Histoire de la Réformation du seizième siècle

2.4

Hommes pieux dans les cloîtres – Staupitz – Sa piété – Sa visite – Conversations – La grâce de Christ – La repentance – Puissance du péché – Douceur de la repentance – L’élection – La Providence – La Bible – Le vieux moine – La rémission des péchés – Consécration – Le dîner – La Fête-Dieu – Vocation à Wittemberg

Luther n’était pas le premier moine qui eût passé par de pareils combats. Les cloîtres enveloppaient souvent de l’obscurité de leurs murs des vices abominables, qui eussent fait frémir toute âme honnête, si on les avait mis à découvert ; mais souvent aussi ils cachaient des vertus chrétiennes qui s’y développaient dans le silence, et qui, exposées aux regards du monde, en eussent fait l’admiration. Ceux qui possédaient ces vertus, ne vivant qu’avec eux-mêmes et avec Dieu, n’excitaient pas l’attention et étaient souvent même ignorés du modeste couvent où ils étaient renfermés : leur vie n’était connue que de Dieu. Quelquefois ces humbles solitaires tombaient dans cette théologie mystique, triste maladie des esprits les plus nobles, qui fit autrefois les délices des premiers moines sur les bords du Nil, et qui consume inutilement les âmes dont elle s’empare.

Cependant, si l’un de ces hommes se trouvait appelé à une place éminente, il y déployait des vertus dont l’influence salutaire se faisait ressentir longtemps et au loin. La chandelle était mise sur le chandelier, et elle éclairait toute la maison. Plusieurs étaient réveillés par cette lumière. Ainsi ces âmes pieuses se propageaient de génération en génération ; on les vit briller comme des flambeaux isolés, dans les temps même où les cloîtres n’étaient souvent que les impurs réceptacles des plus profondes ténèbres.

Un jeune homme s’était ainsi fait remarquer dans l’un des couvents de l’Allemagne. Il se nommait Jean Staupitz et était issu d’une famille noble de la Misnie. Il avait eu dès sa plus tendre jeunesse le goût de la science et l’amour de la vertuα. Il sentit le besoin de la retraite pour s’adonner aux lettres. Bientôt il trouva que la philosophie et l’étude de la nature ne pouvaient pas grand-chose pour le salut éternel. Il se mit donc à étudier la théologie. Mais il s’appliquait surtout à joindre la pratique à la science. Car, dit l’un de ses biographes, c’est en vain qu’on se pare du nom de théologien, si l’on ne confirme pas ce beau nom par sa vieβ. L’étude de la Bible et de la théologie de saint Augustin, la connaissance de soi-même, les combats qu’il eut à livrer, comme Luther, contre les ruses et les convoitises de son cœur, l’amenèrent au Rédempteur. Il trouva dans la foi en Christ la paix de son âme. La doctrine de l’élection de grâce s’était surtout emparée de son esprit. La justice de la vie, la profondeur de la science, l’éloquence de la parole, non moins qu’un extérieur distingué et des manières pleines de dignitéγ, le recommandaient à ses contemporains. L’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, en fit son ami ; il l’employa dans diverses ambassades, et fonda sous sa direction l’université de Wittemberg. Ce disciple de saint Paul et de saint Augustin fut le premier doyen de la faculté de théologie de cette école, d’où la lumière devait un jour jaillir pour éclairer les écoles et les églises de tant de peuples. Il assista au concile de Latran, au nom de l’archevêque de Salzbourg, devint provincial de son ordre en Thuringe et en Saxe, et plus tard vicaire général des Augustins pour toute l’Allemagne.

α – A teneris unguiculis, generoso animi impetu, ad virtutem et eruditam doctrinam contendit. (Melch. Adam. Vita Staupiz.)

β – Ibid.

