alors tomba le bandeau que l’éducation avait attaché sur les yeux des princes. Alors l’adroit Ferdinand d’Aragon essaya ruse contre ruse. Alors l’impétueux Louis XII fit frapper une médaille avec cette légende : Perdam Babylonis nomenc. Et l’honnête Maximilien d’Autriche, pénétré de douleur en apprenant la trahison de Léon X, disait ouvertement : « Ce pape aussi n’est plus pour moi qu’un scélérat. Maintenant je puis dire qu’aucun pape, dans toute ma vie, ne m’a tenu sa foi et sa parole… J’espère, si Dieu le veut, que celui-ci sera le dernierd. »

b – Guicciardini, Histoire d’Italie.

c – Je perdrai le nom de Babylone.

d – Scultet. Annal, ad. an. 1520.

De telles découvertes, faites par les rois, agissaient peu à peu sur les peuples. Plusieurs autres causes avaient ouvert les yeux de la chrétienté, fermés pendant tant de siècles. Les plus sages commencèrent à s’habituer à l’idée que l’évêque de Rome était un homme, et même quelquefois un très méchant homme. Le peuple se prit à soupçonner qu’il n’était pas beaucoup plus saint que ses évêques dont la réputation était très équivoque. Mais les papes eux-mêmes contribuèrent plus que toute autre chose à se déshonorer. Libres de toute contrainte, après le concile de Bâle, ils se livrèrent à cette licence sans frein qu’engendre d’ordinaire une victoire. Les dissolus Romains eux-mêmes en frémirent. Le bruit de ces débordements se répandait dans tous les pays de la chrétienté. Les peuples, incapables d’arrêter le torrent qui entraînait leurs trésors dans ce gouffre de dissolution, cherchaient leurs dédommagements dans la hainee.

e – « Odium romani nomiuis, penitus infixum esse multarum gentium animis opinor, ob ea, quæ vulgo de moribus ejus urbis jactantur. » (Erasmi Epp. lib. XII, p. 634)

Tandis que bien des circonstances concouraient à saper ce qui existait alors, il en était d’autres qui tendaient à produire quelque chose de nouveau.

Le singulier système de théologie qui s’était établi dans l’Église, devait contribuer puissamment à ouvrir les yeux de la nouvelle génération. Fait pour un siècle de ténèbres, comme s’il eût dû subsister éternellement, ce système devait être dépassé et déchiré de toutes parts, dès que le siècle grandirait. C’est ce qui arriva. Les papes avaient ajouté tantôt ceci, tantôt cela, à la doctrine chrétienne. Ils n’avaient changé ou ôté que ce qui ne pouvait cadrer avec leur hiérarchie ; ce qui ne se trouvait pas contraire à leur plan pouvait rester jusqu’à nouvel ordre. Il y avait dans ce système des doctrines vraies, telles que la rédemption, la puissance de l’Esprit de Dieu, dont un théologien habile, s’il s’en trouvait alors, pouvait faire usage pour combattre et pour renverser toutes les autres. L’or pur mêlé au plomb vil dans le trésor du Vatican pouvait facilement faire découvrir la fraude. Il est vrai que si quelque adversaire courageux s’en avisait, le van de Rome rejetait aussitôt ce grain pur. Mais ces condamnations mêmes ne faisaient qu’augmenter le chaos.

Il était immense, et la prétendue unité n’était qu’un vaste désordre. A Rome il y avait les doctrines de la Cour et les doctrines de l’Église. La foi de la métropole différait de la foi des provinces. Dans les provinces encore, la diversité allait à l’infini. Il y avait la foi des princes, la foi des peuples et la foi des ordres religieux. On y distinguait les opinions de tel couvent, de tel district, de tel docteur et de tel moine.

