Histoire de la Réformation du seizième siècle

1.8

État des peuples de l’Europe – L’Empire – Préparations providentielles – Tiers état – Caractère national – Force native – Asservissement de l’Allemagne – État de l’Empire – Opposition à Rome – Suisse – Petits cantons – Italie – Obstacles à la réforme – Espagne – Portugal – France – Espérances trompées – Pays-Bas – Angleterre – Ecosse – Le Nord – Russie – Pologne – Bohême – Hongrie

Nous sommes arrivés près de la scène sur laquelle Luther parut. Avant de commencer l’histoire de cette grande commotion qui fit jaillir dans tout son éclat la lumière de la vérité si longtemps cachée, qui, en renouvelant l’Église, renouvela tant de peuples, donna l’existence à d’autres, et créa une nouvelle Europe et une nouvelle chrétienté, jetons un coup d’œil sur ce qu’étaient alors les diverses nations au milieu desquelles s’accomplit cette révolution religieuse.

L’Empire était une confédération de divers États, qui avaient à leur tête un empereur. Chacun de ces États exerçait la souveraineté sur son propre territoire. La diète impériale, composée de tous les princes ou États souverains, exerçait le pouvoir législatif pour l’ensemble du corps germanique. L’Empereur devait ratifier les lois, décrets ou recez de cette assemblée, et était chargé de leur publication et de leur exécution. Les sept princes les plus puissants avaient, sous le titre d’électeurs, le privilége de décerner la couronne impériale.

Les princes et États de la confédération germanique avaient été anciennement sujets des empereurs et tenaient d’eux leurs terres. Mais, à l’époque de l’avènement au trône de Rodolphe de Habsbourg (1273), avait commencé une période de troubles, pendant laquelle les princes, les villes libres, les évêques avaient acquis une grande indépendance aux dépens de la souveraineté impériale.

Le nord de l’Allemagne, habité principalement par l’ancienne race saxonne, avait acquis le plus de liberté. L’Empereur, sans cesse attaqué par les Turcs dans ses possessions héréditaires, devait ménager ces princes et ces peuples courageux, qui lui étaient alors nécessaires. Des villes libres, au nord, à l’ouest, au sud de l’Empire, étaient parvenues, par leur commerce, leurs manufactures, leurs travaux en tous genres, à un haut degré de prospérité, et par cela même d’indépendance. La puissante maison d’Autriche, qui portait la couronne impériale, tenait sous sa main la plupart des États du midi de l’Allemagne, et surveillait de près tous leurs mouvements. Elle s’apprêtait à étendre sa domination sur tout l’Empire, et plus loin encore, quand la Réformation vint mettre à ses envahissements une digue puissante et sauva l’indépendance européenne.

Si, aux temps de Paul, ou aux temps d’Ambroise, d’Augustin et de Chrysostôme, ou même aux temps d’Anselme et de Bernard, on eût demandé quel serait le peuple dont Dieu se servirait pour réformer l’Église, on aurait pensé peut-être aux contrées apostoliques, si illustres dans l’histoire du christianisme, à l’Asie, à la Grèce ou à Rome, peut-être aussi à cette Grande-Bretagne ou à cette France, où de grands docteurs avaient fait entendre leurs voix ; mais les regards ne se fussent point portés sur les barbares Germains. Toutes les contrées chrétiennes avaient brillé à leur tour dans l’Église ; l’Allemagne seule était restée sans éclat. Ce fut elle pourtant qui fut choisie.

Dieu, qui prépara pendant quatre mille ans la venue de son Messie, et qui fit passer par diverses dispensations, durant plusieurs siècles, le peuple où il devait naître, préparait aussi l’Allemagne, à l’insu des autres nations, et sans qu’elle s’en doutât elle-même, à devenir le berceau de la régénération religieuse, qui réveillerait plus tard les divers peuples de la chrétienté.