γ – Corporis forma atque statura conspicuus. (Cochl. 3)



Staupitz (1460-1524)

Staupitz gémissait de la corruption des mœurs et des erreurs de doctrine qui désolaient l’Église. Ses écrits sur l’amour de Dieu, sur la foi chrétienne, sur la ressemblance avec la mort de Christ, et le témoignage de Luther en font foi. Mais il regardait le premier de ces maux comme beaucoup plus grand que le dernier. D’ailleurs, la douceur et l’indécision de son caractère, son désir de ne point sortir du cercle d’action qu’il se croyait assigné, le rendaient plus propre à être le restaurateur d’un couvent que le réformateur de l’Église. Il eût voulu n’élever à des charges de quelque importance que des hommes distingués ; mais n’en trouvant pas, il se résignait à en employer d’autres. « Il faut labourer, disait-il, avec les chevaux que l’on trouve, et si l’on n’a pas de chevaux, labourer avec des bœufsa. »

a – L. Opp. (W.) V. 2819.

Nous avons vu les angoisses et les luttes intérieures auxquelles Luther était en proie dans son couvent d’Erfurt. A cette époque on annonça la visite du vicaire général. Staupitz arriva en effet pour faire son inspection ordinaire. L’ami de Frédéric, le fondateur de l’université de Wittemberg, le chef des Augustins, témoigna de la bienveillance à ces moines soumis à son autorité. Bientôt l’un des frères attira son attention. C’était un jeune homme d’une stature moyenne, que l’étude, l’abstinence et les veilles avaient amaigri, en sorte que l’on pouvait compter tous ses osb. Ses yeux, que l’on compara plus tard à ceux du faucon, étaient abattus ; sa démarche était triste, son regard décelait une âme agitée, en proie, à mille combats, mais forte pourtant et portée à la résistance. Il y avait dans tout son être quelque chose de grave, de mélancolique et de solennel. Staupitz, dont une longue expérience avait exercé le discernement, découvrit aisément ce qui se passait dans cette âme, et distingua ce jeune frère entre tous ceux qui l’entouraient. Il se sentit attiré vers lui, pressentit ses grandes destinées, et éprouva pour son subordonné un intérêt tout paternel. Il avait eu à lutter comme Luther, il pouvait donc le comprendre. Il pouvait surtout lui montrer le chemin de la paix qu’il avait lui-même trouvé. Ce qu’il apprit des circonstances qui avaient amené dans le couvent le jeune Augustin, augmenta encore sa sympathie. Il invita le prieur à le traiter avec plus de douceur, et il profita des occasions que sa charge lui offrait pour gagner la confiance du jeune frère. S’approchant de lui avec affection, il chercha de toutes manières à dissiper sa timidité, augmentée encore par le respect et la crainte qu’un homme d’un rang aussi élevé que Staupitz devait lui inspirer.

b – P. Mosellani Epist.

Le cœur de Luther, que des traitements durs avaient jusqu’alors fermé, s’ouvrit enfin et se dilata aux doux rayons de la charité. Comme dans l’eau le visage répond au visage, ainsi le cœur d’un homme répond à celui d’un autre homme. (Proverbes 27.9) Le cœur de Staupitz répondit au cœur de Luther. Le vicaire général le comprit, et le moine sentit pour lui une confiance qu’il n’avait encore éprouvée pour personne. Il lui révéla la cause de sa tristesse, il lui dépeignit les horribles pensées qui l’agitaient, et alors commencèrent dans le cloître d’Erfurt, des entretiens pleins de sagesse et d’instruction.

« C’est en vain, dit avec abattement Luther à Staupitz, que je fais des promesses à Dieu ; le péché est toujours le plus fort. »

— « O mon ami ! » lui répondit le vicaire général, en faisant un retour sur lui-même, « j’ai juré plus de mille fois à notre Dieu saint, de vivre pieusement, et je ne l’ai jamais tenu. Maintenant je ne veux plus le jurer, car je sais que je ne le tiendrai pas. Si Dieu ne veut pas user de grâce envers moi pour l’amour de Christ, et m’accorder un heureux départ, quand je devrai quitter cette terre, je ne pourrai, avec tous mes vœux et toutes mes bonnes œuvres, subsister devant lui. Il faudra que je périssec. »

c – L. Opp. (W.) VIII, 2725.

