Histoire de la Réformation du seizième siècle

2.10

Rapports de Luther avec l’Électeur – Conseils au chapelain – Le duc George – Son caractère – Luther devant la cour – Le dîner à la cour – La soirée chez Emser

Le même courage que Luther montrait en présence des maux les plus redoutables, il le déployait devant les puissants du monde. L’Électeur était très content du vicaire général. Celui-ci avait fait dans les Pays-Bas une bonne récolte de reliques. Luther en rend compte à Spalatin. C’est une chose singulière que cette affaire de reliques, qui se traite au moment où la Réformation va commencer. Certes, les réformateurs savaient peu où ils en devaient venir. Un évêché semblait à l’Électeur être seul une récompense digne du vicaire général. Luther, à qui Spalatin en écrivit, désapprouva fort cette idée. « Il y a bien des choses qui plaisent à votre prince, répondit-il, et qui pourtant déplaisent à Dieu. Je ne nie pas qu’il ne soit habile dans les choses du monde ; mais en ce qui concerne Dieu et le salut des âmes, je le regarde comme sept fois aveugle, ainsi que Pfeffinger son conseiller. Je ne dis pas cela par derrière, comme un calomniateur : ne le leur cachez pas, car je suis prêt moi-même, et en toute occasion, à le dire en face à l’un et à l’autre. Pourquoi voulez-vous, continue-t-il, entourer cet homme (Staupitz), de tous les tourbillons et de toutes les tempêtes des soucis épiscopauxa  ? »

a – Multa placent principi tuo, quæ Deo displicent. (L. Epp. I, 25.)

L’Électeur ne prenait pas en mauvaise part la franchise de Luther. « Le prince, lui écrivait Spalatin, parle souvent de vous et avec beaucoup d’honneur. » Frédéric envoya au moine de quoi se faire un froc de très beau drap. « Il serait trop beau, dit Luther, si ce n’était pas un don de prince. Je ne suis pas digne qu’aucun homme se souvienne de moi, bien moins encore un prince, et un si grand prince. Ceux qui me sont le plus utiles sont ceux qui pensent le plus mal de moib. Rendez grâces à notre prince de sa faveur ; mais sachez que je désire n’être loué ni de vous, ni d’aucun homme, toute louange d’homme étant vaine, et la louange qui vient de Dieu étant seule vraie. »

b – Ii mihi maxime prosunt, qui mei pessime meminerint. (Ibid., 45.)

L’excellent chapelain ne voulait pas se borner à ses fonctions de cour. Il désirait se rendre utile au peuple ; mais comme plusieurs dans tous les temps, il voulait le faire sans blesser les esprits, sans irriter personne, en se conciliant la faveur générale. « Indiquez-moi, écrivait-il à Luther, quelque écrit à traduire en langue vulgaire, mais un écrit qui plaise généralement et qui en même temps soit utile. — Agréable et utile ! répondit Luther : cette demande surpasse mes forces. Plus les choses sont bonnes, moins elles plaisent. Qu’y a-t-il de plus salutaire que Jésus-Christ ? Et pourtant, il est pour la plupart une odeur de mort. Vous me direz que vous ne voulez être utile qu’à ceux qui aiment ce qui est bon. Alors faites seulement entendre la voix de Jésus-Christ : vous serez agréable et utile, n’en doutez pas, mais au très petit nombre ; car les brebis sont rares dans cette région de loupsc. »

c – Quo sunt aliqua salubriora, eo minus placent. (L. Epp. I, p. 46.)

Luther recommanda cependant à son ami les sermons du dominicain Tauler. « Je n’ai jamais vu, dit-il, ni en latin ni dans notre langue, une théologie plus saine et plus conforme à l’Évangile. Goûtez donc et voyez combien le Seigneur est doux, mais lorsque vous aurez d’abord goûté et vu combien est amer tout ce que nous sommesd. »

d – Quam amanun est, quicquid nos sumus. (Ibid., p. 46)