Comme la Judée, où le christianisme naquit, se trouvait au milieu de l’ancien monde, ainsi l’Allemagne était au centre de la chrétienté. Elle se présentait à la fois aux Pays-Bas, à l’Angleterre, à la France, à la Suisse, à l’Italie, à la Hongrie, à la Bohême, à la Pologne, au Danemark et à tout le Nord. C’était dans le cœur de l’Europe que devait se développer le principe de la vie, et c’étaient ses battements qui devaient faire circuler à travers toutes les artères de ce grand corps le sang généreux destiné à en vivifier tous les membres.

La constitution particulière que l’Empire avait reçue, conformément aux dispensations de la Providence, favorisait la propagation d’idées nouvelles. Si l’Allemagne avait été une monarchie proprement dite, telle que la France ou l’Angleterre, la volonté arbitraire du souverain eût suffi pour arrêter longtemps les progrès de l’Évangile. Mais elle était une confédération. La vérité combattue dans un Etat pouvait être reçue avec faveur dans un autre.

La paix intérieure que Maximilien venait d’assurer à l’Empire n’était pas moins favorable à la Réformation. Longtemps les nombreux membres du corps germanique s’étaient plu à s’entre-déchirer. On n’avait vu que troubles, discordes, guerres, sans cesse renaissantes, voisins contre voisins, villes contre villes, seigneurs contre seigneurs. Maximilien avait donné de solides bases à l’ordre public, en instituant la chambre impériale, appelée à juger tous les différends entre les divers États. Les peuples germaniques, après tant de troubles et d’inquiétudes, voyaient commencer une ère nouvelle de sûreté et de repos. Néanmoins l’Allemagne, quand Luther parut, offrait encore à l’œil observateur ce mouvement qui agite la mer après un temps prolongé d’orages. Le calme n’était pas assuré. Le premier souffle pouvait faire éclater de nouveau la tempête. Nous en verrons plus d’un exemple. La Réformation, en imprimant une impulsion toute nouvelle aux peuples germaniques, détruisit pour toujours les anciennes causes d’agitation. Elle mit fin au système de barbarie qui avait dominé jusqu’alors, et donna à l’Europe un système nouveau.

En même temps la religion de Jésus-Christ avait exercé sur l’Allemagne une influence qui lui est propre. Le tiers état y avait pris de rapides développements. On voyait dans les diverses contrées de l’Empire, dans les villes libres en particulier, de nombreuses institutions propres à développer cette masse imposante du peuple. Les arts y fleurissaient. La bourgeoisie se livrait en sécurité aux tranquilles travaux et aux douces relations de la vie sociale. Elle devenait de plus en plus accessible aux lumières. Elle acquérait ainsi toujours plus de considération et d’autorité. Ce n’étaient pas des magistrats appelés souvent à faire plier leur conduite à des exigences politiques, ou des nobles, amateurs avant tout de la gloire des armes, ou un clergé avide et ambitieux, exploitant la religion comme sa propriété exclusive, qui devaient fonder en Allemagne la Réformation. Elle devait être l’affaire de la bourgeoisie, du peuple, de la nation tout entière.

Le caractère particulier des Allemands devait se prêter spécialement à une Réformation religieuse. Une fausse civilisation ne l’avait pas délavé. Les semences précieuses que la crainte de Dieu dépose dans un peuple n’avaient point été jetées au vent. Les mœurs antiques subsistaient encore. On retrouvait en Allemagne cette droiture, cette fidélité, cet amour du travail, cette persévérance, cette disposition religieuse, que l’on y reconnaît encore, et qui présage à l’Évangile plus de succès que le caractère léger, moqueur ou grossier d’autres peuples de notre Europe.