Le jeune moine s’effraye à la pensée de la justice divine. Il expose au vicaire général toutes ses craintes. La sainteté ineffable de Dieu, sa majesté souveraine l’épouvantent. Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? qui pourra subsister quand il paraîtra ?

Staupitz reprend la parole. Il sait où il a trouvé la paix ; il l’enseignera au jeune homme. « Pourquoi, lui dit-il, te tourmentes-tu de toutes ces spéculations et de ces hautes pensées ?… Regarde aux plaies de Jésus-Christ, au sang qu’il a répandu pour toi : c’est, là que la grâce de Dieu t’apparaîtra. Au lieu de te martyriser pour tes fautes, jette-toi dans les bras du Rédempteur. Confie-toi en lui, en la justice de sa vie, en l’expiation de sa mort. Ne recule pas ; Dieu n’est pas irrité contre toi, c’est toi qui es irrité contre Dieu. Écoute le Fils de Dieu. Il est devenu homme pour te donner l’assurance de la faveur divine. Il te dit : Tu es ma brebis ; tu entends ma voix ; personne ne te ravira de ma maind. »

d – Ibid. II, 264.

Mais Luther ne trouve point ainsi la repentance qu’il croit nécessaire au salut ; il répond, et c’est la réponse ordinaire des âmes angoissées et craintives : « Comment oser croire à la faveur de Dieu, tant qu’il n’y a point en moi une véritable conversion ? Il faut que je change pour qu’il m’accepte. »

Son vénérable guide lui montre qu’il ne peut y avoir de véritable conversion, aussi longtemps que l’homme craint Dieu comme un juge sévère. — « Que direz-vous donc, s’écrie Luther, à tant de consciences auxquelles on prescrit mille ordonnances insupportables pour gagner le ciel ? »

Alors il entend cette réponse du vicaire général, ou plutôt il ne croit pas qu’elle vienne d’un homme, il lui semble que c’est une voix qui retentit du ciele : « Il n’y a, dit Staupitz, de repentance véritable que celle qui commence par l’amour de Dieu et de la justicef. Ce que les autres s’imaginent être la fin et l’accomplissement de la repentance, n’en est au contraire que le commencement. Pour que tu sois rempli d’amour pour le bien, il faut avant tout que tu sois rempli d’amour pour Dieu. Si tu veux te convertir, ne recherche pas toutes ces macérations et tous ces martyres. Aime celui qui t’a aimé le premier ! »

e – Te velute e cœlo sonantem accepimus. (L. Epp. I, 115, ad Staupitzium, du 30 mai 1518.)

f – Pœnitentia vero non est, nisi quæ ab amore justitiæ et Dei incipit, etc. (Ibid.)

Luther écoute, il écoute encore. Ces consolations le remplissent d’une joie inconnue et lui donnent une lumière nouvelle. « C’est Jésus-Christ, pense-t-il en son cœur ; oui, c’est Jésus-Christ lui-même qui me console si admirablement par ces douces et salutaires parolesg. »

g – Memini inter jucundissimas et salutares fabulas tuas, quibus me solet Dominus Jesus mirifice consolari. (L. Epp. I, 115, ad Staupitzium, du 30 mai 1518.)

Ces paroles, en effet, pénétrèrent au fond du cœur du jeune moine comme la flèche aiguë d’un homme puissanth. Pour se repentir, il faut aimer Dieu ! Eclairé de cette lumière nouvelle, il se met à conférer les Écritures. Il recherche tous les passages où elles parlent de repentance, de conversion. Ces mots, si redoutés jusqu’alors, pour employer ses propres expressions, sont devenus pour lui un jeu agréable et la plus douce des récréations. Tous les passages de l’Écriture qui l’effrayaient, lui semblent maintenant accourir de toutes parts, sourire, sauter autour de lui, et jouer avec luii.

h – Hæsit hoc verbum tuum in me, sicut sagitta potentis acuta. (Ibid.)

i – « Ecce jucundissimum ludum, verba undique mihi colludebant, planeque huic sententiæ arridebant et assultabant. » (L. Epp. I, 115.)