La vérité, pour passer en paix les temps où Rome l’eût écrasée de son sceptre de fer, avait fait comme l’insecte qui de ses fils forme la chrysalide dans laquelle il se renferme pour la mauvaise saison. Et, chose assez singulière, les instruments dont cette vérité divine s’était servie à cette fin, avaient été les scolastiques tant décriés. Ces industrieux artisans de pensées s’étaient mis à effiler toutes les idées théologiques, et de tous ces fils ils avaient fait un réseau, sous lequel il eût été difficile à de plus habiles que leurs contemporains de reconnaître la vérité dans sa pureté première. On peut trouver dommage que l’insecte plein de vie et quelquefois brillant des plus belles couleurs s’enferme, en apparence inanimé, dans sa coque obscure ; mais cette enveloppe le sauve. Il en fut de même de la vérité. Si, aux jours de sa puissance, la politique intéressée et ombrageuse de Rome l’eût rencontrée toute nue, elle l’eût tuée, ou du moins elle eût tenté de le faire. Déguisée, comme elle le fut, par les théologiens du temps, sous des subtilités et des distinctions sans fin, les papes ne l’aperçurent pas, ou comprirent qu’en cet état elle ne pouvait leur nuire. Ils prirent sous leur protection les ouvriers et leur œuvre. Mais le printemps pouvait venir, où la vérité cachée lèverait la tête, et jetterait loin d’elle les fils qui la recouvraient. Ayant pris dans sa tombe apparente de nouvelles forces, on la verrait, aux jours de sa résurrection, remporter la victoire sur Rome et sur ses erreurs. Ce printemps arriva. En même temps que les absurdes enveloppes des scolastiques tombaient l’une après l’autre sous des attaques habiles, et aux rires moqueurs de la nouvelle génération, la vérité s’en échappait, toute jeune et toute belle.

Ce n’était pas seulement des écrits des scolastiques que sortaient de puissants témoignages rendus à la vérité. Le christianisme avait mêlé partout quelque chose de sa vie à la vie des peuples. L’Église du Christ était un bâtiment dégradé ; mais en creusant on retrouvait en partie dans ses fondements le roc vif sur lequel il avait été primitivement construit. Plusieurs institutions qui dataient des beaux temps de l’Église, subsistaient encore, et ne pouvaient manquer de faire naître dans bien des âmes des sentiments évangéliques opposés à la superstition dominante. Les hommes inspirés, les anciens docteurs de l’Église, dont les écrits se trouvaient déposés dans plusieurs bibliothèques, faisaient entendre çà et là une voix solitaire. Elle fut, on peut l’espérer, écoutée en silence par plus d’une oreille attentive. Les chrétiens, n’en doutons pas, et que cette pensée est douce ! eurent bien des frères et des sœurs dans ces monastères, où trop facilement l’on ne voit autre chose que l’hypocrisie et la dissolution.

Ce n’étaient pas seulement des choses anciennes qui préparaient le réveil religieux ; il y avait quelque chose de nouveau qui devait puissamment le favoriser. L’esprit humain croissait. Ce seul fait devait amener son affranchissement. L’arbuste, en grandissant, renverse les murailles près desquelles il avait été planté, et substitue son ombrage au leur. Le pontife de Rome s’était fait le tuteur des peuples. Sa supériorité d’intelligence le lui avait rendu facile. Longtemps il les tint dans un état de minorité, et sut les maintenir sous son obéissance. Mais ils grandissaient et le débordaient de toutes parts. Cette tutelle vénérable, qui avait pour cause première les principes de vie éternelle et de civilisation que Rome avait communiqués aux nations barbares, ne pouvait plus s’exercer sans opposition. Un redoutable adversaire s’était posé vis-à-vis d’elle pour la contrôler. La tendance naturelle de l’esprit humain à se développer, à examiner, à connaître, avait donné naissance à ce nouveau pouvoir. Les yeux de l’homme s’ouvraient : il demandait compte de chaque pas à ce conducteur longtemps respecté, sous la direction duquel on l’avait vu marcher sans mot dire, tant que ses yeux avaient été fermés. L’âge de l’enfance était passé pour les peuples de la nouvelle Europe ; l’âge mûr commençait. A la naïve simplicité, disposée à tout croire, avaient succédé un esprit curieux, une raison impatiente de connaître les fondements des choses. On se demandait dans quel but Dieu avait parlé au monde, et si des hommes avaient le droit de s’établir médiateurs entre Dieu et leurs frères.

Une seule chose aurait pu sauver l’Église : c’était de s’élever encore plus haut que les peuples. Marcher à leur niveau n’était pas assez. Mais il se trouva, au contraire, qu’elle leur fut grandement inférieure. Elle se mit à descendre, en même temps qu’ils se mirent à monter. Quand les hommes commencèrent à s’élever vers le domaine de l’intelligence, le sacerdoce se trouva absorbé dans des poursuites terrestres et des intérêts humains. C’est un phénomène qui s’est souvent renouvelé dans l’histoire. Les ailes avaient crû à l’aiglon ; et il n’y eut personne qui eût la main assez haute pour l’empêcher de prendre son vol.