Une autre circonstance contribuait peut-être aussi à rendre l’Allemagne un sol plus favorable que beaucoup d’autres pays au renouvellement du christianisme. Dieu l’avait gardée. Il lui avait conservé ses forces pour le jour de l’enfantement. On ne l’avait pas vue déchoir quant à la foi, après une époque de force spirituelle, comme cela avait été le cas des nations de l’Asie, de la Grèce, de l’Italie, de la France et de la Grande-Bretagne. Jamais l’Évangile n’avait été apporté à la Germanie dans sa pureté primitive : ses premiers missionnaires lui transmirent déjà une religion viciée à plus d’un égard. C’était une loi ecclésiastique, c’était une discipline spirituelle, que Boniface et ses successeurs avaient apportées aux Frisons, aux Saxons et aux autres peuples germains. La foi à la bonne nouvelle, cette foi qui réjouit le cœur de l’homme et le rend véritablement libre, leur était demeurée inconnue. Au lieu de se corrompre, la religion des Allemands s’était plutôt épurée ; au lieu de déchoir, elle s’était relevée. On devait s’attendre à trouver chez ce peuple plus de vie, plus de force spirituelle, que chez ces nations déchues de la chrétienté, où de profondes ténèbres avaient succédé à la lumière de la vérité, et une corruption presque universelle à la sainteté des temps primitifs.

On peut faire une remarque analogue quant aux rapports extérieurs de la nation germanique avec l’Église. Les peuples allemands avaient reçu de Rome le grand élément de la civilisation moderne, la foi. Culture, connaissances, législation, tout, sauf leur courage et leurs armes, leur était venu de la ville sacerdotale. Des liens étroits avaient attaché dès lors l’Allemagne à la papauté. La première était comme une conquête spirituelle de la seconde, et l’on sait ce que Rome a toujours su faire de ses conquêtes. Les autres peuples, qui avaient possédé la foi et la civilisation avant que le pontife romain n’existât, étaient demeurés vis-à-vis de lui dans une grande indépendance. Mais cet assujettissement des Germains ne devait servir qu’à rendre la réaction plus puissante au moment du réveil. Quand les yeux de l’Allemagne s’ouvriront, elle déchirera avec indignation les langes dans lesquels on l’a tenue si longtemps captive. L’asservissement qu’elle a eu à subir lui donnera un plus grand besoin de délivrance et de liberté, et de robustes champions de la vérité sortiront de cette maison de force et de discipline, où, depuis des siècles, tout son peuple est renfermé.

Si nous nous rapprochons plus particulièrement du temps de la Réforme, nous trouvons dans le gouvernement de l’Allemagne de nouvelles raisons d’admirer la sagesse de Celui par lequel les rois règnent et les gouvernements sont élevés. Il y avait alors quelque chose qui ressemblait assez à ce que la politique de nos jours a appelé « un système de bascule. » Quand le chef de l’Empire était d’un caractère fort, sa puissance augmentait ; quand, au contraire, il était faible, l’influence et l’autorité des princes et des électeurs croissaient. On remarqua surtout, sous Maximilien, prédécesseur de Charles-Quint, cette espèce de hausse et de baisse, qui donnait l’avantage tantôt à l’un tantôt aux autres. Elle fut alors tout au désavantage de l’Empereur. Les princes avaient souvent formé entre eux d’étroites alliances. Les empereurs eux-mêmes les en avaient sollicités dans le dessein de combattre avec eux quelque ennemi commun. Mais la force que ces alliances donnaient aux princes pour résister à un danger passager, pouvait se tourner plus tard contre les empiétements et la puissance de l’Empereur. C’est ce qui alors arriva. Jamais les électeurs ne s’étaient sentis plus forts contre leur chef qu’à l’époque de la Réformation. Et le chef ayant pris parti contre elle, on comprend combien cette circonstance fut favorable à la propagation de l’Évangile.