Auparavant, s’écrie-t-il, quoique je dissimulasse avec soin devant Dieu l’état de mon cœur, et que je m’efforçasse de lui exprimer un amour qui n’était qu’une contrainte et une fiction, il n’y avait pour moi dans l’Écriture aucune parole plus amère que celle de repentance. Mais maintenant il n’en est point qui me soit plus douce et plus agréablej. Oh ! que les préceptes de Dieu sont doux, quand on ne les lit pas seulement dans les livres, mais aussi dans les plaies précieuses du Sauveurk ! »

j – Nunc nihil dulcius aut gratius mihi sonet quam pœnitentia, etc. (L. Epp. I, 115.)

k – Ita enim dulcescunt præcepta Dei, quando non in libris tantum, sed in vulneribus dulcissimi Salvatoris legenda intelligimus. (Ibid.)

Cependant Luther, consolé par les paroles de Staupitz, retombait quelquefois dans l’abattement. Le péché se faisait de nouveau sentir à sa conscience craintive, et alors à la joie du salut succédait tout son ancien désespoir. « O mon péché ! mon péché ! mon péché ! » s’écria un jour le jeune moine en présence du vicaire général, avec l’accent de la plus vive douleur. — « Eh ! voudrais-tu n’être qu’en peinture un pécheur, répliqua celui-ci, et n’avoir aussi qu’un Sauveur en peinture ? » Puis Staupitz ajouta avec autorité : « Sache que Jésus-Christ est Sauveur, même de ceux qui sont de grands, de vrais pécheurs, et dignes d’une entière condamnation. »

Ce qui agitait Luther, ce n’était pas seulement le péché qu’il trouvait dans son cœur : aux troubles de la conscience venaient se joindre ceux de la raison. Si les saints préceptes de la Bible l’effrayaient, telle des doctrines du divin Livre augmentait encore ses tourments. La vérité, qui est le grand moyen par lequel Dieu donne la paix à l’homme, doit nécessairement commencer par lui enlever la fausse sécurité qui le perd. La doctrine de l’élection troublait surtout le jeune homme : et le lançait dans un champ difficile à parcourir. Devait-il croire que c’était l’homme qui le premier choisissait Dieu pour sa part ? ou que c’était Dieu qui le premier choisissait l’homme ? La Bible, l’histoire, l’expérience journalière, les écrits d’Augustin, tout lui avait montré qu’il fallait toujours et en toute chose remonter en dernière fin à cette volonté souveraine par laquelle tout existe, et de laquelle tout dépend. Mais son esprit ardent eût voulu aller plus loin ; il eût voulu pénétrer dans le conseil secret de Dieu, en dévoiler les mystères, voir l’invisible et comprendre l’incompréhensible. Staupitz l’arrêta. Il l’invita à ne pas prétendre sonder le Dieu caché, mais à s’en tenir à ce qui nous en est manifesté en Christ. « Regarde les plaies de Christ, lui dit-il, et tu verras reluire avec clarté le conseil de Dieu envers les hommes. On ne peut comprendre Dieu hors de Jésus-Christ. En Christ vous trouverez ce que je suis et ce que je demande, a dit le Seigneur. Vous ne le trouverez nulle part ailleurs, ni dans le ciel, ni sur la terrel. »

l – L. Opp. (W.) XXII. p. 4S9.