Ce fut dans le courant de l’année 1517 que Luther entra en rapport avec le duc George de Saxe. La maison de Saxe avait alors deux chefs. Deux princes, Ernest et Albert, enlevés, dans leur jeunesse, du château d’Altenbourg par Kunz de Kaufungen, étaient devenus, par le traité de Leipzig, les fondateurs des deux maisons qui portent encore leur nom. L’électeur Frédéric, fils d’Ernest, était à l’époque dont nous écrivons l’histoire, le chef de la branche Ernestine ; et son cousin le duc George, était celui de la branche Albertine. Dresde et Leipzig se trouvaient dans les États du duc, et il résidait dans la première de ces villes. Sa mère, Sidonia, était fille du roi de Bohême, George Podiebrad. La longue lutte que la Bohême avait soutenue avec Rome, depuis les temps de Jean Hus, avait eu quelque influence sur le prince de Saxe. Il s’était souvent montré désireux d’une Réformation. « Il l’a sucée au sein de sa mère, disait-on ; il est de sa nature ennemi du clergéα. » Il tourmentait de plusieurs manières les évêques, les abbés, les chanoines et les moines, et son cousin l’électeur Frédéric dut plus d’une fois intervenir en leur faveur. Il semblait que le duc George dût être le plus chaud partisan d’une Réformation. Le dévot Frédéric, au contraire, qui avait naguère revêtu, dans le saint sépulcre, les éperons de Godefroy, qui avait ceint la grande et pesante épée du conquérant de Jérusalem, et prêté le serment de combattre pour l’Église, comme autrefois le preux chevalier, paraissait devoir être le plus ardent champion de Rome. Mais, quand il s’agit de l’Évangile, toutes les prévisions de la sagesse humaine sont souvent trompées. Le contraire de ce qu’on devait supposer arriva. Le duc eût pris plaisir à humilier l’Église et les gens d’église, à abaisser des évêques dont le train de prince surpassait beaucoup le sien ; mais recevoir dans son cœur la doctrine évangélique qui devait l’humilier, se reconnaître pécheur, coupable, incapable d’être sauvé si ce n’est par grâce, c’était tout autre chose. Il eût volontiers réformé les autres, mais il ne se souciait point de se réformer lui-même. Il eût peut-être mis la main à l’œuvre pour obliger l’évêque de Mayence à se contenter d’un seul évêché, et à n’avoir que quatorze chevaux dans ses écuries, comme il le dit plus d’une foisβ ; mais quand il vit un autre que lui paraître comme réformateur, quand il vit un simple moine entreprendre cette œuvre, et la Réformation gagner de nombreux partisans parmi les gens du peuple, l’orgueilleux petit-fils du roi hussite devint le plus violent adversaire de la réforme, dont il s’était montré partisan.

α – L. Opp. (W.) XXII, p. 1849.

β – Ibidem.



G. de Saxe (1471-1528)

Au mois de juillet 1517, le duc George demanda à Staupitz de lui envoyer un prédicateur savant et éloquent. Celui-ci envoya Luther, le recommandant comme un homme d’une grande science et d’une conduite irréprochable. Le prince l’invita à prêcher à Dresde dans la chapelle du château, le jour de Jacques le Majeur.

Ce jour arrivé, le duc et sa cour se rendirent à la chapelle, pour entendre le prédicateur de Wittemberg. Luther saisissait avec joie l’occasion de rendre témoignage à la vérité devant une telle assemblée. Il prit pour texte l’Évangile du jour : Alors la mère des fils de Zébédé s’approcha de lui avec ses fils, etc. (Matthieu 20.20-23). Il prêcha sur les désirs et les prières insensées des hommes ; puis il parla avec force de l’assurance du salut. Il la fit reposer sur ce fondement, que ceux qui entendent la Parole de Dieu avec foi sont les vrais disciples de Jésus-Christ, élus pour la vie éternelle. Ensuite il traita de l’élection gratuite ; il montra que cette doctrine, si on la présente dans son union avec l’œuvre de Christ, a une grande force pour dissiper les terreurs de la conscience, en sorte que les hommes au lieu de s’enfuir loin du Dieu saint, à la vue de leur indignité, sont amenés avec douceur à chercher en lui leur refuge. Enfin, il raconta une parabole de trois vierges, dont il tira d’édifiantes instructions.

La Parole de la vérité fit une impression profonde sur les auditeurs. Deux d’entre eux surtout paraissaient faire une attention particulière au discours du moine de Wittemberg. C’était d’abord une dame d’un extérieur respectable, qui se trouvait dans les bancs de la cour, et sur les traits de laquelle on eût pu lire une émotion profonde. Elle se nommait madame de la Sale, et était grande maîtresse de la duchesse. C’était ensuite un licencié en droit canon, secrétaire et conseiller du duc, Jérôme Emser. Emser était doué de talents et de connaissances étendues. Homme de cour, politique habile, il eût voulu contenter à la fois les deux partis opposés : passer à Rome pour défenseur de la papauté, et en même temps briller en Allemagne parmi les savants du siècle. Mais sous cet esprit flexible se cachait un caractère violent. Ce fut dans la chapelle du château de Dresde que se rencontrèrent pour la première fois Luther et Emser, qui, plus tard, devaient rompre plus d’une lance.