De plus, l’Allemagne s’était lassée de ce que Rome appelait, par dérision, « la patience des Germains. » Ceux-ci avaient, en effet, montré beaucoup de patience depuis les temps de Louis de Bavière. Dès lors les empereurs avaient posé les armes, et la tiare s’était placée sans contradiction au-dessus de la couronne des Césars. Mais le combat n’avait guère fait que se déplacer. Il était descendu de quelques étages. Ces mêmes luttes, dont les empereurs et les papes avaient donné le spectacle au monde, se renouvelèrent bientôt en petit, dans toutes les villes de l’Allemagne, entre les évêques et les magistrats. La bourgeoisie avait ramassé le glaive qu’avaient laissé tomber les chefs de l’Empire. Déjà en 1329, les bourgeois de Francfort-sur-l’Oder avaient tenu tête avec intrépidité à tous leurs supérieurs ecclésiastiques ; excommuniés pour être demeurés fidèles au margrave Louis, ils étaient restés vingt-huit ans sans messe, sans baptême, sans mariage, sans sépulture sacerdotale. Lors de la rentrée des moines et des prêtres, ils en avaient ri comme d’une farce et d’une comédie. Tristes écarts sans doute, mais dont le clergé était lui-même la cause. A l’époque de la Réformation, l’opposition entre les magistrats et les ecclésiastiques s’était accrue. A tout moment les privilèges et les prétentions temporelles du clergé amenaient entre ces deux corps des frottements et des chocs. Si les magistrats ne voulaient point céder, les évêques et les prêtres recouraient imprudemment aux moyens extrêmes dont ils disposaient. Quelquefois le pape intervenait, et c’était pour donner l’exemple de la plus choquante partialité, ou pour subir l’humiliante nécessité de laisser la victoire à une bourgeoisie opiniâtre et décidée à maintenir son droit. Ces luttes continuelles avaient rempli les villes de haine et de mépris pour le pape, les évêques et les prêtres.

Mais ce n’était pas seulement parmi les bourgmestres, les conseillers et les secrétaires de villes que Rome et le clergé trouvaient des adversaires. Vers le même temps la colère fermentait dans le peuple. Elle éclata déjà en 1502, dans les contrées du Rhin ; et les paysans, indignés du joug qu’appesantissaient sur eux leurs souverains ecclésiastiques, formèrent alors entre eux ce qu’on a nommé l’alliance des souliers.

Ainsi partout, en haut et en bas, retentissait un bruit sourd, précurseur de la foudre qui allait bientôt éclater. L’Allemagne paraissait mûre pour l’œuvre dont le seizième siècle avait reçu la tâche. La Providence, qui marche lentement, avait tout préparé ; et les passions mêmes que Dieu condamne, devaient être tournées par sa main puissante à l’accomplissement de ses desseins.

Voyons ce qu’étaient les autres peuples.

Treize petites républiques, placées avec leurs alliés au centre de l’Europe, dans des montagnes qui en sont comme la citadelle, formaient un peuple simple et courageux. Qui eût été chercher dans ces obscures vallées ceux que Dieu choisirait pour être, avec des enfants des Germains, les libérateurs de l’Église ? Qui eût pensé que de petites villes inconnues, sortant à peine de la barbarie, cachées derrière des monts inaccessibles, aux extrémités de lacs qui n’avaient aucun nom dans l’histoire, passeraient, en fait de christianisme, avant Jérusalem, Antioche, Éphèse, Corinthe et Rome ? Néanmoins, ainsi le voulut celui qui veut qu’une pièce de terre soit arrosée de pluie, et qu’une autre pièce, sur laquelle il n’a point plu, demeure desséchée (Amos 4.7).

D’autres circonstances encore paraissaient devoir entourer de nombreux écueils la marche de la Réformation au sein des populations helvétiques. Si dans une monarchie on avait à redouter les empêchements du pouvoir, on avait à craindre dans une démocratie la précipitation du peuple.