Le vicaire général fit plus encore. Il fit reconnaître à Luther le dessein paternel de la Providence de Dieu, en permettant ces tentations et ces combats divers que son âme devait soutenir. Il les lui fit envisager sous un jour bien propre à ranimer son courage. Dieu se prépare par de telles épreuves les âmes qu’il destine à quelque œuvre importante. Il faut éprouver le navire avant de le lancer sur la vaste mer. S’il est une éducation nécessaire à tout homme, il en estime particulière pour ceux qui doivent agir sur leur génération. C’est ce que Staupitz représenta au moine d’Erfurt. « Ce n’est pas en vain, lui dit-il, que Dieu t’exerce par tant de combats : tu le verras, il se servira de toi dans de grandes choses, comme de son ministre. »

Ces paroles, que Luther écoute avec étonnement et avec humilité, le remplissent de courage, et lui font reconnaître en lui des forces qu’il n’avait pas même soupçonnées. La sagesse et la prudence d’un ami éclairé révèlent peu à peu l’homme fort à lui-même. Staupitz n’en reste pas là. Il lui donne pour ses études de précieuses directions. Il l’exhorte à puiser désormais toute sa théologie dans la Bible, en laissant de côté les systèmes des écoles. « Que l’étude des Écritures, lui dit-il, soit votre occupation favorite. » Jamais meilleur conseil ne fut mieux suivi. Mais ce qui réjouit surtout Luther, c’est le présent d’une Bible que Staupitz lui fait. C’était peut-être cette Bible latine reliée en peau rouge qui appartenait au couvent, et que tout son désir était de posséder et de pouvoir porter partout avec lui, parce qu’il en connaissait si bien toutes les feuilles et qu’il savait où trouver chaque passagem. Enfin il possède lui-même ce trésor. Dès lors il étudie l’Écriture, et surtout les Épîtres de saint Paul, avec un zèle toujours croissant. Il ne joint plus à l’étude de la Bible que celle de saint Augustin. Tout ce qu’il lit s’imprime avec force dans son âme. Les combats ont préparé son cœur à comprendre la Parole. Le sol a été labouré très profond ; la semence incorruptible le pénètre avec puissance. Quand Staupitz quitta Erfurt, un nouveau jour s’était levé pour Luther.

m – Seckend., p. 52.

Néanmoins, l’œuvre n’était pas finie. Le vicaire général l’avait préparée : Dieu réservait à un instrument plus humble de l’accomplir. La conscience du jeune augustin n’avait pas encore trouvé le repos. Son corps succomba enfin sous les efforts et sous la tension de son âme. Il fut atteint d’une maladie qui le conduisit aux portes du tombeau. C’était alors la seconde année de son séjour au couvent. Toutes ses angoisses et ses terreurs se réveillèrent à l’approche de la mort. Ses souillures et la sainteté de Dieu troublèrent de nouveau son âme. Un jour que le désespoir l’accablait, un vieux moine entra dans sa cellule et lui adressa quelques paroles consolantes. Luther lui ouvrit son cœur et lui fit connaître les craintes qui l’agitaient. Le respectable vieillard était incapable de suivre cette âme dans tous ses doutes, comme l’avait fait Staupitz ; mais il savait son Credo, et il y avait trouvé de quoi consoler son cœur. Il appliquera donc au jeune frère ce même remède. Le ramenant à ce symbole des apôtres, que Luther avait appris dans sa première enfance à l’école de Mansfeld, le vieux moine prononça avec bonhomie cet article : Je crois la rémission des péchés. Ces simples paroles, que le pieux frère récita avec candeur, dans ce moment décisif, répandirent une grande consolation dans l’âme de Luther. « Je crois, répéta-t-il bientôt en lui-même sur son lit de douleur, je crois la rémission des péchés ! » — « Ah, dit le moine, il ne faut pas seulement croire que les péchés sont remis à David ou à Pierre : c’est là ce que croient les démons. Le commandement de Dieu est que nous croyions qu’ils nous sont remis à nous-mêmesn. » Que ce commandement parut doux au pauvre Luther ! Voici ce que dit saint Bernard dans son discours sur l’annonciation, ajouta le vieux frère : Le témoignage que le Saint-Esprit rend dans ton cœur est celui-ci : « Tes péchés te sont remis. »

n – Davidi aut Petro… Sed mandatum Dei esse, ut singuli hommes nobis remitti peccata credamus. (Melancht., Vit. L.)