L’heure du dîner sonna pour les habitants du château, et bientôt la famille ducale et les personnes attachées à la cour furent réunies à table. La conversation tomba naturellement sur le prédicateur du matin. « Comment le sermon vous a-t-il plu ? dit le duc à madame de la Sale. — Si je pouvais entendre encore un tel discours, répondit-elle, je mourrais en paix. — Et moi, répondit George avec colère, je donnerais beaucoup d’argent pour ne l’avoir pas entendu ; car de tels discours ne sont bons qu’à faire pécher les gens avec assurance. »

Le maître ayant ainsi fait connaître son opinion, les courtisans se livrèrent sans gêne à leur mécontentement. Chacun avait sa remarque toute prête. Quelques-uns prétendirent que dans sa parabole des trois vierges, Luther avait eu en vue trois dames de la cour ; sur quoi interminables causeries. On plaisante les trois dames que le moine de Wittemberg a ainsi, assure-t-on, publiquement désignéese. C’est un ignorant, disent les uns ; c’est un moine orgueilleux, disent les autres. Chacun commente le sermon à sa manière et fait dire au prédicateur ce qu’il lui plaît. La vérité était tombée au milieu d’une cour peu préparée à la recevoir. Chacun la déchira à plaisir. Mais tandis que la Parole de Dieu était ainsi une occasion de chute pour plusieurs, elle était pour la grande maîtresse une pierre de relèvement. Un mois après elle devint malade ; elle embrassa avec confiance la grâce du Sauveur, et elle mourut dans la joief.

e – Has trespostea in aula principis amenotatas garrierunt. (L. Epp.I, 85.).

f – Keith, Leb. Luth., p. 32.

Quant au duc, ce ne fut peut-être pas en vain qu’il entendit rendre témoignage à la vérité. Quelle qu’ait été son opposition à la Réformation pendant sa vie, on sait qu’au moment de sa mort, il déclara n’avoir d’espérance que dans les mérites de Jésus-Christ.

Il était naturel qu’Emser fît les honneurs à Luther au nom de son maître. Il l’invita à souper. Luther refusa ; mais Emser insista et le contraignit à venir. Luther pensait ne se trouver qu’avec quelques amis ; mais il s’aperçut bientôt qu’on lui avait tendu un piègeg. Un maître ès arts de Leipzig et plusieurs dominicains étaient chez le secrétaire du prince. Le maître ès arts, plein d’une haute idée de lui-même et de haine contre Luther, l’aborda d’un air amical et mielleux ; mais bientôt il s’emporta et se mit à crier de toutes ses forcesh. Le combat s’engagea. La dispute roula, dit Luther, sur les niaiseries d’Aristote et de saint Thomasi. A la fin, Luther défia le maître ès arts de définir avec toute l’érudition des thomistes ce que c’était qu’accomplir les commandements de Dieu. Le maître ès arts embarrassé fit bonne contenance. Payez-moi mes honoraires, dit-il, en tendant la main, da pastum. » On eût dit qu’il voulait commencer à donner une leçon dans les formes, prenant les convives pour ses écoliers. A cette folle réponse, ajoute le réformateur, nous nous mîmes tous à rire, et puis nous nous quittâmes.

g – Inter medias me insidias conjectum. (L. Epp. I, 85.)

h – In me acriter et clamose invectus est. (Ibid.)

i – Super Aristotelis et Thomæ nugis. (Ibid.)

Pendant cette conversation, un dominicain avait écouté à la porte. Il eût voulu entrer et cracher au visage de Lutherj ; il se retint néanmoins ; mais il s’en vanta plus tard. Emser, charmé de voir ses hôtes se battre, et de paraître lui-même garder un juste milieu, mit un grand empressement à s’excuser auprès de Luther sur la manière dont la soirée s’était passéek. Celui-ci retourna à Wittemberg.

j – Ne prodiret et in faciem meam spueret. (L. Epp. I, 85.)

k – Enixe sese excusavit. (Ibid.)

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