Mais la Suisse avait eu aussi ses préparations. C’était un arbre sauvage, mais généreux, qui avait été gardé au fond des vallées pour y greffer un jour un fruit d’une grande valeur. La Providence avait répandu parmi ce peuple nouveau des principes de courage, d’indépendance et de liberté, destinés à développer tout leur pouvoir quand l’heure de la lutte avec Rome sonnerait. Le pape avait donné aux Suisses le titre de protecteurs de la liberté de l’Église. Mais ils semblaient avoir pris cette dénomination d’honneur dans un tout autre sens que le pontife. Si leurs soldats gardaient le pape près de l’ancien Capitole, leurs citoyens, au sein des Alpes, gardaient avec soin leurs libertés religieuses contre les atteintes du pape et du clergé. Il était défendu aux ecclésiastiques d’avoir recours à une juridiction étrangère. La « lettre des prêtres » (Pfaffenbrief, 1370) était une énergique protestation de la liberté suisse contre les abus et la puissance du clergé. Zurich se distinguait entre tous ces États par son opposition courageuse aux prétentions de Rome. Genève, à l’autre extrémité de la Suisse, luttait avec son évêque. Ces deux villes se signalèrent entre toutes dans la grande lutte que nous avons entrepris de décrire.

Mais si les villes helvétiques, accessibles à toute amélioration, devaient être entraînées des premières dans le mouvement de la réforme, il ne devait pas en être ainsi des peuples des montagnes. Les lumières n’étaient pas parvenues jusque-là. Ces cantons, fondateurs de la liberté suisse, fiers du rôle qu’ils avaient rempli dans la grande lutte de l’indépendance, n’étaient pas disposés à imiter facilement leurs cadets de la plaine. Pourquoi changer cette foi avec laquelle ils avaient chassé l’Autriche et qui avait consacré par des autels toutes les places de leurs triomphes ? Leurs prêtres étaient les seuls conducteurs éclairés auxquels ils pussent avoir recours ; leur culte, leurs fêtes, faisaient diversion à la monotonie de leur vie tranquille, et rompaient agréablement le silence de leurs paisibles retraites. Ils demeurèrent fermés aux innovations religieuses.

En passant les Alpes, nous nous trouvons dans cette Italie qui était, aux yeux du grand nombre, la terre sainte de la chrétienté. D’où l’Europe eût-elle attendu le bien de l’Église, si ce n’est de l’Italie, si ce n’est de Rome ? La puissance qui amenait tour à tour sur le siège pontifical tant de caractères divers, ne pouvait-elle pas un jour y placer un pontife qui devînt un instrument de bénédictions pour les héritages du Seigneur ? Si même on devait désespérer des pontifes, n’y avait-il pas là des évêques, des conciles, qui réformeraient l’Église ? Il ne sort rien de bon de Nazareth : mais de Jérusalem, mais de Rome ! Telles pouvaient être les pensées des hommes ; mais Dieu pensa tout autrement. Il dit : Que celui qui est souillé, se souille encore (Apocalypse 22.11), et il abandonna l’Italie à ses injustices. Cette terre d’une antique gloire était tour à tour en proie à des guerres intestines et à des invasions étrangères. Les ruses de la politique, la violence des factions, l’agitation des armes paraissaient devoir seules y dominer, et semblaient en bannir pour longtemps l’Évangile et sa paix.

D’ailleurs, l’Italie brisée, hachée, sans unité, paraissait peu propre à recevoir une impulsion commune. Chaque frontière était une barrière nouvelle où la vérité serait arrêtée.

Et si la vérité devait venir du Nord, comment les Italiens, d’un goût si raffiné, et d’une vie sociale à leurs yeux si exquise, eussent-ils pu condescendre à recevoir quelque chose des barbares Germains ? Des hommes qui admiraient l’élégance d’un sonnet bien cadencé plus que la majesté et la simplicité des Écritures, étaient-ils un sol propice à la semence de la Parole de Dieu ? Une fausse civilisation est, de tous les divers états des peuples, celui qui répugne le plus à l’Évangile.

Enfin, quoi qu’il en fût, Rome demeurait Rome pour l’Italie. Non seulement la puissance temporelle des papes portait les divers partis italiens à rechercher à tout prix leur alliance et leur faveur, mais encore la domination universelle de Rome offrait plus d’un avantage à l’avarice et à la vanité des autres États ultramontains. Dès qu’il s’agissait d’émanciper de Rome le reste du monde, l’Italie redeviendrait l’Italie ; les querelles domestiques ne prévaudraient pas en faveur du système étranger ; et il suffirait d’atteintes portées au chef de la famille péninsulaire, pour ranimer aussitôt les affections et les intérêts communs longtemps assoupis.