Dès ce moment la lumière jaillit dans le cœur du jeune moine d’Erfurt. La parole de la grâce a été prononcée, il l’a crue. Il renonce à mériter le salut, et s’abandonne avec confiance à la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Il ne saisit point les conséquences du principe qu’il a admis ; il est encore sincère dans son attachement à l’Église, et cependant il n’a plus besoin d’elle ; car il a reçu le salut immédiatement de Dieu même, et dès lors le catholicisme romain est virtuellement détruit en lui. Il avance, il recherche dans les écrits des apôtres et des prophètes tout ce qui peut fortifier l’espérance qui remplit son cœur. Chaque jour il invoque le secours d’en haut, et chaque jour aussi la lumière croît dans son âme.

La santé qu’avait trouvée son esprit rendit la santé à son corps. Il se releva promptement de son lit de maladie. Il avait reçu doublement une vie nouvelle. Les fêtes de Noël, qui arrivèrent bientôt, lui firent goûter en abondance toutes les consolations de la foi. Il prit part avec une douce émotion à ces saintes solennités ; et lorsqu’au milieu des pompes de ce jour, il dut chanter ces paroles : O beata culpa quæ talem meruisti Redemptoremo ! tout son être dit Amen, et tressaillit de joie.

o – O faute bienheureuse, qui as mérité un tel Rédempteur ! (Mathesius, p. 5.)

Luther était depuis deux ans dans le cloître. Il devait être consacré prêtre. Il avait beaucoup reçu, et il entrevoyait avec joie la perspective que lui offrait le sacerdoce, de donner gratuitement ce qu’il avait reçu gratuitement. Il voulut profiter de la cérémonie qui allait avoir lieu pour se réconcilier pleinement avec son père. Il l’invita à y assister, et lui demanda même d’en fixer le jour. Jean Luther, qui n’était point encore entièrement apaisé envers son fils, accepta néanmoins cette invitation, et indiqua le dimanche 2 mai 1507.

Au nombre des amis de Luther, se trouvait le vicaire d’Isenac, Jean Braun, qui avait été pour lui un conseiller fidèle pendant son séjour dans cette ville. Luther lui écrivit le 22 avril. C’est la plus ancienne lettre du réformateur ; elle porte l’adresse suivante : « A Jean Braun, saint et vénérable prêtre de Christ et de Marie. » Ce n’est que dans les deux premières lettres de Luther que le nom de Marie se trouve.

« Le Dieu qui est glorieux et saint dans toutes ses œuvres, dit le candidat à la prêtrise, ayant daigné m’élever magnifiquement, moi malheureux et de toute manière indigne pécheur, et m’appeler, par sa seule et très libérale miséricorde, à son sublime ministère, je dois, pour témoigner ma reconnaissance d’une bonté si divine et si magnifique (autant du moins que la poudre peut le faire), remplir de tout mon cœur l’office qui m’est confié. »

Enfin le jour arriva. Le mineur de Mansfeld ne manqua pas à la consécration de son fils. Il lui donna même une marque non équivoque de son affection et de sa générosité, en lui faisant, à cette occasion, un cadeau de vingt florins.

La cérémonie eut lieu. C’était Jérôme, évêque de Brandebourg, qui officiait. Au moment où il conféra à Luther la puissance de célébrer la messe, il lui mit en main le calice, et lui dit ces paroles solennelles : « Accipe potestatem sacrificandi pro vivis et mortuis. Reçois la puissance de sacrifier pour les vivants et pour les morts. » Luther écouta alors tranquillement ces paroles, qui lui accordaient le pouvoir de faire l’œuvre même du Fils de Dieu ; mais il en frémit plus tard. « Si la terre ne nous a pas alors engloutis tous deux, dit-il, ce fut à tort et par la grande patience et longanimité du Seigneurp. »

p – Opp. XVI. (W.) 1144.