Tandis que la lumière sortait en Europe des prisons où elle avait été retenue captive, l’Orient envoyait à l’Occident de nouvelles lueurs. L’étendard des Osmanlis, planté en 1453 sur les murs de Constantinople, en avait fait fuir les savants. Ils avaient transporté en Italie les lettres de la Grèce. Le flambeau des anciens ralluma les esprits éteints depuis tant de siècles. L’imprimerie, récemment inventée, multipliait les voix énergiques qui réclamaient contre la corruption de l’Église, et celles non moins puissantes qui appelaient l’esprit humain dans de nouveaux sentiers. Il y eut alors comme un grand jet de lumière. Les erreurs et les vaines pratiques furent manifestées. Mais cette lumière, propre à détruire, ne l’était pas à édifier. Ce n’est ni à Homère ni à Virgile qu’il pouvait être donné de sauver l’Église.

Le réveil des lettres, des sciences et des arts, ne fut point le principe de la Réformation. Le paganisme des poètes, en reparaissant en Italie, ramena plutôt le paganisme du cœur. De futiles superstitions étaient attaquées, mais c’était l’incrédulité, au ris dédaigneux et moqueur, qui s’établissait à leur place. Se rire de tout, même de ce qu’il y a de plus saint, était de mode et la marque d’un esprit fort. On ne voyait dans la religion qu’un moyen de gouverner le peuple. « J’ai une crainte, s’écriait Érasme en 1516, c’est qu’avec l’étude de la littérature ancienne ne paraisse le paganisme ancien. »

On vit alors, il est vrai, comme après les moqueries du temps d’Auguste, et comme, de nos jours, après celles du siècle dernier, percer et paraître une nouvelle philosophie platonicienne, qui attaqua cette impudente incrédulité, et chercha, comme la philosophie actuelle, à inspirer quelque respect pour le christianisme, et à ranimer dans les cœurs le sentiment religieux. Les Médicis favorisèrent à Florence ces efforts des platoniciens. Mais ce ne sera jamais une religion philosophique qui régénérera l’Église et le monde. Orgueilleuse, dédaignant la prédication de la croix, prétendant ne voir dans les dogmes chrétiens que des figures et des symboles, incompréhensible pour la majorité des hommes, elle pourra se perdre dans un enthousiasme mystique, mais elle sera toujours impuissante pour réformer et pour sauver.

Que fût-il donc arrivé si le vrai christianisme n’eût pas reparu dans le monde, et si la foi n’eût pas rempli de nouveau les cœurs de sa force et de sa sainteté ? La Réformation sauva la religion et avec elle la société. Si l’Église de Rome avait eu à cœur la gloire de Dieu et la prospérité des peuples, elle eût accueilli la Réformation avec joie. Mais que faisait cela à un Léon X ?

L’étude de la littérature ancienne eut, en Allemagne, des effets tout différents de ceux qu’elle eut en Italie et en France. Cette étude y fut mêlée avec la foi. L’Allemagne chercha aussitôt dans la nouvelle culture littéraire le profit que la religion pouvait en retirer. Ce qui n’avait produit chez les uns qu’un certain raffinement d’esprit, minutieux et stérile, pénétra toute la vie des autres, échauffa leurs cœurs, et les prépara à une meilleure lumière. Les premiers restaurateurs des lettres, en Italie et en France, se signalèrent par une conduite légère, souvent même immorale. En Allemagne, leurs successeurs, animés d’un esprit grave, recherchèrent avec zèle tout ce qui est vrai. L’Italie, offrant son encens à la littérature et à la science profanes, vit naître une opposition incrédule. L’Allemagne, occupée d’une profonde théologie et repliée sur elle-même, vit naître une opposition pleine de foi. Là on sapait les fondements de l’Église, ici on les rétablissait. Il se forma dans l’Empire une réunion remarquable d’hommes libres, savants et généreux, au milieu desquels brillaient des princes, et qui s’efforçaient de rendre la science utile à la religion. Les uns apportaient à l’étude la foi humble des enfants ; d’autres un esprit éclairé, pénétrant, disposé peut-être à dépasser les bornes d’une liberté et d’une critique légitimes ; mais les uns et les autres contribuèrent à déblayer les parvis du temple obstrués par tant de superstitions.

Les théologiens moines s’aperçurent du danger, et se mirent à pousser des clameurs contre ces mêmes études qu’ils avaient tolérées en Italie et en France, parce qu’elles y marchaient unies à la légèreté et à la dissolution. Il se forma parmi eux une conjuration contre les langues et les sciences ; car derrière elles ils avaient aperçu la foi. Un moine mettait quelqu’un en garde contre les hérésies d’Érasme. « En quoi, lui demanda-t-on, consistent-elles ? » Il avoua qu’il n’avait pas lu l’ouvrage dont il parlait, et ne sut alléguer qu’une chose, savoir : « qu’il était écrit en trop bon latin. »

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