La Réformation avait donc peu de chance de ce côté-là. Néanmoins il se trouva aussi au delà des monts des âmes préparées pour recevoir la lumière évangélique, et l’Italie ne fut pas alors entièrement déshéritée.

L’Espagne avait ce que n’avait pas l’Italie, un peuple sérieux, noble et d’un esprit religieux. De tout temps ce peuple a compté parmi les membres de son clergé des hommes de piété et de science, et il était assez éloigné de Rome pour pouvoir facilement secouer son joug. Il est peu de nations où l’on pût espérer plus raisonnablement un renouvellement de ce christianisme primitif, que l’Espagne avait peut-être reçu de saint Paul lui-même. Et pourtant l’Espagne ne se leva point parmi les peuples. Elle fut destinée à accomplir cette parole de la sagesse divine : Les premiers seront les derniers. Diverses circonstances préparaient ce triste avenir.

L’Espagne, vu sa position isolée et son éloignement de l’Allemagne, ne devait ressentir que de faibles secousses de ce grand tremblement de terre qui agita si violemment l’Empire. Elle avait d’ailleurs à s’occuper de trésors bien différents de ceux que la Parole de Dieu présentait alors aux peuples. Le nouveau monde éclipsa le monde éternel. Une terre toute neuve, et qui semblait être d’argent et d’or, enflammait toutes les imaginations. Un désir ardent de s’enrichir ne laissait pas de place dans un cœur espagnol à de plus nobles pensées. Un clergé puissant, ayant à sa disposition des échafauds et des trésors, dominait dans la péninsule. L’Espagnol rendait volontiers à ses prêtres une servile obéissance, qui, le déchargeant de toute préoccupation spirituelle, le laissait libre de se livrer à ses passions et de courir le chemin des richesses, des découvertes et des continents nouveaux. Victorieuse des Maures, elle avait, au prix du sang le plus noble, fait tomber le croissant des murs de Grenade et de beaucoup d’autres cités, et planté à sa place la croix de Jésus-Christ. Ce grand zèle pour le christianisme, qui paraissait devoir donner de vives espérances, tourna contre la vérité. Comment l’Espagne catholique, qui avait vaincu l’infidélité, ne s’opposerait-elle pas à l’hérésie ? Comment ceux qui avaient chassé Mahomet de leurs belles contrées, y laisseraient-ils pénétrer Luther ? Leurs rois firent même davantage : ils armèrent des flottes contre la Réformation ; ils allèrent, pour la vaincre, la chercher en Hollande et en Angleterre. Mais ces attaques firent grandir les nations assaillies ; et bientôt leur puissance écrasa l’Espagne. Ainsi ces régions catholiques perdirent par la Réformation cette prospérité temporelle même qui leur avait fait primitivement rejeter la liberté spirituelle de l’Évangile. Néanmoins, c’était un peuple généreux et fort que celui qui habitait au delà des Pyrénées. Plusieurs de ses nobles enfants, avec la même ardeur, mais avec plus de lumière que ceux qui avaient livré leur sang aux fers des Arabes, vinrent déposer l’offrande de leur vie sur les bûchers de l’Inquisition.

Il en était à peu près du Portugal comme de l’Espagne : Emmanuel l’Heureux lui donnait un « siècle d’or, » qui devait le rendre peu propre au renoncement que l’Évangile exige. La nation portugaise, se précipitant sur les routes récemment découvertes des Indes orientales et du Brésil, tournait le dos à l’Europe et à la Réformation.