Le père dîna ensuite au couvent avec son fils, les amis du jeune prêtre et les moines. La conversation tomba sur l’entrée de Martin dans le cloître. Les frères l’exaltaient fort, comme une œuvre des plus méritoires. Alors l’inflexible Jean, se tournant vers son fils, lui dit : « N’as-tu pas lu dans l’Écriture qu’on doit obéir à son père et à sa mèreq  ? » Ces paroles frappèrent Luther ; elles lui présentèrent sous un tout autre aspect l’action qui l’avait amené dans le sein du couvent, et elles retentirent encore longtemps dans son cœur.

q – Ei, hast du nicht auch gehört dass man Eltern soll gehorsam seyn. (L. Epp. II, 101.)

Luther, d’après le conseil de Staupitz, fit, peu après sa consécration, de petites courses à pied dans les cures et les couvents des environs, soit pour se distraire et procurer à son corps l’exercice nécessaire, soit pour s’habituer à la prédication.

La Fête-Dieu devait être célébrée avec pompe à Eisleben. Le vicaire général devait s’y trouver. Luther s’y rendit : il avait encore besoin de Staupitz, et il recherchait chaque occasion de se rencontrer avec ce conducteur éclairé qui guidait son âme dans le chemin de la vie. La procession fut nombreuse et brillante. Staupitz lui-même portait le saint-sacrement. Luther suivait, revêtu de l’habit sacerdotal. La pensée que c’était Jésus-Christ lui-même que portait le vicaire général, l’idée que le Seigneur était en personne, là, devant lui, vint tout à coup frapper l’imagination de Luther, et le remplit d’une telle épouvante, qu’il pouvait à peine avancer ; la sueur lui coulait goutte à goutte ; il chancelait, et il crut qu’il allait mourir d’angoisse et d’effroi. Enfin la procession finit. Ce sacrement, qui avait réveillé toutes les craintes du moine, fut déposé solennellement dans le sanctuaire, et Luther se trouvant seul avec Staupitz, se jeta dans ses bras, et lui confessa son épouvante. Alors le bon vicaire général, qui connaissait depuis longtemps ce bon Sauveur qui ne brise pas le roseau à moitié cassé, lui dit avec douceur : « Ce n’était pas Jésus-Christ, mon frère ; Jésus-Christ n’épouvante pas : il console seulementr. »

r – Es ist nicht Christus, denn Christus schreckt nicht, sondern tröstet nur. (L. Opp. (W.) XXII, p. 513 et 724.)

Luther ne devait pas demeurer caché dans un obscur couvent. Le temps était venu pour lui d’être transporté sur un plus grand théâtre. Staupitz, avec qui il resta toujours dans des relations suivies, sentait bien qu’il y avait dans le jeune moine une âme trop active pour qu’elle fût renfermée dans un cercle si étroit. Il parla de lui à Frédéric, électeur de Saxe ; et ce prince éclairé appela Luther, en 1508, probablement vers la fin de l’année, comme professeur à l’université de Wittemberg. Wittemberg était un champ sur lequel il devait livrer de rudes combats, Luther sentit que là se trouvait sa vocation. On lui demandait de se rendre promptement à son nouveau poste ; il répondit sans délai à l’appel, et dans la précipitation de son déplacement, il n’eut pas même le temps d’écrire à celui qu’il nommait son maître et son père bien-aimé, au curé d’Isenac, Jean Braun. Il le fit quelques mois plus tard. « Mon départ a été si subit, lui écrivit-il, que ceux avec lesquels je vivais l’ont presque ignoré. Je suis éloigné, je l’avoue ; mais la meilleure partie de moi-même est restée près de tois. » Luther avait été trois ans dans le cloître d’Erfurt.

s – L. Epp. I, p. 5 (du 17 mars 1509.)

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