Peu de pays semblaient devoir être plus disposés que la France à recevoir la doctrine évangélique. Toute la vie intellectuelle et spirituelle du moyen âge s’était presque concentrée en elle. On eût dit que les sentiers y étaient partout battus pour une grande manifestation de la vérité. Les hommes les plus opposés, et dont l’influence avait été la plus puissante sur les peuples français, se trouvaient avoir quelque affinité avec la Réformation. Saint Bernard avait donné l’exemple de cette foi du cœur, de cette piété intérieure, qui est le plus beau trait de la réforme. Abélard avait porté dans l’étude de la théologie ce principe rationnel qui, incapable de construire ce qui est vrai, est puissant pour détruire ce qui est faux. De nombreux prétendus hérétiques avaient ravivé dans les provinces françaises les flammes de la Parole de Dieu. L’université de Paris s’était posée en face de l’Église, et n’avait pas craint de la combattre. Au commencement du quinzième siècle, les Clémangis et les Gerson avaient parlé avec hardiesse. La pragmatique sanction avait été un grand acte d’indépendance et paraissait devoir être le palladium des libertés gallicanes. Les nobles français, si nombreux, si jaloux de leur prééminence, et qui, à cette époque, venaient de se voir enlever peu à peu leurs privilèges au profit de la puissance royale, devaient se trouver disposés en faveur d’une révolution religieuse qui pouvait leur rendre un peu de l’indépendance qu’ils avaient perdue. Le peuple, vif, intelligent, susceptible d’émotions généreuses, était accessible, autant ou plus que tout autre, à la vérité. Il semblait que la Réformation dût être, en ces contrées, comme l’enfantement qui couronnerait le long travail de plusieurs siècles. Mais le char de la France, qui, depuis tant de générations, semblait se précipiter dans le même sens, tourna brusquement au moment de la réforme, et prit une direction toute contraire. Ainsi le voulut Celui qui conduit les nations et leurs chefs. Le prince qui était alors assis sur le char, qui tenait les rênes, et qui, amateur des lettres, semblait, entre tous les chefs de la catholicité, devoir être le premier à seconder la Réforme, jeta son peuple dans une autre voie. Les symptômes de plusieurs siècles furent trompeurs, et l’élan imprimé à la France vint échouer contre l’ambition et le fanatisme de ses rois. Les Valois la privèrent de ce qui devait lui appartenir. Peut-être, si elle avait reçu l’Évangile, fût-elle devenue trop puissante. Dieu voulut prendre des peuples plus faibles, et des peuples qui n’étaient pas encore, pour en faire les dépositaires de la vérité. La France, après avoir été presque réformée, se retrouva finalement catholique-romaine. L’épée des princes, mise dans la balance la fit pencher vers Rome. Hélas ! un autre glaive, celui des réformés eux-mêmes, assura la perte de la Réformation. Les mains qui s’habituèrent à l’épée se désapprirent de prier. C’est par le sang de ses confesseurs, et non par celui de ses adversaires, que l’Évangile triomphe.

Les Pays-Bas étaient alors une des contrées les plus florissantes de l’Europe. On y trouvait un peuple industrieux, éclairé par les nombreux rapports qu’il soutenait avec les diverses parties du monde, plein de courage, passionné pour son indépendance, ses privilèges et sa liberté. Aux portes de l’Allemagne, il devait être l’un des premiers à entendre le bruit de la Réformation. Deux parties bien distinctes composaient ces provinces. L’une, plus au sud, regorgeait de richesses ; elle céda. Comment toutes ces manufactures portées à la plus haute perfection, comment cet immense commerce par terre et par mer, comment Bruges, ce grand entrepôt du négoce du Nord, Anvers, cette reine des cités commerçantes, eussent-ils pu s’accommoder d’une lutte longue et sanglante pour des questions de foi ? Au contraire, les provinces septentrionales, défendues par leurs dunes, la mer, leurs eaux intérieures, et plus encore par la simplicité de leurs mœurs, et la résolution de tout perdre, plutôt que l’Evangile, non seulement sauvèrent leurs franchises, leurs privilèges et leur foi, mais encore conquirent leur indépendance et une glorieuse nationalité.

L’Angleterre ne semblait guère promettre ce qu’elle a tenu depuis. Refoulée du continent, où elle s’était longtemps obstinée à conquérir la France, elle commençait à porter ses regards vers l’Océan, comme vers le royaume qui devait être le vrai but de ses conquêtes, et dont l’héritage lui était réservé. Convertie à deux reprises au christianisme, une fois sous les anciens Bretons, une seconde fois sous les Anglo-Saxons, elle payait alors très dévotement à Rome le denier annuel de Saint-Pierre. Cependant elle était réservée à de hautes destinées. Maîtresse de l’Océan, et présente à la fois dans toutes les parties du globe, elle devait être un jour, avec un peuple qu’elle enfanterait, la main de Dieu pour répandre les semences de la vie dans les îles les plus lointaines et sur les plus vastes continents. Déjà quelques circonstances préludaient à ses destinées ; de grandes lumières avaient brillé dans les îles britanniques, et il en restait quelques lueurs. Une foule d’étrangers, artistes, négociants, ouvriers, venus des Pays-Bas, de l’Allemagne, et d’autres contrées encore, remplissaient leurs cités et leurs ports. Les nouvelles idées religieuses y seraient donc facilement et promptement transportées. Enfin l’Angleterre avait alors pour roi un prince bizarre, qui, doué de quelques connaissances et de beaucoup de courage, changeait à tout moment de projets et d’idées, et tournait de côté et d’autre, suivant la direction dans laquelle soufflaient ses violentes passions. Il se pouvait que l’une des inconséquences de Henri VIII fût un jour favorable à la réforme.

L’Ecosse était alors agitée par les partis. Un roi de cinq ans, une reine régente, des grands ambitieux, un clergé influent, travaillaient en tous sens cette nation courageuse. Elle devait néanmoins briller un jour au premier rang parmi celles qui recevraient la Réformation.

Les trois royaumes du nord, le Danemark, la Suède et la Norvège, étaient unis sous un sceptre commun. Ces peuples rudes et amateurs des armes semblaient avoir peu de rapports avec la doctrine de l’amour et de la paix. Cependant, par leur énergie même, ils étaient peut-être plus disposés que les peuples du midi à recevoir la force de la doctrine évangélique. Mais, fils de guerriers et de pirates, ils apportèrent, ce semble, un caractère trop belliqueux dans la cause protestante : leur épée la défendit plus tard avec héroïsme.

La Russie, acculée à l’extrémité de l’Europe, n’avait que peu de relations avec les autres États. D’ailleurs, elle appartenait à la communion grecque. La Réformation qui s’accomplit dans l’Église d’Occident, n’exerça que peu ou point d’influence sur celle d’Orient.

La Pologne semblait bien préparée à une réforme. Le voisinage des chrétiens de la Bohême et de la Moravie l’avait disposée à recevoir l’impulsion évangélique, que le voisinage de l’Allemagne devait promptement lui communiquer. Déjà en 1500, la noblesse de la grande Pologne avait demandé la coupe pour le peuple, en en appelant aux usages de l’Église primitive. La liberté dont on jouissait dans ses villes, l’indépendance de ses seigneurs, en faisaient un refuge assuré pour des chrétiens persécutés dans leur patrie. La vérité qu’ils y apportaient y fut reçue avec joie par un grand nombre de ses habitants. C’est un des pays où, de nos jours, elle a le moins de confesseurs.

La flamme de Réformation qui, depuis longtemps, avait lui en Bohême, y avait été presque éteinte dans le sang. Néanmoins, de précieux débris, échappés au carnage, subsistaient encore pour voir le jour que Hus avait pressenti.

La Hongrie avait été déchirée par des guerres intestines, sous le gouvernement de princes sans caractère et sans expérience, qui avaient fini par attacher à l’Autriche le sort de leur peuple, en plaçant cette maison puissante parmi les héritiers de leur couronne.

Tel était l’état de l’Europe au commencement du seizième siècle, qui devait opérer une si puissante transformation dans la société chrétienne.

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